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Extrait : "Elle va, cette rue, passer comme un malheur à travers la grande allée du Luxembourg, descendre comme un traître dans la Pépinière. On va couper par le pied les platanes, et il y aura du plâtre pendant des mois sur les feuilles des roses et les feuilles des arbres. Je ne fais pas d'opposition, certes, mais il me semble que les roues des charrettes qui traîneront les poutres et les pierres écraseront bien des souvenirs heureux !
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Seitenzahl: 415
Veröffentlichungsjahr: 2015
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EAN : 9782335055009
©Ligaran 2015
Elles y sont nées, en ont quelquefois vécu, y passent insolentes, y mourront misérables !
Malheureuses que quelques-unes envient et dont l’existence agitée, fiévreuse, se termine par une agonie obscure, une mort honteuse dans le ruisseau ou la rivière !
Je veux parler de ces reines du demi-monde et du quart de monde qui brûlent le pavé en voiture avant de battre le trottoir à pied ; elles éclaboussent en route les gens modestes et éblouissent les vaniteux ; oisifs qui tuent le temps à coups d’éperon, à coups de cartes, et comblent avec des extravagances le vide affreux de leur vie !
Ah ! je me demande comment on peut dépenser ainsi jeunesse, fortune, au service de ces filles qui tirent vanité de leur indifférence et mesurent à la longueur d’une bourse la durée de leurs amours !
Il en est que cette vénalité et cette impudence n’offensent pas, mais qu’elles attirent. Tant pis pour eux ! tant pis, car ils ne sauront rien des amours honnêtes et n’auront pas non plus ces agitations cruelles et charmantes, qui sont à la fois l’attrait et le châtiment des passions coupables. Ils n’y mettent pas de passion : ils ont des maîtresses comme ils ont des chevaux, pour les faire voir, et ils ne s’indignent pas, mais ils s’amusent de leur insolence et de leur folie.
Ils s’amusent ! Est-ce bien vrai ?
J’ai connu un de ces dandys du jour. Il était toujours pâle, agité, fiévreux. Le matin, il se réveillait les mains brûlantes, la tête lourde, las de fatigue et las de honte. L’orgie de la nuit avait brisé son corps, sali son âme. Il m’a dit que, quelquefois, en voyant étendue là, près de lui, celle qui était la muse de ses débauches, il lui avait passé par l’esprit des idées folles : il avait eu envie de la tuer, de se tuer ensuite, tant il avait de dégoût dans le cœur !
Pourtant la vanité reprenait le dessus ; il se rappelait que, la veille, on les avait admirés tous deux, elle et lui, dans une loge, au bois, et que d’autres moins hardis, moins riches, avaient jeté des regards d’envie sur ces cheveux qui pendaient maintenant au mur et ces diamants qui traînaient à terre.
Il était interrompu souvent, au sortir de l’alcôve, par la visite de quelque fournisseur béat ou brutal qu’il devait flatter ou se donner la peine de chasser. Avec une fortune de deux millions, cent mille livres de rente, il était toujours gêné. – C’est leur histoire à tous. – Un château, une terre, ne se vendent pas comme une paire de gants, un sac de pommes : il faut emprunter là-dessus, écrire au notaire, voir l’usurier ; on a joué, la veille, un jeu d’enfer, perdu sur parole : la maîtresse a exigé une parure, un attelage ; il y a engagement d’honneur ou de vanité. Il faut libérer l’un, satisfaire l’autre, et l’on voit des millionnaires courir après cent louis comme des déclassés après cent sous.
Et elles, sont-elles heureuses ?
Celles qui ne connaissent pas le dessous des cartes le croiraient.
On fait autour d’elles tomber le velours, chanter la soie ; elles ont un logis coquet, merveilleux, on les enchâsse dans un bijou. Les chevaux les emportent vers la cascade, hennissants, joyeux. Leurs voitures, armoriées de fantaisie, tournent autour du lac comme aux jeux olympiques les chars des Amazones ; pour elles, les plongeurs sont allés chercher au fond des océans les perles rares et l’on a arraché à la terre des diamants qui se vengent d’être restés enfouis pendant des siècles en jetant, le soir, des éclairs de feu. On abat pour elles encore, dans les îles parfumées, les ébéniers, les palissandres, dont elles feront des prie-Dieu ou des lits ; on ravage les champs de violettes, on moissonne les roses, sous leurs pieds on met des tapis qui représentent des hécatombes. On amasse enfin toutes les raretés, on fait rayonner tous les éclats, comme autour des reines.
Pauvres reines dont le sceptre tombe un jour en béquille et que découronnent un matin les ciseaux du coiffeur de Saint-Lazare !
On dirait que c’est pour elles le paradis, et c’est le bagne.
Les fleurs se fanent, les plumes s’affaissent, les tapis s’usent, les feux des diamants s’éteignent dans la nuit des monts-de-piété, se rallument dans l’arrière-boutique des juifs ; ils changent de fronts, d’épaules, et, comme des titres au porteur, circulent à la Bourse du vice insolent…
Elle a ses fluctuations, cette Bourse, et telle qui l’autre jour était au pinacle, est maintenant à terre ; les heureuses passent sur elle au grand galop de leur dédain !
C’est que c’est un métier difficile, et quand elles parlent d’insouciance, elles mentent ! Leur insouciance est simplement une nécessité de la profession et la peur de l’abîme.
Insouciantes ? mais elles sont éternellement sur le qui-vive ! Les heures qu’elles ne donnent pas à la curiosité, au vice, elles les dépensent à chercher un fard nouveau pour leur visage, une coupe bizarre pour leur robe : la vogue est à celle qui a le plus d’étrangeté dans le costume et d’insolence dans l’allure ; il faut trouver cette étrangeté et mesurer cette insolence ; si elles ne réussissent pas, les rivales se moquent, l’amant s’en va !
Eussent-elles un jour la fièvre dans la tête et la mort dans le cœur, elles doivent garder le sourire aux lèvres et porter tous leurs deuils en rose ! Il ne faut pas, parce que leur sœur ou leur mère est morte, que l’orgie soit triste ; que l’ivresse attende !
Il faut avoir quand même l’accent cynique, le geste obscène, mettre sa pudeur à la porte et son cynisme à la fenêtre, casser les bouteilles, vider les verres et parler argot ! Ta poitrine râle, la sueur coule de ton front, tu souffres ! Va toujours ! Il faut que le moulin tourne pour broyer notre ennui ! Allons, dénoue tes cheveux, dégraffe ta robe, et si tu as envie de pleurer, bois tes larmes !
