La Russie en 1839 - Ligaran - E-Book

La Russie en 1839 E-Book

Ligaran

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Extrait : "Depuis deux jours j'ai vu beaucoup de choses : d'abord la mosquée tatare. Le culte des vainqueurs est aujourd'hui toléré dans un coin de la capitale des vaincus ; encore ne l'est-il qu'à condition de laisser aux chrétiens la libre entrée du sanctuaire mahométan."

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Veröffentlichungsjahr: 2015

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Lettre vingt-neuvième
Sommaire de la lettre vingt-neuvième

La mosquée tatare. – Comment vivent à Moscou les descendants des Mongols. – Leur portrait. – Réflexions sur le sort des diverses races qui composent le genre humain. – Tolérance humiliante. – Points de vue pittoresques. – Le Kremlin. – Citation de Laveau. – Tour de Soukareff. – Vaste réservoir d’eau. – Architecture byzantine. – Établissements publics. – L’Empereur partout. – Antipathie du caractère des Slaves et des Allemands. – Grand manège de Moscou. – Le club des nobles. – Ce que les Russes entendent par la civilisation. – Ordonnances de Pierre Ier touchant la politesse. – Goût des Russes pour le clinquant. – Habitudes des grands seigneurs. – Ravages de l’ennui dans une société composée comme l’est celle de Moscou. – Un café russe. – Costume des garçons de café. – Humilité des anciens serfs russes. – Leur croyance religieuse. – La société de Moscou. – Maison de campagne dans l’enceinte de la ville. – Maisons de bois. – Dîner sous une tente. – Vraie politesse. – Caractère des Russes. – Leur mépris pour la démence. – L’Empereur flatte ce sentiment. – Manières gracieuses des Russes. – Leur puissance de séduction. – Illusions qu’elle produit. – Affinité de caractère des Russes et des Polonais. – Vie des mauvais sujets du grand monde à Moscou. – Ce qui explique leurs écarts. – Mobilité sans égale. – Ce qui sert d’excuse au despotisme. – Conséquences morales de ce régime. – Mauvaise foi nuisible même aux mauvaises mœurs. – Note sur notre littérature moderne. – Le respect pour la parole. – Ivrogne du grand monde. – Russes questionneurs et impolis. – Portrait du prince ***. – Ses compagnons. – Assassinat dans un couvent de femmes. – Histoires amoureuses. – Conversation de table d’hôte. – Le Lovelace du Kremlin. – Une motion burlesque. – Pruderie moderne. – Partie de campagne. – Adieux du prince *** dans une cour d’auberge. – Description de cette scène. – Le cocher élégant. – Mœurs des bourgeoises de Moscou. – Les libertins bien vus en ce pays. – Pourquoi. – Fruit du despotisme. – Erreur commune sur les conséquences de l’autocratie. – Condition des serfs. – Ce qui fait réellement la force de l’autocratie. – Double écueil. – Prétentions mal fondées. – Fausse route. – Résultats du système de Pierre Ier. – Vraie puissance de la Russie. – Ce qui a fait la grandeur du Czar Pierre. – Son influence jusqu’à ce jour. – Comment je cache mes lettres. – Pétrowski. – Chant des Bohémiens russes. – Révolution musicale opérée par Duprez. – Physionomie des Bohémiennes. – Opéra russe. – Comédie en français. – Manière dont les Russes parlent et entendent le français. – Illusion qu’ils nous font. – Un Russe dans sa bibliothèque. – Puérilité. – La tarandasse, voiture du pays. – Ce qu’est pour un Russe un voyage de quatre cents lieues. – Aimable trait de caractère.

Moscou, ce… août 1839.

Depuis deux jours j’ai vu beaucoup de choses : d’abord la mosquée tatare. Le culte des vainqueurs est aujourd’hui toléré dans un coin de la capitale des vaincus ; encore ne l’est-il qu’à condition de laisser aux chrétiens la libre entrée du sanctuaire mahométan.

Cette mosquée est un petit édifice d’apparence mesquine, et les hommes à qui l’on permet d’y adorer Dieu et le prophète ont la mine chétive, l’air sale, pauvre, craintif. Ils viennent se prosterner dans ce temple tous les vendredis sur un mauvais morceau de laine que chacun apporte là soi-même. Leurs beaux habits asiatiques sont devenus des haillons, leur arrogance de la ruse inutile, leur toute-puissance de l’abjection ; ils vivent le plus sépares qu’ils peuvent de la population qui les environne et les étouffe. Certes, à voir ces figures de mendiants ramper au milieu de la Russie actuelle, on ne se douterait guère de la tyrannie que leurs pères exerçaient contre les Moscovites.

Renfermés autant que possible dans la pratique de leur religion, ces malheureux fils de conquérants trafiquent à Moscou des denrées et des marchandises de l’Asie, et afin d’être le plus mahométans qu’ils peuvent, ils évitent de faire usage de vin et de liqueurs fortes, et ils tiennent leurs femmes en prison ou du moins voilées, pour les soustraire aux regards des autres hommes qui pourtant ne pensent guère à elles, car la race mongole est peu attrayante. Des joues aux pommettes saillantes, des nez écrasés, des yeux petits, noirs, enfoncés, des cheveux crépus, une peau bise et huileuse, une taille au-dessous de la moyenne ; misère et saleté ; voilà ce que j’ai remarqué chez les hommes de cette race abâtardie, ainsi que chez le petit nombre de femmes dont j’ai pu apercevoir les traits.

Ne dirait-on pas que la justice divine si incompréhensible quand on considère le sort des individus, devient éclatante lorsque l’on réfléchit sur la destinée des nations ? La vie de chaque homme est un drame qui se noue sur un théâtre et se dénoue sur un autre, mais il n’en est pas ainsi de la vie des nations. Cette instructive tragédie commence et finit sur la terre ; voilà pourquoi l’histoire est une lecture sainte ; c’est la justification de la Providence.

Saint Paul avait dit : « Respect aux puissances ; elles sont instituées de Dieu. » L’Église, avec lui, a tiré l’homme de son isolement, il y a bientôt deux mille ans, en le baptisant citoyen d’une société éternelle, et dont toutes les autres sociétés n’étaient que des modèles imparfaits : ces vérités ne sont point démenties, au contraire, elles sont confirmées par l’expérience. Plus on étudie le caractère des différentes nations qui se partagent le gouvernement de la terre, et plus on reconnaît que leur sort est la conséquence de leur religion ; l’élément religieux est nécessaire à la durée des sociétés, parce qu’il faut aux hommes une croyance surnaturelle, afin de faire cesser pour eux le soi-disant état de nature, état de violence et d’iniquité ; et les malheurs des races opprimées ne sont que la punition de leurs infidélités ou de leurs erreurs volontaires en matière de foi ; telle est la croyance que je me suis formée à la suite de mes nombreux pèlerinages. Tout voyageur est forcé de devenir philosophe et plus que philosophe, car il faut être chrétien pour pouvoir contempler sans vertige la condition des différentes races dispersées, sur le globe, et pour méditer sans désespoir sur les jugements de Dieu, cause mystérieuse des vicissitudes humaines…

Je vous dis mes réflexions dans la mosquée pendant la prière des enfants de Bati, devenus des parias chez leurs esclaves…

Aujourd’hui, la condition d’un Tatare en Russie ne vaut pas celle d’un serf moscovite.

Les Russes s’enorgueillissent de la tolérance qu’ils accordent au culte de leurs anciens tyrans ; je la trouve plus fastueuse que philosophique, et pour le peuple qui la subit, c’est une humiliation de plus. À la place des descendants de ces implacables Mongols qui furent si longtemps les maîtres de la Russie et l’effroi du monde, j’aimerais mieux prier Dieu dans le secret de mon cœur que dans une ombre de mosquée due à la pitié de mes anciens tributaires.

