La Shoah en Belgique - Insa Meinen - E-Book

La Shoah en Belgique E-Book

Insa Meinen

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Beschreibung

Le 10 mai 1940, les troupes allemandes envahissaient la Belgique ; en septembre 1944, elles quittaient le pays. Au cours de l'Occupation, 25 000 Juifs sont arrêtés et déportés à Auschwitz. Comment l'occupant allemand a-t-il réussi à s'attaquer à la population juive en ne rencontrant pratiquement aucun obstacle ? Comment les citoyens juifs ont-ils réagi? Comment la Shoah a-t-elle été concrètement organisée ?

Insa Meinen s'appuie sur des sources inédites provenant d'archives allemandes, belges et françaises pour analyser les multiples rouages de l’appareil nazi et la responsabilité décisive des autorités militaires allemandes dans la "solution finale". L'auteur examine également la question de l'implication des autorités belges et met en valeur la résistance massive des Juifs et leurs stratégies de survie face à l'oppression. Premier ouvrage de référence d'un historien allemand consacré à la déportation et à la persécution des Juifs de Belgique, cette monographie contribue par son propos clair et innovant à la compréhension de la tragédie qu'ils vécurent.

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Seitenzahl: 580

Veröffentlichungsjahr: 2012

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Cet ouvrage a été traduit avec le concours du Goethe Institut et de la Fondation du Judaïsme de Belgique.

La Shoah en Belgique

Insa Meinen

Renaissance du Livre

Avenue du Château Jaco, 1 – 1410 Waterloo

www.renaissancedulivre.be

couverture: emmanuel bonaffini

mise en pages: cw design

imprimerie: laballery, clamecy (france)

photographie de couverture :cour intérieure de la caserne Dossin de Malines – camp de transit pour les convois à destination d’Auschwitz, vraisemblablement durant l’été/l’automne 1942.

© Musée Juif de la Déportation et de la Résistance, Malines, Fonds Kummer.

Les recherches pour ce livre ont pu être menées à bien grâce au soutien de la Deutsche Forschungsgemeinschaft et de la Fondation Volkswagen.

© 2009 WBG (Wissenschaftliche Buchgesellschaft), Darmstadt

©2012 Renaissance du Livre pour la traduction française

isbn: 978-2-507-05067-2

dépôt légal: D/2012/12.763/46

Tous droits réservés.

Toute reproduction, même partielle, de cet ouvrage est strictement interdite.

insa meinen

La Shoah en Belgique

Traduit de l’allemand par Sylvaine Gillot-Soreau

Introduction

En Allemagne, la Belgique ne retient guère l’attention. Au cours du xxe siècle, ces deux pays ont partagé des périodes déterminantes d’histoire commune et pourtant, plus de soixante ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne ne dispose d’aucune vue d’ensemble de l’occupation de la Belgique par les Allemands. Cela pourrait expliquer que presque personne ne sait que, très peu de temps après l’invasion de la Belgique neutre par la Wehrmacht en 1940, les dirigeants allemands ont installé un camp de concentration à mi-chemin entre Bruxelles et Anvers, au Fort de Breendonk. Un camp qui devait devenir l’un des centres de torture les plus abjects de l’Europe de l’Ouest occupée. L’essai de Jean Améry sur la torture découle de sa captivité dans ce camp en tant que Juif ayant fui Vienne en 1938. Le public connaît certainement mieux le rôle central qu’a tenu la Belgique dans la vie d’un autre réfugié juif : Paul Spiegel. Dans son enfance, Paul Spiegel (qui fut président du Conseil central des Juifs en Allemagne jusqu’à sa mort en 2006) dut fuir la Westphalie avec ses parents en 1939 pour rejoindre le pays voisin. Caché chez un paysan belge, il échappa à la persécution. Un troisième exemple de réfugié est celui du peintre Felix Nussbaum qui connut une gloire posthume après avoir poursuivi son oeuvre dans sa cachette bruxel­loise jusqu’à son arrestation en 1944 et à sa déportation avec le dernier convoi vers Auschwitz. Osnabrück, sa ville natale, expose ses tableaux dans un musée conçu par Daniel Libeskind. Pour finir, un événement unique au cours de l’histoire du génocide juif s’est déroulé en Belgique et a bénéficié d’une certaine publicité : en 1943, trois jeunes hommes réussirent à faire arrêter le XXe convoi vers Auschwitz sur le territoire belge et libérèrent environ vingt Juifs qui y étaient enfermés. Plus de 200 hommes, femmes et enfants parvinrent à s’évader du train de la mort par leurs propres moyens. Sur ordre du Militärbefehlshaber (Commandant militaire), Youra Livschitz, le médecin juif qui avait attaqué le convoi avec deux anciens camarades d’école non juifs, fut exécuté par la Wehrmacht en 1944 en tant qu’otage. La journaliste Marion Schreiber a consacré une publication à cet acte de résistance1. L’Allemagne manque en revanche d’ouvrages scientifiques sur la déportation de 25 000 Juifs depuis la Belgique. L’intérêt des chercheurs allemands spécialistes de l’Holocauste se concentre principalement sur l’Europe de l’Est. La version allemande de ce livre, publiée en 2009 et dont cet ouvrage est la traduction, fut ainsi la première représentation en langue allemande de la Shoah en Belgique.

C’est en grande partie grâce aux efforts obstinés des Juifs français et belges qu’en 1980 le tribunal de Kiel a demandé des comptes à au moins l’un des principaux responsables de la « Solution finale » en Belgique en la personne de Kurt Asche – principaux responsables qui vivaient depuis des décennies en République fédérale sans être inquiétés. La même année, l’historien belge Maxime Steinberg, qui était expert historique de la partie civile belge dans cette affaire, publiait le résultat de ses travaux de recherche sous la forme d’un livre ainsi que d’un recueil de documents en langue allemande sur le procès de Kiel, en collaboration avec l’historien et avocat français Serge Klarsfeld2. Deux ans plus tard suitleMémorialdes Juifs déportés de Belgique. Au milieu des années quatre-vingt paraît le magnum opus de Steinberg sous le titre L’Étoile et le fusil, qui n’a au demeurant toujours pas été traduit en allemand à ce jour. Cet ouvrage ne présente pas seulement une analyse différenciée de la politique antisémite des forces d’occupation qui aborde en détail la parti­cipation des autorités et des collaborateurs belges, l’auteur y souligne également la réaction des Juifs. Il fait contraster l’activité de l’Association des Juifs en Belgique, l’AJB, mise en place par le Commandant militaire avec l’autodéfense juive et la résistance organisée contre l’occupant, tout en apportant un éclairage sur l’aide fournie par les non-Juifs et l’attitude de la population belge. Avec cette œuvre en trois tomes à laquelle ce livredoit certaines révélations, Maxime Steinberg a rédigé l’histoire de lapersécution, de la déportation et de la résistance juive en Belgique. La performance que représente le travail de recherche à l’origine de L’Étoile et le fusilest telle qu’elle ne sera vraisemblablement jamais égalée, ce qui ne change rien au fait que la clarification des événements historiques a continué de progresser, parfois même grâce aux écrits ultérieurs de ce même auteur.