On croit au moins qu’elles peuvent s’enrichir à ce métier ? Duperie, mensonge ! Leur luxe est factice comme leur gaieté.
Il n’y a pas dix francs quelquefois dans leur bourse, et elles n’ont pas de quoi acheter du pain, le lendemain du jour où celui qui les paye les a quittées. Elles trouvent vingt louis pour jouer, parce que le jeu fait partie de leur métier comme la dentelle de leur costume : un soupirant les donne, un ami les prête, on emprunte, on s’aide, mais de cet argent il ne reste rien que la crasse aux mains.
Quant aux écus comptants, aux louis qui sonnent, le crédit les a mangés d’avance, pu ils sont saisis quand ils arrivent. Tout le monde attend : la modiste et la couturière, le marchand d’avoine et le porteur d’eau ; les robes coûtent cher, et il faut des bains pour laver les souillures.
Ce n’est pas écus sur bonde qu’on paye dans ce commerce-là.
Un homme envoie des chevaux, une voiture, fait passer une rivière de diamants au travers du lit, achète un hôtel, le meuble. Cela vaut cinq cent mille francs, même un million, mais ce million coûte et ne rapporte pas : il faut que les chevaux mangent, que les laquais boivent, et qu’on balaye les escaliers.
L’argent qu’on laisse sur la cheminée n’est point pour çà : il sert à acheter des bougies, des fleurs, dans les bals étincelants, dans les parties brillantes. Elles sont obligées à ce luxe pour LUI, pour elles. Elles gaspillent dix fortunes et ne peuvent pas garder mille francs.
Pour payer leurs dettes, ou essayer de la caisse d’épargne, il faut qu’elles fassent, de temps en temps, passer des annonces, coller des affiches, on dit que le mobilier est à vendre ; et voilà comment le premier venu peut acheter aux enchères les souvenirs de jeunesse, les gages d’amour, la bague donnée par un prince, le lit offert par un banquier ; on adjuge au plus offrant ce médaillon ; cette cuvette, ce bénitier…
Cela a coûté – à divers – huit cent mille francs, en valait trois cent mille, se revend cent mille ; voilà le compte.
Et toutes, certes, n’en sont pas là ! Elles sont tout au plus quinze en France, quinze ! qui ont pu garder ainsi un mobilier et s’en faire ce chiffre en liquidation ! Ce sont les habiles et les heureuses, celles qui ont pour expliquer les générosités de leurs amants, outre les grâces de la beauté, le charme de l’esprit et du talent.
Les autres voient vite les huissiers venir, et entendent les recors les tutoyer. Elles sont saisies, poursuivies, traquées, avec toutes les angoisses des fugitifs on des voleuses ; un jour elles n’ont pas de quoi acheter du coton pour leur corset et sont à la discrétion du premier blasé, aristocrate ou parvenu, qui écornera son domaine ou cédera son usine pour redorer cette femme à la mode tombée ! Il pourra se ruiner pour elle, l’épouser peut-être ; – je vous jure, dans ce cas, que le passé sera vengé.
Et combien de temps dure cette, royauté pénible ?
Leur bon moment, si l’on appelle cela le bon moment, passe bien vite ! La vieillesse arrive, tout part : les cheveux, la vogue ! C’est de bonne heure qu’elles sont laides ! Le fard a brûlé leurs joues, l’orgie fait tomber leurs cils, l’insomnie rougi leur paupière. Elles essayent de lutter encore et de replâtrer l’édifice qui croule, mais le châtiment s’avance, les gens se détournent ; les jeunes s’écartent ; les vieux marchandent, le prix de la honte baisse.
Elles descendent un à un les barreaux de l’échelle, vont du dîner à un louis au dîner à cinq francs, à cinquante sous ! passent du gentilhomme au boursier, du boursier à l’homme d’affaires, de l’homme d’affaires à l’homme des rues, de la maison propre à la maison borgne, jusqu’à ce qu’enfin elles finissent balayeuses, chiffonnières, que sais-je ?
Elles boiront le vin des cabarets, l’eau du ruisseau !
Souvent, elles demandent à la mort l’oubli ; et le flot de la Seine ou la vapeur lourde du charbon étouffe dans leur corps épuisé leur âme avilie !
L’une d’elles, se souvenant des jours heureux, voulut mourir encore dans la soie et s’étrangla avec son ancien cordon de sonnette !
Les enviez-vous toujours, et croyez-vous que les joies du vice valent les bonheurs du cœur ?
Malheur à ceux qui n’ont pas de dignité, à celles qui n’ont pas de pudeur !
Elle va, cette rue, passer comme un malheur à travers la grande allée du Luxembourg, descendre comme un traître dans la Pépinière. On va couper par le pied les platanes, et il y aura du plâtre pendante es mois sur les feuilles des roses et les feuilles des arbres. Je ne fais pas d’opposition, certes, mais il me semble que les roues des charrettes qui traîneront les poutres et les pierres écraseront bien des souvenirs heureux !
Le Luxembourg !
Quel est celui parmi les inconnus ou les célèbres, avocat, médecin, magistrat, qui n’ait passé de longues heures dans la grande allée, autour des carrés pleins de réséda, ou aussi dans les bas-fonds de la Petite-Provence !
Il avait sous le bras une jeune fille ou un vieux livre ; mâchonnait un crayon ou une rose, parlait amour ou politique, anatomie ou sentiment.
Il pensait à l’examen de fin d’année ou à la lettre de change fin courant ; plaisant ou grave, sage ou fou, qu’il fût un puritain ou un bohème, un paresseux ou un piocheur ; qu’il visât à la fortune ou à l’immortalité, les yeux sur une étude de notaire ou un fauteuil de l’Institut ; il trouvait là du soleil et de l’ombre, voyait pousser ou tomber les feuilles, et il entendait le vent souffler dans les branches comme dans les peupliers de son pays.
En deux minutes, on passait de la rue boueuse à l’allée sablée, on se trouvait à dix lieues des monts-de-piété et des crèmeries, et les insouciants ou les pauvres avaient leur jardin à eux. Pendant les jours d’été, la musique des régiments y jouait sur la pelouse les airs nationaux et joyeux ; par tous les temps, une galerie de reines en robe de marbre écoutait et regardait ces insouciances et ces folies.
