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Durant la 1513e olympiade, le monarque Acrisios, le roi de la Nouvelle-Argos, régnait d'une main de fer sur la coalition hellénique. Mais la pythonisse de Delphes prophétisa sa mort par les mains de son petit-fils. Alors Acrisios prit les devants et enferma Danaé, sa fille, dans une forteresse pénitentiaire placée sur une orbite géostationnaire au-dessus de la puissante Argos... Danaé et son fils Persée semblaient perdus à jamais, mais Zeus Olumpios - le maître de l'Olympe - avait décidé de mettre un terme au trône du potentat... Libre adaptation du mythe de Persée, La tombe d'Hestia reflète la condition familiale de la dynastie des Atrides, ballotée par des intrigues de couloirs, des sentiments de haine envers sa parenté, où le jeu du pouvoir expose le foyer à toutes les tentations délétères que mène l'autocratie. TEXTE COMPLET
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Seitenzahl: 215
Veröffentlichungsjahr: 2021
“Deus ex machina” *
“ Le temps est sage, il révèle tout.” Thalès de Milet
“Le ventre est le plus grand de tous les dieux.” Euripide
* : Au théâtre, mécanisme permettant de faire entrer sur scène une représentation divine
PROLOGUE
Mauvais augures
La fureur du Wanax
Deux oboles pour le nocher des Enfers
Un voyage sans retour
Une pêche miraculeuse
Médousa
Les visages brûlés
Roi de pacotilles
La tombe d’Hestia
La planète Terre n'était plus qu'un astre mort, éventrée, dépouillée de ses ressources énergétiques et anéantie par les conflits récurrents entre la coalition des Hellènes et les tribus médo-perses. À des milliards de stades de là, l’Empire de l'Hellade sillonnait un nouveau monde, le Léthé – la galaxie où baignent Déméter et son soleil Phébus –, et colonisait des systèmes solaires viables, sans âmes ou peuplés d'autochtones, en s'imposant par une permanence de tribus grecques. Chaque système planétaire était pourvu de cités, dotées d’une république ou d’une aristocratie à dominante oligarchique.
Durant la 1513e olympiade, le monarque Acrisios, roi d'Argos, régnait sur la coalition hellénique d'une main de fer... mais Zeus Olumpios – le maître de l'Olympe – avait décidé de mettre un terme à son trône...
L'ennemi vient toujours de l'intérieur
Au sein de la galaxie du Léthé, le drapé céleste des nymphes Ouranies déployait sa parure étoilée. Soudain un vaisseau d’attaque perse pénétra le domaine spatial des Hellènes... Le chasseur de combat explosa dans une gerbe étincelante et se désintégra, ne laissant de sa brève existence qu'un monceau de débris divaguer dans le vide interstellaire – l’onde de choc se propagea sur quelques stades, avant de se décomposer par la grâce du champ protecteur immatériel.
Le monarque Acrisios se retourna vers son cousin, le magistrat Cinésias, le visage barré d’un sourire radieux :
– “À la guerre, l’occasion n’attend pas !” aphorisme de Thucydide l’Athénien, énonça le roi de la Nouvelle Argos et de Sparte. Puis le plus grand des stratèges bomba le torse ; une simple manière de se réconforter après cette démonstration martiale de grande envergure.
– Votre bouclier a bien fonctionné, Seigneur Acrisios.
– Vous en doutiez ? Le bouclier Peltè est bien plus qu’un simple champ de force. Il a fallu déployer toute une escouade de chercheurs, physiciens et techniciens talentueux pour mener à bien cette grande aventure spatiale. Le bouclier Peltè n’est pas seulement qu’un blindage contre la force perse, mais une protection contre des risques de collisions issus des aérolithes errant le long du corridor de l’Hellespont. Dorénavant, la maison d’Atrée est en sécurité…
De son pouce bagué, le sénateur Cinésias caressa le relief tourmenté du pommeau, qu'il agrippa d'une main ferme. Le teint blafard du politicien contrastait avec le rouge cramoisi de sa toge. Les éraflures du thyrse, localisées sur le troisième œil de l’effigie olympien, avaient entamé le portrait de Zeus Patrôos, gravé à même le pommeau de gemme rare. Le cabochon recelait en son cœur un trésor particulier : des capsules d’opiacés y étaient cloîtrées, un secours analgésique pour le propriétaire du porteur de hampe. Les affres de la douleur pouvaient survenir n’importe quand, et même la puissante Corporation médicale Asklépios baissait les bras devant sa maladie. La tumeur du pancréas progressait lentement et affaiblissait peu à peu ses fonctions vitales mais cela n’empêchait pas le sénateur d’assister à cet événement majeur : la mise en branle de la couverture spatiale Peltè !