La seule publication scientifique parue hors de Belgique sur le sujet « La Belgique et l’Holocauste » a été publiée par le savant israélien Dan Michman et regroupe les contributions d’un colloque qui s’est tenu en 1989. Elle s’intéresse en premier lieu à la réaction de certains groupes de la communauté juive ainsi que des différents mouvements citoyens face aux mesures antijuives dans l’Allemagne de l’avant-guerre ou sous l’occupation allemande en Belgique3. Un ouvrage de référence de l’historien flamand Lieven Saerens sur l’histoire des Juifs à Anvers, ville qui abritait environ la moitié de la population juive, fait état de la participation des services publics autochtones ainsi que des membres belges de la SS et des antisémites à la persécution des Juifs dans la métropole flamande4. La thèse de Saerens selon laquelle proportionnellement bien plus de Juifs ont été déportés d’Anvers que de Bruxelles s’est imposée au sein de la communauté de chercheurs belges. Le déroulement de la dite « aryanisation » et la spoliation économique des Juifs ont été étudiés pour la première fois par une commission mise en place par le gouvernement belge5. Sous la direction des historiens Jean-Philippe Schreiber et Rudi Van Doorslaer, un groupe de chercheurs s’est penché sur l’histoire de la communauté juive obligatoire instaurée par le Commandant militaire et ainsi considérablement élargi le champ d’interprétation conféré par Maxime Steinberg à la collaboration ou à la résistance des Juifs6. En ce qui concerne le rôle de l’administration belge, une représentation globale de grande envergure a été réalisée pour le compte du Sénat belgeauCentre d’études et de documentation guerre et sociétéscontemporaines(CEGES) sous la direction de Rudi Van Doorslaer7. Nous reviendrons plus tard sur le fait que ce rapport détaillé, qui présente néanmoins quelques erreurs, surestime le rôle de la police bruxelloise dans la déportation des Juifs.

La présente monographie ne prétend pas être exhaustive mais nous pensons avoir abordé tous les faits essentiels. La spoliation des Juifs, qui a fait l’objet d’une étude globale et dont les résultats ont été traduits en allemand, ne sera traitée que de façon superficielle8. Notre point de départ réside dans les lacunes que présentent les travaux de recherche. Il nous a paru capital pour l’histoire de la Shoah en Belgique d’étudier ces points. L’un des principaux thèmes de ce livre est la question de savoir comment, et avec l’aide de qui, les hommes d’Eichmann à Bruxelles ont procédé à l’arrestation des Juifs et les ont envoyés à la mort en les convoyant vers Auschwitz. Les efforts des Juifs pour se défendre constituent l’un des autres axes majeurs. L’autodéfense organisée, la résistance des Juifs et l’aide apportée par des non-Juifs font déjà l’objet d’une grande attention dans la littérature consacrée au sujet et ne seront donc pas abordées ici de façon détaillée9. Nous nous efforcerons surtout d’examiner comment et dans quelles proportions la masse de la population juive a essayé d’échapper aux arrestations et à la déportation.

Le premier chapitre donne un aperçu du système de domination et de la persécution des Juifs dans la Belgique occupée. Les relations particulières entre l’administration militaire (laMilitärverwaltung) et laSipo-SD (Police de sécurité et Service de sécurité) sont tout aussi pertinentes que les frictions inhérentes à la collaboration entre les forces d’occupation et les autorités belges lorsqu’il s’est agi d’imposer des mesures antisémites. L’accent est mis sur la période dramatique de la persécution à partir du printemps 1942, la préparation de la déportation vers Auschwitz et les grandes opérations d’arrestations menées en 1942 et 1943 en Belgique en vue de déporter les Juifs.

C’est tout d’abord l’Association des Juifs en Belgique (l’AJB), créée sur ordonnance allemande, qui y apportera sa contribution. Elle était cependant tout autre chose que l’instrument passif des dirigeants allemands. Cet aspect constitue l’une des clés permettant de comprendre son histoire, à laquelle se consacre le deuxième chapitre. Les conditions de son activité étaient déterminées par le partage des tâches entre l’administration militaire et les représentants de la Sicherheitspolizei (Sipo, Police de sécurité), toutes deux confrontant les représentants juifs de façon différente. Il est à signaler ici que l’on ne doit pas sous-estimer l’influence des militaires sur l’aspect fonctionnel de l’institution juive obligatoire (AJB).

La recherche belge met les grandes rafles et autres actions de masse au premier plan. Les Juifs déportés de Belgique ont pourtant été, dans leur majorité, arrêtés seuls ou en petits groupes. Cela dépendait visiblement moins de la police belge que des services allemands dont la con­tri­bution à la persécution des Juifs a jusqu’ici à peine été prise en compte. Ce double changement de perspective par rapport à la littérature spécialisée existante sera justifié au chapitre III. Exploités pour la première fois, les documents concernant l’arrestation de Juifs par le Devisenschutz­kommando (le DSK, Service de protection des devises, une branche du ministère allemand des Finances) et les services allemands de protection des frontières aux frontières française et néerlandaise font bel et bien état des efforts de la population juive pour échapper à la menace de déportation. La Belgique, où plus de 90 % des Juifs étaient soit des immigrants, principalement originaires d’Europe de l’Est, soit des réfugiés venus d’Allemagne, reste encore dans les années 1942 et 1943 un pays de transit pour les Juifs venus des Pays-Bas et cherchant à fuir le territoire sous domination allemande.

Jusqu’à présent, tout ce que les historiens pouvaient apprendre sur les réactions de défense des Juifs menacés de déportation s’appuyait la plupart du temps sur les témoignages, publiés ou non, de Juifs qui avaient réussi à s’échapper et à survivre ou bien sur les souvenirs de leurs « sauveurs ». Ce faisant, on perdait de vue ceux qui ne sont pas revenus des camps d’extermination. Et pourtant, ils avaient essayé à maintes reprises de se mettre à l’abri eux-mêmes ou leurs familles, et ce jusqu’à la dernière minute avant leur arrestation. Il n’est pas rare que leur stratégie de survie soit documentée même s’ils n’ont pas laissé derrière eux de lettres ou de journal intime.

Le chapitre IV s’appuie sur un convoi de l’année 1943 pour répondre à la question des efforts entrepris par les Juifs déportés pour se protéger avant de tomber, finalement, entre les mains de la Gestapo. En outre, nous étudierons comment la Police de sécurité a fait monter plus de 1 500 hommes, femmes et enfants à bord de ce train de déportation sans avoir procédé à de grandes rafles.

Le chapitre V est consacré à la comparaison de quatre autres convois des années 1942 et 1944, ce qui apporte un nouvel éclairage sur la répartition du nombre de victimes entre les grandes villes de Bruxelles et Anvers. Les techniques de chasse à l’homme y occupent une place prépondérante. Les activités du Judenreferat (les affaires juives) de la Sipo-SD bruxelloise sont reconstituées de manière détaillée. La participation de la Feldgendarmerie ou de la Geheime Feldpolizei (GFP, police militaire secrète) à l’arrestation des Juifs est également traitée et réévaluée, tout comme le recours des forces d’occupation à la police belge et autres hommes de main issus de la population locale. De nouvelles sources montrent clairement comment les bourreaux avaient une visibilité sur les actes de défense de la population juive, ce qui permet d’apprécier l’interaction entre les démarches des Allemands et la réaction des Juifs.

Les sources d’origine allemande et belge, sur lesquelles s’appuie la présentation qui va suivre, sont pour la plupart non publiées et proviennent des archives allemandes, belges et françaises dont l’état des sources peut être à la fois qualifié d’insuffisant mais aussi de riche. Les fonds d’archive issus des services allemands responsables présentent d’importantes lacunes. Nous avons certes accès à des rapports et des dossiers choisis de l’administration militaire (dont il convient de souligner qu’ils ne comprennent pas la correspondance des services responsables de la « question juive » à l’époque des déportations) ainsi qu’à quelques écrits significatifs du représentant du ministère des Affaires étrangères àBruxelles, mais les représentants du Reichssicherheitshauptamt (RSHA, Office central de Sécurité du Reich) actifs en Belgique ont procédé à la destruction complète de leurs dossiers avant de battre en retraite et leurs missives à destination de Berlin concernant la persécution des Juifs, les fameuses Meldungen, ont presque toutes disparu. Nous avons néanmoins pu trouver aux Archives fédérales de Berlin plusieurs messages de l’année 1942, des messages très révélateurs. Il n’existe pas de fonds d’archives de la Feldgendarmerie. Au moins disposons-nous des rapports d’activité de laGFPapportant quelques explications, d’autant qu’ils ne sont pas pris en compte dans la littérature spécialisée. Les fonds du Service de protection des devises qui ont partiellement pu être conservés donnent accès à une série de documents concernant l’arrestation des Juifs et émanant des services allemands susmentionnés ainsi que des services allemands de protection des frontières aux frontières hollandaise et française. Ces fonds constituent donc, notamment pour cette raison, unesource d’importance. Enfin, les archives des administrations belges comptent des documents d’origine allemande en quantité considérable, tout au moins pour ce qui est de la mise en œuvre des ordonnances antisémites, à laquelle l’administration belge a participé de façon non négligeable. En revanche elles ne recèlent que très peu de documents sur l’arrestation des Juifs.