Quand je parcours Moscou sans but et sans guide, le hasard me sert toujours bien. On ne peut s’ennuyer à errer dans une ville où chaque rue, chaque maison a son échappée de vue sur une autre ville, qui semble bâtie par les génies, ville toute hérissée de murailles brodées, crénelées, découpées, qui supportent une multitude de vigies, de tours et de flèches, enfin sur le Kremlin, forteresse poétique par son aspect, historique par son nom……… J’y reviens sans cesse par l’attrait qu’on éprouve pour tout ce qui frappe vivement l’imagination ; mais il faut se garder d’examiner en détail l’amas incohérent de monuments dont est encombrée cette montagne murée. Le sens exquis de l’art, c’est-à-dire le talent de trouver la seule expression parfaitement juste d’une pensée originale, manque aux Russes ; cependant lorsque les géants copient, leurs imitations ont toujours un genre de beauté ; les œuvres du génie sont grandioses, celles de la force matérielle sont grandes : c’est encore quelque chose.

Le Kremlin est pour moi tout Moscou. J’ai tort, mais ma raison réclame en vain, je ne m’intéresse ici qu’à cette vénérable citadelle, la racine d’un Empire et le cœur d’une ville.

Voici comment l’auteur du meilleur guide de Moscou que nous ayons, Lecointe Laveau, décrit cette ville :

« Moscou, dit-il, doit sa beauté originale aux murs crénelés du Kitaigorod et du Kremlin, à la singulière architecture de ses églises, à ses coupoles dorées et à ses nombreux jardins ; que l’on prodigue les millions pour élever le palais de Bajeanoff au Kremlin, qu’on dépouille de ses murs ; que l’on édifie des églises régulièrement belles, à la place de ces clochers en lanternes, et de ces cinq coupoles qui s’élèvent de toutes parts ; que la manie de bâtir convertisse les jardins en maisons, et alors on aura, au lieu de Moscou, une des plus grandes villes européennes, mais qui n’attirera plus la curiosité des voyageurs. »

Ces lignes expriment des idées qui s’accordent avec les miennes, et qui par conséquent m’ont frappé par leur justesse.

Pour me distraire un instant du terrible Kremlin, j’ai été visiter la tour de Soukareff, bâtie sur une hauteur, près d’une des entrées de la ville. Le premier étage est une vaste construction où l’on a pratiqué un immense réservoir ; on pourrait se promener en petit bateau dans ce bassin qui distribue aux différents quartiers de la ville presque toute l’eau qu’on boit à Moscou. La vue de cette espèce de mare murée et suspendue à une grande hauteur, produit une impression singulière. L’architecture de l’édifice, assez moderne d’ailleurs, est lourde et triste ; mais des arcades byzantines, de solides rampes d’escaliers, des ornements dans le style du Bas-Empire, en rendent l’ensemble imposant. Ce style se perpétue en Moscovie ; appliqué avec discernement, il eût donné naissance à la seule architecture nationale possible chez les Russes ; inventé dans un climat tempéré, il s’accorde également avec les besoins de l’homme du Nord, et avec les habitudes de l’homme des pays chauds. Les intérieurs des édifices byzantins sont assez semblables à des caves ornées, et grâce à la solidité des murailles massives, à l’obscurité des voûtes, on y trouve un abri contre, le froid aussi bien que contre le soleil.

On m’a fait voir l’Université, l’École des cadets, les Instituts de Sainte-Catherine et de Saint-Alexandre, les veuves, enfin l’institut Alexandrinien : les enfants trouvés, tout cela est vaste et pompeux ; les Russes s’enorgueillissent d’avoir un si grand nombre de beaux établissements publics à montrer aux étrangers ; pour ma part, je me contenterais d’une moindre magnificence en ce genre, car rien n’est plus ennuyeux à parcourir que ces blancs palais somptueusement monotones, où tout marche militairement et où la vie humaine semble réduite à l’action d’une roue de pendule. Demandez à d’autres ce que j’ai vu dans ces utiles et superbes pépinières d’officiers, de mères de famille et d’institutrices ; ce n’est pas moi qui vous le dirai : sachez seulement que ces congrégations moitié politiques, moitié charitables, m’ont paru des modèles de bon ordre, de soin, de propreté ; ceci fait honneur aux chefs de ces diverses écoles, ainsi qu’au chef suprême de l’Empire.

On ne peut un seul instant oublier cet homme unique par qui la Russie pense, juge et vit ; cet homme, la science et la conscience de son peuple, qui prévoit, mesure, ordonne, distribue tout ce qui est nécessaire et permis aux autres hommes, auxquels il tient lieu de raison, de volonté, d’imagination, de passion, car sous son règne pesant, il n’est loisible à nulle créature de respirer, de souffrir, d’aimer hors des cadres tracés d’avance par la sagesse suprême qui pourvoit ou qui est censée pourvoir à tous les besoins des individus comme à ceux de l’État.

Chez nous on est fatigué de licence et de variété, ici on est découragé par l’uniformité, glacé par la pédanterie qu’on ne peut plus séparer de l’idée de l’ordre, d’où il arrive qu’on hait ce qu’on devrait aimer. La Russie, cette nation enfant, n’est qu’un immense collège : tout s’y passe comme à l’école militaire, excepté que les écoliers n’en sortent qu’à la mort.

Ce qu’il y a d’allemand dans l’esprit du gouvernement russe est antipathique au caractère slave ; ce peuple oriental, nonchalant, capricieux, poétique, s’il disait ce qu’il pense, se plaindrait amèrement de la discipline germanique qui lui est imposée depuis Alexis, Pierre-le-Grand et Catherine II, par une race de souverains étrangers. La famille Impériale a beau faire, elle sera toujours trop tudesque pour conduire tranquillement les Russes et pour se sentir d’aplomb chez eux ; elle les subjugue, elle ne les gouverne pas. Les paysans seuls s’y trompent.

J’ai poussé le scrupule de voyageur jusqu’à me laisser conduire à un manège, le plus grand je crois qui existe : le plafond en est soutenu par des arceaux de fer légers et hardis : c’est un édifice étonnant dans son genre.

Le club des nobles est fermé pendant cette saison : je m’y suis rendu également par acquit de conscience. On voit dans la salle principale une statue de Catherine II. Cette salle est ornée de colonnes et se termine d’un côté par une demi-rotonde. Elle peut contenir environ 3000 personnes : il s’y donne pendant l’hiver des fêtes fort brillantes, dit-on ; je crois sans peine à la magnificence des bals de Moscou ; les grands seigneurs russes entendent à merveille l’art de varier autant que possible ces monotones divertissements obligés ; leur luxe est réservé aux plaisirs d’apparat ; leur imagination s’y complaît ; ils prennent l’éclat pour la civilisation, le clinquant pour l’élégance, et ceci me prouve qu’ils sont plus incultes encore que nous ne l’imaginons. Il y a un peu plus de cent ans que Pierre-le-Grand leur dictait des lois de politesse applicables dans chaque classe de la société ; il ordonnait des réunions à l’instar des bals et des assemblées de la vieille Europe. Il forçait les Russes à s’inviter les uns les autres à ces réunions imitées des assemblées en usage chez les nations de la vieille Europe, puis il les obligeait d’admettre leurs femmes dans ces cercles en les exhortant à ôter leur chapeau pour entrer dans la chambre. Mais tandis que ce grand précepteur de son peuple enseignait si bien la civilité puérile aux boyards et aux marchands de Moscou, il s’abaissait lui-même à la pratique des métiers les plus vils, à commencer par celui de bourreau ; on lui a vu couper vingt têtes de sa main dans une soirée ; et on l’a entendu se vanter de son adresse à ce métier qu’il exerça avec une rare férocité lorsqu’il eut triomphé des coupables mais encore plus malheureux strélitz : telle est l’éducation, tels sont les exemples qu’on donnait aux Russes il y a un siècle et demi, pendant qu’on représentait le Misanthrope à Paris ; et c’est de l’homme dont ils recevaient ces leçons, de ce digne héritier des Ivan, qu’ils ont fait leur dieu, le modèle du prince russe à tout jamais !

