La Terre de Béarn - Ligaran - E-Book

La Terre de Béarn E-Book

Ligaran

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Extrait : "Il y a des années qu'un jouvenceau descendit de wagon, un soir de juin, à la halte du village de…non loin d'ici. Il traversa la voie, s'enquit du chemin qu'il fallait suivre pour aller au bac du Gave et partit d'un pas léger…Il arrivait de la ville et rentrait sans être attendu chez lui, dans la gentilhommière paternelle, où nichaient les rêves de son génie…"

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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Seitenzahl: 450

Veröffentlichungsjahr: 2016

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CHAPITRE PREMIERPrologue

23 mars.

J’habite le village d’Abos, dans la plaine du Gave. Mon village a pour voisins, autour de sa campagne : au levant, Tarsacq, dont la rue s’allonge entre les feuillées des Saligues et le hallier du coteau, près de l’eau du moulin… Parbayse au midi, dans une vallée pastorale, hameau de vignerons enclins au braconnage… Pardies au couchant ; ses maisons blanches s’adossent à des futaies dont la courbe, ainsi qu’une autre colline abaissée, suit la ligne des collines et de l’horizon… enfin, au nord, Besingrand, qui n’est qu’une famille, au bord de la rivière, de quelques agriculteurs et pêcheurs…

J’emploie ce mot de campagne comme les paysans béarnais, en un sens tout latin, plus rural et moins étendu que sa signification usuelle de cultures et de paysages divers. La campagne est pour nous la plaine labourable, les lati campi de Virgile, la terre riveraine et d’alluvion propre par excellence aux céréales, que le campagnard aime et travaille de prédilection. C’est, en effet, le sol plus directement nourricier, la Terre-mère des villages bavards, qui la retournent dans les chants agrestes. C’est la tranquille arène des moissons, des Géorgiques et des épopées, qu’il convient, en sa superficie cultivable, d’ensemencer des grains qu’elle veut. Car sa beauté consiste avant tout dans sa fécondité libérale et croît, conséquemment, avec l’étendue des labours.

Cette plaine est riche, ample et belle, et très variée dans son harmonie. Des collines à peine ondulées en leurs lignes, bleues mais parfois glauques comme une longue vague, s’élèvent au nord et à l’occident telles que deux murailles, qui vont s’atteindre en angle presque droit, mais laissent ouverte une brèche où la vue s’enfonce, porte du soleil aux soirs d’été. Les coteaux du sud, grands et montueux devant les Pyrénées qui les couronnent, les vallées de prairies sylvestres et leur estuaire sur l’arène des champs composent un majestueux ensemble.

C’est l’horizon fait à souhait pour le plaisir des yeux, de l’âme aussi, par la grâce des courbes et des lointains, par la douceur de l’air et le vaporeux voluptueux des teintes qui enveloppent les formes de la terre, mais davantage par la grandeur et l’ordonnance du tout.

Voilà le cloître de mon esprit et l’horizon de ma vie. Ce village aux sentiers de retour où j’ai ma maison à côté de l’église, arche de son village au milieu des terres, cette maison trois fois séculaire où dix générations ont passé, arche de ma jeune famille, les quelques arpents de champs qui l’environnent, dont je mange le pain et bois le vin, sont mon champ d’action circonscrit mais paisible, l’asile de mes habitudes héréditaires, la ruche et le domaine de mes pensées.

Là, je vais, ouvrant au mieux que je puis les jours qui font la trame de mes années. Là coule, a coulé sans que j’y aie pris garde, le temps qui m’est donné. Car l’homme est inattentif à lui-même, comme aux choses qui passent avec lui. Son âme, toujours distraite ou soucieuse, ne recueille point les magnificences. Il ne sait pas les utiliser…

C’est à peu près sans profit intime et sans que se sérénise son esprit, sans qu’il renouvelle, en se donnant simplement la peine de regarder, la joie grave et féconde d’admirer qui peut entrer en lui par tous ses sens, qu’il voit revenir dans leur beauté toujours jeune, différents presque d’heure en heure et sans cesse entraînés, mais statiques selon les floraisons et les fruits, les spectacles de chaque saison.

L’homme ne modifie pas beaucoup la nature… Le visage mobile et permanent des choses n’est pas altéré sensiblement pour quelques variations dans la culture, pour des terrains nouvellement défrichés, pour des maisons construites ou démolies, des guérets devenus pâturages, ou pour des pans coupés çà et là dans l’étendue des forêts, qui renaissent, à peine abattues, de leur ruine.

Nous, qui changeons et vieillissons, nous projetons sans cesse, sur les miracles de la Déesse sereine, l’inquiétude de notre esprit… Mais il y a, d’elle à nous, des rapports stables. Ces rapports sont les échanges de chacun de nos travaux et de ses dons. Ce sont les nourritures et les abris, nos servitudes et nos habitudes… C’est notre vie en sa trame active, confiante sous le grand ciel paternel, dans son pli de la Terre, où tous les cœurs aimants nouent leurs racines… Ainsi tout prend un sens dans l’univers…

Ainsi s’associeront à chaque retour, en une harmonie de munificence et de gratitude, les nappes des moissons sous les splendeurs de la lumière, au contentement plein et fort de l’âme, ou, dans l’ordre intellectuel, à la puissance de la pensée mûre… L’ampleur des plaines, les eaux recueillies ou errantes, le charme de nos collines aromatiques, leurs chemins creux, qui vont s’enfonçant, entre les talus des hautes vignes et de métairie en métairie, sous des voûtes de châtaigniers, le penchant et l’ombre des vallées, leur solitude, la diversité, la majesté d’un peuple végétal élevant autour d’une clairière ses arcades sur sa colonnade, les attitudes et la sublimité des montagnes impriment leur vision dans notre cœur selon leur grandeur propre et expressive.

Il s’émeut, suivant son eurythmie, devant ces nobles formes et ces splendeurs, selon quelques impressions non moins simples de force et de tranquillité, de joie et de reconnaissance… Et nous transmuons instinctivement nos éblouissements en volupté d’âme. Nous pouvons ainsi traduire en pensées les murmures des esprits de l’air sur les feuillages autour des fontaines, composer et parler avec justesse le langage et la musique de la nature, comprendre sa grave rêverie…

Mais l’habitude, terne et opprimante, éteint le prodige permanent. Le monde, enveloppé dans le tissu de nos songes, qui se trament avec ses magnificences, se décolore pour nous quand leur mirage pâlit. Car il en est formé peu de sublimes, qui résistent à notre légèreté, beaucoup de pauvres par le désir et l’objet…

Ces songes s’en vont avec nous dans la vie… Pour identique qu’il se sache en soi, de sa croissance à sa décadence charnelle, l’homme qui se regarde dans le passé, a souvent peine à se reconnaître. Quand il assiste à ce qu’il a fait, c’est proprement par une évocation de fantômes.