Les fonds d’archives de l’institution juive obligatoire, qui comportent les négociations des représentants juifs avec les services allemands ainsique les données concernant les Juifs arrêtés, revêtent un grand intérêt. En outre, certains fonds d’une considérable richesse permettent d’effectuer des recherches sur des particuliers : pour le présent ouvrage, des recherches ont été faites pour plus de 5 000 Juifs déportés de Belgique. En font partie les fichiers du service des affaires juives de la Sipo-SD, du Service de protection des devises, de l’organisation juive obligatoire, les « registres des Juifs » des communes belges établis sur ordonnance allemande, les listes de transport des trains de la mort vers Auschwitz ainsi que les documents personnels pris aux Juifs après leur arrestation et qui ont partiellement été conservés, y compris les faux papiers. Au même titre, il con­vient de mentionner les dossiers individuels dressés après 1945 par le SVG belge (Service des victimes de la guerre auprès du Service public fédéral) qui comprennent des documents de l’époque tels que des sentences de cour martiale ou des fichiers provenant d’établissements pénitentiaires allemands ainsi que des données issues de protocoles établis après la guerre et des interrogatoires menés par la police avec des rescapés, des proches de déportés ou des témoins oculaires belges ayant assisté aux arrestations.

Enfin, les documents de la juridiction militaire belge qui, après la Libération, a enquêté sur les anciens membres des services allemands et belges ainsi que sur les collaborateurs belges, sont très riches en renseignements. Nombreux sont les interrogatoires d’officiers de police allemands incarcérés, actifs au sein de la Gestapo bruxelloise ou du camp de rassemblement de Malines établi entre Bruxelles et Anvers afin de composer les trains de la mort, ainsi que de leurs sbires autochtones. Comparé au peu de documents allemands de l’époque qui ont pu être conservés, ces interrogatoires sont une véritable aubaine pour les historiens. Le fait que les autorités belges chargées de l’enquête ont très tôt, généralement dès 1949, interrogé plus de la moitié des quelque 1 200 rescapés de la Shoah représente également un gain inestimable. À quelques exceptions près, la recherche n’a pas pris ces sources en considération. À cela s’ajoutent les interrogatoires de Juifs qui ont échappé à la déportation (anciens prisonniers de fonction ou collaborateurs de l’institution juive obligatoire, entre autres) et étaient en mesure de donner des renseignements sur les procédés employés par la police allemande. Les investigations entamées vingt ans plus tard par les autorités judiciaires allemandes, qui ont abouti au procès de Kiel, s’intéressaient à un cercle légèrement différent. Les procès-verbaux établis dans le cadre des interrogatoires des anciens membres du dispositif d’occupation donnent quelques nouvelles indications sur les grandes rafles et les arrestations individuelles menées en Belgique pour remplir les trains à destination d’Auschwitz. Il est évident que les réponses d’une telle nature doivent être lues d’un œil critique.

Il nous paraît opportun d’apporter quelques indications d’ordre technique concernant les sources. Les noms des Juifs déportés de Belgique qui apparaissent déjà dans les répertoires spécialisés et qui sont accessibles à tous dans les banques de données, sont cités ci-après sans modification. Dans de rares autres cas, les noms de personnes persécutées ont été remplacés par des pseudonymes et sont signalés comme tels. Les noms des hommes de main officieux de la police allemande, belges ou juifs, qui n’auraient pas été révélés depuis des années dans la littérature belge ont également été rendus anonymes. Il en va de même des quelques subordonnés allemands du dispositif d’occupation dont les noms n’apparaissent que dans leur interrogatoire après-guerre. Pour les interrogatoires de témoins menés dans le cadre du procès de Kiel, nous nous sommes tournés vers deux dépôts d’archives : le CEGES de Bruxelles qui dispose de leur intégralité et l’annexe des archives fédérales de Ludwigsburg qui détient un volume moins important. Les documents en allemand issus du fonds German Records Microfilmed at Alexandria disponible au CEGES sont également consultables aux archives militaires de Fribourg-en-Brisgau.

Nos remerciements vont aux directeurs et collaborateurs des archives consultées, et tout particulièrement à Laurence Schram du Musée juif de la Déportation et de la Résistance et Sophie Vandepontseele du Service des victimes de la guerre, qui nous ont permis d’accéder aux fichiers, aux dossiers et aux banques de données et ont appuyé nos démarches en nous apportant de précieuses indications. Sophie Vandepontseele a en outre participé au premier examen de plus de 4 000 dossiers individuels. Sans notre concours au projet « Holocauste et “Polycratie” en Europe de l’Ouest occupée » dirigé par Wolfgang Seibel à l’université de Constance, nous n’aurions pas commencé ce livre sur la Belgique. Échanger avec les collègues belges et collaborer au projet dirigé par Jean-Philippe Schreiber (Université libre de Bruxelles) et Rudi Van Doorslaer (CEGES) sur l’histoire de la communauté juive obligatoire en Belgique nous a encouragés à ne pas avoir que les acteurs allemands en point de mire. Les recherchessur le XXIeconvoi (chapitre IV) ont été menées conjoin­tement avec Ahlrich Meyer que nous remercions par ailleurs pour la relecture critique du manuscrit. Nous avons aussi toujours pu compter sur l’aide d’Albert Mingelgrün, qui a partiellement assuré la révision de la traduction française, ainsi que sur celle de Jean-Philippe Schreiber et des collaborateurs de la Fondation de la Mémoire contemporaine dont ilsassurent tous deux la direction et qui est rattachée à l’Université libre de Bruxelles. Enfin, nous souhaitons exprimer notre reconnaissance à la Fondation du Judaïsme de Belgique et l’Institut Goethe sans l’aide desquels la présente version française n’aurait pu voir le jour.

Chapitre 1 - Occupation, collaboration et persécution des Juifs

Le régime d’occupation

Après l’invasion de la Wehrmacht le 10 mai 1940, la Belgique est placée sous le commandement du général d’infanterie Alexander von Falkenhausen qui, en tant que « Commandant militaire en Belgique et au Nord de la France » est, à partir de juin 1940, également responsable des deux départements français du Nord et du Pas-de-Calais tandis que les cantons de l’Est d’Eupen-Malmedy sont séparés et annexés par le Reich1. Von Falkenhausen disposait d’un état-major de commandement dirigé par Bodo von Habou pour l’exercice du commandement militaireet d’un état-major administratif chargé de gouverner et de spolier le pays occupé. Président du gouvernement de la région de Cologne et membre de la SS à titre honorifique, le très zélé Eggert Reeder faisait fonction de chef de l’administration militaire et fut promu général de division SS dans le cadre de l’exercice de ses fonctions en Belgique.