Aujourd’hui ces nouveaux convertis à la civilisation n’ont pas encore perdu leur goût de parvenus pour ce qui a de l’éclat, pour tout ce qui attire les yeux.

Les enfants et les sauvages aiment ce qui brille : les Russes sont des enfants qui ont l’habitude, non l’expérience du malheur. De là, pour le dire en passant, le mélange de légèreté et de causticité qui les caractérise. L’agrément d’une vie égale, calme, arrangée seulement pour satisfaire les affections intimes, pour le plaisir de la conversation, pour les jouissances de l’esprit, ne leur suffirait pas longtemps.

Ce n’est pas cependant que les grands seigneurs se montrent tout à fait insensibles à ces plaisirs raffinés ; mais afin de captiver l’arrogante frivolité de ces satrapes travestis, afin de fixer leur imagination divagante, il leur faut des intérêts plus vifs. L’amour du jeu, l’intempérance, le libertinage et les jouissances de la vanité peuvent à peine combler le vide de ces cœurs blasés. Pour occuper l’insouciance de ces esprits fatigués de stérilité, usés d’oisiveté, pour remplir la journée de ces malheureux riches, la création de Dieu ne suffit plus : dans leur orgueilleuse misère, ils appellent à leur secours l’esprit de destruction.

Toute l’Europe moderne s’ennuie ; c’est ce qu’atteste la manière de vivre de la jeunesse actuelle ; mais la Russie souffre de ce mal plus qu’aucune autre société ; car ici tout est excessif : vous peindre les ravages de la satiété dans une population comme celle de Moscou, ce serait difficile. Nulle part les maladies de l’âme engendrées par l’ennui, par cette passion des hommes qui n’ont point de passions, ne m’ont paru aussi graves ni aussi fréquentes qu’elles le sont en Russie parmi les grands : on dirait qu’ici la société a commencé par les abus. Quand le vice ne suffit plus pour aider le cœur de l’homme à secouer l’ennui qui le ronge, ce cœur va au crime.

L’intérieur d’un café russe est assez singulier : figurez-vous une grande salle basse et mal éclairée qui se trouve ordinairement au premier étage d’une maison. On y est servi par des hommes vêtus d’une chemise blanche, laquelle est liée au-dessus des reins, et retombe en guise de tunique ; ou pour parler moins noblement, de blouse sur de larges pantalons également blancs. Ces garçons de café ont les cheveux longs et lisses comme tous les hommes du peuple en Russie, et leur ajustement les fait ressembler aux théophilanthropes de la République française, ou à des prêtres d’opéra du temps où le paganisme était à la mode au théâtre. Ils vous servent en silence du thé excellent, et tel qu’on n’en trouve en aucun autre pays, du café, des liqueurs ; mais ce service se fait avec une solennité et un silence bien différents de la bruyante gaîté qui règne dans les cafés de Paris. En Russie tout plaisir populaire est mélancolique, la joie y devient un privilège ; aussi la trouvé-je presque toujours outrée, affectée ou grimaçante, et pire que la tristesse.

En Russie, un homme qui rit est un comédien, un flatteur ou un ivrogne.

Ceci me rappelle le temps où les serfs russes croyaient, dans leur naïve abjection, que le ciel n’était fait que pour leurs maîtres : terrible humilité du malheur ! Ceci vous fait voir comment l’Église grecque enseigne le christianisme au peuple.

(Suite de la même lettre.)

Moscou, ce 15 août 1839, au soir.

La société de Moscou est agréable ; le mélange des traditions patriarcales de l’ancien monde et des manières aisées de l’Europe moderne y produit quelque chose d’original. Les habitudes hospitalières de l’antique Asie, et le langage élégant de l’Europe civilisée se sont donné rendez-vous sur ce point du monde pour y rendre la vie douce et facile. Moscou plante sur la limite de deux continents, marque, au milieu de la terre, un point de repos entre Londres et Pékin. Ici l’esprit d’imitation n’a pas encore totalement effacé le caractère national ; quand le modèle reste loin, la copie redevient presque originale.

Ou la Russie n’accomplira pas ce qui nous paraît sa destinée, ou Moscou redeviendra quelque jour la capitale de l’Empire, car elle seule possède le germe de l’indépendance et de l’originalité russe. La racine de l’arbre est là ; c’est là qu’il doit porter ses fruits ; jamais greffe n’acquiert la force de la semence.

Un petit nombre de lettres de recommandation suffit à Moscou pour mettre un étranger en rapport avec une foule de personnes distinguées, soit par leur fortune, soit par leur rang, soit par leur esprit. Le début d’un voyageur est donc facile dans ce séjour.

On m’a invité, il y a peu de jours, à dîner dans une maison de campagne. C’est un pavillon situé dans l’enceinte de Moscou ; mais, pour y arriver, vous côtoyez pendant une lieue des étangs solitaires, vous traversez des champs qui ressemblent à des steppes ; puis, en approchant de l’habitation, vous apercevez au-delà du jardin une forêt de sapins, sombre et profonde, qui n’appartient pas au parc, et qui même ne dépend plus de la ville, dont elle borde seulement la limite extérieure : qui n’eût été charmé comme je le fus, à la vue de ces ombres profondes, de ce site majestueux, de cette vraie solitude dans une ville ? qui n’eût rêvé là d’un camp, d’une horde voyageuse, enfin de toute autre chose que d’une capitale, où se trouve tout le luxe, toutes les recherches de la civilisation moderne ? De tels contrastes sont caractéristiques ; rien de semblable ne peut se rencontrer ailleurs.

On m’a reçu dans une maison de bois… Autre singularité. À Moscou, le riche est abrité comme le mugic par des planches ; tous deux dorment sous des madriers équarris et échancrés du bout, à la manière des solives employées dans les chaumières primitives. Mais l’intérieur de ces grandes cabanes rappelle le luxe des plus beaux palais de l’Europe. Si je vivais à Moscou, j’y voudrais avoir une maison de bois. C’est la seule habitation qui soit d’un style national, et ce qui m’importe davantage encore, la seule qui soit convenable sous ce climat. La maison de bois passe parmi les vrais Moscovites pour plus saine et plus chaude que la maison de pierre. Celle où l’on me reçut me parut commode et élégante : elle n’est cependant habitée que pendant l’été par le propriétaire, qui retourne passer les mois d’hiver dans un quartier plus central.

Nous avons dîné au milieu du jardin, et pour que rien ne manquât à l’originalité de la scène, je trouvai la table mise sous une tente. La conversation, quoiqu’entre hommes et fort animée, fort libre, fut décente ; chose rare même chez les peuples qui se croient maîtres en fait de civilisation. Il y avait là des personnes qui ont beaucoup vu, beaucoup lu, leurs jugements sur toutes choses m’ont paru justes et fins ; les Russes sont singes dans les habitudes de la vie élégante ; mais ceux qui pensent (il est vrai qu’on les compte) redeviennent eux-mêmes dans les entretiens familiers, c’est-à-dire des Grecs doués d’une finesse et d’une sagacité héréditaires.

Le dîner me parut court, pourtant il dura longtemps ; notez qu’au moment de nous mettre a table je voyais les convives pour la première fois, et le maître de la maison pour la seconde.

Ceci n’est, pas une remarque indifférente, car une grande et vraie politesse peut seule mettre si vite à son aise un étranger. Entre tous les souvenirs de mon voyage, celui de cette journée me restera comme un des plus agréables.

Au moment de quitter Moscou pour n’y revenir qu’en passant, je ne crois pas inutile de vous peindre le caractère des Russes tel que j’ai pu me le représenter après un séjour assez court, à la vérité, dans leur pays ; mais employé sans relâche à observer attentivement une multitude de personnes et de choses, et à comparer avec un soin scrupuleux beaucoup de faits divers. La variété des objets qui passent sous les yeux d’un voyageur aussi favorisé que je l’étais par les circonstances, et aussi actif que je le suis quand ma curiosité est excitée, supplée jusqu’à un certain point au loisir et au temps qui m’ont manqué. Vous savez, je vous l’ai dit souvent, que je me complais dans l’admiration ; cette disposition naturelle doit donner quelque crédit à mes jugements quand je n’admire pas.