Se fixer en soi reste impossible, même par les regrets les plus doux… Mais faire attention à soi est plus facile et, réfléchir sa vie, c’est l’aimer mieux. C’est mieux voir, entendre et ramener à son cœur la beauté de tout. C’est se reconnaître au centre du monde et point de rencontre de ses rayons, enfin prendre joie de sa grandeur… Contemplation royale, en effet, pourvu qu’elle reste sensée et active…

Souvent, je fus ému par ces pensées. Et, comme je m’échappe à moi-même, selon la loi commune, je voudrais m’arrêter un temps…

Je ne le peux que par amitié : d’abord envers chacun des chers êtres qui rompent à ma table le pain quotidien, puis par aménité familière envers mes bons voisins et féaux, comme on disait autrefois, enfin par l’admiration et la foi… Par-delà les désillusions et les amertumes, n’est-ce pas la science vraie de la vie ?…

C’est de ma vie que je vais parler, en ses dehors et son intimité affectueuse, dans ce livre projeté depuis longtemps, que je voudrais faire simple et exact… Je l’écris pour moi d’abord, puis pour les miens, comptant qu’un jour ils aimeront mieux leur maison natale, à travers ces souvenirs que je leur présente, enfin pour quelques amis inconnus.

 

Je commence avec le printemps, comme si la saison légère me venait donner un renouveau de force juvénile et d’espérance, à moi, pour parler à la Montaigne, automnal par l’âge et les pensées… Sois le bienvenu, Printemps subtil !…

J’écris sous un dôme de splendeurs, dont la magnificence semble rendre la vie transparente… Ce temps d’allégresse déclos les cœurs comme les logis… Il fait venir les vieux sur les portes, pour boire la lumière comme du vin. Il balance aux branches la joie des oiseaux, dans les jardins en fleur où bêchent et fredonnent des jeunes filles. Les garçons, qui chantent en allant aux travaux, s’arrêtent à la première rencontrée, devant sa haie d’aubépine. Ils jasent, chuchotent et rient à plein cœur, et jettent en éclats retentissants, par les chemins, leur gaieté hardie, en frappant la terre de la sandale… Ce beau temps, qui dure depuis trois semaines, rend plus limpides les eaux vagabondes, et sereines au-dessus des toits, les colonnes des fumées…

C’est le matin… Le ciel est sans rides ni vent. Pas un banc de brume éclatante, tel qu’on en voit parfois, dans sa blancheur dorée, y dériver comme détaché de quelque côte de la mer céleste, pas un archipel d’îlots errants, pas même un flocon de nuée qui s’efface, pareil à l’aile d’un cygne en voyage, ne s’en vont à travers l’azur.

Splendeur ! Irradiation sans rivages ! Éblouissement, tel qu’on le songe immuable, des ondes lumineuses que l’on croit voir s’épancher des gouffres du zénith par torrents et nappes et, dans leurs remous, traverser l’espace, emplir de leur azur vaporisé, comme d’une eau d’air et de rayons, le lac de la plaine et les vallées.

… Il fera grand chaud, cet après-midi… Les ruches sauvages au creux des chênes et celles des jardins sont réveillées. Les mouches bourdonnent, l’hirondelle jase… Avec les arômes des prairies, des vergers en fleur et des champs de fèves, le soleil roule dans les plis du vent des langueurs de volupté puissante. Le chant des coqs va sonner l’été…

CHAPITRE IILes eaux transparentes

Il y a des années qu’un jouvenceau descendit de wagon, un soir de juin, à la halte du village de… non loin d’ici. Il traversa la voie, s’enquit du chemin qu’il fallait suivre pour aller au bac du Gave et partit d’un pas léger… Il arrivait de la ville et rentrait sans être attendu chez lui, dans la gentilhommière paternelle, où nichaient les rêves de son génie…

Il longea des champs de blé, qui bruissaient opulemment dans leurs ondes, déjà blondissantes, et des champs de maïs aux luisantes courroies, dont les tiges s’agitaient au vent comme une forêt de roseaux. Les saulaies de la rivière et leurs pelouses succédèrent et charmèrent ses yeux. Des vaches y erraient, tondant l’herbe courte, qui agitaient dans l’air la mélodie, toute pastorale, de leurs clochettes… Les poulinières sonnaient des entraves… Quelque âne rencontré, brave philosophe amplement favorisé en chardons, s’arrêtait gravement de brouter, en voyant l’adolescent passer près de lui d’un pas rapide, et le suivait des yeux en remuant les oreilles, d’un air méditatif…

Il traversa des eaux de cristal sur des passerelles tremblantes. Par endroits, ces eaux s’étendaient sur des sables, en viviers dormants et poissonneux, ridés dans leurs moires. Des coupes d’herbes recueillaient des sources transparentes comme l’air. Les ruisseaux fuyaient dans les remous légers, en s’enroulant et se déroulant, ainsi qu’au fuseau d’une fée de l’onde…

Tandis que ces ruisseaux étaient clairs, le Gave courait, trouble et violent, grossi par la fonte des neiges sur les montagnes et par les pluies d’orages récents…

Il atteignit le bac, à travers d’épais taillis d’aunes, dominés par des peupliers, dont la flèche indiquait le vent de sa courbure, par d’autres peupliers blancs non moins altiers, au branchage étendu et, de place en place, par un chêne royal, sur lequel tournaient de grands milans au-dessus des eaux et des feuillages, planant, avant de se brancher pour la nuit, de leurs ailes bronzées aux rayons du soir.

Le batelier-vannier n’était point là, dans la cahute en ramée, où d’habitude il tressait des corbeilles en attendant les passants. Le jouvenceau s’assit près de l’eau… Un bouvier, hâlé comme un vieux mur et d’une gravité de patriarche, l’avertit obligeamment qu’il ne fallait pas qu’il attendît l’homme. Le naulier buvait depuis deux jours… Deux jours de boisson étaient sa mesure… À cette heure, farci jusqu’à la gorge, le naulier ronflait sur son matelas, sinon dans un fossé, comme porc en bauge, – parlant sauf respect, dit le bonhomme, – et rien, pas même le feu, ne le redresserait sur ses jambes. Mais le lendemain, à la pointe de l’aube, il serait à siffler là, avant les merles, tout près de sa nef… D’autre part, on ne pouvait traverser, à cheval ni sur un char à bœufs… L’eau trop grande noyait tous les gués.