Reeder savait y faire pour s’assurer une extraordinaire puissance. Sa formule consacrée, « l’unité de l’administration », axée sur le modèle national-socialiste du Führerprinzip (c’est-à-dire de la soumission à une chaîne hiérarchique strictement définie) et présentée à plusieurs reprises dans ses rapports à destination de Berlin ou dans des publications de l’époque comme étant une condition préalable à la domination de l’occupant, désignait son intention largement réalisée de contrôler lui-même l’ensemble des services administratifs et économiques allemands actifs dans sa zone de commandement2. Il est à noter que cela s’appliquait également au siège de la Police de sécurité et du Service de sécurité (Sicherheitspolizei und Sicherheitsdienst, Sipo-SD) à Bruxelles ou au « délégué » du chef de laSipo-SD– c’est-à-dire à la succursale de l’Office central de sécurité du Reich (le Reichssicherheitshauptamt).

En raison d’accords passés entre l’Office central de sécurité du Reich (RSHA) et laWehrmacht, les représentants de Heydrich à Bruxelles dépendaient du Commandant militaire3. À l’instigation de Reeder, ils ne furent pas placés sous les ordres de l’état-major de commandement comme cela était prévu à l’origine, mais sous ceux du chef de l’administration militaire lui-même. Tandis que le Haut Commandement de l’Armée de Terre (Oberkommando des Heeres, OKH) et le Commandant militaire à Paris essayaient de limiter l’influence de la Sipo-SD, Reeder en fit en Belgique un organe exécutif de l’administration militaire et lui octroya en février 1941 des compétences propres en matière d’arrestation. Parallèlement, une procédure de contrôle des incarcérations instaura une vérification par l’administration militaire des arrestations effectuées par la Police de sécurité. Toute incarcération de plus de quatre semaines requérait l’approbation de l’administration militaire. Par conséquent, la Gestapo pouvait en Belgique, comme ailleurs, recourir à une forme de détention préventive arbitraire, mais le fait qu’elle y soit autorisée par l’administration militaire constituait certainement une exception au sein du régime de terreur du national-socialisme. Cette « Schutzhaft » fut qualifiée de « Sicherheitshaft », donc de « détention de sûreté ». Le chef de l’administration militaire affecta de façon explicite un camp de concentration à la mise en œuvre de cette forme d’incarcération4. Le camp de Breendonk érigé au milieu de la Belgique fut l’un des lieux de détention et de meurtre les plus atroces du régime nazi et dépendit à partir de 1942 directement du chef de l’administration militaire, à savoir de Reeder5.

À la différence de la France où l’influence du Commandant militaire sur la Sipo-SD prit fin au plus tard en mai 1942 avec la nomination d’un Höherer SS- und Polizeiführer(HSSPF, chef supérieur des SS et de la Police), le délégué du chef de la Sipo-SD resta encore par la suite sous les ordres du chef de l’administration militaire allemande. Jusqu’à la veille de la fin de l’Occupation, Heinrich Himmler s’abstint en effet d’affecter un HSSPF en Belgique. Malgré les nombreuses planifications et offensives en ce sens, Reeder s’imposa jusqu’en juillet 19446. Il n’y a que sur le plan de la politique ethnique, dont le rôle n’a pas été négligeable dans la Belgique flamande et wallonne pour ce qui est de développer les mouvements de collaboration, que Reeder ne put empêcher Himmler et surtout Gottlob Berger, chef de l’office central de la SS (SS-Hauptamt) et chef de la « Germanische Leitstelle» (Direction des affaires germaniques), d’intervenir en permanence dans la politique d’occupation, prenant le contre-pied de ses propositions. Reeder dut accepter l’affectation du chargé de mission de Himmler, Richard Jungclaus, qui ne lui était pas subordonné.

Les représentants de Heydrich ou de Kaltenbrunner, en revanche, ne remirent pas en question les prétentions de Reeder à diriger. Durant la période qui nous intéresse, à savoir celle des préparatifs à la déportation des Juifs et celle où la majorité des trains sont partis de Belgique pour Auschwitz, Ernst Ehlers fit fonction de Beauftragter des Chefs der Sicher­heitspolizei und des SD(BdS,soit « délégué du chef de la Police de sécurité et du Service de sécurité ») à Bruxelles. En décembre 1941, il remplaça Constantin Canaris et dirigea la Sipo-SD jusqu’en janvier 19447. Ehlers avait quinze ans de moins que Reeder. À son arrivée à Bruxelles, le com­mandant SS Ehlers, conseiller d’État, fit face à un chef de l’administration militaire qui, en tant que général de brigade SS et président de gouvernement régional, lui était supérieur à plus d’un titre. Le délégué était donc relativement faible et il lui arriva de se faire expédier par les collaborateurs de Reeder lors de ses démarches auprès de l’administration militaire8.

Il était plus important encore que l’administration militaire et le délégué du chef de laSipo-SDévitent les divergences de fond et parviennentplutôt à établir une collaboration « harmonieuse »9. Ce fait rapporté après-guerre à l’unisson par les protagonistes auprès de la justice belge contredit cependant la légende avancée à la fois par Reeder et par von Falkenhausen pour se justifier et selon laquelle laSipo-SDleur était certes subordonnée sur le plan formel mais que dans les faits, son contrôle leur avait de plus en plus échappé10. Le fait que le délégué du chef de la Sipo-SD devait présenter le brouillon de ses missives, les fameuses « Meldungen » de Belgique et du Nord de la France, à Günter Heym, adjoint personnel et politique de Reeder, pour les examiner avant de les envoyer à Berlin, montre que la subordination était tout sauf formelle11. Mais avant tout, la Police de sécurité dépendait de l’autorisation de l’administration militaire pour perpétrer ses crimes. Cela valait également pour le transfert de Juifs et de résistants vers le camp de Breendonk et pour la déportation des Juifs vers Auschwitz.

La Sipo-SD et le Judenreferat en Belgique

Franz Straub, commandant SS et membre de la Gestapo de Munich intégré au contre-espionnage, arrive le 1er juillet 1940 à Bruxelles avec un commando spécial de 20 à 25 officiers de police incorporés à la police militaire secrète, la GFP. Conformément aux instructions, il prend con­tact avec Reeder, chef de l’administration militaire12. Le fait que les premiers commandos du RSHA soient apparus aussi bien en France qu’en Belgique dans l’uniforme de la GFP, l’organe exécutif du contre-espionnage allemand, s’explique dans la mesure où le Haut Commandement de l’armée s’est dans un premier temps opposé à toute activité de la Sipo-SD en territoire occupé. Il est en revanche certain qu’en juin 1940 Reeder a demandé à Heydrich la mise à disposition de personnel afin de renforcer les rangs de la GFP. Après avoir obtenu l’accord de la Wehrmacht sur une participation du RSHA au dispositif d’occupation de Bruxelles, Heydrich se rend le 27 juillet dans la capitale belge afin de mettre officiellement ses hommes en place. Il est accompagné de son délégué pour la Belgique et la France, le général de brigade SS Max Thomas et du lieutenant-colonelSSHaselbacher, futur chef de ce dernierau siège bruxellois de laSipo-SD. Reeder impose le rattachement de ceservice à son état-major et dès septembre 1940, Heydrich doit demander son accord avant de remplacer Haselbacher à son décès par le lieutenant-colonel SS Constantin Canaris.