En général les hommes de ce pays ne me paraissent pas disposés à la générosité ; ils n’y croient guère, ils la nieraient s’ils l’osaient, et s’ils ne la nient pas, ils la méprisent, parce qu’ils n’en ont pas la mesure en eux-mêmes. Ils ont plus de finesse que de délicatesse, de douceur que de sensibilité, plus de souplesse que de laisser aller, plus de grâce que de tendresse, de perspicacité que d’invention, plus d’esprit que d’imagination, plus d’observation que d’esprit, et du calcul plus que tout. Ils travaillent non pour arriver à un résultat utile aux autres, mais pour obtenir une récompense ; le feu créateur leur est refusé, l’enthousiasme qui produit le sublime leur manque, la source des sentiments, qui n’ont besoin que d’eux-mêmes pour juges et pour rémunérateurs, leur est inconnue. Ôtez-leur le mobile de l’intérêt, de la crainte et de la vanité, vous leur ôtez l’action ; s’ils entrent dans l’empire des arts, ce sont des esclaves qui servent dans un palais ; les saintes solitudes du génie leur restent inaccessibles : le chaste amour du beau ne leur suffit pas.

Il en est de leurs actions dans la vie pratique comme de leurs créations dans le monde de la pensée ; où triomphe la ruse, la magnanimité passe pour duperie.

La grandeur d’âme, je le sais, cherche sa récompense en elle-même ; mais si elle ne demande rien, elle commande beaucoup, car elle veut rendre les hommes meilleurs : ici elle les rendrait pires, parce qu’on la prendrait pour un masque. La clémence s’appelle faiblesse chez un peuple endurci par la terreur ; rien ne le désarme ; la sévérité implacable lui fait ployer les genoux, le pardon au contraire lui ferait lever la tête ; on ne saurait le convaincre, on ne peut que le subjuguer ; incapable de fierté, il peut être audacieux : il se révolte contre la douceur, il obéit à la férocité qu’il prend pour de la force.

Ceci m’explique le système de gouvernement adopté par l’Empereur, sans toutefois me le faire approuver : ce prince sait et fait ce qu’il faut pour être obéi ; mais en politique, je n’admire pas le nécessaire. Ici la discipline est le but, ailleurs elle est le moyen ; c’est l’école des nations que je demande aux gouvernements. Est-il pardonnable à un prince de ne pas suivre les bonnes inspirations de son cœur, parce qu’il croirait dangereux de manifester des sentiments trop supérieurs à ceux de son peuple ? À mes yeux la pire des faiblesses, c’est celle qui rend impitoyable. Rougir de la magnanimité, c’est s’avouer indigne de la puissance suprême.

Les peuples ont besoin qu’on leur rappelle incessamment ce qui vaut mieux que le monde ; comment leur faire croire en Dieu, si ce n’est par le pardon ? La prudence ne devient une vertu qu’autant qu’elle n’en exclut pas une plus haute. Si l’Empereur n’a pas dans le cœur plus de clémence qu’il en fait paraître dans sa politique, je plains la Russie ; et si ses sentiments sont supérieurs à ses actes, je plains l’Empereur.

Les Russes, lorsqu’ils sont aimables, ont dans les manières une séduction qu’on subit en dépit de toute prévention, d’abord sans la remarquer, plus tard sans pouvoir ni vouloir s’y soustraire ; définir une telle influence ce serait expliquer l’imagination, régulariser le charme ; c’est un attrait impérieux, quoique secret, une puissance souveraine qui tient à la grâce innée des Slaves, à ce don qui dans la société remplace tous les autres dons, et que rien ne remplace, car on peut définir la grâce en disant que c’est précisément ce qui sert à se passer de tout ce qu’on n’a pas.

Figurez-vous feu la politesse française ressuscitée, et devenue réellement tout ce qu’elle paraissait ; figurez-vous la plus parfaite aménité non étudiée, l’oubli de soi-même, involontaire, non appris, l’ingénuité dans le bon goût, l’irréflexion dans le choix, l’aristocratie élégante sans morgue, la facilité sans impertinence, l’instinct de la supériorité tempéré par la sécurité qui accompagne la grandeur…. J’ai tort, de chercher à définir des nuances trop fugitives, ce sont de ces délicatesses qui se sentent, il faut les deviner, et se garder de fixer par la parole leur rapide apparition ; mais enfin sachez qu’on les retrouve toutes et d’autres encore dans les manières et dans la conversation des Russes vraiment élégants ; et plus souvent plus complètement chez ceux qui n’ont pas voyagé, mais qui, restés en Russie, se sont pourtant trouvés en contact avec quelques étrangers distingués.

Ces agréments, ce prestige, leur donnent un souverain pouvoir sur les cœurs : tant que vous demeurez en la présence de ces êtres privilégiés, vous êtes sous le joug ; et le charme est double, car c’est leur triomphe que vous vous imaginez être pour eux tout ce qu’ils sont pour vous. Le temps, le monde, n’existent plus, les engagements, les affaires, les ennuis, les plaisirs, sont oubliés, les devoirs de société abolis ; un seul intérêt subsiste, celui du moment ; une seule personne survit, la personne présente, qui est toujours la personne aimée. Le besoin de plaire poussé à cet excès réussit infailliblement : c’est le sublime du bon coût c’est l’élégance la plus raffinée : et tout cela naturel comme l’instinct : cette amabilité suprême n’est point fausseté, c’est un talent qui ne demande qu’à s’exercer ; pour prolonger votre illusion, il suffirait de ne pas partir ; mais vous partez, tout est évanoui, excepté le souvenir que vous emportez.

Les Russes sont les premiers comédiens du monde ; pour faire effet, ils n’ont pas besoin du prestige de la scène.

Tous les voyageurs leur ont reproché leur versatilité ; le reproche n’est que trop motivé : on se sent oublié en leur disant adieu ; j’attribue ce tort à la légèreté du caractère, à l’inconstance du cœur, mais aussi au manque d’instruction solide. Ils aiment qu’on les quitte parce qu’ils craindraient de se laisser pénétrer en se laissant approcher un peu longtemps de suite : de là l’engouement et l’indifférence qui se succèdent si rapidement chez eux. Cette inconstance apparente n’est qu’une précaution de vanité bien entendue, et assez commune parmi les personnes du grand monde dans tous les pays. Ce qu’on cache avec le plus de soin, ce n’est pas le mal, c’est le vide ; on ne rougit pas d’être pervers, on est humilié d’être nul ; d’après ce principe, les Russes du grand monde montrent volontiers de leur esprit, de leur caractère, ce qui plaît au premier venu, ce qui nourrit la conversation pendant quelques heures ; mais si vous essayez de passer derrière la décoration qui vous a ébloui d’abord, ils vous arrêtent comme un indiscret qui s’aviserait d’écarter le paravent de leur chambre à coucher dont l’élégance aussi est toute en dehors. Ils vous accueillent par curiosité, puis ils vous repoussent par prudence.

Ceci s’applique à l’amitié comme à l’amour, à la société des hommes comme à celle des femmes. En faisant le portrait d’un Russe, on peint la nation ; comme un soldat sous les armes nous donne l’idée de tout son régiment. Nulle part l’influence de l’unité dans le gouvernement et dans l’éducation n’est plus sensible qu’elle l’est ici. Tous les esprits y portent l’uniforme. Ah ! pour peu qu’on soit jeune et facile à émouvoir, on doit bien souffrir quand on apporte chez ce peuple au cœur froid, à l’esprit aiguisé par la nature et par l’éducation sociale, la simplicité des autres peuples ! Je me figure la sensibilité allemande, la naïveté confiante, l’étourderie des Français, la constance des Espagnols, la passion des Anglais, l’abandon, la bonhomie des vrais, des vieux Italiens, aux prises avec la coquetterie innée des Russes ; et je plains les pauvres étrangers qui croiraient un moment pouvoir devenir acteurs dans le spectacle qui les attend ici. En affaires de cœur, les Russes sont les plus douces bêtes féroces qu’il y ait sur la terre, et leurs griffes bien cachées n’ôtent malheureusement rien à leurs agréments.