Dans cette Pépinière, calme et tiède aux heures chaudes de l’été comme un nid de province, le rêveur et l’amoureux venaient caresser dans le silence leur amour, leur rêvé. Ah ! que de fois j’ai attiré à moi les lilas qui sentaient bon ! Je les mordais avec mes lèvres et j’y baignais, mon front brûlant ! Je sortais de ce bain d’odeurs, rafraîchi, navré ; il s’échappait de ces bouquets d’arbres, de ces touffes de fleurs comme un encens d’espérance et de jeunesse !
On venait là avec son livre ouvert au chapitre des Servitudes ou à la page des fiançailles ; c’était un code ou un roman, un bouquet de vers, un bouquin de droit, Mourlon ou Musset, c’était ce que l’on voulait ! On s’asseyait sur un banc vert, on feuilletait ses notes, on rappelait ses souvenirs ; et moitié flânant, moitié lisant, le nez baissé ou le cœur au diable, on oubliait la mansarde obscure, le restaurant aveugle ; on oubliait Viot l’empoisonneur, et Rousseau l’aquatique. La promenade et la songerie ouvraient l’estomac, ou le consolaient, suivant qu’on venait à l’heure de l’absinthe ou à celle de la digestion.
L’absinthe ? Elle trouvait dans la promenade sous les arbres une rivale ! J’entends dire partout qu’elle tue ou rend fou, cette liqueur verte ; c’est possible, et je le crois si bien que, depuis dix ans, je n’en ai pas approché une goutte de mes lèvres. Mais n’est-il point vrai qu’il valait mieux aller boire l’air pur vers quatre heures, sous les grands arbres, que s’enfermer dans les caboulots où l’on se grise en jouant aux cartes ?
Le Luxembourg était le terrain joyeux et large sur lequel les opinions, comme dans un bal de village, se faisaient vis-à-vis, sans se cogner ; c’étaient les cailloux qui pâtissaient, on les écorchait avec sa canne, on les chassait devant soi avec fureur, on cassait aussi quelquefois en cachette des fleurs : mieux vaut couper la tête aux roses que la gorge aux hommes !
Où iront-ils causer maintenant les farceurs et les passionnés, et sous quel dôme flâneront l’ambition, l’amour ? Faudra-t-il donc qu’ils se réfugient, les jeunes, sous le plafond enfumé des cafés, sous le toit triste des hôtels garnis, qu’a roussis la flamme des punchs et qui suent le rhum à travers le papier et le plâtre ?
C’est la jeunesse de France, spes patriœ, qui campe tout entière autour du Luxembourg, et c’est elle qui est atteinte au cœur par le coup de pioche des démolisseurs.
Ce sont aussi ceux qui avaient fait leur nid en face, à qui l’expropriation va mettre devant les yeux un bandeau de murailles ; ils croyaient voir des cimes vertes, ils apercevront des cheminées noires ; ils écoutaient les oiseaux dans les branches, ils regarderont les chats sur les gouttières.
On croyait que c’était fini ! Desbarolles, qui reste rue d’Enfer, et prédit l’avenir, n’avait pas prévu qu’on bâtirait des maisons en face de son laboratoire coquet, charmant ; et vous, madame, que j’apercevais, en sortant de la Pépinière, debout à votre croisée pleine de fleurs, je ne vous verrai plus vous pencher, de loin ! Ce Luxembourg, où l’on se connut, où nous nous trouvâmes, où nous nous perdîmes, demain ce sera une rue comme toutes les autres !
On y verra des marchands d’habit, des porteurs d’eau, et là où l’on ramassait un œillet tombé, une feuille morte, un chiffonnier, comme une poule noire, picotera l’ordure avec le bec de son crochet ! À la hotte, les os et les guenilles ! Et il y aura les bruits vulgaires, la misère et les épluchures, où il y avait l’éclat de rire de la jeunesse, des robes roses, des lilas blancs !
La misère y rôdait bien, sans doute, mais elle se rafraîchissait à l’air pur et se réchauffait au soleil. C’était l’oasis des souffrants.
L’hiver même, il y faisait bon ! C’était un champ de course pour les grands marcheurs. On y frappait la terre dure d’un talon joyeux, et le sang, après ces promenades violentes, courait riche comme Crésus à travers les veines ; on battait la semelle, en riant, contre les arbres chaussés de glace et coiffés de neige.
J’aurais préféré qu’on mutilât ce grand jardin des Tuileries ! – C’est là un terrain plus banal. Ce sont les fatigués et les oisifs, qui vont s’asseoir sous les hauts marronniers : des hommes comme il faut, des femmes charmantes ! mais il y règne une tradition de bourgeoisie et des habitudes de tranquillité dont on se rit tout haut près de la Closerie des Lilas, autour du Panthéon.
Il y a bien, dans ce Luxembourg, quelques folies, le mépris de l’austérité ! mais il y a aussi, ce qui fait tout pardonner, il y a la jeunesse et l’espérance !
À l’espérance, il faut un cadre de feuilles vertes comme elle. Quand il n’y a plus d’arbres, il n’y a plus de feuilles : on va couper les arbres.
Je veux remettre en lumière un nom qu’a enveloppé l’oubli et parler d’un homme que la mort va prendre. Mais il n’est jamais trop tard pour être reconnaissant, et une œuvre est toujours jeune quand elle est immortelle !
Vous connaissez le Convoi du pauvre. Un chien suit muet et seul le corbillard sinistre…
J’avais vu la gravure à l’étalage d’un brocanteur, un jour, et n’avais pas même songé à regarder la signature. Une impression qui étreint le cœur étouffe la curiosité, et l’on savoure en égoïste la mélancolie ou la joie. On est volontiers ingrat. Le nom de l’artiste disparait, noyé dans le brouillard de l’émotion.
C’est plus tard qu’on pense, par honnêteté et reconnaissance, à savoir de qui l’on est le débiteur ; le débiteur, oui, car c’est un trésor qu’une émotion, et celui-là nous enrichit qui nous en met une au cœur.
J’ai voulu connaître celui qui avait fait le Convoi du pauvre.
Je supposais qu’il était mort. Voici comment j’appris qu’il était vivant.
