La Reine Mellifère - Patrice Martinez - E-Book

La Reine Mellifère E-Book

Patrice Martinez

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Beschreibung

Parmi les astres peuplant la galaxie, il en est un qui demeure singulier, car il fait partie de la famille des naines blanches. A l'instar de ses semblables, l'étoile Ari est vouée à expirer, tant le facteur de ce déclin est lié à son inévitable épuisement énergétique. Inexorablement, cet astre bleuté et son unique satellite sont condamnés à péricliter, alors qu'une vie humaine subsiste sur cette terre aride assujettie à son étoile agonisante, à l'appauvrissement de ses sols et à une pluviométrie moribonde. Avant-gardiste, séditieuse, empreinte d'une volonté farouche d'émancipation, Isabeau est contrainte par l'échevin à nettoyer les toilettes fastueuses de l'élite d'une petite bourgade du planétoïde Tartare... A l'avant-garde du Féminisme, la jeune lavandière ne se laisse pourtant point défaillir, face à cette injustice qu'elle proclame haut et fort devant le faciès de l'échevin Agylus et du sournois prêtre Drogon. Néanmoins le destin va précipiter Isabeau sur les chemins abrupts de la fourberie, incarnée sous la forme crapuleuse de son oncle Rodéric, sans compter que de génération en génération, le devenir du genre humain semble compromis, remettant la cause de cette meurtrissure atavique à l'inexorable dépérissement du soleil Ari... Qu'adviendra-t-il du destin de la jouvencelle Isabeau et de l'avenir de la race humaine ? soumis au terrible déclin d'une planète asservie à son étoile, son énergie s'étiolant au fil du temps...

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Veröffentlichungsjahr: 2023

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Sommaire

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

Chapitre 15

Chapitre 16

Chapitre 17

Chapitre 18

Chapitre 19

Chapitre 20

Chapitre 21

Chapitre 22

Chapitre 23

Chapitre 24

Chapitre 25

Chapitre 26

Chapitre 27

Chapitre 28

Chapitre 29

Chapitre 30

1

Le souffle rauque du vent susurrait à ses esgourdes les riches heures de cocagne du planétoïde Tartare, à présent englouties dans les sables mouvants du Temps.

Une bourrasque ankylosait ses doigts, transis par d’austères froidures issues de septentrion ; néanmoins ses pognes s’enfouissaient dans les profondes manches de la cotte de laine, qu’elle trempait dans le cuvier de linge sale des matines jusqu’à la tierce1 du jour… Isabeau restait prostrée sur la surface du lavoir, la frimousse empourprée par la fraîcheur d’un potronminet émergeant lentement des lambeaux de bruines grisailles voilant le soleil levant… Elle discernait le gargouillis du filet de l’eau dévalant sur les galets du déversoir, s’y écoulant sous les lancinantes vapeurs de bruine s’élançant à l’assaut d’un ciel encore sous le joug de l’hiver. Les ridules du bassin de rinçage formaient des replis de bulles, s’agglomérant sous l’effet de tension interne de l’émulsion savonneuse. Le rythme du battoir s’organisait comme les gouttes d’une clepsydre, cadencé par un ouvrage qui prenait des tournures surhumaines au fil des saisons…

Elle n’était plus cette mignarde effrontée qui faisait jaillir les fibres acrimonieuses de sa daronne, lorsqu’elle s’opposait aux règles strictes de son parent ; son corps avait mué au fil des saisons, attirant inéluctablement les regards concupiscents des jouvenceaux, empressés de déshabiller du regard ses affriolantes rondeurs qu’elle lovait sous un ample chainse2 maculé par tant de jours à frotter les gonailles3 des nobliaux ; tantôt repoussant d’un œil ombrageux les avances du jouvencel, son esprit chevauchant de sourdes escapades charnelles fourmillant dans l’antre de ses phantasmes. Hélas la belle lavandière possédait un caractère farouche, sous ses formes pulpeuses qu’elle dissimulait sous la cotte, depuis que son corps avait subi la lente efflorescence de la puberté.

Évincée par les diatribes tranchantes de la communauté, Isabeau fut contrainte d’assumer ses nouvelles fonctions de lavandière et de buandière : un lourd tribut qu’elle devait supporter depuis que la pucelle osa affronter les dires réquisitoires de l’échevin Agylus et du révérend Drogon. La blancheresse courba l’échine, après avoir contemplé l’œil céruléen de Arimaspe franchir l’éperon encore fumant du mont Ithom, puis abandonna la batte sur le rebord du lavoir afin de s’éponger le front d’un revers de manche, le regard nébuleux errant sur le miroir du plan d’eau du bassin, alors que des mèches rebelles émergeaient du bonnet comme des faisceaux de verges allant flageller son joli minois sous les frasques du vent, pendant que le couvre-chef frémissait dans l’air frisquet d’un Éole un brin taquin ; ses prunelles d’un noir d’onyx glissaient sur le drapé ondoyant de l’eau, le mental immergé dans de sombres pensées. D’un clapotis immuable, le filet d’eau savonneuse se déversait sur le dallage, poli par des décennies de labeurs – avatar hydrique des tourments humains assujettis à ce bas monde.

L’esprit embrumé par toutes ces péripéties qu’elle dut affronter pour une jouvencelle, elle releva une nouvelle fois le chef pour balayer du regard le relief tourmenté de la plaine, dont la brume s’y élevait en bras vaporeux sournois pour finir par se délayer sur le dais azuréen du ciel ; en point de ligne de mire du lavoir, le disque bas du soleil Ari s’arrachait paresseusement des massifs tourmentés du mont Ithom, d’où le vaste manteau neigeux enveloppait ses flancs d’une opaline écharpe nacrée – hélas à son zénith, l’étoile demeurait un astre froid, une naine blanche irradiant faiblement son rayonnement calorique sur cette terre destinée à péricliter au fil du temps. Pourtant l’espèce humaine y résidait depuis des lustres, son destin voué à expirer inexorablement tant les mutations génomiques dérivaient de leur cours naturel, piégées par l’abâtardissement de ses propres gènes et l’ardeur atone d’un astre ayant épuisé la plupart de ses ressources thermodynamiques… Tel était le fatum de ces créatures à deux pattes, tant il est dit que, tout à un début, un milieu et une fin pour chaque chose en ce bas monde.