Je n’ai jamais éprouvé un charme semblable, si ce n’est dans la société polonaise : nouveau rapport qui se découvre entre les deux familles ! Les haines civiles ont beau séparer ces peuples, la nature les réunit en dépit d’eux-mêmes. Si la politique ne forçait l’un à opprimer l’autre, ils se reconnaîtraient et s’aimeraient.

Les Polonais sont des Russes chevaleresques et catholiques, avec la différence qu’en Pologne ce sont les femmes qui vivent ou, pour parler avec plus de précision, qui commandent ; et qu’en Russie, ce sont les hommes.

Mais ces mêmes gens, si naturellement aimables, si bien doués, ces personnes si charmantes tombent quelquefois dans des écarts que des hommes du caractère le plus vulgaire éviteraient.

Vous ne sauriez vous représenter la vie de plusieurs des jeunes gens les plus distingués de Moscou. Ces hommes, qui portent des noms et appartiennent à des familles connues dans l’Europe entière, se perdent dans des excès inqualifiables ; on les voit hésiter jusqu’à la mort entre le sérail de Constantinople et la halle de Paris.

On ne conçoit pas qu’ils résistent six mois au régime qu’ils adoptent pour toute la vie, et soutiennent avec une constance qui serait digne du ciel, si elle s’appliquait à la vertu. Ce sont des tempéraments faits exprès pour l’enfer anticipé ; c’est ainsi que je qualifie la vie d’un débauché de profession à Moscou.

Au physique le climat, au moral le gouvernement de ce pays dévorent en germe ce qui est faible, tout ce qui n’est pas robuste ou stupide succombe en naissant ; il ne reste debout que les brutes et que les natures fortes dans le bien comme dans le mal. La Russie est la patrie des passions effrénées ou des caractères débiles, des révoltés ou des automates, des conspirateurs ou des machines ; ici point d’intermédiaire entre le tyran et l’esclave, entre le fou et l’animal ; le juste milieu y est inconnu, la nature n’en veut pas ; l’excès du froid comme celui du chaud pousse l’homme dans les extrêmes. Ce n’est pas à dire que les âmes fortes soient moins rares en Russie qu’ailleurs, au contraire, elles y sont plus rares, grâce à l’apathie du grand nombre ; l’exagération est un symptôme de faiblesse. Les Russes n’ont pas toutes les facultés qui répondent à toutes leurs ambitions.

Nonobstant les contrastes que je viens de vous indiquer, tous se ressemblent sous un rapport : tous sont légers ; parmi ces hommes du moment, l’oubli fait chaque matin avorter au réveil quelques-uns des projets du soir. On dirait que chez eux le cœur est l’empire du hasard ; rien ne tient contre leur facilité à tout adopter comme à tout abandonner. Ce sont des reflets ; ils rêvent et font rêver : ils ne naissent pas, ils apparaissent ; ils vivent et meurent sans avoir aperçu le côté sérieux de l’existence. Ni le bien ni le mal, rien chez eux n’a de réalité ; ils peuvent pleurer, ils ne peuvent pas être malheureux. Palais, montagnes, géants, sylphes, passions, solitude, foule brillante, bonheur suprême, douleur sans bornes : un quart d’heure de conversation avec eux vous fait passer devant les yeux de l’esprit tout un univers. Leur regard prompt et dédaigneux parcourt sans y rien admirer les produits de l’intelligence humaine pendant des siècles ; ils pensent se mettre au-dessus de tout, parce qu’ils méprisent tout ; leurs éloges sont des insultes : ils louent en envieux, ils se prosternent, mais toujours à regret devant ce qu’ils croient les idoles de la mode. Mais au premier coup de vent, le nuage succède au tableau, et le nuage se dissipe à son tour. Poussière et fumée, chaos et néant, voilà tout ce qui peut sortir de ces têtes inconsistantes.

Rien ne prend racine sur un sol si profondément mouvant. Là, tout s’efface, tout s’égalise, et le monde vaporeux où ils vivent et nous font vivre paraît et disparaît au gré de leur infirmité. Mais aussi dans cet élément fluide, rien ne finit ; l’amitié, l’amour qu’on croyait perdus, revivent évoqués d’un regard, d’un mot, à l’instant où l’on y pense le moins ; à la vérité, c’est pour être révoqués aussitôt que l’on a repris à la confiance. Sous la baguette toujours agissante de ces magiciens, la vie est une fantasmagorie continuelle ; c’est un jeu fatigant, mais où les maladroits seuls se ruinent, car où tout le monde triche, personne n’est trompé : en un mot, ils sont faux comme l’eau, selon la poétique expression de Shakespeare dont les larges coups de pinceau sont des révélations de la nature !!

Ceci m’explique pourquoi, jusqu’à présent, ils ont semblé voués par la Providence au gouvernement despotique : c’est par pitié autant que par habitude qu’on les tyrannise.

Si je ne m’adressais qu’à un philosophe tel que vous, ce serait ici le lieu d’insérer des détails de mœurs qui ne ressemblent à rien de ce que vous avez jamais lu, même en France, où l’on écrit et décrit tout ; mais derrière vous je vois le public, et cette complication m’arrête : vous vous figurerez donc ce que je ne vous dis pas, ou, pour parler plus juste, vous ne vous le figurerez jamais. Les excès du despotisme qui, seuls, peuvent donner lieu à l’anarchie morale que je vois régner ici ne vous étant connus que par ouï-dire, les conséquences vous en paraîtraient incroyables.

Où la liberté légale manque, la liberté illégitime ne manque jamais ; où l’usage est interdit, l’abus s’introduit ; déniez le droit, vous suscitez la fraude ; refusez la justice, vous ouvrez la porte au crime. Il en est de certaines constitutions politiques et de certaines sévérités sociales comme de la censure servie par des douaniers, lesquels ne laissent passer que les livres pernicieux parce qu’on ne se donne pas la peine de les tromper pour les écrits inoffensifs.

Il suit de là que Moscou est la ville de l’Europe où le mauvais sujet du grand monde a le plus ses coudées franches. Le gouvernement de ce pays est trop éclairé pour ne pas savoir que, sous le pouvoir absolu, il faut que la révolte éclate quelque part ; et il l’aime mieux dans les mœurs que dans la politique. Voilà le secret de la licence des uns et de la tolérance des autres. Néanmoins la corruption des mœurs a ici plusieurs autres causes que je n’ai ni le temps ni le moyen de discerner.

En voici pourtant une à laquelle je dois vous rendre attentif. C’est le grand nombre de personnes bien nées, mais mal famées, qui tombées en disgrâce pour leurs déportements, se retirent et se fixent à Moscou.