L’adolescent revint au village, où on lui dit :

– Allez chez Joannès.

Joannès, homme cordial et d’ample mine, était assis, en bras de chemise, à respirer le frais paisiblement, devant la porte de sa maison. Il se leva, d’un air empressé. Sa face rasée s’épanouit, quand l’adolescent lui dit son nom :

– Vous êtes le fils du docteur d’Arbonne ?

– Non, son petit-fils.

– C’est vrai !… c’est vrai !… Il était vieux quand il vint ici, voilà vingt ans passés… Il a sauvé ma femme et ma fille… Il était grand, tout blanc, imposant… Je crois le voir encore…

Joannès raconta comment le docteur était entré chez lui, en un jour d’agonie. Il dit à l’enfant sa reconnaissance, grande du désespoir qu’il avait eu… Il regardait expirer sa femme, anéantie de fièvre et de mal. Et, quand il se penchait sur son enfant, empoisonnée par le mauvais lait, il ne savait si elle était morte ou vive, tant pauvre était sa respiration. Il allait et venait de l’une à l’autre, la tête vide, étranglé d’angoisse, oppressé jusqu’à étouffer. En regardant le docteur examiner, d’un air méditatif, ces moribondes, Joannès avait tremblé, du crâne aux talons. Mais M. d’Arbonne, en se relevant, lui donna confiance.

– Il avait dans le regard, déclara le brave homme, une lumière que je n’ai pas vue dans d’autres yeux… Il me parla, bien qu’on le prétendît altier et rude, avec une douceur encourageante. Il me dit paisiblement, en homme sûr de ce qu’il prévoit : « N’ayez pas trop peur ! J’espère encore ! » Et là où les autres ne savaient plus rien, il ordonna ce qu’il fallait faire : la mère et la fille furent guéries… Il m’aurait pu demander beaucoup !… J’aurais donné tout et plus encore !… Mais votre grand-père n’était pas un homme d’argent, mon jeune monsieur, quoique l’argent lui fondît dans les mains, à ce qu’on m’a dit… J’ai perdu ma pauvre femme l’année dernière. Pour ma fille… Il cria : « Anaïs ! »… Je n’ai eu d’enfant qu’elle… Vous allez voir s’il valait la peine de me la conserver…

Joannès présenta à l’adolescent une belle personne dans sa pleine floraison, grande et svelte, quoique large des hanches et des épaules, agile et de souples mouvements… Elle avait une peau ambrée de paysanne, d’éclatants yeux bruns, sous un front bas, que surmontait opulemment une chevelure ondulée d’or sombre, le nez aquilin, les lèvres rieuses, entrouvertes sur des dents brillantes… Chaussée de sandales et court-vêtue, avec plus de coquetterie, cependant, qu’il n’est d’habitude aux villageoises, à chacun de ses pas, à chaque geste, le charme se révélait d’un corps nerveux, harmonieux et frais… Elle fit avec grâce sa révérence à l’adolescent émerveillé. Et il rougit ému, en s’inclinant. Elle sourit avec un peu de malice, car cet émoi ne lui échappa point. Elle le regardait complaisamment aussi, le trouvant agréable à voir…

Vint une vieille femme vêtue de noir, à la mode des maîtresses-fermières d’autrefois, la mère de l’hôte. Elle était petite, mais d’un grand air, à la fois bon et un peu sévère. Elle avait les yeux vifs…

Une existence d’honneur, toute une tradition rurale de labeur, de probité rigide, de sens clair et d’économie bien entendue, se lisaient sur son visage ridé… Elle retenait à quatre-vingts ans, pour une grande part, le gouvernement de sa maison, pleine de domestiques et d’ouvriers, qu’il fallait nourrir. Dans la cuisine, où pendaient aux poutres des jambons et des quartiers de lard, ou dans la vaste salle attenante, de son fauteuil de paille à coussins, elle voyait tout et donnait ses ordres…

Le jouvenceau s’inclina devant cette vieille femme avec respect. Elle lui rappelait sa grand-mère morte, qui l’avait aimé de tout son cœur d’aïeule… Sa grand-mère était petite aussi et d’un air imposant, rigide et bon, comme cette ménagère rustique, et, comme visiblement celle-ci, douée de fortes vertus héréditaires de grand sens, prévoyance et largesse indulgente, sans faiblesse dans sa maison, sévère pour elle-même seulement… Cette paysanne avait été belle… Elle était coiffée, à la béarnaise, d’un mouchoir qui descendait sur son front, comme un bandeau monastique. Son profil était droit et fier, sereine sa face aux traits réguliers. Ses cheveux brillaient autour de ses tempes avec la blancheur de la neige tombée fraîchement sur les buissons… Elle aussi accueillit l’enfant, sitôt qu’elle eut entendu son nom, avec une touchante déférence. Elle aussi le salua d’une révérence à la mode ancienne, avec un sourire de bienvenue. Et elle déposa pour lui faire honneur la quenouille en roseau chargée de lin, qu’elle filait comme les reines d’autrefois…

On prépara la meilleure chambre de la maison. Et le souper improvisé fut savoureux… Ce fut la jeune fille qui le fit cuire, puis le servit, de ses mains alertes. Elle avait tendu la table d’une nappe en toile de lin filée dans la maison, ourdie par le tisserand du village, puis blanchie aux rosées nocturnes et rangée dans l’armoire au linge, avec des feuilles de lavande, des brins d’absinthe et de marjolaine entre les plis… Elle disposa dessus les assiettes à fleurs, les verres en cristal de forme ancienne et des fourchettes et cuillers d’argent qui servaient aux grands jours, orgueil de cette opulente maison rurale…

L’hôte alla extraire de son cellier un vin qui n’avait point d’âge connu. Il déboucha d’un poignet puissant le flacon poudreux, sans une secousse. Il en huma l’arôme au goulot, de l’air d’un alchimiste qui se rend compte. Enfin, il examina dans un rayon son élixir qu’il voulait fameux, et qu’on eût dit en effet composé d’ambre fondu, ou bien de topazes liquéfiées, avec les parfums de la terre béarnaise…

Des truites du Gave furent servies, puis une poularde rôtie, enfin des cèpes, poussés sur la mousse depuis les dernières ondées, où avait passé la senteur des bois… Le pain de ménage fleurait le grain… La jolie fille qui le présentait en souriant, avec le couteau planté dans la croûte, l’avait salé, pétri, mis au four. L’enfant, en le prenant de ses mains, frémissait d’un frisson timide… Il s’imaginait la voir, mi-vêtue, plonger dans la farine ses bras blancs. Il croyait sentir, en mordant dans son pain, l’arôme de sa chair, mêlé à l’odeur de la moisson et du froment broyé par la meule… Le miel de bruyère dont il goûta avait la lumière de ses cheveux. Il eût bien voulu manger sur sa bouche les cerises rouges et charnues de juin.