Début octobre, l’OKW, le Haut Commandement des forces armées, consent à la Police de sécurité le port de son propre uniforme en France et en Belgique sans toutefois lui accorder aucune compétence exécutive mais en la chargeant en premier lieu de « l’enquête et de la surveillance des aspirations hostiles au Reich » chez les Juifs, les émigrés, les francs-maçons, les communistes et au sein des églises13. Trois mois plus tard, von Brauchitsch, commandant en chef de l’Armée de Terre, fixe la subordination de la Sipo-SD aux Commandants militaires en attribuant à ces derniers le pouvoir d’injonction et en n’autorisant la Police de sécurité à procéder à des arrestations que dans des cas exceptionnels et à condition que les services militaires en soient immédiatement informés. Peu de temps après, Reeder octroie néanmoins de vastes pouvoirs exécutifs à la Sipo-SD bruxelloise tandis que l’administration militaire s’assure parallèlement le pouvoir de décision sur tous les cas de détention de longue durée. À la fin de 1941, Heydrich rappelle son représentant pour la Belgique et la France, ce qui signe l’indépendance du siège de laSipo-SD bruxelloise. C’est ainsi que Ehlers, qui dans le même temps et avec l’accord de Reeder succède à Canaris, prend les fonctions de « délégué du chef de la Police de sécurité et du Service de sécurité pour la zone de commandement du Commandant militaire en Belgique et dans le Nord de la France ».

Le dispositif de la Sipo-SD, dont le siège se situe avenue Louise à Bruxelles, correspond en grande partie à la structure duRSHA. LaGestapo constitue la Section IV tandis que la police judiciaire forme la Section V. À la différence de l’organisation adoptée en Allemagne et en France occupée, le Judenreferat (service des affaires juives) n’a pas tout de suite dépendu de la Section IV mais de la Section II (Église, franc-maçonnerie, Juifs), dirigée à partir d’août 1940 par Alfred Thomas, membre du SD (Service de sécurité) et représentant temporaire du chef de la Sipo-SDà Bruxelles14. Il faudra attendre sa mort pour que le service antijuif dépende, à partir de fin février 1943, de laGestapoqui a alors pour chef Franz Straub mentionné ci-dessus, entre-temps promu commandant SS. Parallèlement à cela, la section juive bruxelloise II C ou IV B 3 (à partir du printemps 1944 : IV 4 B 4 [sic]) reçoit ses instructions d’Adolf Eichmann. En cela, la Belgique ne constitue pas une exception.

Viktor Humpert est le premier chargé des affaires juives(Judenreferent). Son activité n’est quasiment pas documentée15. Il est remplacé à la mi-1941 par Kurt Asche, déjà actif dans les années trente au sein de la section juive du SD berlinois16. Fritz Erdmann, appelé à succéder à Asche en novembre 1942, est issu du Département VII du RSHA où il traitait des « questions concernant la franc-maçonnerie »17. En raison d’une enquête criminelle du délégué du chef de la Sipo-SD à l’encontre d’Asche, et d’autres, pour détournement des biens dérobés aux Juifs, Erdmann est relevé de ses fonctions en octobre 194318. C’est désormais Felix Weidmann, officier de la police judiciaire, qui dirige les affaires juives jusqu’à ce que le lieutenant SS Werner Borchardt lui succède19. Parmi les cinq antennes du délégué du chef de laSipo-SD(Anvers, Liège, Gand, Charleroi et Lille), il convient de mettre Anvers en relief, où le sergent-chef SS Erich Holm est responsable de 1940 à 1944 de la Section juive. Willi Stade et Heinrich Knappkötter sont également spécialement nommés à Liège et Charleroi pour se charger de la persécution des Juifs, mêmesi seulement une petite partie de la population juive vit dans ces villes20.

Les autorités belges et les mouvements de collaboration

L’exploitation économique du pays au profit de l’économie de guerre allemande était placée au premier plan de la politique d’occupation. À cette fin et pour assurer le maintien de leur sécurité militaire, les Allemands étaient tributaires de l’administration belge. La tendance de l’administration militaire à vouloir amener le plus possible l’administration belge à gérer le pays selon les instructions allemandes et en particulier à lui confier le soin de décréter ou d’appliquer des mesures impopulaires, rencontra côté belge un intérêt certain à ne pas totalement céder le contrôle aux forces d’occupation et donc, dans cette optique, de consentir à une coopération pragmatique avec les dirigeants allemands, pour laquelle fut forgée l’expression de « politique du moindre mal ».

En toile de fond se dessinait l’expérience de la Première Guerre mondiale et l’intérêt côté belge concernait essentiellement, tout comme du côté allemand, le secteur industriel. La subsistance de la population belge dépendait fortement de l’importation de produits alimentaires21, le taux de chômage se situait à plus de 25 % à l’été 1940 et aux yeux de l’élite belge, mettre l’économie belge au service de l’économie de guerre allemande devait avant tout permettre d’éviter que l’occupant ne procède, comme cela avait été le cas durant la Première Guerre mondiale, au transfert d’usines belges vers l’Allemagne ainsi qu’au déplacement massif d’ouvriers belges. À cela s’ajoutait l’ambition de prendre les devants par rapport à la domination des mouvements de collaboration belges qui voulaient imposer un ordre social fasciste suivant le modèle allemand, voire le rattachement à l’Allemagne nazie, d’autant que la « politique flamande » des Allemands lors de la Première Guerre mondiale avait provoqué une radicalisation du nationalisme flamand et entraîné la proclamation de l’autonomie de la Flandre.

Durant la Seconde Guerre mondiale, l’administration militaire allemande changea très clairement de cap. Il s’agissait, selon les instructions d’Hitler, d’avantager les Flamands sans pour autant anticiper une décision quant à l’avenir politique de la Belgique. Reeder comprit que le maintien provisoire (!) de l’État belge, la participation de l’élite francophone comme de la majorité de la population flamande qui n’appartenait pas aux mouvements de collaboration, étaient la condition pour pouvoir spolier le pays. Cela généra un conflit avec Himmler et surtout avec Gottlob Berger qui souhaitait annexer rapidement les Flandres au Reich.

L’administration militaire regardait l’arrivée de collaborateurs idéologiques à des postes administratifs avec des sentiments mitigés parce qu’elle était tout à fait consciente qu’ils ne disposaient d’aucun appui massif et n’étaient pas acceptés par la majorité de la population belge. Suite aux nombreux changements de fonctionnaires qu’elle effectua au sein de l’administration belge à partir de la fin 1940, l’administration militaire dut néanmoins recourir de façon croissante aux membres des deux mouvements de collaboration «VNV» (Vlaams Nationaal Verbond) et « Rex »22, les organisations les plus importantes soutenues par l’administration militaire de « l’Ordre Nouveau ». Rex, sous la direction de Léon Degrelle, recrutait ses membres parmi la population francophone de Bruxelles et de Wallonie et était moins importante en nombre que leVNVqui eut pour chef tout d’abord Staf De Clerq puis Hendrik Elias à partir de l’automne 1942.

Ces deux organisations avaient pour concurrente la communauté de travail germano-flamandeDeVlag(Duitsch-Vlaamsche Arbeidsgemeenschap), protégée par Gottlob Berger et incorporée à la SS sous sa présidence à la mi-1941. À la différence du VNV, qui aspirait à un État flamand ou à un grand État néerlandais, DeVlag faisait de la propagande pour le rattachement des Flandres au Reich allemand. Ces deux organisations avaient des orientations antisémites mais l’antisémitisme radical repris de l’idéologie nationale-socialiste occupait dans la culture politique du VNV et du Rex une place moins importante23. À l’été 1942, le délégué du chef de la Sipo-SD fit part à Berlin du fait « [qu’] aujourd’hui encore on ne constate pas plus d’intérêt que cela pour la question juive dans la presse quotidienne et il en va de même des mouvements politiques du renouveau »24.

Parmi les autres organisations qui collaboraient, moins significatives par le nombre de leurs adhérents, il en est deux qui ont joué un rôle important dans la persécution des Juifs, même si leurs membres n’avaient pas rejoint l’appareil administratif belge mais travaillaient avec laSipo-SD:

L’Allgemeine SS-Flandern,rebaptiséeGermanische SS-Flandernen 1942, et dans les faits identique à DeVlag à partir de 1943, entrait également en concurrence avec leVNVfavorisé et soutenu par l’administration militaire. Cette organisation représentait les ambitions d’Himmler en matière de pouvoir ainsi que la politique ethnique de ce dernier. Elle fournissait en outre des volontaires flamands pour les forces de police qui devaient participer à Anvers, mais aussi à Bruxelles, à l’arrestation de Juifs.