Après les orgies que notre littérature moderne s’est plu à nous dépeindre, vous savez avec quels détails, mais dans une intention morale, s’il faut en croire nos écrivains, nous devrions nous trouver experts en matière de mauvaise vie. Eh, mon Dieu ! je passe condamnation sur la soi-disant utilité de leur but ; je tolère leurs prédications ; mais j’y attache peu d’importance, vu qu’en littérature il y a quelque chose de pis que ce qui est immoral : c’est ce qui est ignoble ; si, sous le prétexte de provoquer des réformes salutaires aux dernières classes de la société, on corrompt le goût des classes supérieures, on fait du mal. Faire parler ou seulement faire entendre aux femmes le langage des tabagies, faire aimer la grossièreté aux hommes du monde, c’est causer aux mœurs d’une nation un tort qu’aucune réforme légale ne peut compenser. La littérature est perdue chez nous parce que nos auteurs les plus spirituels, oubliant tout sentiment poétique, tout respect du beau, écrivent pour les habitués des omnibus et des barrières, et qu’au lieu d’élever ces nouveaux juges jusqu’aux aperçus des esprits délicats et nobles, ils s’abaissent jusqu’aux appétits des esprits les plus incultes et qui grâce au régime où on les met, vont être blasés d’avance sur tous les plaisirs raffinés. On fait de la littérature à l’eau forte, parce qu’avec la sensibilité on a perdu la faculté de s’intéresser aux choses simples ; ceci est un mal plus grave que toutes les inconséquences qu’on signale dans les lois et dans les mœurs des vieilles sociétés ; c’est encore une suite du matérialisme moderne qui réduit tout à l’utile et ne voit l’utile que dans les résultats les plus immédiats, les plus positifs de la parole. Malheur au pays où les maîtres de l’art se réduisent au rôle de substitut du préfet de police !!! Lorsqu’un écrivain se voit contraint de peindre le vice, il faut au moins qu’il redouble de respect pour le goût, et qu’il se propose la vérité idéale pour type de ses figures même les plus vulgaires. Mais trop souvent, sous les protestations de nos romanciers moralistes, ou pour mieux dire moralisants, on reconnaît moins d’amour pour la vertu que de cynisme d’opinion et d’indifférence pour le bon goût. La poésie manque à leurs œuvres parce que la foi manque à leur cœur. Ennoblir la peinture du vice comme l’a fait Richardson dans Lovelace, ce n’est pas corrompre les âmes, c’est éviter de salir les imaginations, de dégrader les esprits. Il y a là une intention morale au point de vue de l’art, et ce respect pour la délicatesse du lecteur me paraît bien autrement essentiel aux sociétés civilisées que la connaissance exacte des turpitudes de leurs bandits et des vertus et des naïvetés de leurs prostituées ! Qu’on me pardonne cette excursion sur le terrain de la critique contemporaine ; je me hâte de me renfermer dans les stricts et pénibles devoirs du voyageur véridique, lesquels malheureusement sont trop souvent en opposition avec les lois des compositions littéraires que je viens de vous rappeler par respect pour ma langue et pour mon pays.

Les écrite de nos peintres de mœurs les plus hardis ne sont que de bien faibles copies des originaux que j’ai journellement sous les yeux depuis que je suis en Russie.

La mauvaise foi nuit à tout, et surtout aux affaires de commerce ; ici elle s’étend plus loin, elle gêne même les libertins dans l’exécution de leurs contrats les plus secrets.

Les continuelles altérations de la monnaie favorisent à Moscou tous les subterfuges ; rien n’est précis dans la bouche d’un Russe, nulle promesse n’en sort bien définie ni bien garantie, et sa bourse gagne toujours quelque chose à l’incertitude de son langage. Cette confusion universelle arrête jusqu’aux transactions amoureuses parce que chacun des deux amants connaissant la duplicité de l’autre, veut être payé d’avance ; de cette défiance réciproque il résulte l’impossibilité de conclure malgré la bonne volonté des parties contractantes.

Les paysannes sont plus rusées que les femmes de la ville ; quelquefois ces jeunes sauvages doublement corrompues, manquent même aux premières règles de la prostitution, et ces gâte-métier se sauvent avec leur butin avant d’avoir acquitté la dette déshonorante contractée pour le recueillir.

Les bandits des autres pays tiennent à leurs serments ; ils ont la bonne foi du brigandage, les courtisanes russes ou les femmes perdues qui rivalisent de mauvaise conduite avec ces créatures, n’ont rien de sacré, pas même la religion de la débauche, garantie nécessaire à l’exercice de leur profession. Tant il est vrai que le commerce même le plus honteux ne peut se passer de probité.

Un officier, homme d’un grand nom et de beaucoup d’esprit, me racontait ce matin que depuis les leçons qu’il avait reçues et chèrement payées, nulle beauté villageoise, quelque ignorante, quelque ingénue qu’elle lui paraisse, ne peut le décider à risquer plus qu’une promesse : « Si tu ne te fies pas à moi, je ne me fie pas à toi : » telle est la phrase qu’il oppose imperturbablement à toutes les instances qu’on lui fait.

La civilisation qui ailleurs élève les âmes, les pervertit ici. Les Russes vaudraient mieux s’ils restaient plus sauvages ; policer des esclaves, c’est trahir la société. Il faut dans l’homme un fond de vertu pour porter la culture.

Grâce à son gouvernement, le peuple russe est devenu taciturne et trompeur ; tandis qu’il était naturellement doux, gai, obéissant, pacifique et beau : certes voilà de grands dons : pourtant où la sincérité manque, tout manque. L’avidité mongolique de cette race et son incurable défiance se révèlent dans les moindres circonstances de la vie comme dans les affaires les plus graves : devez-vous six roubles à un artisan, il reviendra vingt fois vous les demander à moins que vous ne soyez un seigneur redouté. Dans les pays latins la promesse est regardée comme une chose sacrée, et la parole devient un gage qui se partage également entre celui qui le donne et celui qui le reçoit. Chez les Grecs et leurs disciples les Russes la parole d’un homme n’est que la fausse clef d’un voleur : elle sert à entrer chez les autres.

Faire le signe de la croix à tout propos dans la rue devant une image, le faire en se mettant à table, en se levant de table (ceci a lieu même chez les gens du grand monde), voilà tout ce qu’on enseigne de la religion grecque ; le reste se devine.

L’intempérance (je ne parle pas seulement de l’ivrognerie des gens du peuple) est ici poussée à un tel degré qu’un des hommes les plus aimés à Moscou, un des boute-en-train de la société, disparaît chaque année pendant six semaines, ni plus, ni moins. On se demande alors ce qu’il est devenu : « Il est allé se griser !!… » et cette réponse satisfait tout.

Les Russes sont trop légers pour être vindicatifs ; ce sont des dissipateurs élégants. Je me plais à vous le répéter : ils sont souverainement aimables ; mais leur politesse, tout insinuante qu’elle est, dégénère parfois en une exagération fatigante. Alors elle me fait regretter la grossièreté, qui du moins aurait le mérite du naturel. La première loi pour être poli c’est de ne se permettre que les éloges qui peuvent être acceptés, les autres sont des insultes. La vraie politesse n’est qu’un code de flatteries bien déguisées ; rien de si flatteur que la cordialité, car, pour pouvoir la manifester, il faut éprouver de la sympathie.

S’il y a des Russes très polis, il y en a aussi de très impolis ; ceux-ci sont d’une indiscrétion choquante ; à la manière des sauvages, ils s’informent de but en blanc des choses les plus graves comme des bagatelles les moins intéressantes ; ils vous font à la fois des questions d’enfants et d’espions ; ils vous assaillent de demandes impertinentes ou puériles, ils s’enquièrent de tout. Naturellement inquisitifs, les Slaves ne répriment leur curiosité que par la bonne éducation et par l’habitude du grand monde ; mais ceux qui ne possèdent pas ces avantages ne se lassent jamais de vous mettre sur la sellette ; ils veulent savoir le but et le résultat de votre voyage ; ils vous demanderont hardiment et répéteront ces interrogatoires jusqu’à satiété : « Si vous préférez la Russie aux autres pays, si vous trouvez Moscou plus beau que Paris, le palais d’hiver à Pétersbourg plus magnifique que le château des Tuileries, Krasnacselo plus grand que Versailles, » et avec chaque nouvelle personne à laquelle on vous présente il faut recommencer de réciter ces espèces de chapitres de catéchisme, où l’amour-propre national interroge hypocritement l’urbanité de l’étranger. Cette vanité mal déguisée m’impatiente d’autant plus qu’elle se revêt toujours d’un masque de modestie grossièrement mielleuse, destiné à me duper. Je crois m’entretenir avec un écolier rusé, mais mal appris, et qui met son indiscrétion à l’aise, vu qu’il s’appuie dans ses rapports avec les autres sur la politesse qu’il n’a pas lui-même.