Le roi d’Argos et de Sparte manda le capitaine Ménon, commandant du vaisseau amiral l’Antipatros :
– Nous rentrons chez nous, Capitaine !
L’immense nef de guerre pivota sur elle-même, puis orienta sa proue vers le globe bleuté de la planète Déméter, inondant de sa masse sphéroïdale la baie vitrée du navire hellénique. Les tuyères à propulsion atomique crachèrent leurs feux et dévorèrent la matière nucléaire résidant dans l’antre du vaisseau amiral. Pour l’instant, la station spatiale Hélios n’était qu’un simple point lumineux bleuté, dessiné sur le vaste champ stellaire de la galaxie du Léthé. En poupe, la barrière immatérielle du champ de protection Peltè retournait à son état de veille, en attente d’une collision à venir... La coalition médo-perse pouvait survenir, la planète des Hellènes était bien protégée derrière son blindage antiaérien !
Chroniques de Déméter :
“Contemplez ce planétoïde ! N’est-il pas au summum de la perfection ? Les courants aériens modèlent ce monde sans la moindre turbulence, et les pressions atmosphériques n’oppressent en aucune façon son merveilleux éther. Les ludions, que vous voyez parader tout autour de nous, illustrent cette sommité d’état d’équilibre entre le haut et le bas, le froid et le chaud, le dense et l’éthéré... Notre Dionysos serait fier de participer à la future élaboration d’un monde parfait ! Mais il reste encore tant à faire, et les vacarmes politiques régnant sur Déméter et les planètes sœurs ne peuvent que freiner notre projet grandiose. La caste religieuse sera notre propre adversaire... Car où demeure la paix, l’homme ne sait que la brader !”
Allocution du seigneur Antigone de Béotie, naturaliste et géologue du Collège des Sciences, lors d’un colloque scientifique sur la planète Tau-Thétis, le quatre de la deuxième décade du mois de Boédromion, durant la deuxième année de la 1619e olympiade.
Quelques olympiades plus tard, à Delphes :
Les deux gardes du roi de l’Agéma stationnaient devant la crypte. Les serviteurs du temple comme le maître coquus1 étaient mis à l’écart de l’enceinte sacrée ; seules demeuraient en son sein la sibylle et… une illustre personne des Hellènes : le roi Acrisios !
La vierge, sise sur son trépied d’or et d’argent, se mouvait mollement. Elle tanguait, telle une frêle embarcation prise d’assaut par la houle de Thalassa. La pythie ne subissait pas la fureur du dieu Océan mais des narcotiques prises journellement dans l'arène sacrée. D'un style corinthien, les colonnes d'albâtre encadraient la jeune pythonisse effarouchée, soumise à une captivité forcée. Pareilles à la chevelure de l’hypnotisante Méduse, ses mèches de cheveux flottaient sur les flux des courants aériens, serpentant entre les colonnes du péristyle.
Le monarque de la cité d'Argos et de Sparte se tourna vers le prêtre, dont les interprétations de la pythie pouvaient varier suivant ses appétences boursières ou de l'attirance physique concernant l’individu installé devant lui.
– Alors !... s’exclama Acrisios, d'une exaspération mi-contenue.
– Sire ! La réponse m’est si difficile à interpréter, il y a tant d'inter…
– J’ai d’autres chats à fouetter que de perdre mon temps avec cette vierge folle, coupa-t-il sèchement.
La pythonisse poussa un grand cri, cassant la conversation des deux hommes.
– Pourquoi s’excite-t-elle ? tonna le monarque.
– Elle vient d’avoir une vision.