Le groupuscule anversois Volksverwering (Défense du peuple), l’une des premières organisations antisémites belges fondée en 1937 par l’avocat René Lambrichts, pratiquait une propagande antisémite virulente appelant à la traque et à la dénonciation des Juifs25. La Sipo-SD l’appela en 1941 à rejoindre la capitale belge. Alfred Thomas, directeur de la Section II à laquelle le service des affaires juives appartient jusqu’à ce qu’il dépende de laGestapoen 1943, voulait visiblement proclamer Lambrichts chef d’une administration belge qui aurait dû équivaloir à l’organisme français du Commissariat général aux questions juives (CGQJ). Lorsque leur projet d’institution échoua, le service antijuif fonda avec l’aide de Volksverwering un bureau indépendant de l’administration officielle sous le nom de « Centrale anti-juive pour la Flandre et la Wallonie » dont les collaborateurs professionnels étaient à la solde de l’Allemagne26. Cette Centrale antijuive constitua le fichier juif de laSipo-SD. Son directeur, Pierre Beckmanns, l’un des chefs de file deVolksverwering, fut aussi à partir de 1943 responsable des études raciales qui décidaient si l’on devait accepter la demande déposée par des personnes persécutées déclarant n’être pas juives au sens de la définition allemande, ou si les requérants devaient être déportés. De plus, la Centrale traquait déjà depuis 1941 les Juifs qui ne se soumettaient pas aux ordonnances allemandes et, du moins à Anvers, maintenait à cet effet son propre service de contrôle et de patrouille.

Les ressentiments antisémites ou xénophobes pour les réfugiés juifs avaient déjà commencé à s’ancrer avant l’occupation allemande dans différents cercles sociaux et politiques de la grande ville d’Anvers. Néanmoins, la Sipo-SD et l’administration militaire partaient du postulat que seule une petite minorité approuvait l’antisémitisme en Belgique, ce qui incita le chef de l’administration militaire à procéder à la persécution et à la déportation des Juifs le plus discrètement possible afin d’éviter des retombées négatives sur sa politique d’occupation. Reeder essaya également de faire comprendre cette tactique à Berlin :

« Dans la mesure où le Belge, en partie parce qu’il ne connaît pas les Juifs, ne manifeste aucune compréhension pour le bien-fondé des mesures anti-juives et se montre d’ailleurs particulièrement sensible sur ce point en raison de la propagande menée durant des années contre le Troisième Reich, procéder à des actions de grande ampleur contre les Juifs serait une erreur. L’administration militaire continuera à exclure l’influencejuive de la vie sociale et économique grâce à des actions menées en toute discrétion27. »

Les bases sur lesquelles reposait la collaboration des administrations allemande et belge étaient considérablement plus fragiles et complexes qu’en France. Le gouvernement étant exilé à Londres et Hitler refusant toute activité politique au roi Léopold, prisonnier de guerre, la Belgique n’avait plus aucun souverain. De ce fait, il n’y eut pas comme en France de « collaboration d’État » (Stanley Hoffmann28), qui conduisit, si l’on résume de façon sommaire, à se hâter de mettre en place soi-même les mesures souhaitées par les Allemands afin de prouver sa souveraineté. Au regard de l’expérience de la Première Guerre mondiale, le gouvernement belge avait promulgué le jour de l’invasion allemande une loi qui conférait aux fonctionnaires, en cas d’urgence, le pouvoir d’assurer les fonctions de leurs supérieurs dans le cas où ces derniers en seraient empêchés. Les secrétaires généraux, l’équivalent des secrétaires d’État français, et leur collège, le « Comité des Secrétaires généraux », formaient la plus haute instance administrative belge durant l’Occupation. Sur les instances de Reeder, les secrétaires généraux signèrent mi-juin 1940 un protocole dans lequel ils s’engageaient (1) à exécuter les ordonnances allemandes au même titre que les lois belges, dans la mesure où celles-ci respectaient la Convention de La Haye, (2) à promulguer eux-mêmes des ordonnances à caractère législatif, à condition que celles-ci ne portent pas sur des sujets politiques et (3) à les présenter au chef de l’administration militaire pour validation avant promulgation.

Grâce à cette interprétation large des compétences des secrétaires généraux, l’administration militaire paraissait avoir atteint son objectif : pouvoir transférer en grande partie à l’administration belge la mise en œuvre de mesures souhaitées par l’Allemagne. Dans la pratique en revanche, elle rencontra encore et toujours d’importantes résistances, même après avoir procédé au remplacement de milliers de fonctionnaires et bien qu’elle intervînt considérablement dans les structures administratives. En Belgique, où la justice bénéficie traditionnellement d’une place majeure, ces résistances découlaient du respect des normes constitutionnelles, ce qui constituait un obstacle de taille pour les forces d’occupation. La question était d’une part de savoir jusqu’où allaient les compétences législatives conférées aux secrétaires généraux mentionnées au point 2 et dans quelle mesure les chefs de l’administration belge étaient en effet prêts à traduire eux-mêmes les objectifs allemands sous forme de décrets législatifs. Lorsqu’ils refusaient d’exécuter les instructions allemandes, les secrétaires généraux, ainsi que d’autres fonctionnaires belges, en appelaient d’autre part et de façon répétée à l’incompatibilité avec la Constitution belge. Ils s’appuyaient alors sur l’article 43 de la Convention de La Haye qui stipule que, sauf empêchement absolu, l’occupant doit respecter les lois en vigueur dans le pays. Ces deux aspects furent importants pour la persécution des Juifs, comme on le constata dès l’automne 1940.

Les ordonnances anti-juives

Comme la Constitution belge interdisait d’enquêter sur l’appartenance à une religion, on ne connaît pas exactement l’importance de la population juive au printemps 194029. 65 000 Juifs vivant en Belgique avant l’invasion allemande ont été nommément identifiés par l’administration belge après-guerre mais par exemple, le nombre de réfugiés juifs venant des territoires allemands et à s’être inscrits dans leur pays d’accueil reste flou, on suppose qu’ils étaient certainement encore 25 000 en Belgique le 10 mai 194030. De même, ne disposons-nous pas de chiffres fiables surle nombre de Juifs ayant réussi à fuir la Belgique après l’invasion allemande. De surcroît, l’administration belge reconduisit environ 10 000 « étrangers indésirables », des Juifs pour la plupart, vers la France courant mai 1940. Le nombre de personnes que les dirigeants allemands en Belgique ont trouvées est en revanche établi : le fichier transmis par les affaires juives de la Sipo-SD de Bruxelles fait état de 56 186 hommes, femmes et enfants qui, suivant les critères allemands, étaient réputés juifs31.Moins de 7 % d’entre eux étaient de nationalité belge. Les Juifs de Belgique étaient surtout des immigrés venus principalement d’Europe de l’Est depuis la fin du xixe siècle ou qui avaient fui l’Allemagne à partir de 1933 et surtout en 1938-1939. Les Juifs de nationalité polonaise étaient de loin les plus nombreux. Une grande partie des immigrés juifs travaillaient au sein d’entreprises artisanales ou familiales, concentrées dans les secteurs du textile, du cuir ou, à Anvers en particulier, dans celui du diamant. En dehors de quelques milliers de personnes établies dans d’autres villes, la population juive vivait à Anvers et à Bruxelles. Si la métropole flamande comptait début 1941 considérablement plus de Juifs que la capitale de la Belgique, la tendance s’inversa jusqu’en février 1942 en raison d’une politique de persécution menée de façon plus virulente par les forces d’occupation à Anvers qu’à Bruxelles.