En remontant le soir, à Montmartre, je me croisais souvent, sur les onze heures, avec un petit vieillard, tenant la tête un peu penchée, et qui trottinait par tous les temps à travers ces rues mal pavées où l’on patauge dans la boue et où l’on glisse dans la neige. Je le vis un jour sortir de la mairie.
Je m’adressai là pour savoir qui il était : il piquait ma curiosité.
On me dit que c’était M. Vigneron : Vigneron, l’auteur du Convoi du pauvre.
J’appris en même temps que ce grand homme inconnu était professeur de dessin dans les écoles de la ville de Paris, et qu’il avait dix francs par tête d’élève pour venir toute l’année enseigner à faire des nez, des lignes, de sept à onze heures du soir !
Il en était là.
Je résolus d’aller demander à l’artiste lui-même son histoire.
À l’Hôtel-de-Ville, au bureau des mandats, on voulut bien me donner son adresse, et je me dirigeai sur le champ du côté de la rue Saint-Jacques où, au quatrième d’une maison propre et vaste, je me trouvai en face d’une porte surmontée d’un petit bas-relief en plâtre. C’était là.
L’artiste lui-même vint m’ouvrir et me fit entrer dans un petit logement propre comme un sou, tapissé de tableaux et parfumé d’honnêteté. Il était en robe de chambre avec des chaussons de province aux pieds ; je le reconnus : petit, jaune de teint, avec ses lunettes dont les deux verres, exprès ou par hasard, étaient fendus par le milieu ; sa barbe avait grisonné encore, ses cheveux tenaient bon, et il me demanda l’objet de ma visite d’une voix perçante, quoiqu’un peu cassée.
Je m’expliquai et lui dis comment, moi écrivain, je serais heureux de rappeler le nom d’un artiste oublié, à propos d’une œuvre illustre. Je lui parlai de l’étonnement où me plongeait son obscurité, je lui rappelai Montmartre, l’école de dessin du soir, enfin les mots travail et pauvreté vinrent sur mes lèvres.
– Il ne faut pas, me répondit-il sans emphase, d’une voix simple, il ne faut pas que les artistes se plaignent. Je ne voudrais pas, monsieur, qu’on crût que je gémis. Je ne gémis pas ; j’ai travaillé et j’ai vécu. Le monde ne doit pas entrer dans le secret de nos luttes.
En parlant ainsi, il ne prenait pas d’attitude, il tenait dans ses mains maigres et un peu tremblantes une tabatière où il puisait avec discrétion ; un sourire courait sur sa bouche assez fine, et il y mettait autant de bonhomie que de sincérité.
Je n’insisterai donc pas sur ce point délicat, d’autant mieux que, s’il y a eu pauvreté, cette vertu me dit qu’il n’y a pas eu famine ; mais on comprendra que la gloire et le talent de cet homme se soient obscurcis, quand on saura qu’à lui seul, un moment, il dut pétrir le pain de neuf personnes… Les ailes se replient, se cassent, dans ce cadre de fer de la nécessité !
Vigneron est un vieillard de soixante-seize ans. Il est né à Vosnon (Aube) en 1789. Ses parents étaient pauvres. De bonne heure, on lui chercha un métier pour qu’il pût gagner sa vie ; il fut d’abord apprenti chez un lunetier, puis petit commis chez un marchand de bas, mais il esquissait des bons hommes sur le dos des factures, et, sur les vitres du lunetier, avec le doigt, l’hiver, traçait en fresques des batailles ; on le plaça enfin chez un ornemaniste pour voiture, où il fit l’attribut d’argent et d’or. C’est là que s’affirma définitivement sa vocation. Un pauvre dessinateur nommé Jourdan fut son premier maître.
Vigneron fut transplanté dans le Midi par les circonstances et fit ses premières études artistiques à l’Académie de Toulouse. Il fut sculpteur d’abord, et il remporta assez de médailles touchant la ronde-bosse, le bas-relief, l’antique et son train, pour qu’au jour de la conscription, Napoléon ne fit pas de lui un soldat. On intercéda en sa faveur, et il resta libre. Il vint à Paris et fut élève de Gautherot, David et Gros.
Son premier tableau exposé s’appelle les Apprêts du mariage, ou la Jarretière de la mariée.
Je l’ai rencontré pendu dans plus d’une chambre à coucher bourgeoise.
C’était en 1817.
En 1819, il expose Christophe Colomb montrant ses bras chargés de chaînes à Ferdinand et à Isabelle, tableau trois quarts de nature, commandé par le ministre de l’intérieur, et le CONVOI DU PAUVRE.
On ne lui avait pas commandé celui-là ; mais un jour qu’il se promenait avec sa femme sur le boulevard extérieur, un corbillard vint à passer, que ne suivait personne.
– Pas même un chien ! fit-il avec tristesse.
Ce fut le germe, l’idée grandit, et il peignit le Convoi du pauvre.
Le duc de Choiseul acheta le tableau 1 000 fr. ; il est encore dans la galerie de sa maison. Vigneron vendit 500 fr., a un nommé Jazet, le droit de graver un certain nombre de planches. Mais il n’y eut pas de traite signé, et la gravure du Convoi du pauvre a rapporté à l’éditeur 70 000 fr., sans que Vigneron ait touché un sou de plus que ses 500 francs !
Je ne sais point ce qu’était le tableau et quel service lui rend ou quel tort lui fait la gravure ; mais n’est-il pas triste de voir une œuvre où l’idée est tout, enrichir le graveur et laisser le peintre si pauvre ?
Les fois suivantes, il éleva à 1 500 fr. ses prétentions, et pour ce prix vendit le droit éternel de la gravure pour l’Exécution militaire, le Duel et le Soldat laboureur.
Il y a du talent dans ces trois œuvres ; le chien reparaît dans l’Exécution ; il est debout contre la main du soldat, qui le repousse et qu’on met en joue.
Dans le Duel, on voit un des témoins, et celui qui a tué, avoir l’attitude et le geste que M. Gérôme a prêtés aux mêmes héros dans son Duel des deux Pierrots. Est-ce une coïncidence ou un souvenir ?