Et tous lui faisaient fête à l’envi, la belle de sa grâce moqueuse et douce, car elle y trouvait un plaisir léger, l’aïeule avec sollicitude, et son hôte avec une cordiale bonhomie…

Joannès servait à boire et le pressait de manger, en s’excusant fort de la pauvre chère. Et l’enfant mangeait avec appétit, charmé de l’aventure, pris par l’aménité hospitalière et la simplicité de ces braves gens. Il buvait avec circonspection du vin aromatique et fumeux de son hôte, qui lui disait et prouvait avoir le gosier large et l’estomac ample, mangeant des plats copieux abondamment, et vidant rasade avec lenteur.

Cependant l’aïeule leur assurait qu’elle avait attendu pendant toute la journée quelque lettre ou bien une visite, et qu’elle savait que cette visite leur devait être agréable, d’après des signes qui ne la trompaient guère… La mèche de la chandelle, la veille au soir, avait grésillé à plusieurs reprises… Une araignée, présage infaillible, s’était suspendue à son fuseau… Enfin elle avait vu dans son sommeil le défunt Hubac, surnommé Jean qui n’est pas pressé, facteur de son métier et jovial ivrogne en son vivant, forgeur de bourdes et grand colporteur de balivernes, qui entrait et lui tendait un large pli… Ensuite, elle avait vu son enfant mort, son petit Biaise si longtemps pleuré, que le Seigneur lui avait voulu prendre à douze ans… Il venait parfois à son chevet, plus souvent depuis qu’elle était vieille, et cela lui était une joie céleste dont elle s’éveillait baignée de larmes. Sans dormir de reste, elle songeait à peu près chaque nuit… Son père et son grand-père avaient été bons songeurs aussi… Elle prévoyait juste, ou approchant vrai, d’après ces rêves, dans les grandes choses et les petites…

… Ainsi quand elle avait rêvé de don Carlos, il y aurait trois ans à la Saint-Pierre, la nuit d’avant le terrible orage… Don Carlos bataillait alors, par la Navarre espagnole… Elle l’avait vu là, dans la cour, dînant sous le noyer… Il avait l’œil et la barbe noirs, un grand sabre à la ceinture, ses pistolets sur la table… Ses hommes, faits comme des charbonniers, l’entouraient et s’agitaient. Et les uns buvaient, vautrés à plat ventre, dans des flaques ou mares rouges de vin… D’autres vidaient les coffres de grains par les croisées. D’autres embrochaient le lard de leurs flamberges, décrochaient des poutres les jambons, emportaient les jarres de graisse et de salaisons… D’aucuns égorgeaient les oies et volailles ou poussaient les bœufs à coups de pointe… Don Carlos parla comme le tonnerre : « Allumez le foin ! Portez les fagots ! Allumez partout et que tout flambe ! » Et elle avait vu la flamme courir, s’étendre et gagner par larges bonds, comme on la voit, en mars, dans un touya qui prend feu… Elle s’était éveillée, baignée de sueur et transie de terreur et s’était mise à prier jusqu’au jour… À midi, l’orage ruina la terre. Le fléau (la grêle) écrasa la paille et l’épi, la grappe et les pampres. Il aplatit l’herbe comme un rouleau, passa comme une artillerie sur la plaine. Il fracassa les rameaux fruitiers, il mit à nu les chevrons des toits. Le vent déracinait les plus vieux chênes. Les coups de la foudre épouvantaient, comme des écroulements de maisons !…

Ainsi parla l’aïeule à l’enfant, avec une solennité simple, et non sans grandeur. Contente de l’attention qu’il lui prêtait, elle le regarda longuement, ferma les yeux pour se recueillir, puis les rouvrit et dit à son fils :

– Ne trouves-tu pas qu’il lui ressemble ?… Je m’en suis aperçue à son entrée… Voilà bien ses yeux, ses cheveux blonds… Voilà sa joue fraîche, son air pensif !… Oui, cet enfant ressemble à ton frère, mon petit Blaise, qui avait tant d’esprit !… Il se fût fait aimer par les pierres, tant il avait le cœur bon !… Que Dieu soit loué que vous soyez venu, mon enfant !… Et il était tout esprit !… Toi, Joannès, tu n’en montrais alors qu’à mal faire. Tu n’étais bon, dans ton jeune temps, qu’à te battre, à coups de cailloux et de poings, à tendre des pièges aux oiseaux, à dérober du pré les poulinières, pour galoper dessus, et piller des vergers… Aussi, tu avais le fouet comme il fallait… Et mon petit Biaise, en se jouant, apprenait tout ce qu’on voulait.

Elle sourit encore, en soupirant, puis se leva et gagna son lit. Et la jeune fille alla veiller au souper des gens… Deux justiciables, qui avaient une affaire, en vinrent entretenir longuement Joannès, car on le réputait savoir les lois. L’adolescent s’assit dans la cour, sur un banc de pierre usé par le temps, qui était accoté près du seuil au mur, sous une treille latine…

 

C’était un grand poète qui était venu là !… Du moins, il pensait l’être !… L’avenir, en ses visions, s’étendait sien comme un héritage et un royaume.

Et la vie était à la fois pour lui l’inconnu, l’étendue du monde, et l’appel puissant et sûr du bonheur. C’était l’essor aisé de son âme vers les grands actes, les pensées sublimes, ses désirs ailés sur les splendeurs.

C’était la volupté et la joie, et l’œuvre dont son génie s’éblouissait… La gloire qu’il voyait s’élever sur son front, l’amour au rayonnement mystérieux, étoiles jumelles, aimantaient son cœur et confondaient leurs feux comme un même astre.

Ô rêves de la seizième année ! Palais de nuées au charme aérien ! Féerie des magnificences et des prestiges ! Poème de l’allégresse inspirée !… De quel génie heureux l’adolescent vous élève et vous embellit des formes divines qu’il croit saisir et presser contre son sein comme autant d’amantes, comme ces Olympiennes qui hantaient les songes des héros en floraison, agiles sous les lauriers et les roses et pareils à l’Hermès ailé !…

Floraison légère de son avril ! Poussière parfumée du printemps !… Cet enfant vous laissait tomber de son âme comme un amandier jonche le verger de ses pétales, quand le vent l’effleure… Sans doute, de toutes ces riantes pensées, rien ne lui reste maintenant au cœur, ou si peu de chose !… Mais c’est ce cœur, qui les a portées parmi les splendeurs de la nature vers des destinées qu’il croyait grandes… Les songes de beaucoup d’hommes furent très beaux. Leurs actes ne sont que le déchet de ces songes.