La jeune pythie poursuivit ses gémissements hermétiques, lançant de temps à autre une complainte, dont elle seule — ou le prêtre intercesseur — pouvait en comprendre les auspices. L'officiant tanguait, lui aussi, et semblait soucieux de l’affaire qui germait là :
– Je crains pour votre personne, Sire !
– C'est-à-dire ?.. Nous ne sommes plus des enfants, lâche le morceau ou je fais entrer mes cerbères et je leur ordonne de te fouetter sur le champ !
– La pythie augure un grand drame... Je distingue… euh !... la prêtresse discerne une trame arachnéenne se tissant lentement autour de votre illustre personne... Un enfant, un bébé sort des limbes et sera source de malheurs envers votre trône...
Le monarque plaça son imposante main droite sur son visage, et en pétrit sa face sombre ; un simple réflexe permettant d’apaiser ses foudroyantes colères. Il parla à voix basse :
Danaé... Ma fille... Enceinte ? Cela ne peut être que son futur rejeton qui sera l'agent de cette terrible fatalité.
Le roi d'Argos se retourna et quitta la tholos, un temple d’une rotondité parfaite, sans un mot. Le tyran replongea son corps massif dans une nuit sombre, une nuit d’Hécate, laissant les résidents du temple au bon soin des gardes du corps, car... non ! jamais il ne fallait laisser de traces derrière soi. Simple automatisme sécuritaire de la plus haute autorité militaire des Hellènes, cela allait de soi !
***
Les barres hydrauliques du cachot s’enfoncèrent dans leur logement commun, occultant toutes velléités d’évasion. Au fond de la cellule y était lovée une ombre recroquevillée sur elle-même, une âme esseulée et torturée par un destin implacable : Danaé restait prostrée dans un recoin froid de la forteresse pénitentiaire. La geôle demeurait aussi lugubre que les steppes de Tartare gisant aux tréfonds des Hadès, et le bleu du métal renforçait cette austère résidence pénitentiaire placée en orbite basse autour de la planète Déméter. Un arsenal de micros satellites orbitait tout autour de son imposante masse tubulaire, protégeant sa sombre carcasse de toute intrusion forcée. Quiconque s’évertuait à passer outre les recommandations du champ protecteur se trouverait en fâcheuse posture, aucun compromis que ce soit ne prévaudrait dans ce cas.
Le magistrat Posidonios s’approcha des traverses métalliques, dont leur diamètre devait bien égaler les bras imposants des valeureux gardes Scythes. Il regarda la nouvelle pensionnaire du lieu carcéral. Dans le mental du fonctionnaire de tristes pensées s'y mouvaient : les conditions de la détenue ne lui plaisaient guère. Les pans gris anthracite de la toge du fonctionnaire flottaient mollement autour de sa personne, offrant à la vue de Danaé l’image fugitive d’une arme terrifiante : le foudre était relié au bassin par une lanière en cuir, et son corpulent détenteur pouvait à tout moment prouver l’étendue de son champ d’action.
Posidonios appuya sur une touche, lovée dans un pan du mur, puis ôta la fibule du veston en cuir et l’enficha au centre de la barre transversale, permettant de faire coulisser les barreaux au sein du châssis. En glissant, les barres chuintèrent comme des âmes errantes flottant sur les rives du Cocyte, un fleuve des enfers. Le fonctionnaire forma un demi-sourire et pénétra le seuil de la cellule…
– Votre père m’a sommé de prendre soin de votre personne, princesse Danaé, afin de vous éviter tous les désagréments des autres pensionnaires de la prison. On vous a choyé et octroyé le meilleur cachot du pénitencier, continua-t-il d'un ton désinvolte.
La jeune femme redressa la tête, offrant un visage livide au plus grand des malandrins venant de l'autorité suzeraine.
– Si vraiment il souhaite ce qu’il y a de meilleur pour sa fille, alors qu’il me sorte de ce Tartare !
– Soyez indulgente envers notre Seigneur, maîtresse, il œuvre pour le bien et la sécurité de l’Empire. Je comprends votre désarroi, princesse, et en qualité du plus illustre représentant de notre Seigneur Zeus Pater, votre père se doit de gouverner avec sagesse et prudence, malgré ce que son cœur lui dicte…
– Ah ! Ah ! Ah !... Son cœur ? coupa-t-elle sèchement, mon père aurait-il un cœur ? Permettez-moi d’en douter. Dites-lui que sa fille lui pardonnera cette folle ordonnance s’il revient à la raison. Mais je doute qu’il entende mes suppliques, il a trop à faire et à défaire son monde, oh combien corrompu, pour les écouter avec attention ! La princesse bascula la tête en arrière, sa chevelure touchant la cloison.