Après des heures éreintantes à lessiver les effets d’une partie de la communauté, elle souleva l’amoncellement de vêtements posé sur le banc du lavoir et le déplaça dans la brouette en bois, vermoulue par les larves de charançon, le châssis branlant par des décennies de manutention. Puis elle redressa son échine voûtée, déplia ses jointures, souleva les bras de la brouette et s’engagea sur le chemin drapé d’humidité… Elle se dirigea vers le modeste bourg, blotti entre deux contreforts rocheux et niché au fond d’une vallée encaissée où d’immenses champs de phacélies ondulaient sous le souffle frisquet du vent du nord, enclavés par une steppe semi-aride.

La marmaille l’accueillit sous leurs cris affûtés comme des dagues. Le plus jeune de la bande braillait comme un broutard, affalé sur la terre battue de la placette, le genou moucheté de quelques gouttes de cruor, braillant comme s’il s’était déboîté la guibolle. Les trois autres mouflets se chamaillaient pour une futilité, que le plus râblé de la bande avait réussi à s’approprier, le visage affichant un large sourire de contentement et le regard arrogant, étincelant d’une insolence propre à cet âge ingrat. La roue de la brouette serpenta entre les moutards, l’essieu grinçant comme une vieille femme à l’agonie, puis longea l’échoppe bruyante du forgeron, tout à son labeur devant son fourneau rougeoyant. Isabeau se dirigea jusqu’au seuil d’une petite bâtisse au toit de chaume, pénétra dans la demeure et traversa l’insignifiante cuisine, puis franchit le portillon donnant sur l’arrière de la maisonnée…

Elle posa les pieds de la brouette et s’affala sur la grosse pierre servant de banquette, lorsque les courbatures et la fatigue l’appesantissaient. Elle reprit son souffle, observant le moutonnement nuageux défiler comme une horde de bovidés en quête d’une foisonnante pâture. Après quelques instants de repos elle redressa son échine, tria et étendit le linge sur les nombreux fils de fer s’affaissant sous la surcharge des braies, des chausses et des cottes des nantis de la maigre cité. Isabeau regagna ensuite son logis, déroba une tranche de pain noir déposé sur l’établi, puis s’affala sur la couche d’où sourdait la paillasse de la toile, élimée par la vétusté et la misérable qualité de l’étoffe. Elle attrapa le baigneur de chiffon enfoui dans le bouffant du drap de jute, et le cala contre son sein. Peu de temps après, elle sombra dans un profond sommeil, ses bras replets emmaillotant la poupée de chiffon…

La nuit fut douce, seul le bruissement d’un vent éthéré caressait la ramée. Les deux pognes sur son ventre rebondi, elle pivota la tête et admira le velouté d’un ciel d’ébène, constellé d’étoiles scintillantes. Elle sortit de la maisonnée, et chemina jusqu’au grand chêne. Soudain, elle s’affaissa et plia l’échine, le cœur s’emballant sous le déchirement des spasmes de ses entraignes. Le temps passa, alors que le col de l’utérus s’ouvrait sous la poussée de l’enfançon… Lorsque arriva l’inévitable délivrance, le rêve se clôturait brutalement, annonçant une frustration d’un goût amer.

On la secoua comme un vieux prunier.

« Isabeau… Isabeau, lève-toi !…»

Elle écarquilla ses lourdes paupières, son esprit chavirant entre deux mondes. Le visage ridé d’une vieille femme dévorait son champ de vision. Elle pivota la tête vers l’huis ouvert sur le jardinet ; la lueur anémiée de l’âtre solaire avait distancé le midi. Puis la douleur fusa de ses entrailles comme une lame acérée, elle se replia en deux sur le rebord de la paillasse.

La doyenne du village la dévisagea sans broncher.

— Ha, tu as les ourses, dit-elle d’un ton gouailleur. Cela confirme que tu n’es plus cette petite pisseuse qui a tant fait souffrir ta mère, lorsque tu vins au monde, fit-elle d’une voix mordante. Maintenant, c’est l’heure de t’apprêter !…

Elle la dévisagea d’un regard féroce puis se redressa de la couche, les yeux talonnant les pas de Betho, la vieille collectrice de nectar. L’aînée lui tendit la gargoulette ; elle présenta le bec à sa lippe puis engloutit une gorgée d’eau. Un filet glissa de la commissure des lèvres, sinua sur sa joue et dévala le repli de sa poitrine, s’écoulant entre ses deux seins généreux.

— De sitôt ?… répondit-elle d’une voix saccadée. Elle est en avance, cette fois-ci.

La vieille lui jeta un regard brûlant.

— Mon enfant, ne parle pas comme ça, dit-elle en lui lançant un regard sévère, puis jeta un œil rapide derrière son échine voûtée, comme si une horde de démons allait surgir subitement de l’entrée. Dépêche-toi, notre prêtre te jettera un mauvais sort si tu tardes à te présenter, alors que la délivrance est entamée ! …

Betho se déroba subitement à son attention, que la jouvencelle n’arrivait toujours pas à si faire qu’elle puisse se carapater si vite ; mais par quel artifice arrivait-elle à s’éclipser avec tant de vélocité ? en dépit de son âge avancé. Elle épousseta son tablier d’un geste preste, refit à la hâte le chignon et se recoiffa d’une bonnette défraîchie, décousue sur les coutures.

Elle entendit la cloche du beffroi carillonner, annonçant l’heureux événement…

Un long attroupement s’étirait et finissait par obstruer la chaussée menant au parvis de la justice seigneuriale ; la populace (pour la plupart des hommes) se rendait vers la maison communale, pendant que le timbre puissant de la cloche du beffroi bourdonnait en faisant trembler les chaumières branlantes de la bastide. Elle dut faire des coudes afin de franchir le porche du cœur du bourg, et se retrouver sur la placette ceinte de maisons cossues à pans de bois.