Il avait de chères mélancolies… Car il gardait de son passé d’enfant des tristesses, souvenirs amicaux et graves aujourd’hui… Il les aimait, belles jusqu’aux larmes et accueillies comme les plus tendres consolatrices, comme des sœurs au pensif sourire qu’il fallait convier aux gloires futures, sans cela de pauvre éclat et futiles !…

La nature l’appelait, comme elle convie l’enfant à se rouler sur le gazon et l’oiseau à l’air, les pâtres à chanter le long des eaux, les gars et les belles filles à s’aimer, tout être à l’action et à la joie…

Il n’en pouvait comprendre avant le temps, sans doute, l’équilibre mobile et statique à la fois, les rythmes et l’ordonnance éternelle, le calme créateur et dévorant… Mais il l’aimait d’un amour filial, car elle l’avait bercé d’eaux tombantes, charmé de voix subtiles et de rayons, sous les arbres de sa maison perdue…

La nature était mouvement, espace, amour vague, jeunesse et liberté… Des chants, un sourire, des yeux qui passent, la joie rustique, les étendues de la vie… Il contemplait la Déesse aimée sensible sous les formes de la Terre, la Cybèle au front couronné de feuillage, de grappes et d’épis, vision sereine de forêts et d’ondes où se concrétise la Pensée divine.

Parmi ces puissants rêveurs positifs que sont les poètes magiciens, aucun mieux que cet enfant n’aura fait sienne la beauté de la vie. Il n’y en eut pas de plus généreux dans ses désirs, de plus facile à l’illusion, de plus candide en ses enthousiasmes, ni de mieux doté de joie et de mélancolie. C’est pourquoi il a su rester un poète, en nouant à toutes choses son amitié.

Il s’assit donc contre la muraille, encore tiède d’un long jour d’été… Le village, hâlé et fatigué, respirait entre ses vieilles pierres. Les portes ouvertes des maisons laissaient luire la flamme des foyers et les fumées, droites comme des colonnes, montaient à la rougeur du crépuscule.

Il écouta chanter des gars dans la rue, rire les jeunes filles sous les figuiers… Au loin, roulaient des chars sur les routes. Et la senteur des foins en montagne venait avec ces chars à bœufs qui les portaient, tanguant sur des roues retentissantes…

À la cloche qui sonna l’angélus, les clarines des bestiaux qu’on ramenait mêlèrent leurs tintements. Cette cloche et ces sonnailles familières, les appels des bouviers et les chansons lui semblaient les voix de la Terre antique… Comme semblaient sa respiration et son murmure les souffles de l’air dans la campagne, la rumeur du Gave dans ses courants, et ces frémissements que font ensemble les nappes des herbes et les ondes des blés, avec le grelot léger des grillons, les plantes fleurissantes ou épanouies, le travail des germes, les ruches des feuilles sur les rameaux…

L’étoile de Vénus, à l’occident, brilla d’un éclat saisissant et doux. Elle lui parut une rayonnante pierre précieuse, une fleur ou un œil de lumière, et encore un oiseau céleste, arrêté en un planement mystérieux… D’autres étoiles, timidement écloses, ponctuaient l’azur de rares étincelles lactescentes. À mesure qu’elles se précisaient en éclat, l’on eût dit qu’elles se suspendaient l’une à l’autre, par leurs rayons aimantés…

 

Quelque chose d’infiniment doux lui emplit l’âme… Impression étrange, mais si profonde qu’il l’accueillit sans s’en étonner… Cette maison et sa cour rustique avec ses arbres, les granges aux grands murs nus, les toits de tuiles, il lui sembla qu’il avait vu tout cela !…

Dans quel passé ? Ou bien dans quel rêve ?… Il s’imagina le reconnaître et se l’imagina jusqu’à l’obsession… Il croyait s’être assis sur ce seuil… Ou sur un seuil semblable, à la même heure, regardant avec les mêmes pensées, un jour ancien de la terre s’enfoncer au gouffre du crépuscule. N’y avait-il pas une jeune fille inconnue ?… De qui lui rentrait au cœur le fantôme, ombre revenue d’un vieil oubli ?…

Qui était-elle ? Qu’avaient-ils été l’un pour l’autre ?… Avait-elle eu les pas, l’attitude, le charme et le rire étincelant de la belle paysanne son hôtesse ?… Et d’où venait que de celle-ci la grâce pénétrât jusqu’à son cœur avec une volupté si vive et tendre ?… Allait-il aimer ?… L’avait-il aimée ? Dans ces méditations indécises, parfois il nous semble retrouver des images mélancoliques de nous. Et ce sont bien des images de nous-mêmes, reconnues de notre âme justement, que ces formes irréelles du désir, que ces fantômes voilés d’amours vagues, qui semblent des ombres du souvenir ?… C’était sans doute par un temps semblable, au fond d’un passé mystérieux et au seuil d’une maison séculaire, qu’ils s’étaient souri pensivement… Dans la joie peut-être ?… Peut-être en pleurs ?… Rendus l’un à l’autre après l’absence ?… Ou bien à la veille d’un exil ? Il avait tenu ses mains amicales et posé sa tête sur ses genoux…

La jeune fille vint s’asseoir à côté de lui. Et il s’éveilla de ce demi-songe avec un tressaillement de tout son être, avec le désir timide et fort de prendre en effet ses mains dans les siennes et de lui dire qu’il la trouvait belle. La vie rustique en sa grandeur riante s’incarnait dans cette créature, et il souhaita de vivre avec elle… Il lui semblait réaliser en cette vision la plus belle idylle, poème et moisson de bonheur, magnifique comme une plaine d’épis… Elle avait aux yeux l’ardent été, aux dents le rire heureux et les chansons. Saine comme le pain qu’elle cuisait, chacun de ses pas donnait envie d’elle… Abeille à le piquer de baisers… Oh ! que n’était-il un villageois !… Celui à qui elle pensait sans doute, celui qu’elle appelait et qui viendrait ?… Que n’était-il un garçon de son âge, fort et grand comme elle était grande et agile, pour la presser contre son cœur simple !…

Il soupira… Il savait trop bien que leurs pensées étaient dissemblables, et qu’elle le regardait comme un enfant… Et il fut tenté de révéler à cette villageoise inattentive l’espèce d’enfant sublime qu’il croyait être…

Elle restait là, placidement belle. La courbe de ses bras se fermait avec ses mains croisées sur les genoux… Le peu de lumière qu’il y avait encore et l’ombre du crépuscule estompaient le coloris ambré de sa joue, le reflet luisant de ses cheveux… Il admira la ligne un peu aquiline du profil, le col au modelé voluptueux… Elle s’appuyait contre la muraille, les yeux grands ouverts avec sérénité…