À partir de cette époque, Vigneron se laisse oublier. Il a composé, depuis, plus de 5 000 tableaux, portraits ou études lithographiées, dessins à la mine de plomb, à l’estompe, au lavis, et est arrivé ainsi, toujours travaillant, luttant, jusqu’au jour où, vaincu par l’âge, tremblant, il a dû prendre le pinceau à deux mains pour peindre. C’est dans ces conditions, qu’il a fait, en 1863, le portrait de M. Philippe de Saint-Albin, beau-frère de M. Achille Jubinal.
En 1865, il dessine, à deux mains encore, pauvre et courageux artiste, un Christ. L’artiste y a mis. « les restes d’un pinceau qui tombe et d’une ardeur qui s’éteint. »
Si j’étais riche, j’achèterais ce Christ ; pour honorer, encore plus que pour enrichir, ce travailleur de 76 ans, si digne sur son Calvaire.
L’auteur du Convoi du pauvre a pour toute récompense nationale, à cette heure, un secours annuel de 600 fr. que lui a accordé la ville après 16 ans de professorat, de ce professorat du soir qui lui a pris sa vie de 60 à 76 ans !
Il vit avec sa fille, une femme à la figure sympathique et franche, aux beaux cheveux gris, qui n’a point pris d’époux, ou porte, fière, dans son obscurité injuste, le nom de son père. Elle est son élève aussi, et pendant que je visitais l’atelier, elle peignait, silencieuse et douce, près de la fenêtre.
Vigneron est chevalier de la Légion d’honneur. Il a attendu longtemps, et, pour qu’il fût décoré, il a fallu un hasard.
Un jour, dans un salon, on parlait du Convoi du pauvre, de l’exécution militaire, du Duel, peut-être, et l’on vantait, à ce propos, le génie d’Horace Vernet. Une voix s’éleva pour revendiquer les éloges au nom du vieux Vigneron, méconnu et oublié. On parla de lui ; un ministre qui était présent, M. Fould, je crois, résolut de venger l’erreur, de réparer un oubli… et, à quelque temps de là, un ruban rouge brillait à la boutonnière de l’auteur du Convoi du pauvre, – quarante-six ans après !
Pendant ces quarante-six ans, nous l’ayons vu peintre d’histoire et de portraits, toucher à tout, avec le pinceau ou le crayon, faire des têtes de saints, de héros et d’hommes d’État, allégoriser le vice et la vertu. Il ne restera rien de tout cela, rien ! tandis que le Convoi du pauvre sera dans la galerie des chefs-d’œuvre, – tant il est vrai que cela seul est éternel qui parle à l’âme !
Leçon éloquente et haute ! Lui-même et d’autres, ils ont feuilleté la Bible et l’histoire, traité l’épique et le divin, sans que leur pinceau ait sur la toile fixé un éclair ! Avec un chien derrière un corbillard, on avait fait venir les larmes aux yeux de l’humanité.
Oui, un chien derrière un corbillard, sur un chemin qui tourne ; deux arbres maigres sous un ciel gris…
C’est tout : et l’on se sent pris d’une indéfinissable tristesse ! L’homme ne paraît pas : les croque-morts sont en avant, causant de choses banales… L’horizon est vide, le champ est libre, et cette solitude éveille les réflexions profondes. Elle se peuple de regrets, de craintes. Toutes les images des deuils passés et le fantôme des misères futures se dressent sous les pas de ce chien muet : pauvre bête, et qui semble avoir une âme !
D’autres, près de la mort, aboient ou gémissent ; ils hurlent avec fureur ou se lamentent en désespérés ; ils mordent dans l’air vide le suaire de la faucheuse et ils dévoreraient ses os, si elle passait à portée de leurs dents !
Lui aussi peut-être, celui qui suit le corbillard, il a rempli de ses cris et de ses plaintes la chambre triste où son maître est mort. On lui a à moitié écrasé la tête en fermant le cercueil, où il voulait entrer pourlécher encore ces joues froides, mais, tout d’un coup, à bout de forces, et comme s’il comprenait qu’on ne l’entend plus, il s’est tu, et, quand le corbillard s’est mis en marche, après avoir cherché de ses yeux humides et vu que personne ne vient, il a suivi la voiture noire…
Il va, tête baissée, tout seul. Il ira ainsi jusqu’au cimetière, jusqu’à la fosse, à moins qu’on ne l’arrête à la porte ou qu’on ne le chasse à coups de pied, loin du trou béant. Le mort disparaîtra sans avoir pour adieu un dernier gémissement. Ils sont, la bête et l’homme, séparés pour jamais !
Pauvre chien ! son maître l’avait peut-être trouvé un soir au coin d’une borne ou contre une porte, grelottant de froid, les pattes sanglantes, assommé, mourant ! Il l’avait ramené chez lui, réchauffé, sauvé, et depuis ils avaient traversé la vie ensemble. Quelquefois l’homme, perdant courage, aurait laissé faire la faim et se fût couché le cœur las et le ventre vide, mais il regardait le chien, et il essayait un effort de plus, cherchait de l’ouvrage encore, acceptait une humiliation, se tuait à la peine, pour que son compagnon de misère mangeât. Ils partageaient ainsi les douleurs, la joie, le pain et l’eau.
Quand le pauvre tomba malade, il dit à une voisine de vendre son dernier gilet et un petit médaillon d’or qu’il regarda longtemps, pour avoir de la tisane pour lui, des os pour son chien ! Il ne voulait pas que l’animal souffrît pendant qu’il agonisait.
Le chien ne mangeait guère ! Il suivait de son œil doux les yeux creux de son maître, et frottait sa tête contre les doigts amaigris du mourant. Cette main qui l’avait caressé l’avait battu aussi, mais il ne se souvenait que des caresses et point des coups, et il poussa un cri, comme un être humain, quand il entendit sortir, désespérée, la dernière parole. Il avait senti passer la mort.
Non, je ne sais rien de touchant et de triste comme ce tableau. Jamais la simplicité n’eut une telle éloquence et la mélancolie un si vaste horizon !
Il y a des rues célèbres.
La rue Saint-Jacques et la rue de la Harpe, la rue de l’École-de-Médecine et la rue Monsieur-le-Prince sont, sur la rive gauche, les avenues qu’ont traversées les générations pour arriver aux professions, aux places, à l’honneur, à la peine. Elles sont pleines de souvenirs, et l’on y entend mourir le refrain de l’antique chanson :
« Non, tu n’es plus, mon vieux quartier Latin ! »
Celle-ci est ancienne et pauvre, à deux pas de la Sorbonne, tout près du Panthéon ; elle va de l’ancienne rue Cluny à l’éternelle rue Saint-Jacques. On l’appelle la rue des Cordiers. Elle sent la misère ; on dirait un quartier d’ouvriers en province.