Lorsque l’administration militaire exigea des secrétaires généraux en octobre 1940 de publier un décret concernant, entre autres, l’enregistrement des Juifs et de leurs biens ainsi que leur exclusion du service public, ceux-ci refusèrent, invoquant la Constitution belge aux yeux de laquelle tous les Belges sont égaux ainsi que l’article 43 de la Convention de La Haye qui oblige l’occupant à respecter les lois du pays occupé32. Le Commandant militaire publia lui-même le 28 octobre 1940 une première Judenverordnung (Ordonnance antijuive) qui comprenait la définition du statut ainsi que le recensement des Juifs, l’interdiction de revenir pour ceux qui avaient fui en France lors de l’invasion allemande, le recensement des entreprises juives et l’interdiction de tout acte de disposition relatif aux entreprises, ainsi que l’identification en tant que tels des restaurants appartenant à des Juifs. Une autre ordonnance, datée du même jour, exclut les Juifs de la fonction et des services publics33.

Toutefois, l’incompatibilité de ces ordonnances avec la Constitution belge n’empêcha pas les secrétaires généraux et les communes de participer à leur mise en œuvre. En effet, le « Comité permanent du Conseil de Législation », un comité de conseil influent composé de juristes belges de tout premier plan, prit une décision lourde de conséquences stipulant que la « collaboration passive » dans le cadre de l’exécution des ordonnances était compatible avec le droit belge34. Bien que certaines d’entre elles se soient d’abord fait attendre, les communes établirent des « registres juifs » et veillèrent au renvoi du peu de Juifs employés dans le service public. Il en fut autrement du recensement des entreprises qui était du seul ressort de l’administration militaire. Il en fut de même pour l’ensemble du processus « d’aryanisation ». Les ordonnances fondamentales en matière de spoliation et d’expropriation de la population juive furent édictées en mai 1941 par le Commandant militaire et l’administration belge ne participa pas, pour ainsi dire, à leur réalisation. Reeder, chef de l’administration militaire, souligna expressément dans ce contexte la différence entre les structures des dispositifs d’occupation en France et en Belgique :

« Alors que le gouvernement français, sous la direction du Maréchal en tant que chef de l’État, est souverain et responsable, les secrétaires généraux belges se considèrent dans une large mesure comme des substituts et se sentent d’autant plus incertains qu’ils sont influencés – souvent de façon involontaire – par Londres d’où le ministère Pierlot essaie sans cesse de leur transmettre des instructions par radio ou par tracts. […]

C’est pourquoi l’administration militaire doit ici imposer certaines mesures ou les appliquer sous sa propre responsabilité, alors que le gouvernement français sous l’égide de son chef d’État peut lui-même les adopter, et de fait, il les adopte. Cela a été le cas ces derniers mois, en particulier pour les mesures d’ordre politique visant par exemple les Juifs, les francs-maçons, les communistes : les dispositions prises en France par le gouvernement français ainsi que ses organes de décision et appliquées par ses organes d’exécution ont dû, en Belgique, être prises par l’administration militaire35. »

Visant à renforcer son influence sur l’administration belge, l’administration militaire allemande veilla à ce que le ministère de l’Intérieur belge dépende à partir d’avril 1941 du membre du VNV Gerard Romsée, dont Reeder ne cessa par la suite de louer dans ses rapports la coopération volontaire avec les forces d’occupation. Romsée avait auparavant, depuis l’été 1940, occupé le poste de gouverneur du Limbourg et avait dans ce contexte organisé le contrôle des quelque 3 300 Juifs qui, sur l’ordre de von Falkenhausen, furent déportés d’Anvers au Limbourg fin 1940 et début 1941 pour des motifs militaires36. Arrivé au sommet du ministère de l’Intérieur, Romsée somma en juillet 1941, à l’instigation des Allemands, les communes belges d’estampiller les papiers d’identité des Juifs du cachet « JUIF-JOOD » et d’envoyer une copie des registres juifs communaux à la Sipo-SD. Ces copies servirent à constituer le fichier juif allemand. L’Association des Juifs en Belgique (AJB), l’ins­titution juive obligatoire fondée par le Commandant militaire en novembre 1941, devait parfaire leur exclusion de la société belge et servir en même temps d’interlocuteur principal aux services des forces d’occupation pour l’application des mesures antijuives. Six mois plus tard, l’administration militaire radicalisa la persécution des Juifs avec une série d’ordonnances qui précéda immédiatement la déportation vers Auschwitz.

« L’étoile jaune fut le prélude d’une époque où les véritables persécutions commencèrent »

Fin mai 1942, von Falkenhausen et Reeder introduisirent la fameuse « étoile jaune » en Belgique, au moment même où un décret similaire était promulgué en France occupée37. Les services allemands se chargèrent de coordonner en Europe de l’Ouest l’obligation du port d’un signe distinctif pour les Juifs. La Sipo-SD en France joua un rôle considérable en la matière. Dès fin février 1942, le représentant du chef de la Sipo-SD Lischka et le chargé des affaires juives Dannecker envoyèrent en effet une missive au délégué du chef de la Sipo-SD de Bruxelles dans laquelle ils affirmaient qu’une ordonnance imposant le port d’une marque distinctive serait bientôt promulguée en France. Ils l’enjoignaient également, « dans l’intérêt d’une gestion homogène des territoires occupés de l’Ouest », de pousser le Commandant militaire bruxellois à publier une ordonnance analogue38. Le 4 mars suivant eut lieu chez Eichmann à Berlin une réunion des chargés des affaires juives dans la lignée de la Conférence de Wannsee. Elle constitua l’étape suivante puisqu’on y planifia l’introduction simultanée aux Pays-Bas, en Belgique et en France de « l’étoile juive »39. À cette époque, Kurt Asche était le représentant d’Eichmann à Bruxelles. Le 14 mars, Dannecker et Asche se rencontrèrent à Paris pour parler du port d’un signe distinctif pour les Juifs d’Europe de l’Ouest. Ils établirent principalement l’esquisse de ce à quoi devaient ressembler les ordonnances promulguées respectivement par les Commandants militaires ou par le commissaire du Reich en fonction aux Pays-Bas. Une place centrale fut accordée aux dispositions pénales, prévoyant d’envoyer les Juifs en camp de concentration en cas d’infraction40. Les ordonnances émanant de von Stülpnagel et von Falkenhausen répondirent à ces consignes41.

Plus de deux mois passèrent encore avant que celles-ci ne soient promulguées alors que l’étoile fut introduite dès la fin avril 1942 aux Pays-Bas occupés. En Belgique, le chef de l’administration militaire Reeder exprima quelques réticences à adopter une ordonnance sur le port d’une marque distinctive pour les Juifs car il craignait des retombées négatives sur sa politique d’occupation. Il pressentait que l’introduction de l’étoile pour les Juifs mobiliserait les populations non juives, à la différence des ordonnances antijuives promulguées jusqu’ici, ou « que cela ne suscite une vague de compassion envers les Juifs qui jusque-là n’intéressaient pas les populations non concernées42 ». À peine avait-il eu vent de la position de Reeder, que le commandant de la Sipo-SD Paris (!) démarcha Eichmann afin que le RSHA intervienne auprès du chef de l’administration militaire à Bruxelles43. On ne peut établir si Himmler a ensuite contacté Reeder mais il est certain que von Falkenhausen promulgua une ordonnance de cette nature le 27 mai 1942. Un décret d’application édicté le même jour par le chef de l’administration militaire Reeder prévoyait que les communes belges se chargent de la distribution des étoiles tout en faisant reposer la responsabilité sur les Juifs s’ils ne les avaient pas achetées en temps et en heure44. Peu de temps après, l’administration militaire fit savoir aux administrations belges ainsi qu’à l’institution juive obligatoire mise en place par le Commandant militaire que tout contrevenant à cette ordonnance serait envoyé au camp de concentration de Breendonk45.