Il voyait se soulever et s’abaisser, au rythme d’un souffle pur et paisible, son sein probablement harmonieux. L’haleine dont elle l’effleurait lui semblait entrer jusqu’à son cœur qui se dilatait, palpitant d’elle, au sourire de ses lèvres entrouvertes. Et ce souffle coulait en lui, comme une caresse et comme une onde qui l’immobilisaient de langueur…

… Ils parlèrent des premières choses venues, et non sans embarras tout d’abord… Car elle avait vu au premier coup d’œil qu’il osait à peine respirer près d’elle. Il ne savait en vérité que lui dire, ni si quelque amertume de jalousie, le dépit des impossibilités amoureuses ne se mêlaient pas à la volupté d’être ainsi… Il n’eût point voulu épancher son âme… Elle aurait ri peut-être !… Il eût bien aimé se blottir contre elle et rester là longtemps, très longtemps… couler son bras autour de sa taille et poser sa tête sur son épaule…, élever ses lèvres jusqu’à sa bouche et rester ainsi encore longtemps…

Elle parla, raconta sa vie, ses occupations et ses plaisirs, ses compagnes, leur amitié familière… Elle avait un parler musical… l’esprit enjoué et quelque malice… Elle dit les promenades que ces compagnes faisaient le dimanche après les vêpres, bras dessus, bras dessous, avec leurs amoureux, et la longue-vue à grande portée que M. le curé pointait ainsi qu’une couleuvrine sur les couples, à la fenêtre du presbytère qui donne sur la route et la plaine des champs… D’où ses semonces, au prône suivant, quand d’aventure il avait surpris des baisers… Elle disait un beau mariage à la ville, où elle avait été, les fêtes de village où la menait son père, et qu’elle aimait la danse à la folie.

– Quel beau temps ! fit-elle tout à coup… La lune ne va pas tarder à se lever… Voyez comme s’allument les étoiles… J’aime les regarder, ces soirs d’été !… À les compter, on perdrait l’esprit… Et, au milieu du ciel, le chemin de Saint-Jacques… Comme il est blanc, ce soir ! C’est un signe de grande chaleur et sécheresse…

Il répondit, d’un ton d’inspiré :

– Oui, ce beau ciel fait lever la tête, et prend la pensée ! Oui, cette heure est belle !… et je l’aime aussi !

– Ce temps vaut de l’or, pour nous, paysans, reprit-elle avec simplicité. Il faut se hâter d’en profiter, car tout travaille, les vignes, les champs et les prairies, et les travaux nous tombent sur les bras tous ensemble. Chacun s’empresse, aussi… Chacun s’évertue sans perdre un moment, que l’heure du manger et du dormir après le midi, quand on n’en peut plus, et cela du point du jour à la nuit close, comme les abeilles et les fourmis… L’année s’offre abondante : les pluies, la chaleur et les floraisons se rencontrent à souhait depuis l’hiver… Vous avez aussi des terres ?

– Oui, mademoiselle.

– Ces terres de l’autre plaine du Gave ne sont pas, dit-on, moins graineuses que les nôtres… Le village que vous habitez est bien situé sur la route et bâti comme il faut. J’y suis allée… Et vous avez un joli château à côté de l’église ; je l’ai vu en passant.

– Ce n’est pas un château, répondit-il. Ce n’est qu’une gentilhommière à tourelle, spacieuse et très vieille maison, que j’aime comme on aimerait une aïeule. Il y a des coffres de froment dans les greniers, ainsi que chez vous, le mobilier de trois générations dans les chambres et des portraits sur les murailles : de gentilshommes à perruque poudrée, en jabot et manchettes de dentelles, et de belles dames aux épaules nues, qui furent mes grand-mères… N’y viendrez-vous jamais ?… Les fenêtres sont ouvertes au soleil et la porte aux passants… On trouve des livres dans tous les coins…

– Et vous avez lu ces livres ?

– Oui, presque tous.

– Et beaucoup d’autres encore, n’est-il pas vrai ?…

– Oui, quelques autres.

– Que vous êtes savant !

– Ah ! mon Dieu non !

– Oh ! que si ! fit-elle en riant doucement. Mon père dit qu’on est d’un grand esprit dans votre famille… Il paraît qu’on n’en manqua pas dans la mienne et mon père me voulait instruire. Il m’a mise un temps en pension, pour apprendre tout ce qu’on enseigne et il comptait n’y rien épargner : l’argent ne nous manque pas, Dieu merci !… Mais il a fallu m’en tirer vite. Je languissais comme un fruit à l’ombre et j’y devenais bête, à m’ennuyer…

– Pas possible ! fit-il en souriant.

– Si !… J’aurais fini par le devenir. Aussi, j’en suis partie sans être instruite… Mais vous, qu’est-ce que vous avez étudié ?

– Ce qu’on enseigne au collège, dit-il : les lettres, l’histoire, le latin, le grec…

– Quoi, le latin ? fit en riant la belle. Comme les prêtres !… Pourtant vous ne direz jamais la messe, j’en suis bien sûre !

– Ce n’est pas probable, dit-il en souriant.

– Et ça serait dommage, fit-elle.

– Pourquoi, mademoiselle ?

– On vous l’apprendra quand il sera temps, mon petit monsieur, repartit-elle en riant de plus belle. Que savez-vous encore ?…

– Oh ! presque rien… Très peu des mathématiques et des autres sciences… On dit que je saurai écrire en français… Je lis et j’écris l’anglais tant bien que mal… Enfin, j’ai étudié la philosophie.

– Et ça, qu’est-ce ?

– Mademoiselle, dit-il avec gravité, c’est la science des sciences. C’est celle où toutes prennent leurs axiomes, d’où elles partent et où elles reviennent incessamment, charrient et dégorgent leurs connaissances propres. C’est celle qui leur rédige leur méthode, qui définit l’objet de leurs recherches, délimite et règle leurs rapports entre elles et avec elle-même, enfin formule et interprète leurs conclusions. Elle les nourrit et se nourrit d’elles… C’est obscur et simple !… Ah ! elle est encore, selon le sens magnifique et originel de son nom, l’amitié de la sagesse et, par enveloppement, la connaissance de soi-même et du monde, celle de la nature et de toutes les choses spirituelles et matérielles, que cette sagesse exige pour être accomplie raisonnablement, et l’art d’y parvenir…

– Seigneur Dieu ! fit-elle épouvantée… Et vous l’avez apprise, la… comment dites-vous ?