Là, pourtant, ont demeuré les plus grands et les plus illustres.
Dans cet hôtel qui fait le coin, numéro 14, Jean-Jacques a eu sa chambre que j’ai vue. Jean-Jacques est bien loin ! Mais le plus illustre de ses disciples, le plus glorieux de ses élèves, y passa les heures curieuses et chaudes de sa jeunesse. C’est là que, pour la première fois, elle s’habilla en homme et se mit à fumer, comme un soldat, du caporal.
Madame Sand a écrit là son premier roman, c’est entre ces murs humides et ces cloisons vermoulues qu’Indiana est venue au monde ; Marianna aussi, dit-on ; car Jules Sandeau habitait sur le même carré.
La mère Honore m’a parlé d’eux.
C’était une petite vieille, au nez crochu, à la voix aigre, qui n’avait pas le respect inné de l’intelligence humaine, et refusait carrément au génie son flambeau, quand il n’avait pas payé la quinzaine ! Se vantait-elle ? Je ne sais pas. Mais je me souviens qu’elle parlait de tout ce monde, aujourd’hui glorieux, avec une liberté et une audace qui m’effrayaient. J’avais bien seize ans, j’étais sur le pavé de Paris, seul, et j’avais pour gagner ma vie, uniquement mon désir d’arriver à l’immortalité ! On est si bête quand on est jeune !
La mère Honoré me désespérait, et je me demandais si elle n’aurait pas plus de respect pour moi quand j’aurais publié mon poème épique ou fait jouer cette tragédie que j’ai perdue, où il y avait tant d’adjectifs et d’assassinats.
Il y a longtemps que j’ai abandonné l’hôtel et la tragédie, mon épopée et la chambre 2 ; et pourtant, j’ai encore eu l’occasion de voir souffrir, entre ces murs, un homme dont j’ai déjà raconté l’histoire.
Gustave Planche qui, dans sa jeunesse, avait ri sous ce toit triste, avec madame Sand, Jules Sandeau, Chaudesaigues, Bonnaire, Gustave Planche y était venu échouer au plus fort de sa gloire. Il est mort à quarante-sept ans ; il y avait à peine deux ans qu’il avait dit adieu à la rue des Cordiers, à l’hôtel Jean-Jacques ! et ce n’était pas pour aller dans un palais qu’il avait quitté son garni. Dans son nouveau logement, il avait trois cents marches à monter pour atteindre son lit !
Rue Vavin. – Il y a de l’air ici, le vent arrache leurs cheveux aux arbres, on sent comme une odeur de campagne qui passe.
Voici l’ancien cabaret Génin.
On en a parlé souvent, si souvent, que je n’entrerai pas dans les détails. On sait que le propriétaire avait eu l’idée de faire tapisser ses murs avec des dessins tracés à grands traits, à coups de crayon et de fusain, par des Raphaël de bonne humeur et des Michel-Ange sans emploi. Médicis du petit verre, il avait à ce métier gagné beaucoup d’argent. C’était laid et bruyant chez lui, mais il y avait de la gaieté et de l’entrain, sur les murs étaient dessinés les têtes crânes, les portraits bigarrés, des habitués du lieu ; il y avait dans le nombre des gens à moitié célèbres ou dignes de l’être, qui depuis se sont fait oublier ou connaître !
Le public changeait souvent, du reste ; les travailleurs ne faisaient que passer, les ivrognes trouvaient qu’il y avait trop de génie sur les murs et pas assez d’esprit dans les trois-six. C’était un va-et-vient perpétuel de curieux, d’artistes. La dernière fois que j’y allai, j’y rencontrai le docteur Ménier, celui-là même qui est allé mourir, dans un voyage d’exploration, au milieu de la mer Glaciale.
Génin est mort aussi, et c’est ce qui me permet d’imprimer aujourd’hui ce que je me faisais un scrupule de ne pas écrire de son vivant.
On voyait à son comptoir une femme au teint jaune, borgne, qui d’ailleurs était simple d’allure, et avait presque de la douceur dans la voix ; quelque chose de mystérieux planait sur elle ; il semblait qu’elle avait dû traverser des milieux plus hauts, et dans l’œil qui lui restait, parfois des éclairs passaient.
Cette femme, l’épouse de Génin, avait été la maîtresse de Fieschi. C’était Nina Lassave.
On se souvient d’elle ; on sait qu’après l’exécution du régicide, elle fut engagée à l’estaminet de la Renaissance, place de la Bourse, où de tous les coins du monde on venait la voir. Elle avait à son comptoir l’air d’une reine, une reine qui a une couronne de sang !
Pauvre femme ! si j’ai bien vu, la vie avait jeté des ombres, peut-être des larmes sur l’impudeur sanglante de jadis ! Elle semblait rongée par je ne sais quel mal secret qui lui faisait la parole traînante et le geste triste. Elle n’avait plus rien de l’aventurière et vivait là, dans ce trou, adorée de celui qui avait succédé à Fieschi.
Elle mourut : Génin devint fou, mais dans son délire il demanda qu’on l’enterrât près d’elle, dans le même cercueil.
La maison a perdu aujourd’hui son caractère. Elle est à sa place toujours, et les murs en planches sont encore debout ; on la reconnaîtra au milieu de la rue Vavin. Mais les fresques s’effacent, et il n’y a plus qu’un garçon honnête, et banal, à cette place, où, jadis, déchue et repentie, s’asseyait Nina Lassave. J’ai passé de longues heures en face d’elle ; je voulais lire dans ce visage l’émotion du passé, la pensée du présent : ma curiosité sembla la gêner plus d’une fois, elle devina que je savais, et son regard me demanda grâce !
Je me demandais quel était cet homme aux souliers troués comme des écumoires, aux doigts pleins d’anneaux comme des tringles, qui a de l’oriental en vacances et du capitaine de la garde nationale à pied, et sur la poitrine duquel les décorations pendent par grappes, comme les boudins en bois à l’enseigne des charcutiers qu’on rencontre rue Trousse-Vache et rue du Bac, dans toutes les stations d’omnibus et sur les trottoirs de toutes les rues.