Le magistrat resta sans voix, observant la progéniture du plus grand despote de l’Argolide pleurer au fond de sa cellule.
– Dame Épictéta ne devrait plus tarder maintenant. Elle vous confiera tout ce que notre bon Seigneur d’Argos attend de vous, et soyez agréable avec votre tutrice, car elle est loin d’être aussi indulgente que moi.
Sur ces dires, le magistrat recula et refit coulisser les barreaux. Les barres émirent leur désarroi en mugissant, d'être restées trop longtemps cloisonnées du bâti en métal forgé. Danaé se leva précipitamment et courut jusqu’aux traverses. Elle agrippa la barre transversale positionnée à sa hauteur :
– Où sont mes droits ? Pourquoi cette incarcération ? Où est donc le héraut ayant lu la sentence à mon encontre ? Répondez-moi ! Je suis votre princesse, vous devez me répondre… Vous entendez ? Je suis innocente ! Vous n’avez pas le droit de me laisser croupir ici ! hurla-telle.
D’un regard sombre, elle maudit l’homme fuyant comme une ombre des Hadès devant le châtiment édicté par les trois juges des Enfers. Épictéta s’affala à même le sol froid et lugubre de la geôle. Ses cheveux, couleur de jais, inondaient son corps de lait affecté par une réclusion bien plus mentale que physique. Un bruit de pas cassa sa profonde léthargie : une femme émergea de la coursive, une fiole dans ses mains. La tunique en cuir tombait jusqu’aux chevilles, et ses bottes lustrées jour après jour laissaient paraître leurs plis de fatigue.
– Redressez-vous, ma fille ! Il est particulièrement indécent pour une dame d’Argos de se morfondre dans les plus bas tourments de l’émotivité humaine.
La femme caressa la touche sensitive, puis passa sa fibule à encodage dans la barre centrale de l’enceinte. Un cliquetis perça la nuit artificielle de la prison, et les traverses coulissèrent rapidement vers le mur opposé s’y enfonçant dans un bruit pneumatique ; le seuil du cachot venait de se libérer. Elle replaça la fibule dans un repli du manteau et déposa le plateau sur la console métallique, placée face à l’entrée. Derrière sa noble personne, les barres de la geôle se déployèrent, entaillant le bleu des cloisons dans un râle à faire pâlir la déesse Échidna. La fonctionnaire appuya sur le commutateur, niché près du vestibule de la cellule. La clarté se fit progressivement, la lampe à arc gagna toute sa vigueur et offrit à sa vue l’alvéole spartiate où se trouvait recluse la princesse. Dame Épictéta se retourna et agrippa la détenue, puis la déposa sur la couche amarrée contre la cloison. Elle susurra quelques mots :
– Si vous offrez votre mental au défaitisme, jamais vous n’aurez l’occasion d’affronter vos propres démons !
Elle défit le fichu attaché à son cou et s’en alla le tremper sous un filet d’eau. Épictéta déposa le carré humide sur le front de Danaé. Le bandeau de soie sombre barrait son front, renforçant le contraste entre son teint laiteux et l’aven de cotonnade à l’écusson de l’Agéma, le blason de la garde royale. Deux visages s'opposaient : l’un olivâtre, dont les marques du temps officiaient sur une peau flétrie par les contraintes des charges administratives, et l’autre, identique au derme velouté d’un nouveau-né, caché des meurtrissures d’un Hélios farouche par les ombrelles somptueuses du foyer royal.
Danaé redressa la tête, et plongea son regard livide dans les yeux de sa surveillante. Épictéta cassa le silence :
– Mon rôle ne se limite pas qu’à transmettre vos suppliques auprès de votre père, mais aussi d’être à votre écoute…
– Madame ! coupa sèchement la princesse, vous identifiez votre démarche d’épiskopos2 à celle d’épitropos3, cette dernière instance ne vous étant point assignée me semble-t-il. Il ne tient qu'aux prérogatives de mon cher père pour ainsi vous enorgueillir tutrice de ma personne !