Le palanquin révéla son esthétique singulière aux yeux des curieux, escorté du mire4, de l’apothicaire et de deux matrones ayant la charge de chaperonner la reine, lors de l’accouchement. Quelques citoyens applaudissaient, pendant que d’autres se désenglaient5 sur l’anatomie corpulente de la reine des bourdons. La litière était soutenue par deux grands gaillards de forte corpulence, l’échine éreintée par le poids de la couche et de l’embonpoint hors norme de la reine exhibant une mine anémiée, le masque de grossesse se fardant d’une carnation ivoirine posée sur des pommettes rosacées largement proéminentes. La taille, démesurée, était magnifiquement apprêtée d’une tunique d’un blanc virginal, soulignée d’une mince cordelière d’un rouge écarlate ceinturant son gigantesque bassin. L’un des deux eunuques l’aida à redresser son échine, révélant une plastique dorénavant démesurée, puis elle glissa de la litière, soutenue par le même castrat, et se hissa péniblement sur la chaise obstétricale installée pour l’occasion sous le portique de la maison communale, à la vue de tous. Ce trône de l’enfantement était doté d’un linceul ivoirin, l’assise évidée afin de laisser choir le rejeton dans les mains de la ventrière, bien à l’abri des regards fureteurs de l’assistance. D’une main tremblante, elle élimina la suée dégoulinant du visage, empourprée par l’épreuve de la grossesse.

Le prêtre Drogon émergea de l’édifice communal, vêtu d’une robe de bure d’un noir d’onyx. Les globes oculaires s’emplissaient d’une sinistre noirceur, le vieux cureton ployant sous l’âge de son ministère. Il progressait malgré tout à grandes enjambées vers l’autel, tandis que les pans de sa toge feulaient sur le dallage de la terrasse, soulevant un nuage d’escarbilles jaunâtres. Il s’approcha de la cent vingt-deuxième maîtresse des bourdons, lui présenta une fiole, puis inclina avec force dévotion le bec vers les lèvres blêmes de la future mère. Lippe frémissante, elle avala lentement quelques goulées sucrées du nectar sombrant dans ses entrailles comme une nef en perdition. Elle soutint furtivement du regard l’œil oppressant de l’homme de Dieu, dont la face glabre n’était qu’à quelques doigts de la sienne, puis pivota sèchement sa tête vers le perron de la bâtisse, chassant de sa vue les traits froids et austères du ratichon6. Son esprit vacillait sous les contraintes de la parturition, partant à la dérive vers des mondes plus sereins…

La silhouette bedonnante du maire Agylus émergea entre deux colonnades ; la face rubiconde, mèches au vent, le notable accéda jusqu’en bordure de terrasse, vêtu d’un long surcot d’escarlate et d’ébène. Sa chevelure grisonnante retombait coquettement en de fines volutes capricieuses sur des épaules potelées, assujetties à sa voracité atypique de fin gourmet. Une bourrasque fortuite vint sournoisement ébouriffer sa longue tignasse poivre et sel, permettant d’apercevoir une calvitie qu’il voulait garder sous silence… D’un sourire avenant (mais armé d’un regard fourbe), le magistrat disséquait la tenue vestimentaire de la menuaille7 ; tout en dressant facétieusement ses mains replètes vers la populace, il tirait parti de son point de vue afin de scruter finement l’ajustement du pauvre hère ayant eu l’affront de transgresser les règles vestimentaires en vigueur, imposées par le conseil municipal ; il se contentait d’un hochement de tête pour que la maréchaussée interpelle la roturière ayant eu l’outrecuidance d’exposer à sa vue quelques épis mutins émergeant du calot, pour la replacer illico sur le droit chemin. Brassant l’air de ses grosses paluches, il engagea une prolixe homélie sur les qualités que chaque administré doit disposer au sein de la communauté, avisant que de sévères sanctions frapperaient le contestataire ne se conformant pas aux exigences imposées par le conseil municipal.

Ensuite, il rendit grâce à ses adjoints, à ses conseillers et au clientélisme de notables installés confortablement au premier rang, tout ouïe à ses causeries, sans oublier de gratifier la nature vertueuse et miséricordieuse du prélat ; celui-ci lui rendant un sourire fuselé tout en redressant l’échine, laissant paraître une mâchoire édentée et jaunie. Hélas son élocution fleurie détenait un pouvoir hégémonique, où chaque administré ne pouvait qu’acquiescer aux corvées et aux offices que le notable et le prêtre imposaient, s’il ne voulait pas subir de terribles représailles. Il continua sa diatribe : «… Je voudrais à nouveau m’appesantir sur les conséquences des dommages causés par la sécheresse, de cesse vous implorant de modérer votre consommation d’eau et de céréales, car cette terre si jadis fertile se racornit au fil des années ‒ séquelle à une pluviométrie toujours plus déficiente affectant nos rivières et nos cultures maraîchères… Nous avons beau implorer notre astre Ari, afin qu’il daigne répondre à nos attentes, hélas ses esgourdes ne semblent point entendre nos suppliques. Sa radiance se réduisant comme peau de chagrin die après die… »

L’édile jeta un regard de complaisance vers la nouvelle reine, et porta son attention vers la foule compacte, d’où une majorité d’hommes révélait la singularité de la pluralité masculine, tant la gent féminine se réduisait au fil du temps comme peau de chagrin…

« Mes amis, chers administrés. Hui8, notre honorable cent vingt-deuxième reine va en ce jour faire gésine… Comme vous le savez, il y a de cela quelques mois nous avons fait appel à notre nouveau bourdon, afin que le lignage de la communauté soit assuré… Le jour de délivrance tant attendu parvient donc à maturité, dit-il d’un ton catégorique, et je ne vous cache pas que ces derniers jours nous ont particulièrement éprouvé, rongeons notre frein à implorer les dieux qu’elle ne fasse une énième fausse couche… »

Il se retourna vers la reine des bourdons sise sur la chaise de travail, puis branla du chef en direction d’un des deux eunuques, placés de part et d’autre du siège d’accouchement. L’homme se retira du tréteau, allant quérir le nouveau bourdon patientant à l’intérieur de la maison communale. Le nouvel étalon émergea sur les tréteaux, le faciès fléchi vers un lendemain incertain. Malgré sa puissante corpulence, il semblait anémié, faiblard, le port de tête moins arrogant que lors de son intronisation, il y a de cela une huitaine de mois. Il s’avança jusqu’à l’autel d’accouchement, la démarche chancelante, le pas confus ; car l’étalon connaissait les tenants et les aboutissants du concordat qu’il avait signé en compagnie de l’échevin et du curaillon, et qu’au terme de cette gésine, le fruit escompté allait lui révéler sous peu…

L’échevin vint à sa rencontre et le héla :

— C’est un courant de joie qui m’anime, cher administré !… fit-il en jetant un regard espiègle vers l’assemblée, tant ce jour nous remémore cette trop longue attente, qu’il faille savourer l’arrivée imminente du fruit de vos deux entraignes.