Est-ce la misère qui a fait ces accrocs à la chaussure et terni le drap d’ordonnance ? Sur cette tunique râpée, les franges se dédorent et tous les galons – hormis un seul – sont fanés par l’usage. La main du temps, le crin de la patience ont éteint l’éclat, entamé le grain. Je me suis figuré quelque temps que c’était un sauveteur qui, ayant joué sa vie vingt fois, avait reçu vingt médailles ; seulement comme j’apercevais des croix bizarres, je me disais qu’il avait travaillé pour l’étranger, arraché le noyé à tous les flots du monde, et qu’il avait, par amour de l’humanité, fait dans l’eau des traits à la mère-patrie.
Peut-être était-ce l’amiral d’un de ces petits États inconnus qui respirent comme des mollusques sur les rochers de l’Océan, peut-être le roi de quelque Araucanie ? Un déclassé qui avait quitté un beau jour Paris, à la suite d’une ambassade ou le lendemain d’un duel, pour aller refaire sa fortune ou simplement tuer l’ennui sous un ciel nouveau ?
Il avait été Grand Esprit chez les sauvages, amant de la reine… Je me demandais si c’était un héros ou un aventurier, et ce qui avait fait un maniaque de cet homme à la marche lente, au front orange ?
Je connais maintenant sa vie extérieure et publique. Je me suis assis à ses côtés, en omnibus ; j’ai joué aux dominos dans le café où il va, et je l’ai suivi jusqu’à sa porte.
Il demeure sur les hauteurs du quartier Breda comme une lorette.
C’est un homme pourtant, il a au menton des poils et non du crin, et s’il n’a pas le droit de porter sa culotte de l’officier, il est autorisé par la nature à passer les vêtements de notre sexe.
Le numéro de sa maison est 38 bis, rue Fontaine. Il habite là depuis quelques années, dans son meuble.
Il n’a pour garnir sa chambre qu’un lit entrelardé, moitié paillasse et moitié matelas.
Pour cinq francs par mois, une femme fait son ménage, elle vient le matin, balaie, s’en va et ne reparaît plus.
On m’a dit qu’il n’était pas pauvre ; on lui prête vingt mille francs de rentes ; mais il ne faut pas penser à lui emprunter cent sous ; il descend d’Harpagon, d’un Harpagon de Bruxelles.
Car il est Belge – jusqu’à présent.
Je veux dire qu’on croit qu’il est né à Bruxelles. Il a, paraît-il, des terres de ce côté ; il est propriétaire à Maubeuge.
C’est comme Belge qu’il a servi ; il faisait partie de certaine garde civique qui est partie pour la guerre ou est restée au coin du feu ; il faut consulter pour cela l’histoire. Il avait un grade dans cette garde ; la garde n’est plus, mais l’homme orange n’a pas donné sa démission.
C’est son costume d’officier qu’il porte ; seulement, comme le temps a couru depuis, il a changé l’épaulette de place, puis il a grossi les grains. Il croit toujours faire partie des cadres, et il se donne de l’avancement lui-même. Ennemi né des passe-droits, il n’a rien voulu accepter de la faveur, et il s’est nommé capitaine, chef d’escadron, colonel, général – à l’ancienneté. Il attend le temps moral nécessaire pour le maréchalat : son bâton pousse.
Il l’aurait déjà si on avait su apprécier ses services.
D’ici au jour où l’on réparera l’injustice, il se contente de réparer lui-même ses fonds de culotte. C’est lui qui recoud, reprise son pantalon rouge, quand il se pèle ou que dans l’ombre il se fend…
Lorsque la blessure est trop grave, il appelle un médecin, un gnaf du drap, qui panse la plaie, mais il fournit lui-même le taffetas, et n’en donne que ce qu’il faut, comme pour les cors, de quoi juste couvrir le trou. Il paye la visite un franc. Les tailleurs feraient de mauvaises affaires s’ils n’avaient à toucher que les fonds de l’homme orange !
Il est vieux, on le voit, mais il a la vie dure, un tronc de fer dans cette écorce d’érable. Il y a quinze ans qu’il n’a eu un rhume ; j’ai vu pourtant ses pieds se griser d’eau de pluie. Il a l’habitude de pratiquer des ventouses à ses chaussures. D’aucuns croient que c’est une manie : point. C’est afin de faire de la place pour les bagues qu’il porte aux doigts de pieds.
Il se promène tout le jour ; le soir, il dîne le plus souvent dans une crèmerie de la rue Saint-Georges, où l’on a ses trois plats pour deux francs.
Vers les neuf heures il rentre, et la bougie brille à sa fenêtre jusqu’à minuit. Quelquefois un homme est avec lui, un homme dans son jus, comme m’a dit une voisine : quelque camarade de régiment, sans doute, un officier comme lui ; ils se content leurs mutuelles disgrâces et se racontent leurs campagnes.
Il croit en avoir fait, et des plus récentes. Il a même, sur la guerre de Crimée, des idées à lui, et, s’il faut l’en croire, Sébastopol n’est pas pris.
Est-ce cela que nous prouvera, son livre ? On dit qu’il écrit un ouvrage et que c’est pour la postérité qu’il travaille, à la lueur de la bougie, quand il a fini ses raccommodages.
Il a d’ailleurs toute la simplicité du grand homme et le bon-enfant du soldat. On l’a vu prendre la corde aux mains d’une petite fille, et, tout vieux qu’il est, sauter, faire des doublés, dit la légende. Pourquoi pas du vinaigre ?
J’ai entendu dire qu’il serait mieux dans une maison de santé ! Ah ! ne dites point cela ! Pourquoi faire d’un innocent un supplicié ?
Le guérirait-on ? Le voisinage des fous laisse fous ceux qui le sont et peut rendre fous ceux qui ne le sont pas ! Quel mal font-ils, ces pauvres gens ? Laissez l’homme orange se promener muet et doux avec l’idée que Sébastopol est à prendre et qu’il est seul capable de s’en emparer. Laissez-le se croire général et décoré. Il n’empêchera pas les colonels d’avoir leur tour puisqu’il n’admet que l’ancienneté, et pour les décorations, n’est-ce pas ? il n’est point le seul qui en achète, et qui les porte sans les mériter…
C’est le petit commerce qui emplit les boutiques, couche, à l’entresol ou au premier : les étages supérieurs sont peuplés d’ouvriers en chambre, bien pauvres, sinon misérables. Les termes doivent être difficiles à recouvrer dans ces parages, et quand on monte les escaliers, à travers les portes entrebâillées, on entend chanter la graisse, on sent l’ognon : la soupe cuit sur le poêle : le linge sèche sur des ficelles.