Épictéta présenta sa main droite à Danaé ; le pouce, bagué d’une gemme d’ambre, offrait à la vue de la princesse l’image d’une tête de Méduse à l’effigie de Zeus Herkeios.
– N’est-ce pas l’alliance de notre roi, baguée au pouce droit de sa servante ?
– Oui, Madame. C’est bien le Sauf-conduit royal.
– Votre père m’a déléguée l’entière responsabilité envers votre personne. Si vous faites obstacle à mes devoirs, je serai en droit d’intensifier votre réclusion, et par des moyens moins policés qu’actuellement…
Un silence pesant s'installa, les rais de lumière exposaient le ballet des particules de poussière, virevoltant sur un fond bleu acier. Puis la curatrice se redressa et se dirigea vers le hublot. La fenêtre donnait sur le velours céleste. Les amas stellaires brillaient de mille feux. Les étoiles rendaient le drapé sidéral aussi scintillant que l’éclat d’un diamant brut placé devant le char solaire d'Hélios. La voûte stellaire se mouvait lentement : l’énorme masse tubulaire de la forteresse pénitentiaire pivotait sur elle-même afin d’apporter un réconfort gravitationnel sur l’ensemble des résidents.
“Il serait dommage que vos yeux soient écartés de ce formidable spectacle de la vie. Des millions de soleils, et l’œil du Divin nageant dedans !”, formula-t-elle doucement.
– De quelle vie me parlez-vous, Madame ? La mienne est cloisonnée comme un frêle moineau emprisonné dans une cage d’airain. Si le Divin inonde la vaste étoffe sombre de Nyx, alors, c’est qu’Il consent l’inanité de cette incarcération !
La tutrice se retourna, toute colère dehors :
– En insultant Zeus Pater vous insultez le roi, prenez garde demoiselle, je pourrais devenir plus intransigeante à votre égard !
Ses yeux crachaient un gouffre aussi profond que les geôles de Sparte : deux trous noirs enchâssés sur un visage d’Hécate. Elle se radoucit, tout en observant la voûte étoilée.
– Savez-vous que l’ensemble des résidents reste isolé de cet œil-de-bœuf ? Entendez-vous leurs gémissements dans les sombres cachots de la prison ? Nous devons vous éloigner de tout rapport avec la gent masculine... Seules des femmes assureront votre service. Des Amazones, expressément recrutées par ma personne, pourvoiront à vos moindres besoins et caprices. Vous aurez même droit à quelques égards d’Éros venant de mes plus belles recrues, émit-elle malicieusement. Des Amazones, belles et consentantes...
– Est-ce donc mon destin que de rester cloîtrée dans cet odéon dédié au cauchemar ? Mon hymen vous est-il si dangereux ? Mon père fait foi en quelque pythie, intoxiquée par des vapeurs d’opiacés... Je suis vierge ! et vous le savez.
– Soyez patiente Danaé, le temps demeure votre seul adversaire. Et, je sais combien à votre âge il est si pénible de patienter. Mais ni vous ni moi, ne pouvons contrecarrer ce que le souverain ordonne. Restez à votre place et je resterai à la mienne. À chacun sa charge de ministère, le temps souscrira à vos suppliques... Croyez-vous qu’il me soit agréable de croupir en cette demeure ? Tout comme vous, j’aspire à d’autres services plus gratifiants, mais mon maître ordonne et j’accours à ses ordonnances.
– Héra Teleia détient les clés de ma virginité, que désirez-vous de plus ?
– J’attends de vous l’acceptation de ces servitudes éphémères, et notre Seigneur Acrisios, notre bon Seigneur d’Argos, vous fera les largesses d’une vie pleine de joie et de liberté. Les gratitudes de notre Seigneur sont plus fastes que ses sombres colères.
Dame Épictéta renfonça la fibule dans la minuscule entaille, lovée sur un des barreaux, puis s’éclipsa, offrant au silence la primauté d'investir les lieux.
La princesse s’approcha du sabord. Le scintillement de la trame céleste expira soudainement : la courbe bleutée de la planète Déméter venait d’occulter le drapé scintillant de la déesse Astronomia, la déité de la voûte étoilée...