Le jeune homme resta sans voix, tout juste esquissa-t-il un sourire mièvre et leva paresseusement le bras en signe d’acquiescement, suite au sermon qu’il savait sentencieux. Car son destin allait se jouer sous peu !…

La cloche du beffroi vint à tinter, ébranlant la placette jusque dans ses fondations. Son bourdonnement s’étendit tout du long la phase active du travail de la reine, les contractions se faisant plus intenses, la respiration devenant haletante et saccadée à chacune de ses poussées… L’assistance restait sans voix, les yeux rivés sur son ventre gravide tremblotant comme une taupinière soumise à un grand bouleversement géologique. Mine déconfite, l’étalon patientait, qu’en chaque écho du frelon l’issue finale de l’accouchement allait échoir, lui révélant la nature du genre humain saillant des gambettes du nourrisson…

Isabeau joua des coudes, progressant au plus près du perron de l’hôtel de ville ; sa petite stature lui permettant de glisser entre les gambilles des gens en toute impunité. La jouvencelle restait toujours stupéfaite par l’impassibilité de la collectivité acquiesçant obstinément aux dogmes moraux de la classe cléricale et celle des édiles du conseil communal. « Tu es l’ivraie de la maison », martelait sans cesse sa mère, en s’apercevant que sa fille s’écartait du droit chemin. Puis elle s’en est allée rejoindre son « homme » vers le monde plus serein des Ombres ; depuis lors, Isabeau fut mise au ban de la société par le conseil du Chapitre, et bien qu’elle eût un oncle, ce dernier rompit les liaisons de la parentèle, le lien familial se résumant à quelques relations épisodiques, voire épistolaires.

Les contractions de la reine s’accéléraient, affectant son bas-ventre en des lames de douleur lancinantes venant la labourer, telles de ténébreuses déferlantes martelant à coups de boutoir le front de mer. Le médecin et les sages-femmes lui apportaient leur réconfort moral, prohibant le recours à la moindre thérapie analgésique – exclusivement des compresses froides que les ventrières déposaient sur sa bedaine afin de soulager ses maux, pendant que le prêtre officiait une litanie en l’honneur du dieu-soleil Ari, lui offrant toute une liste de grâces encensant ses qualités divines…

Dragon, l’œil noir et l’esprit retors, enfournait de temps à autre une mixture dans la bouche de la Mère-matrice, apparemment un philtre sourdant du nectar des fleurs. Toutefois Isabeau, en déposant la cotte de ce dernier sur la table bancale du presbytère, découvrit d’étranges fioles aux noms obscurs fleurir sur l’antique dressoir de la cuisine. Dès l’enfance, son daron l’avait formée aux études primaires. D’une vaste érudition, féru d’histoire, il s’évertua à lui révéler quelques littératures de récits antiques où les humains possédaient de vastes connaissances scientifiques, désormais dépossédées de l’esprit désœuvré de leurs descendants.

Elle bouscula par maladresse un jouvencin disgracieux, ses membres ballants se prolongeant bien audelà de la morphologie lambda de l’espèce humaine ; un candide bâtit sur de grands échalas.

— Désolée, s’excusa-t-elle d’un sourire pincé, tout en redressant son col vers la face du jeune homme.

Sourcils froncés, il l’esgarda avec circonspection, alors qu’elle fit mine de l’ignorer, plongeant un regard sombre vers l’autel des sacrifices ; mot inapproprié pour un accouchement.

Isabeau pivota son champ de vision vers le grand gaillard boutonneux.

— Penses-tu que ce sera encore un marmot ? demanda-t-elle d’une mine espiègle, l’œil un brin pétillant.

Le jouvenceau inclina son chef, finissant par lui offrir un sourire timoré.

— Que sûr !… Ce sera encore un morveux, et j’en mets ma main à couper, rajouta-t-il d’un air assuré.

— Il ne faut jamais dire ça, déclara-t-elle, la mine renfrognée.

Une voisine les somma de faire silence, Isabeau la regarda de haut et fit mine de l’ignorer.

Pendant cela, la phase active du travail progressa : les deux accoucheuses enveloppaient la reine de mille soins, l’une s’étant glissée contre le dossier de la chaise, pendant que la seconde s’assit sur un coussin, à hauteur du bassin de la future mère, son fessier positionné vers l’assistance. Les contractions s’accentuaient, son souffle s’intensifiant au fil et à mesure de l’avènement du nourrisson… tandis que le prêtre ne cessait de jaillir ses invocations en l’honneur de Ari, et l’échevin haussant le front devant cette ordalie consacrée à la gésine. La populace restait figée, n’attendant plus que l’instant de délivrance se fasse jour, afin d’ouvrir une nouvelle ère de prospérité…

— Je m’appelle Isabeau, dit-elle, espérant un retour d’attention.

— Oui, j’te connais… de réputation. Ton nom a maintes fois tournoyé autour de la cité… tout en la détaillant d’un œil sommaire. Et moi Ganelon. Puis il détourna sa figure gravelée de pustules de crapaud, les oreilles tout ouïe aux éclats sonores de la jeune reine en train de mettre bas, larme à l’œil en ce si beau jour…

Isabeau fronça les sourcils, sans être inquiétée par les paroles piquantes de la lippe de quelques gens du bourg, qu’ils résident à quelques pas de sa porte ou à l’aboutissant de la bourgade… Son caractère mutin et dévergoigneuse la poursuivait, même lorsqu’elle faisait connaissance d’un inconnu ; au bourg, on avait fini par jauger sa nature rebelle, à toujours désapprouver les édits de l’échevin et les sentences pernicieuses du prêtre Drogon. De fil en aiguille, elle portait le joug de son acharnement à rejeter la législation communale et de son aversion à l’ordre clérical… Du coup, elle en payait un lourd tribut : elle devint une paria aux yeux de la communauté !