Le projet de l’administration militaire de charger les communes belgesde vendre les étoiles jaunes put aboutir à Anvers. À Bruxelles il rencontra en revanche une farouche résistance. La conférence des bourgmestres qui regroupait les dix-neuf communes de l’agglomération bruxelloise, refusa catégoriquement de coopérer. Son porte-parole Jules Coelst, bourgmestre de la ville de Bruxelles, ne craignit pas de faire explicitement savoir aux Allemands que le décret de Reeder constituait une violation directe de la dignité humaine.

« Il ne nous appartient pas de discuter avec vous l’opportunité de la mesure prise contre les Israélites mais nous avons le devoir de vous faire connaître que vous ne pouvez exiger de nous une collaboration à son exécution. Un grand nombre de Juifs sont belges et nous ne pouvons nous résoudre à nous associer à une prescription qui porte une atteinte aussi directe à la dignité de tout homme, quel qu’il soit46. »

Ce refus marqua un tournant dans le comportement des bourgmestres de Bruxelles qui avaient participé dans une large mesure à la mise en œuvre des ordonnances antisémites promulguées jusqu’alors. Ce coup d’arrêt dans la volonté de coopérer est sûrement essentiellement dû au contenu de cette nouvelle ordonnance qui, à la différence des mesures antijuives précédentes, devait estampiller les Juifs publiquement et au quotidien comme des hommes de second rang.

Avant la domination nationale-socialiste, personne, en Europe de l’Ouest et auxxesiècle, n’aurait imaginé que l’on puisse obliger une grande partie de la population à porter un insigne stigmatisant et cela devait faire honte aux non-Juifs. L’introduction de l’obligation du port de l’étoile fut donc également un choc en Belgique47. Personne n’a aussi bien illustré le nouveau stade atteint par la politique antisémite que Maurice Benedictus, ancien chef administratif de l’institution juive obligatoire réfugié au Portugal, qui écrivit en 1943 à l’attention du gouvernement en exil : « La parution de l’ordonnance relative au port de l’étoilefut le prélude d’une époque où les véritables persécutions commencèrent et plus aucun Juif en Belgique à partir de ce moment ne connut une heure de répit48. »

Le 5 juin 1942 eut lieu un incident politique grave qui n’avait rien à voir avec la persécution des Juifs : laFeldgendarmerieréquisitionna soixante policiers bruxellois au prétexte d’un contrôle de routine qui se termina par l’arrestation, en tant qu’otages, d’anciens militaires belges. Les récents travaux de recherche belges défendent la thèse selon laquelle cet incident aurait incité les bourgmestres de Bruxelles à refuser la distribution des marques distinctives49. Cette supposition est superflue si l’on tient compte du fait que le brouillon de l’écrit cité ci-dessus et destiné à l’Oberfeldkommandantur datait du 4 juin50. Quel que soit le jugement que l’on porte sur les motivations des bourgmestres de Bruxelles, leur façon d’agir fut déterminante : ils refusèrent la distribution des étoiles jaunes et il est à noter qu’ils n’ont en rien distingué les Juifs d’origine belge et les Juifs d’origine étrangère. On ne peut donc dire que l’opposition belge à la persécution des Juifs par les Allemands ne se soit appliquée qu’aux Juifs de nationalité belge51.

L’association obligatoire des Juifs s’était également prononcée contre une collaboration mais avait évité un refus dont elle n’aurait pas pu supporter la responsabilité puisque le décret de Reeder rendait les Juifs eux-mêmes responsables de l’achat de l’étoile et que ses collaborateurs avaient annoncé que toute contravention serait passible d’internement au camp de concentration de Breendonk52. Par la suite, l’Oberfeldkommandantur de Bruxelles distribua elle-même les étoiles à son siège53. Elle programma seulement deux jours pour ce faire, ce qui était beaucoup trop court pour pouvoir assurer la distribution des étoiles à toute la population concernée de l’agglomération bruxelloise. De plus, le stock prévu par les forces d’occupation fut épuisé dès le deuxième jour de la distribution. Dans ces circonstances, elle réussit à inciter l’AJB à prendre lerelais. L’organisation juive obligatoire redoutait que des Juifs soient internés au camp de concentration de Breendonk pour n’avoir pas encore pu obtenir d’étoile. L’AJB s’adressa à plusieurs reprises aux représentants de l’administration militaire pour éviter cela et l’épée de Damoclès que constituait la peine encourue dicta ses démarches.

Le fait que les bourgmestres d’Anvers et Bruxelles aient pu prendre des décisions divergentes est dû à l’organisation décentralisée de l’État belge et à des compétences traditionnellement fortes en matière d’auto-administration des communes belges, un fonctionnement absolument contraire au «Führerprinzip»national-socialiste que l’administration militaire tenta de contrer, avec un succès limité. Le plus vaste projet de réforme avancé par les forces d’occupation à partir de 1941 à l’aide de Gérard Romsée était celui de la constitution de grandes communes remplaçant les agglomérations habituelles des sept plus grandes villes de Belgique54. De tels projets n’avaient rien de nouveau en Belgique mais étaient très controversés. Les dix-neuf bourgmestres de la ville de Bruxelles et des communes de son agglomération, qui constituaient la conférence des bourgmestres, firent preuve d’une résistance déterminée à la création d’un Grand Bruxelles et refusèrent en février 1942 de participer au projet. Ce point n’est pas anodin pour ce qui est de la persécution des Juifs : les bourgmestres décidaient en effet ensemble de la réponse à donner aux exigences allemandes55, une voix divergente pouvait alors peser lourd. Ainsi, la décision de ne pas se charger de la distribution des étoiles jaunes, serait à attribuer au bourgmestre d’Uccle, Jean Herinckx. Maurice Benedictus, directeur administratif de l’AJB, le qualifia d’« âme de la résistance de la conférence des bourgmestres de Bruxelles ». Il reçut à titre posthume le titre honorifique de Juste56. Les Allemands n’appliquèrent la réforme de la fusion des communes à Bruxelles qu’en septembre 1942. L’administration militaire réussit en revanche à instaurer le « Grand-Anvers » dès septembre 1941. Les administrations belges de la capitale flamande étaient de toute évidence bien plus disposées à collaborer que celles de Bruxelles. La distribution des signes distinctifs en est un exemple.

Il est également établi que le service d’état-civil d’Anvers (Bureel van den Burgerlijken Stand), la police municipale et les brigades locales de gendarmerie ont dénoncé, du moins dans des cas particuliers, les Juifs qui s’opposaient à l’obligation du port de l’étoile57. Mais rien n’indique, et cela vaut pour Bruxelles autant que pour Anvers, que la police ou la gendarmerie belge aient arrêté des Juifs qui ne portaient pas l’étoile jaune. Des documents montrent en revanche que la police municipale bruxelloise a agi contre l’oppression des Juifs, que l’ordonnance relativeau port de l’étoile eut pour conséquence. Elle appréhenda ainsi à la mi-juin 1942 deux SS flamands qui traînaient dans un quartier habité par des immigrés juifs afin de tabasser les Juifs qu’ils rencontreraient ou de les obliger à s’agenouiller58.

Déportation vers le Nord de la France

Au printemps 1942, l’administration militaire accéléra le processus de persécution des Juifs. Immédiatement après l’introduction du port obligatoire de l’étoile, von Falkenhausen promulgua deux autres ordonnances dont la première complétait l’exclusion des Juifs de la vie professionnelle tandis que la seconde avait pour unique objectif de simplifier l’arrestation de la population juive. Le couvre-feu mis en place l’année précédente pour les Juifs fut en effet assorti de l’obligation de ne pas quitte