***
La silhouette massive du plus haut dignitaire des Hellènes se découpait sur la tapisserie des Ateliers des Manufactures Royaux. Devant la pourpre et le bleu des fratries helléniques, le roi semblait défait. Son corps avait subitement rétréci — un goût amer de sénescence bien avant l’âge. Pouvait-il en être autrement, lorsqu’on lui apprit que sa fille risquait d’enfanter un démon. Il n’avait plus d’appétence à faire et défaire son monde. Acrisios traquait la moindre information sur sa tablette électronique, et attendait une dépêche de sa gouvernante sur la possible gésine de sa fille. Il avait pris le taureau par les cornes et avait devancé le destin, ou du moins le pensait-il. Acrisios ouvrit une fenêtre de la tabula et écrivit sur le verre synthétique au moyen du stylet élastomère :
Cette lettre est cryptée, tout intercepteur indélicat sera passible de peine de mort. Courriel protégé par le logiciel crypté “Scytale” ;
“- À l’attention de Dame Épictéta ;
- Ne laissez aucune alternative à ma fille ! ;
- Pratiquez une ablation des voies génitales, et cela dès que possible ;
- Je vous informe de la venue de notre obstétricienne Agnodice au sein du pénitencier ;
- Elle seule pourra faire cette intervention dans les règles de l’art ! ;
- Et faite en sorte que ma fille n’en sache rien !
- Je compte sur vous…”
***
Les feux du pont d'appontage clignotaient par intervalles réguliers ; les lueurs apportaient une note orphique à la scène stellaire. La base carcérale ressemblait à un caducée, orné d’un chatoiement lumineux destiné aux préliminaires des Hékatombaia, les fêtes dédiées à Apollo. Un colosse phallique parsemé d’éclats de diamants, déposé sur le velours noir du tableau céleste. Les microsatellites décrivaient une chorégraphie éthérée autour de son corps massif, tel un essaim d’abeilles entourant sa ruche et déterminé à la protéger coûte que coûte. Tout d’abord insignifiant, un point lumineux perça la trame du ciel, puis se dilata à vue d’œil. Le vaisseau stationna devant le pont d’amarrage, avant de s’y engouffrer happé par l’antre pénitentiaire. Danaé se retira du plexi, laissant l’œil-de-bœuf collecter le claveau céleste. La princesse s'installa sur le rebord de la couchette, les yeux ombragés par des larmes. Décade après décade, mois après mois, elle se fanait, elle s’étiolait comme une fleur d'asphodèle soumise à l’écart du feu nourrissant d’Hélios. Et pareille au dieu Phaéton, elle se voyait finir au fond de l’Érèbe, le fleuve des enfers, avec la prison comme couche mortuaire.
Un son strident parcourut les coursives de la forteresse pénitentiaire ; l’heure était au repos des âmes ! L’éclairage des cellules et des corridors s'assoupit, ne laissant plus que quelques lueurs, d’un bleu fluo, percer la nuit artificielle. Elle entendit quelques éclats de voix tonitruant venant du secteur des hommes, un mugissement métallique percuta les cloisons de la cellule, puis le silence reprit ses aises.
À l’extérieur, les fanaux de position d’une navette spatiale scintillaient ; un vaisseau attendait l’autorisation de la tour de contrôle afin d’élancer sa sombre carcasse dans le vide stellaire. Les tuyères de poussées crachèrent leurs feux et l’oiseau propulsa sa masse métallique dans les draps de Érèbe. Le point lumineux mourut : la navette venait de s’immerger au sein de Déméter ; la planète prenait des teintes d'un bleu glacé et de brun cuivré. Elle paraissait plus belle que jamais.
Danaé coula sous les draps et s'offrit aux bras de Morphée...
***
– Pourquoi ai-je été écarté de cette circulaire ? s'écria le magistrat Posidonios en voyant la bulle dressée devant lui par dame Épictéta.
– Ce n’est pas une circulaire, Seigneur Posidonios, mais bel et bien un mandat adressé à ma personne, que je vous remets aujourd’hui en main propre.
– Et seulement en ce jour ? En regardant fixement les deux femmes d’un regard froid.