La reine haleta, son cœur palpitait comme un tambour de procession, lors des jours fastes des cérémonies rurales. On ressentait un frémissement émotionnel engloutir l’attroupement de vilains, de manants et de vils baronnets ; quelques individus tintinnabulaient, d’autres oscillaient leur chef comme le balancier d’une pendule, alors que leur regard se figeait dans l’étreinte d’une expectative fébrile… Les contractions s’accéléraient devant le parterre de la menuaille et de quelques notables du coin, toujours à l’affût d’une aubaine pour présenter leur ego flamboyant aux regards des plus miséreux ; des nobilia, emplis d’une désinvolte outrecuidance affublés de leur embonpoint manifeste.

Plaquée contre le dossier de la chaise obstétricale, l’une des deux ventrières amarrait les épaules de la parturiente de ses bras puissants afin de l’immobiliser durant toute la gésine, pendant que la deuxième plongeait ses larges pognes sous l’assise, ayant la primeur d’accueillir le corps du nouveau-né ; la nouvelle reine s’accrochait aux accotoirs de ses longues serres aux veines émergentes sinuant sur une peau diaphane, sa lippe évacuant d’infernales criailleries d’affliction dans l’aire du siège de la mairie. La fréquence des contractions s’intensifiait au fil des coups de sonnailles, une polyphonie discordante à boucher ses esgourdes de ces harmoniques assourdissantes… À la vision de la jeune femme en couche, une pelote amère et glacée naquit et se boursouffla dans la gorge d’Isabeau : l’air devint subitement lourd, irrespirable. La boule de nerfs coula dans son gosier tel un fétide ophidien s’enfournant dans les tréfonds de son être, laissant sourdre de sa poitrine d’insoutenables frémissements cardiaques, qu’elle finit par apprivoiser en reprenant haleine…

Après un long et suprême travail, la reine parvint à expulser son marmot… Sous l’œil affûté et les pognes dextres de la matrone, l’enfançon émergea progressivement de sa tanière de chair et d’os, vagissant, criaillant, son petit corps voilé de l’attroupement par le linceul du siège obstétrical retombant en draperie sur l’échine de la sage-femme, l’esprit et sa plastique replète plongés dans l’ardeur de l’accouchement. La ventrière extirpa le nouveau-né des entrailles de sa mère, puis tira le rejeton vers sa poitrine, le cordon ombilical suintant du liquide amniotique sous l’éclat froid du soleil Ari, dont l’œil de Arimaspe livrait son postulat étincelant devant l’air ébahi de la populace. Un fait indéniable émergea désormais à leur vue : le curé trancha le cordon d’un geste ferme et arracha l’enfançon des bras de la vieille matrone. « C’est hélas, encore un garçon ! » s’écria le pontife d’un ton impérieux, sous l’œil scrutateur du soleil Ari, dont son éclat turquoise imageait toute cette science de la dramaturgie que le prélat dévoilait aux faces moribondes des vils mortels. Maleureusement les manants ne purent certifier que les attributs de l’enfançon furent celui d’un marmouset, tant sa destinée se paraît d’une lourde charge de forçat ; car seul le curaillon possédait l’autorité pour découvrir les organes sexuels de l’enfançon, qu’il avait déjà projeté le fatum du mignard ou de la mignarde, quel que soit l’attribut du nouveau-né, tant il tenaillait dans ses pognes de prédateur son empire hégémonique.

« Ooohhh ! » s’affligea la menuaille à l’unisson, les mains juchées sur leurs têtes capelées de toques et de calots gambisonnés, tellement la froidure était rude. Le ratichon contenait le bambin dans les ravines chiffonnées de ses serres, ses petites pendeloques vibrant sous les secousses répétées du prieur claustral. Puis il pressa le petiot contre son poitrail émacié, alors que le médecin et les deux matrones s’occupaient des soins de la mère, la frottant et la vêtant sous les regards lubriques de quelques spectateurs, affriolés par ce divertissement de hobereau… L’échevin Agylus s’approcha du faux-bourdon ; l’âme esseulée, il appréhendait les séquelles de ce terrible rebondissement, et connaissait le lourd tribut à payer : mais le jeu en valait la chandelle, car si la reine avait accouché d’une mignarde, il aurait été l’étalon des dernières pucelles de la contrée ! Sans compter qu’il aurait tenu le haut du pavé au sein de l’administration de la bourgade, assurant une charge ministérielle des plus sommaires mais pécuniairement prolifique…

L’échevin à la plastique replète revêtait un lourd pourpoint d’un velours écarlate et de noir d’onyx, festonné d’un revers d’hermine fort accommodant en ces temps de froidure. Face au maire, l’athlétique gaillard ne devenait plus qu’un futile étalon dépossédé de ses intentions chimériques. Mais le magistrat de l’un des derniers bourgs de cette petite planète ne s’accommodait pas que de sournoises forfaitures, il savait jongler avec le verbe aussi bien qu’il maniait la férule ; d’un regard hargneux, il aborda le corps viril du faux-bourdon…

— Tu connais les termes du marché, dit-il d’un ton cinglant.

La mâchoire du jeune homme se crispa, laissant paraître les fibres musculaires se sculptant sur sa face d’Hercule de foire ; il courba l’échine et répondit à l’échevin sur un ton bougonnant, le regard fiévreux coulant sur le relief défraîchi du parvis, l’esprit empli d’une soif éperdue de liberté.

« Oi ! » grogna-t-il.

Le maire héla d’un mouvement de tête les deux serviteurs, postés aux extrémités de l’estrade. Ils s’approchèrent du jeune mâle, altiers, sûrs d’eux, le front haut et la mine fière…

Le plus imposant, sourire en coin, posa sa lourde patte sur l’épaule du rustre jouvencin, et lui susurra quelques mots dans le creux de l’oreille :

— Tu verras… Lorsque l’on sectionnera tes boursemolles, tu deviendras un homme libéré des souffrances de la chair, fit-il d’un ton railleur. Sur ses dires, les trois hommes s’éclipsèrent du parvis de l’hôtel de ville.