– La philosophie ?… Oui, mademoiselle, dit-il modestement.

– Seigneur ! délivrez-nous du mal, répéta-t-elle. Oh ! qu’il faut avoir d’esprit pour vivre, quand on veut savoir !… À moins qu’on ne soit trop heureux d’être une bonne bête, qui va tout droit… Vous êtes, je gage, un bachelier ?

– Oui.

– Si jeune ! fit-elle en joignant ses mains, d’un air admiratif et moqueur.

– J’ai dix-sept ans ! dit-il un peu vexé.

– Vraiment ! Dix-sept !… J’en ai vingt-trois, fit-elle pensivement.

Puis elle dit avec bonne humeur :

– Je connais un autre bachelier, mais il a, lui, de la barbe noire au menton… C’est un voisin de terres… Ses parents l’ont voulu rendre savant… Il l’est devenu, car il est bon fils… Il s’est donc fait savant, comme il a pu, les coudes sur ses gros livres, à force de temps et d’entêtement, en battant ses tempes à poings fermés, comme un forgeron frappe sur du fer, comme un bûcheron cogne sur ses souches… Il parle comme un livre… Il a du bien… On veut nous marier ensemble…

– Il vous plaît donc ? fit l’enfant, jaloux. Voilà un heureux homme !

– je ne sais pas trop… Il est instruit…

– Et c’est ce qui vous fait peur ?

– Oh ! pas du tout !… Il est trop sage, doux et réservé pour qu’on ait peur de lui et tout le monde me chante ses louanges. Je crois bien que je ferais, avec ce brave voisin, mes quatre douzaines de volontés… Il me mange des yeux quand il me voit et tremble comme s’il avait la fièvre… Il est riche en terres, riche en argent.

– C’est décidément un heureux homme ! dit l’enfant avec dépit.

Elle ne répondit rien, mais le considéra en souriant… Après un instant, il hasarda, d’une voix étouffée :

– Et moi, mademoiselle… Si j’étais comme lui… Vous ferais-je peur ?

Elle sourit plus doucement encore :

– Je ne sais pas, enfant !… Ne faut-il pas avoir peur, quelquefois, de ceux qu’on aimerait bien volontiers ?… Mais pourquoi parler de ce qui ne peut pas être, et à quoi alors il ne faut point penser ?… Vous n’êtes pas comme lui, allez !… Quand vous auriez ses années !… Vous êtes d’un autre état, d’un autre sang… Je comprends bien cela, je vous assure… Je crois que je le comprends mieux que vous-même, quoique vous ayez plus d’esprit… C’est que j’ai plus d’âge, fit-elle en souriant. Parlons cependant de vous : vous deviendrez sans doute un savant médecin, comme votre grand-père ?

– Je ne sais pas trop… J’ai d’autres vues…

– C’est pourtant un bel et bon état… Les médecins gagnent de l’argent, on leur rend honneur partout où ils vont… Cela leur est bien dû : c’est un beau pouvoir que Dieu leur donne, une grâce insigne que possède un homme quand il entre dans une maison où il y a un malade qui souffre et des gens qui étouffent de peur et de chagrin, de porter dans ses mains la vie, de guérir ce malade, d’essuyer des pleurs et de ramener la santé et le bonheur là où le deuil était déjà… Votre grand-père fit cela chez nous… Ce n’est pas d’hier que mon père nous parle de lui. Sans lui, ma mère serait morte à la fleur de ses ans, et moi avec elle. Et mon père et ma grand-mère n’auraient plus su pourquoi vivre… Dieu voulut qu’il vînt et nous sauvât. Ma mère, toujours pauvre de santé, est morte il y a un an. Nous la pleurons encore… Moi, Dieu merci ! je suis saine et forte… Il a bien fait, dites ! de me guérir !

Il la regarda d’un air d’extase :

– Oui ! Il a bien fait !… Il fait bon vivre ! dit-elle d’un accent grave et profond.

Et elle ouvrit à demi ses bras d’un geste instinctif, en respirant à pleine poitrine et se soulevant à demi comme pour accueillir et prendre à plein cœur cette joie de vivre, ce bonheur d’aimer qui entraient en effet dans tout son être et s’exhalaient d’elle.

– Jugez de notre bonheur, continua-t-elle, quand vous vous êtes nommé en entrant.

– J’ai donc bien fait de venir ! dit-il ému.

– Vous n’en doutez pas !

– Je suis donc heureux ! balbutia-t-il. Je suis bien heureux !…

Puis il dit gravement :

– Je ne l’oublierai jamais.

Mais elle secoua doucement la tête.

– Vous ne me croyez pas ? reprit-il. Pourquoi oublierais-je ce que vous me dites ? Comment vous oublierais-je, vous qui vous souvenez ?…

– Ce n’est pas la même chose, dit-elle. Pour nous, nous nous rappelons un bienfait… Et vous… Non, ce n’est pas la même chose, fit-elle en riant. Aussi vous nous oublierez facilement… Vous vous en irez par les villes, où il y a du beau monde…

– Oh ! le beau monde ! fit-il avec mépris. Si vous saviez le peu qu’il vaut ! Combien je m’y ennuie !… Ce n’est pas le monde qui vous effacera de mon esprit !

– Vous êtes un enfant !

– Je suis plus homme par la pensée que beaucoup d’hommes ! dit-il avec orgueil.

Elle ne dit rien. Il resta silencieux, puis reprit avec un soupir :

– Celui que vous aimerez sera heureux !

Elle tressaillit et resta pensive :

– C’est Dieu qui fait les sorts… Qui peut savoir ?… Oui, je crois qu’il sera heureux et moi avec lui… Pour peu qu’il m’aime ! dit-elle tout bas.

– Pourquoi ne puis-je pas être lui ?

Elle secoua la tête en souriant, presque avec tendresse, et il joignit ses mains comme pour une prière. Puis, comme il l’avait osé souhaiter, il osa enlacer timidement la jeune fille, en tremblant de tout son corps. Elle le laissa se blottir contre elle et elle l’y garda un temps sans parler, sans faire un mouvement, ni vouloir rompre un charme auquel elle cédait très doucement, sûre de n’avoir pas à s’en défendre.

Après un instant :

– Vous êtes bien là, dites !

Il resserra son étreinte et posa sa tête sur son sein. Elle le pressa un peu contre elle, puis lui dénoua les bras, mais garda ses mains :

– Oh ! comme vous avez la main petite !… Et ces cheveux blonds, comme ils sont fins !… plus fins, plus blonds, plus doux en vérité que les miens !… Et ce beau front blanc ! fit-elle encore. Vous faites un joli et bon enfant, de qui il faudra vite se défier… D’autres vous aimeront, croyez-m’en ! et ce sera tôt, si je ne me trompe… Assez, maintenant !… On pourrait nous surprendre ainsi et il ne faut pas… Je ne le veux pas ! fit-elle mi-rieuse et sérieuse.