– Parce... que... Dame Agnodice et moi-même étions tenues au secret d’État. Notre Wanax désirait qu'un minimum de personnes soient au courant de l’affaire. Si je vous remets aujourd’hui ce mandat, c’est pour ne point laisser échapper la moindre information venant d’Argos, et empêcher une quelconque ingérence de nos ennemis, dont leurs visées politiques auraient permis de discréditer les desseins du roi, dans ce secret d’État. Il aurait été malaisé de laisser des bruits de couloirs s’infiltrer dans les affaires de notre Seigneur.
Secret d’État… Secret de Polichinelle, songea le sénateur. Toute l’Argolide est au courant de l’affaire.
– Je ne comprends pas cette bulle. Quelle est la raison de votre venue, Madame ?
L’obstétricienne s’approcha du bureau, le visage amaigri — outarde en mal d’amour. Elle semblait si loin de ce que pouvait représenter la corporation maïeuticienne. Elle redressa le menton.
– Notre princesse est malade, Seigneur. De graves complications hormonales risquent d'affaiblir ses organes de parturitions, et je suis, ici, tenue d’apporter tout mon savoir-faire aux médecins de votre valetudinarium4.
– Je ne comprends toujours pas, notre infirmerie détient ce qu’il y a de plus novateur en la matière. Enfin, si notre Seigneur désire que vous soyez là, alors faites ce que vous avez à faire. Notre service médical est à votre disposition. Je prendrai les mesures comme il se doit en pareil cas, et je ferai part dès demain matin de votre venue au Médecin en Chef de l'infirmerie, le seigneur Philoclès.
Les deux femmes se retirèrent du cabinet de travail de l’administrateur pénitentiaire. Passées le seuil, elles tournèrent leur tête de concert avec un sourire en coin pour connivences.
***
Le satellite Hellên déposait son dernier croissant de lune sur la courbure de Déméter. Les deux sphères se jouxtaient — le croissant de la génisse sacrée Io épousant le globe bleu outremer de la déesse de l’agriculture Déméter — en une brève étreinte sidérale sur un fond d'un noir d'obsidienne, avec en premier plan l’imposant collecteur pénitentiaire. Les microsatellites ressemblaient à de minces corpuscules cellulaires. Les sondes naviguaient autour de leur hampe métallique, à des fins purement carcérales…
Le sommeil de Danaé fut tourmenté et empli de cauchemars issus des colères de Morphée : un père autocrate rendant ses sentences à huis clos, des geôlières crachant leurs propos acerbes sur sa chair mise à nue. Puis Dame Agnodice jaillit dans la cellule, et ria aux éclats devant cette libation charnelle en l’honneur d’Hécate la Rebelle. La gynécologue s’abreuvait de ce tableau bacchanale, puis retira une fibule de son corsage et alla la planter dans le bassin de la séquestrée. Agnodice s’acharnait et recommençait maintes fois son acte sordide. Elle riait, emplissant les songes de Danaé d'une joie bestiale…
La princesse s’éveilla brusquement, le cœur battant chamade et le corps en sueur. À l’apparition de cette vision bachique son cœur s’était emballé, emportant son arythmie jusqu’aux obscurs caveaux de l’inconscient. Elle se releva, les membres contractés par des tremblements, le regard hagard, plongé dans le néant. Elle s’approcha de la vasque, plaquée contre la paroi en acier, et s’aspergea le visage du mince filet d’eau s’écoulant péniblement du col-de-cygne. Elle redressa la tête et s'aperçut que le vaste champ étoilé de la galaxie du Léthé s’étalait devant ses yeux ; le panorama était grandiose : des millions d’étoiles parsemaient une portion de la voûte stellaire, une rivière de diamants au cou de la déesse Astronomia. Un disque flou paradait devant elle, puis la netteté revint confirmant la vision du globe de Déméter ; des bleus et des ocres masquées par le drapé des nuages. Le manteau des nuées s’étirait tout en longueur sur le tropique nord de l’égide des Hellènes. Au sud, l’effigie d’un cyclone ressemblait à un énorme gouffre, et dévorait le tissu nuageux résidant dans les environs, comme un monstre issu d'Océan avalant les trières de la coalition.