Dragon remit le nourrisson à la ventrière en chef, alors que la mère fut emmenée dans ses appartements, situés aux étages de l’hôtel de ville… Puis l’échevin s’entretint avec le curaillon dans une conversation feutrée, sous les parlotes de la populace construisant et déconstruisant l’avenir de la cité…

Isabeau et Ganelon conversaient de leur vie fastidieuse ; elle portait le regard pétillant, les fibres de tout sont être vibrant sous les paroles éraillées du jeune vendeur de sabots, contemplant le babillage envoûtant de ses lèvres lorsqu’il narrait ses longues journées éreintantes dans l’atelier du sabotier… Il était loin d’être un adonis, néanmoins elle détaillait chaque parcelle de sa peau grumeleuse, puis les mimiques de ses lèvres, où chaque mot émergeait de sa bouche comme la source d’une onde fraîche, ressentant une puissance d’attraction sensuelle s’immerger dans ses yeux puis de ses pores, pendant que la foule se clairsemait sur le parvis de la mairie, s’engloutissant dans les venelles de l’antique bourgade de Tartare, allant s’en retourner aux servitudes journalières sous le pâle éclat du soleil Ari…

1 Du point du jour jusqu’à 10 h (offices liturgiques).

2Chemises.

3 Les vêtements.

4 Médecin.

5 Se moquaient.

6 Rat d’église : nom donné à la gent ecclésiastique.

7 La populace.

8 En ce jour.

2

Ganelon foulait le pavé d’un pas indolent, esquivant le mouvement brusque du flot de passants… alors qu’Isabeau talonnait la coiffe du jovencelin – sitôt avec l’apathie d’une fourmi en quête de pitance, parfois à foulées prestes sur les traces de ses petons, ravinés à arpenter nu-pieds les terres de la bastide. Il n’était qu’un roturier, un petit margoulin vendeur de sabots et de brodequins bas de prix, le plus mal chaussé de la commune. Elle finit par le rejoindre au cours d’un lacet que prenait la venelle, dépassant une grosse dame aux bajoues rosacées, oppressée par la chaussée trop pentue que son corps bedonnant affrontait d’une ardeur enfiévrée.

Il pivota du chef, sachant qu’elle le suivait, mais ne ralentit pas ses enjambées pour autant.

— Hé, attends-moi ! et finit par se retrouver à son flanc, le front se haussant vers sa bobine bourgeonnée, mais non dénuée d’un certain charme. Que vont-ils faire de l’enfançon ? demanda-t-elle, d’un timbre haletant.

— Depuis le temps, comment se fait-il que tu ne connaisses point la réponse ? De plus j’ai pour ordre de ne pas jaboter en ta compagnie, rajouta-t-il en accélérant d’un pas décidé…

Ils arpentèrent la ruelle crasseuse, l’une des plus mal famées du bourg ; les chaumières vétustes se succédaient dans une enfilade de façades sales, grisâtres et austères, quelques-unes disposant d’un encorbellement (à l’origine une façade de belle facture), mais à présent subissant les contraintes de l’âge et le désintéressement des propriétaires, plutôt à l’affût de locataires oublieux de respecter leur contrat de louage, que d’entretenir les bâtisses dans un état de délabrement avancé…

Une femme apparut au rebord d’une fenêtre ; elle pencha le buste, révélant un corsage ouvert au vent, et versa le contenu de sa cuvette infâme sur le caniveau, manquant d’éclabousser les deux jouvenceaux. Ils continuèrent leur chemin alors qu’une bise sournoise glissait tout du long de la ruelle, léchant les austères façades.

— Le mouflet sera promis à une mère infortunée, fit-il d’un ton glaçant ; un marmouset est toujours le bienvenu pour les travaux des champs et couper du bois… alors qu’une jouvencelle ne sert qu’à perdre les eaux lors de l’accouchement et qu’elle ne peut qu’engendrer des mâles en ces temps si difficiles…

Le visage d’Isabeau s’empourpra d’une sourde colère. Elle tendit le bras et lui envoya une taloche mémorable. Il interrompit soudainement son allure à l’orée d’un embranchement. Du haut de sa toise, il lui jeta un regard froid, la joue rosacée marquée de l’ignoble camouflet, puis reprit son cheminement comme si de rien n’était… Il prit la voie de destre. Elle le suivit comme un petit chien perdu…

— Désolée… Mais avoue que tu l’as bien cherché. Je souhaitais juste babiller quelques mots en ta compagnie… Qu’une âme puisse entendre ma voix et saisir mon profond désarroi, tant je suis esseulée… Je vis journellement un éprouvant ostracisme, et tout cela parce que ma vision de la vie ne correspond pas au plus grand nombre de bouseux que cette contrée a accouché de ses entraignes, confia-t-elle au jouvenceau d’une âme défaite.

Il s’immobilisa à la façade d’une ancienne échoppe de friperies, à présent close.

— Je comprends ton désarroi, affirma-t-il. Il en est de même pour moi : je m’enquiers sur les agissements du maire et de quelques nantis à conduire la bourgade d’une main de fer, afin de saisir leur comportement de nanti, puis fustigeant les ordres de la magistrature de notre bourg, tant mon manque de maturité se drape inéluctablement d’un sombre linceul d’ignorance, car la complexité de la vie bourgeoise est impénétrable à l’ego du jouvenceau. Nos élus ont forcément l’esprit de sagesse à administrer durablement notre communauté en proie à l’ignorance, à la faim, à l’aridité de la terre et à l’indigence dans les chaumières, et tout ça parce que notre soleil Ari éprouve les dernières cités de Tartare et que les mères du village n’engendrent, hélas, que des mignards…

— Et comme par le fait du hasard, elles ne peuvent engendrer que des mâles… s’enquit-elle d’un ton mordant.

Il tourna la tête des deux côtés de la venelle ; en dormance, une frayeur soudaine s’éveilla en lui et mis à jour son sens du discernement…

— Chuuut ! fit-il tout bas. Ici, les murs ont des oreilles. Viens chez moi, mais tais-toi et prends tes distances, et lorsque j’aurai pénétré sous mon toit, patiente encore quelques secondes : je te ferai signe d’entrée par le portillon d’à-côté, une glycine recouvre la chaumière d’une coiffe de ramures enchevêtrées.