Ce sont des ménages de besogneux ; ce n’est pas l’intérieur de l’artisan : ce n’est ni la barrière ni le faubourg.
Il doit demeurer peu de célibataires dans ces logements à deux pièces ou ces cabinets grands comme la main. Ni l’artiste, ni remployé, ni l’ambitieux, ni le bohème ne peuvent trouver là leur réduit ou leur nid. Il n’y a pas le calme ni la gaieté, pas de vaste horizon et point de feuilles vertes, on n’entend pas d’oiseaux, on ne voit point d’eau ! S’il loge par là un poète, croyez bien que sa maîtresse est couturière, qu’elle le nourrit, et l’on appelle le mari ou l’amant : mon homme, à partir du second étage.
J’ai suivi cette rue mille quatre cent vingt et une fois, toujours aux mêmes heures, au temps affreux où j’étais expéditionnaire. Triste chemin, mais j’avais des relais dans mon ennui.
Avez-vous remarqué jamais cette rôtisserie située à gauche en partant de la Croix-Rouge, dont la devanture est pleine de poulets blancs, d’oies jaunes ? C’est un tapis de volailles et comme un rideau de pendus. On y voit bardés de lard, vidés, troussés, grassouillets, rougeâtres, le fin perdreau, l’ortolan qui bedonne, la grive qui a bu ; le sang se caille au flanc humide des lièvres roux, et tombe en gouttes épaisses du museau luisant des chevreuils aux yeux doux.
Dans le fond, le tournebroche, pal immense, accomplit sa révolution pacifique devant un feu clair qui flambe, comme un fagot dans une cheminée de garde-chasse.
C’était mon bonheur, les soirs d’hiver, de m’arrêter devant le bûcher joyeux ; et je réchauffais à cette flamme les ailes transies de mes espérances.
Puis, j’allais à droite vers la boutique d’un cordonnier.
Il y a là pendues contre la porte, deux bottes de sept lieues, faites pour les mollets d’un monstre, à semelles de fer plantées sur des clous aiguisés et hauts comme des dents de brochet ou des crocs de chien : on dirait des instruments de torture, une invention de Denys le Tyran, les sabots de Phalaris ou les chaussons de Régulus. Mais non : ce sont les bottes du colonel Duriveau et de l’amiral Duquesne.
Il y a un exemplaire de chaque paire. L’une est faite en entonnoir et aurait pu être le hanap de Bassompierre. Il y a au talon de l’autre un éperon qui semble arraché au pied d’Attila.
Chacune a son écriteau accroché à la tige comme une pancarte à un cou d’aveugle.
Le premier est ainsi conçu et imprimé :
BOTTINES EN PEAU D’ÉLÉPHANT COUSUES EN ESCARPINS
POUVANT SERVIR POUR ALLER SUR LES GLACES
ET SUR LES MONTAGNES
ELLES SONT MUNIES DE PATINS
ELLES ONT APPARTENUES PENDANT NEUF ANNÉES AU CÉLÈBRE
AMIRAL DUQUENNE
SOUS LE RÈGNE DE LOUIS XIV
Voici le second document :
JE CERTIFIE QUE CES DITES BOTTES ONT APPARTENUES
AU COLONEL DURIVEAU
ET QU’IL EN A FAIT L’ACHAT AU CAIRE
CAPITALE DE LA BASSE-ÉGYPTE, EN 1798, À UN HOSPODAR (oh ! -)
PARIS, LE Ier JUILLET 1853
BERTHIER, EX-SECRÉTAIRE DU COLONEL DURIVEAU
Je connais l’amiral Duquesne, de nom. Mais le colonel Duriveau ? Le secrétaire Berthier ? Bastien, d’où viennent ces bottes ? Finiront-elles au Panthéon ou dans l’égout ? Resteront-elles à l’étalage, dix ans, comme une énigme ?
Souvent, au coin de la rue de la Chaise, près de la fontaine, je m’arrêtais pour écouter rire les Auvergnats. C’est là aussi que je rencontrais presque tous les soirs une vieille femme littéralement cassée en deux, que le restaurateur Ragache me fit connaître, FRANÇOISE, l’ancienne fiancée de Borie.
Ils s’aimaient ! Le bourreau vint, qui rompit le mariage d’un coup de hache ; mais, devant l’échafaud des quatre sergents de la Rochelle, Françoise avait juré fidélité par-delà la tombe au héros décapité, et depuis le jour où on les exécuta jusqu’au matin où elle mourut, il ne se passa pas une heure sans qu’elle n’embrassât, dans sa folie d’amour, cette tête coupée.
Borie lui avait jeté, du haut de la charrette, un bouquet qu’avait en quelques heures fané le feu de ses lèvres et brûlé l’eau de ses larmes ; mais elle avait saintement gardé le souvenir, et, sur son cœur, elle portait éternellement, comme un symbole, une touffe de roses fraîches ou de fleurs mortes. Elle n’avait pas toujours de quoi renouveler l’offrande ! Elle se faisait mendiante alors, et demandait la charité : l’aumône pour l’amour d’un mort !
Elle ne le disait point ainsi, car je crois que la folie avait éteint sa voix ou du moins égaré sa parole, mais elle tendait sa main ridée, et l’on y mettait des violettes avant d’y mettre un morceau de pain.
Elle ne sortait pas de ces quartiers ; c’était par là qu’elle avait entendu et vu Borie avant sa mort. Sa tête touchait ses genoux ; c’était à force de s’étire penchée pour écouter si Borie ne lui parlait pas du fond de sa tombe. Elle croyait entendre ce cœur de héros qui battait sous la terre.
Telle est l’histoire de ce juif-errant en haillons que tout le Paris de la rive gauche a vue sans savoir qui se cachait sous ce masque de fée et ces guenilles de sorcière. Elle est allée rejoindre Borie l’autre année. Elle avait des fleurs dans les mains quand elle mourut, Ophélie du souvenir ! On mit le bouquet dans son cercueil ; il refleurira dans l’autre monde !
Il y a encore dans la rue de Sèvres un couvent, un hôpital.