On m’a fait faire connaissance avec un personnage qui m’était annoncé comme un modèle assez curieux à observer : c’est un jeune homme d’un nom illustre, le prince ***, fils unique d’un homme fort riche ; mais ce fils dépense le double de ce qu’il a, et il traite son esprit et sa santé comme sa fortune. La vie de cabaret lui prend dix-huit heures sur vingt-quatre, le cabaret est son empire ; c’est là qu’il règne, c’est sur cet ignoble théâtre qu’il déploie tout naturellement et sans le vouloir de grandes et nobles manières ; il a une figure spirituelle et charmante, ce qui est un avantage partout, même dans ce monde-là où cependant le sentiment du beau ne domine pas ; il est bon et malin, on cite de lui plusieurs traits d’une rare serviabilité, même d’une sensibilité touchante.

Ayant eu pour gouverneur un homme très distingué, un vieil abbé français émigré, il est remarquablement instruit : son esprit vif est doué d’une grande sagacité, il plaisante d’une façon qui n’est qu’à lui ; mais son langage et ses actions sont d’un cynisme qui paraîtrait intolérable partout ailleurs qu’à Moscou ; sa physionomie agréable, mais inquiète, révèle la contradiction qu’il y a entre sa nature et sa conduite ; usé de débauche avant d’avoir vécu, il est courageux dans une vie de dégradation, qui pourtant nuit au courage.

Ses habitudes de libertinage ont imprimé sur son visage les traces d’une décadence prématurée, toutefois ces ravages de la folie, non du temps, n’ont pu altérer l’expression presqu’enfantine de ses traits nobles et réguliers. La grâce innée dure autant que la vie ; et quelque effort que fasse pour la perdre l’homme qui la possède, elle lui reste fidèle malgré lui. Vous ne trouveriez en aucun autre pays un homme qui ressemble au jeune prince ***… Mais il y en a plus d’un ici.

On le voit entouré d’une foule de jeunes gens, ses disciples, ses émules, et qui sans valoir ce qu’il vaut pour l’esprit ni pour l’âme, ont tous entre eux un certain air de famille : ce sont des Russes enfin, et l’on reconnaît du premier coup d’œil qu’ils ne peuvent être que des Russes. Voilà pourquoi je vais m’astreindre à vous donner quelques détails sur la vie qu’ils mènent… Mais déjà la plume me tombe des mains, car il faut vous révéler les liaisons de ces libertins, non pas avec des filles perdues, mais avec de jeunes religieuses très mal cloîtrées comme vous l’allez voir ; j’hésite à vous faire le récit de ces faits qui rappellent un peu trop notre littérature révolutionnaire de 1793 : vous vous croirez aux Visitandines ; et à quoi bon, direz-vous, lever un coin du voile dont on devrait au contraire couvrir avec soin de tels désordres ? Peut-être ma passion pour la vérité m’aveugle-t-elle, mais il me semble que le mal triomphe quand il reste secret, tandis que le mal public est à demi vaincu ; d’ailleurs, n’ai-je pas résolu de vous faire le tableau de ce pays, tel que je le vois ? Ceci n’est pas une composition, c’est un tableau véridique et le plus complet possible. Si je voyage, c’est pour peindre les sociétés comme elles sont, non pour les représenter comme elles devraient l’être. La seule loi que je m’impose par délicatesse, c’est de ne faire aucune allusion aux personnes qui désirent rester inconnues. Quant à l’homme que je choisis pour type des mauvais sujets les plus effrontés de Moscou, vous saurez qu’il pousse le dédain du blâme jusqu’à désirer, m’a-t-il dit, de vous être représenté par moi tel que je le vois. Si j’ai cité plusieurs faits racontés par lui, ce n’est pas sans me les faire confirmer par d’autres. Je ne veux pas vous laisser croire aux mensonges patriotiques des Russes bons sujets ; vous finiriez par leur accorder que la discipline de l’Église grecque est plus sévère et plus efficace que ne le fut autrefois celle de l’Église catholique en France et ailleurs.

Donc, quand le hasard me fait connaître un acte atroce comme celui dont vous allez lire le récit très abrégé, je me crois obligé de ne pas vous cacher ce crime énorme. Apprenez qu’il ne s’agit de rien moins que de la mort d’un jeune homme, tué dans le couvent de *** par les religieuses elles-mêmes. Le récit m’en fut fait hier en pleine table d’hôte, devant plusieurs personnages âgés et graves, devant des employés, des hommes en place, qui écoutaient avec une patience extraordinaire cette histoire et plusieurs autres histoires du même genre, toutes fort contraires aux bonnes mœurs ; notez qu’ils n’eussent pas souffert la plus légère plaisanterie offensante pour leur dignité. Je crois donc à la vérité du fait, attesté d’ailleurs par plusieurs des personnes qui font partie du cortège du prince ***.

J’ai surnommé ce singulier jeune homme le don Juan de l’Ancien Testament, tant la mesure de sa folie et de son audace me paraît dépasser les bornes ordinaires du dévergondage chez les nations modernes ; je ne saurais assez vous le répéter, rien n’est petit ni modéré en Russie ; si ce n’est pas un pays de miracles selon l’expression de mon cicerone italien, c’est un pays de géants !….

Voici donc comment le fait m’a été raconté : un jeune homme après avoir passé un mois entier caché dans l’enceinte du couvent de nonnes de ***, finit par s’ennuyer de l’excès de son bonheur au point d’ennuyer à son tour les saintes filles auxquelles il était redevable de ses joies et de la satiété qui leur avait succédé. Il paraissait mourant : c’est alors que les nonnes, voulant se défaire de lui, mais, craignant le scandale si elles le renvoyaient se faire enterrer dans le monde, s’imaginèrent, puisqu’il était condamné, qu’il valait mieux l’achever tout de suite chez elles. Aussitôt fait que pensé :… au bout de quelques jours, le cadavre du malheureux a été retrouvé coupé en morceaux au fond d’un puits. L’affaire n’a point fait d’éclat.

S’il faut s’en rapporter aux mêmes autorités, la règle de la clôture n’est guère observée dans plusieurs des couvents de Moscou ; l’un des amis du jeune prince *** montrait hier devant moi à toute la cohorte des mauvais sujets le rosaire d’une novice oublié, disait-il, le matin même, dans sa chambre, à lui ; un autre faisait trophée d’un livre de prières qu’il assurait avoir appartenu à l’une des sœurs réputées les plus saintes de la communauté de ***… et l’auditoire applaudissait !!…

Je n’en finirais pas, si je m’imposais la loi de vous redire tous les récits du même genre auxquels ces histoires ont donné lieu pendant le dîner de la table d’hôte ; chacun avait son anecdote scandaleuse à joindre à celle des autres ; et tous ces contes n’excitaient que de grands éclats de rire ; la gaieté, toujours plus exaltée par le vin d’Aï qui coulait à flots dans des coupes évasées et plus capables de satisfaire l’intempérance moscovite que nos anciens cornets à vin de Champagne, est devenue de l’ivresse ; au milieu du désordre général, le jeune prince *** et moi nous avions seuls conservé la raison : lui, parce qu’il peut boire plus que tout le monde ; moi, parce que je ne puis pas boire du tout : je n’avais donc pas bu.