La demeure sentait la poussière et le renfermé ; un petit logis tout juste apte à faire le bouillon. Sur un coin de la pièce deux paillasses s’accolaient, et sur l’autre, tout un tas de sabots, de chausses et de brodequins formaient un monticule hétéroclite ; elle découvrit même une paire de poulaines émergeant du tas de chausses, leur pointe se courbant vers le plafond à l’appel de l’éventuel petit propriétaire bourgeois désirant poindre son niveau social aux yeux des roturiers. Des lames de toiles d’araignée pendouillaient des poutres, un moucheron s’y débattait, pris au piège malgré la fragile tenure soyeuse arrimée dans un enclavement du plafond.

— Ça te dit une infusion de mûres ? dit-il en se dirigeant vers l’âtre, dont le mur en torchis se fardaillait d’un noir charbonneux.

Il prit un petit chaudron, y versa de l’eau et mit tout ça sur la crémaillère. D’un coup de silex sur le briquet, une étincelle vint à la vie et fusa vers le foyer emplit de brindilles de bois.

Elle dépassa la toile d’araignée empoussiérée ; l’arachnide jeta son dévolu sur le pauvre diptère, qu’elle enroula d’une infinie application dans son piège grisé et poussiéreux. Isabeau fouilla du regard le minuscule habitat de torchis et moellons disparates.

— Tu vis seul ?

— Non. Je loge chez mon oncle. En cette époque de l’année, il travaille sur l’un des champs de phacélie. Il ne devrait pas tarder à rentrer.

D’un naturel méfiant, elle faillit prendre la poudre d’escampette à l’arrivée soudaine du frère de son père.

— Que nenni, ne pars pas, dit-il en la retenant d’un bras fluet, le regard déployant un intense éclat d’un bleu métallisé. Je connais mon oncle, il n’est pas le genre d’homme à moucharder sur le dos du voisin… puis sourit, mettant à jour une dentition gâtée.

L’eau commença à frémir, alors qu’ils tentaient de s’ouvrir l’un à l’autre.

— Les gens disent que tu ressasses des idées néfastes contre la communauté, et que c’est pour cette raison que tu es condamnée à frotter les braies et les culottes des villageois, tout comme le sort de Marguerin et Hersende…

Elle le regarda hausser le chaudron et verser l’infusion qu’il avait préparée dans les deux bols en bois ; ses doigts tremblaient en déversant la décoction, un filet de vapeur danselait9 sur sa face qui rougeoyait par la touffeur de la buée, à moins que ce ne soit dû à un intense penchant émotionnel.

— Que de sottises ! s’exclama-t-elle d’un ton rude. Le sénéchal me courait après : sa troisième jambe frétillait rien qu’à la vue de ma silhouette rondelette. C’est un goret replet qui s’enfournerait bien une jeune truie, s’il le pouvait…

Ils rirent de bon cœur.

— Après tout, il est étrange que les mères ne puissent accoucher que des mâles. Cela remonte à si lointain, que nous ayons toujours connu les fêtes de printemps honorer la venue au monde d’un nourrisson, engendré par la reine des bourdons…

—… Et que le récipiendaire de cet heureux événement soit issu de la classe nécessiteuse et doive honorer la dame, le sort s’acharnant contre toutes les jouvencelles depuis la nuit des temps…

— Cela fait environ deux cents ans que dure cet anathème, m’a assuré mon oncle : lors des premières austérités climatiques, attribuées à la pauvre luminescence de notre soleil déclinant au fil des saisons et des années…

Ils sortirent à l’arrière de la chaumine. Le bout de terrain était partiellement en friche, l’autre fraction servant à la culture de racinaires et de tuberculeuses. Elle s’avança vers des plantations d’aromatiques et maraîchères, comme des panais, des navets, des carottes et quelques plants de fève, puis elle se dirigea vers ce que l’on pourrait appeler un « herbularium » trônant à l’extrémité de la parcelle. Des plants médicinaux s’étageaient en enfilade : de la menthe poivrée aux effluves si envoûtants, du sénégrain, de l’absinthe, et quelques pieds de persil développant leurs tiges verdâtres, devant les yeux éblouis d’Isabeau.

— Que penses-tu de cet hortulus ?… s’enquit une voix d’homme, un brin rauque à son avis.

Elle fit une volte, et tendit son échine devant la carrure athlétique de l’oncle de Ganelon. Il parcourut les quelques mètres le séparant des deux jouvenceaux, la mine fière mais le corps fourbu par des travaux longs et harassants.

— Certes, il ne faut pas faire de rapprochement avec l’herbularium de notre cher prêtre, car il va sans dire que le sien détient l’archétype parfait du jardin potager, avec des plantes médicinales plantées sur une vingtaine de toises que, hélas, tu ne posséderas sans doute jamais… répondit-elle à Eberulf.

— Oncle Eberulf ! Tu as enfin terminé la journée. Je te présente Isabeau, annonça son neveu d’un air enchanté.

— Tu es la bienvenue chez nous, Isabeau…

— Si fait.

— Je t’ai maintes fois aperçue au bassin de rinçage du lavoir, dit-il sur un ton spontané.

Elle se retourna vers les plantes médicinales, sous une forte pulsion émotionnelle qui l’engloutit sur l’instant ; à sa mine défaite, Eberulf s’aperçut que la jouvencelle fut contrariée par son dit, et qu’elle prit, à tort, pour de simples mots d’esprit…

« Il est établi que celui du prêtre Drogon est sans commune mesure l’hortulus le plus étendu de la région ; mais le tien, bien que modeste, possède un je-ne-sais-quoi de plus attrayant que le sien », relança-telle en baissant la face, croyant qu’elle devait remonter dans son estime.

— Bah, le potager du cureton s’estofe sous un amendement dévastateur pour la faune et la flore. C’est le jardinier en chef qui me l’a confirmé. Cela dit, je suis assez fier de la façon dont j’ai agencé les plantations, affirma-t-il pendant que quelques abeilles butinaient des campanules et des centaurées plantées à la jetée, sur une parcelle du jardin.

Ganelon cassa cette ambiance chaleureuse.

— Tu connais la mésaventure d’Isabeau ? je crois.

Eberulf pointa la tête vers sa direction.