Tout à coup, le Lovelace du Kremlin se lève d’un air solennel et, avec l’autorité que lui donne sa fortune, son grand nom, sa jolie figure, mais surtout la supériorité de son esprit et de son caractère, il demande à l’assemblée le silence et, à ma grande surprise, il l’obtient. Je croyais lire la description poétique d’une tempête calmée à la voix de quelque dieu païen. Le jeune dieu propose à ses amis apaisés soudain par la gravité de son aspect, d’apostiller une supplique adressée à l’autorité compétente, au nom de toutes les courtisanes de Moscou, qui remontreraient humblement que les anciens couvents de filles rivalisant de la plus damnable manière avec les communautés profanes, cette concurrence rend le métier facile au point qu’il ne peut plus être lucratif ; les pauvres filles de joie ajouteraient respectueusement, disait le prince, que, leurs charges n’étant pas diminuées dans la même proportion que leur lucre, elles osent espérer de l’équité de messieurs tels et tels qu’ils voudront bien prélever sur les revenus desdits couvents une subvention devenue nécessaire, si l’on ne veut pas voir incessamment les religieuses soi-disant cloîtrées forcer les recluses civiles à leur céder la place. La motion mise aux voix est adoptée aux acclamations générales ; on demande de l’encre et du papier, et, séance tenante, le jeune fou, avec une dignité magistrale, rédige en très bon français un acte trop scandaleusement burlesque pour que je me permette de vous le transcrire ici mot à mot. J’en possède une copie ; mais c’est bien assez, si ce n’est trop, pour vous et pour moi, du résumé que vous venez de lire.

La communication de cette pièce d’éloquence fut ordonnée, et elle eut lieu, séance tenante. L’auteur en lit la lecture à trois reprises et à haute et intelligible voix, en présence de toute l’assemblée, non sans recevoir les marques d’approbation les plus flatteuses.

Voilà ce qui s’est passé, ce que j’ai vu et entendu hier dans l’auberge de ***, l’une des plus achalandées de Moscou. C’était le lendemain de l’agréable dîner que j’avais fait au joli pavillon de ***. Vous le voyez, l’uniformité a beau être une loi de l’État, la nature vit de variété et défend ses droits à tout prix.

Pensez, je vous prie, que je vous épargne bien des détails, et que j’adoucis beaucoup ceux que je ne vous épargne point. Si j’étais plus vrai, on ne me lirait pas ; Montaigne, Rabelais, Shakespeare et tant d’autres grands peintres châtieraient leur style s’ils écrivaient pour notre siècle ; à plus forte raison faut-il que ceux qui n’ont pas les mêmes droits à l’indépendance surveillent leurs expressions.

Pour raconter les mauvaises choses l’ignorance trouve certaines paroles innocentes, qui échappent à des esprits avertis, comme nous le sommes ; et la pruderie des temps actuels, si elle n’est respectable, est au moins redoutable. La vertu rougit, mais l’hypocrisie rugit ; c’est plus effrayant.

Le chef de la troupe des débauchés qui campent à l’auberge de ***, car on ne peut dire qu’ils y logent, est doué d’une si parfaite élégance, son air est si distingué, sa tournure est si agréable, il y a tant de bon goût jusque dans ses folies, tant de bonté se peint sur son visage, tant de noblesse perce dans son maintien, et jusque dans ses discours les plus audacieux, enfin il a si bien l’air d’un mauvais sujet de grande maison qu’on le plaint plus qu’on ne le blâme. Il domine de très haut les compagnons de ses excès ; il ne paraît nullement fait pour la mauvaise compagnie et l’on ne peut s’empêcher de le plaindre et de prendre intérêt à lui, quoiqu’il soit en grande partie responsable des écarts de ses imitateurs ; la supériorité, même dans le mal, exerce toujours son prestige ; que de talents, que de dons perdus ! pensais-je en l’écoutant….

Il m’avait engagé pour aujourd’hui à une partie de campagne qui doit durer deux jours. Mais je viens d’aller le trouver à son bivouac pour me dégager.

J’ai prétexté la nécessité d’avancer mon voyage à Nijni, et il m’a rendu ma liberté.

Mais avant de l’abandonner au cours de la folie qui l’entraîne, je veux vous le dépeindre tel qu’il vient de m’apparaître. Voici le spectacle qui m’était préparé dans la cour de l’auberge où l’on me força de descendre pour assister au décampement de la horde des libertins. Cet adieu était une vraie bacchanale.

Figurez-vous une douzaine de jeunes gens déjà plus qu’à moitié ivres, se disputant bruyamment les places de trois calèches, chacune attelée de quatre chevaux : leur chef les écrasait du geste, de la voix et de la mine. Un groupe de curieux, l’aubergiste à leur tête, suivi de tous les valets de la maison et de l’écurie, l’admiraient, l’enviaient et le bafouaient, mais s’ils se moquaient de lui, c’était tout bas et avec une révérence apparente. Lui cependant debout dans sa voiture découverte, jouait son rôle avec une gravité qui ne paraissait nullement affectée ; il dominait de la tête tous les groupes, il avait placé entre ses pieds un seau, ou pour mieux dire un grand baquet plein de bouteilles de vin de Champagne frappé de glace. Cette espèce de cave portative était la provision de la route ; il voulait, disait-il, se rafraîchir le gosier que la poussière du chemin allait dessécher. Près de partir, un de ses adjudants, qu’il appelait le général des bouchons, en avait déjà fait sauter deux ou trois et le jeune fou prodiguait par flots aux assistants le vin des adieux, vin précieux, car c’était du meilleur vin de Champagne qu’on pût trouver à Moscou. Dans ses mains deux coupes toujours vides étaient incessamment remplies par le général des bouchons, le plus zélé de ses satellites. Il buvait l’une et offrait l’autre au premier venu. Ses gens portaient la grande livrée, excepté son cocher, jeune serf qu’il avait récemment amené de ses terres. Cet homme était habillé avec une recherche peu ordinaire, et plus remarquable dans son apparente simplicité que la magnificence galonnée des autres valets. On lui voyait une chemise de soie écrue, précieux tissu qui vient de la Perse, et par-dessus cette étoffe brillait un cafetan du casimir le plus fin, bordé du plus beau velours de soie : le cafetan s’ouvrait sur la poitrine et laissait voir la soie de l’Orient, plissée à plis imperceptibles tant ils sont fins. Les dandys de Pétersbourg veulent que les plus jeunes et les plus beaux de leurs gens soient ainsi parés aux jours de fête. Le reste du costume répondait à tant de luxe ; des bottes de cuir de Torjeck, brodées au passé en superbes fils d’or et d’argent dessinant des fleurs, étincelaient aux pieds du manant ébloui de sa propre parure, et tellement parfumé que même en plein air et à quelques pas de la voiture, j’étais offusqué des essences qui s’exhalaient de ses cheveux, de sa barbe et de ses habits. L’homme le plus élégant dans un salon ne porte pas chez nous d’aussi belles étoffes que celles qu’on voyait sur le dos de ce cocher modèle.

Après avoir donné à boire à toute l’auberge, le jeune maître, en fait de folie, se penche vers cet homme ainsi paré et lui présente une coupe écumante prête à déborder : Bois, lui dit-il… Le pauvre mugic doré ne savait, dans son inexpérience, quel parti prendre… « Bois donc, lui dit son seigneur (on m’a traduit la phrase), bois donc, maraud : ce n’est pas pour toi, coquin, que je te donne ce vin de Champagne, c’est pour tes chevaux qui n’auront pas la force de fournir toute la course au grand galop si le cocher n’est pas ivre : » et toute l’assemblée d’éclater de rire et de répondre par des hourras et des applaudissements. Le cocher ne fut pas difficile à persuader ; il en était à la troisième rasade, quand son maître, le chef de la bande des étourdis, donna le signal du départ, en me renouvelant, avec une politesse exquise, l’expression de ses regrets de n’avoir pu me décider à l’accompagner dans cette partie de plaisir. Il me paraissait si distingué que, tandis qu’il parlait, j’oubliais le lieu de la scène, et me croyais à Versailles au temps de Louis XIV.

Il part enfin pour le château où il devait passer trois jours. Ces messieurs appellent cela une chasse d’été.

Vous devinerez comment ils se distraient à la campagne des ennuis de la ville ; c’est en faisant toujours la même chose ; ils continuent là leur train de vie de Moscou… au moins