— Oi. Mais ne t’inquiète pas Isabeau, ici tu n’as point à t’effaroucher, car les médisances de quelques voisins on les passe sur nos chefs, ajouta-t-il d’un air détaché, tout en dessinant une courbe de son bras vigoureux au-dessus de son crâne dégarni. Depuis combien de temps es-tu de corvée à décrotter les défroques du curé et d’une partie de la communauté ?…

— Cela fait bien un semestre, dit-elle d’un air emprunté… Mais je m’y plie de bonne volonté, car cela me permet de retrouver quelques âmes débonnaires épousant ma cause. Sinon personne n’ose s’aventurer à jaboter en ma compagnie, au risque de s’attirer les foudres de l’échevin et du prêtre.

— Mmmh ! Ta situation n’est guère enviable.

— En quoi consiste ta fonction ? dit-elle afin de jeter la discussion vers une autre thématique de la vie quotidienne.

Il jeta un regard vers la course du soleil ; le bouclier de Ari partait vers son couchant, voilé par le drapé diaphane d’un nuage.

— Avant de te la dévoiler, je t’invite à souper en notre compagnie, si le cœur t’en dit… À moins que l’on t’attende en ta demeure ?

— À part la présence récurrente de la tutrice Betho, dont son labeur consiste à dénoncer mes forfaitures auprès du prêtre et de l’échevin, aucune âme ne s’attarde à regarder filer le temps en ma compagnie. De toute façon je vis seule, mon oncle ayant rompu le lien parental qui nous unissait. Dieu m’est témoin de cette vicissitude…

Eberulf prépara le souper pendant que Ganelon s’occupait du dressoir : trois tranchoirs et des écuelles posés sur une table bancale. Durant le repas, le silence se fit impérieux présentant son austère aphonie aux résidents de cette modeste masure, seul le bruit des gosiers et des jabots y gîtant. Ganelon ébrécha le soupir des âmes :

— Ce bouillon te convient-il ? dit-il tout en plongeant sa mie de pain dure dans le potage – le morceau sombra dans la soupe.

— Assurément, répondit-elle d’une mine enjouée.

Après avoir présenté la bouillie d’orge et quelques œufs de caille, Eberulf lui expliqua sa journée de travail :

— Durant cette période de l’année, je me lève bien avant l’aube, me rendant jusqu’à une parcelle agraire afin d’y retourner la terre et préparer les semis de phacélie. Puis je m’occupe des larves de syrphe permettant de protéger les cultures des pucerons. Sans compter le matériel agricole à entretenir et la tenure à régler à mon bailleur, et si après toutes ces charges il me reste trois sous, alors j’ai de l’aubaine de pouvoir finir le mois sans demander un prêt au Mont-de-piété, rembourser l’achat de mes produits agraires, et mettre un sou de côté pour mes vieux jours…

Ils arrivèrent en fin de repas. Ganelon lui servit quelques noix et amandes pour conclure ce souper que tant de villageois ne pouvaient s’offrir, tant la dureté de la vie éprouvait la majorité des habitants de ce gros bourg isolé de tant de lieues des autres, qu’il semblait l’unique dépositaire des vicissitudes de la vie humaine.

— Dois-je t’offrir quelques fèves ?10 demanda son amphitryon, d’un air espiègle.

Le temps s’arrogea le droit d’étirer cette agréable soirée jusqu’à l’apparition des premières lueurs célestes scintillant sur la Voie lactée…

Deux âmes nidifiaient les premiers émois du cœur dans la fraîcheur de leur jouvence : l’air emprunté, les jouvenceaux firent halte sur le perron de la maisonnée, pendant que Eberulf s’occupait à consigner sa rude journée de travail sur un registre vieux comme le monde. Quelques grillons scandaient leur pétillante ritournelle, terrés sous une pierre qui fut chauffée par quelques rayons d’un soleil blafard ou sous l’auvent d’un appentis, leur vrombissement stridulant embellissant leur complicité qui s’y dévoilait au fil de cette journée mémorable. Leur regard glissait sur le sol de la chaussée, à la recherche d’une expression ou d’une tournure de phrases permettant de briser la barrière de l’ego, de la gaucherie dans les gestes et les paroles, coutumière de cet âge pivot…

Elle prit le taureau par les cornes :

— Merci pour cette agréable soirée, fit-elle, d’une voix éraillée par un débordement passionnel qu’elle avait un mal fou à contenir.

Il redressa la tête, le maintien gauche et la voix trébuchante, sous l’aura pâle d’un rayon lunaire jouant avec la soierie échancrée des nuées se déployant et ondulant sur le firmament du ciel.

— C’est plutôt à moi, de te remettre ces remerciements permettant de bouleverser cette vie routinière, même si la conjoncture n’est pas à la hauteur de ce que l’on aurait souhaité…

Elle tendit un doigt vers sa grande pogne, mais lui, d’un geste gauche refoula ce que son cœur épanchait, trémoussant sa crinière de chien impétueux dans la tourmente de ses sentiments peinant à germer, tel un bourgeon d’églantine vacillant à s’épanouir à la faveur d’un hiver trop clément. Isabeau rejoignit son humble logis, dans l’expectative d’une relation plus enthousiaste…

L’aurore pointait ses doigts de rose sous un vent léger poussant un moutonnement nuageux comme un pastoureau au train de son troupeau. D’une morne indolence, elle parcourut le chemin menant au lavoir, supportant le fardeau de sa fonction sous l’allégorie d’une brouette rongée par la récurrence de la manutention, l’essieu couinant lorsqu’elle emprunta la venelle du Crève-cœur ; quelques mèches de cheveux d’un noir de tourmaline flottaient sous la férule de cette brise taquine, leurs touffes noiraudes fouettaient son petit minois carminé par l’effort et la virulence de la froidure. Elle remarqua la présence de Hersende, après l’ultime lacet menant au lavoir.

À quelques pas du bassin la jeune lavandière suspendit son parcours, reposa les bras de la brouette et remit de l’ordre dans sa coiffe, en replaçant décemment le calot sur sa bouille rougeaude. Tout à sa buée, Hersende frottait à coups de brosse à chiendent le linge de maison, sûrement les gonailles du prêtre Drogon. Isabeau fit un salut preste de la main, puis repositionna la broutée de chainses, chausses, braies et tuniques provenant de quelques notables du bourg dans la caisse. Elle interrompit sa foulée à une dizaine de pas de la blonde lavandière, l’échine courbaturée à s’échiner sous le fardeau de sa corvée.