Elle se leva et il se leva.

– Pardon ! dit-il, les yeux pleins de larmes, abîmé de confusion et de bonheur.

– Venez ! dit-elle d’une voix émue. Il est grand temps d’aller dormir. Dix heures ont tinté à la pendule et nous nous levons avec le jour.

– Pardon ! répéta-t-il, tendant ses mains jointes.

Attirée, elle se pencha vers lui. Elle lui prit la tête dans ses mains et le baisa tout frissonnant sur ses joues pâles. Puis elle l’entraîna dans la maison…

 

Il fut longtemps avant de reprendre ses esprits. Il marcha machinalement dans la chambre où on l’avait amené, de l’ample lit à courtines qui l’attendait jusqu’à l’armoire sombrement luisante, et de la porte jusqu’aux fenêtres sans rideaux, ouvertes sur la nuit.

Il avait encore dans tous ses nerfs le frémissement avec la langueur d’avoir posé son front contre l’épaule de la jeune fille, à la joue la chaude douceur de ses lèvres… Et les sentiments qui emplissaient son âme étaient à la fois puissants et confus. Il n’attendait rien d’elle, assurément ! Il n’eût rien tenté, rien imploré ! Mais il aurait vu presque sans surprise la porte s’ouvrir et elle paraît, blanche, et venant à lui comme une ombre…

Il savait bien qu’elle ne viendrait pas… Mais l’idée qu’elle était là près de lui, derrière la cloison, le rendait perclus de fièvre et de langueur…

Il aimait l’amour dans cette belle personne, les bonheurs vagues et les voluptés inconnues. Il aimait sa jeune vie enivrée, ses visions radieuses de tous les désirs et ses espoirs imprécis et vastes. Et tout cela prenait charme en elle, un charme autrement doux et puissant que celui dont l’avaient saisi d’autres femmes, qui avaient ému en passant son cœur, sur qui s’était posé son désir… Cela formait autour d’elle et lui comme une ronde légère, une fuite amicale de jeunes filles qui toutes donnaient à elle de leur grâce, trouvaient dans sa grâce forme et beauté…

Une exaltation subite emporta son esprit. L’allégresse, l’humilité de son âge et l’orgueil, une tendresse sensuelle et naïve, se mêlaient dans l’attente…

Attente d’il ne savait quoi, en vérité… Attente des réalités et des rêves, œuvres, amours, gloire et opulence, concrétisées magnifiquement… Son heure allait sonner, lui semblait-il, l’heure étincelante, au timbre d’or, où s’ouvrent les palais qu’on a voulus… Il s’éleva vers les régions claires de l’idéal bonheur ; il erra parmi ces mirages, beaux comme une étendue constellée, où il s’était élancé souvent, mais pas encore d’un essor aussi sûr, ni d’un vouloir aussi impérieux. Son être, lui semblait-il encore, allait s’accomplir en sa puissance, comme ayant mûri pour ses destinées, comme si succédaient, dans le moment, le génie et l’astre de la jeunesse à l’esprit doux et radieux de l’enfance, au printemps en fleur l’été fécond.

Il s’assit à la fenêtre et baigna ses yeux dans la lumière, son front dans la fraîcheur parfumée de la nuit. Ses pensées se berçaient aux musiques de l’air, se dispersaient à l’appel des choses et se jouaient dans les transparences… Près de lui, le branchage d’un acacia semblait ciselé de rayons de lune. Un chêne les remuait avec sa feuillée, d’où ils tombaient furtivement, de rameau en rameau, sur le gazon. Tandis que dans l’angle des bâtiments un noyer portait un globe d’ombre impénétrable, à peine argenté sur sa rondeur.

Autour de cet arbre, des chars de foin lui parurent comme une famille d’animaux étranges, de hérissons géants ou d’ours énormes, endormis sous le charme de la lune. Au loin, d’autres feuillages et d’autres ombres, isolés ou par troupeaux inégaux, moutonnaient vaporeusement. Toute la saulaie, au bord du Gave, était ainsi comme un puissant troupeau végétal, couché dans son pâturage et ruminant entre les collines et les champs d’épis.

Il n’y avait pas un nuage en dérive dans le dôme du ciel. Son astre ami, la Séléné voyageuse, passait, comme un globe de cristal, parmi de rares, mais éclatantes étoiles, que son voisinage pâlissait un peu. Il la voyait dormir sur des eaux métallisées, remuer en écailles dans les courants. Elle emplissait de lueurs la vallée, glissait sur les fougères et les prairies… Les sylphes « aux pas sans empreinte » en traversaient l’ombre, sur un rayon… Les fées, dont lui avaient parlé de bonnes vieilles, là-bas, dans son village, en Ossau, et de qui elles savaient tant de merveilles, les fées fantasques ou bienfaisantes qui embrouillent ou favorisent les destinées, volaient en se pressant au creux des hêtres, ainsi que des abeilles de la nuit…

Les plus belles nymphes des bois antiques revenaient aussi sous les feuillées… Il les voyait sortir des fontaines ou du tronc des chênes et nouer leurs rondes… La brise et le feuillage essuyaient sur leurs flancs les gouttes de l’eau et les rayons.

Ainsi la lune s’unit à la terre, pendant ces nuits qui ne dorment pas… Celle-ci était si transparente que la ligne dentelée des Pyrénées s’y dessinait en traînée précise… Des nappes de rumeur s’y répandaient. Des tintements d’eaux et de clochettes sonnaient comme des bulles d’argent. Les insectes, blottis ou sautillant sur les brins d’herbe luisants de rosée, sonnaient aussi, par milliers, de leurs grelots, tambours et cymbales… Chaque herbe donnait son frémissement à la profonde harmonie nocturne, comme chaque fleur son parfum. De même y portaient leurs bruissements les épis froissés entre eux dans la plaine, et les arbres le murmure des bois.

Il s’en alla d’un essor tranquille et par une aspiration naturelle à travers les champs étoilés du monde. Toute la vie entrait dans son cœur. La terre et ses compagnes dans l’étendue lui semblaient des caravelles amicales, cinglant de concert, à pleines voiles, vers un lointain continent céleste, avec une cargaison de créatures, de graines et de plantes, avec leur faune, leur flore et ses baumes, et les désirs élevés des âmes, des désirs pauvres mais travaillés par une inquiétude sublime, avec des instincts chargés d’amour et des rêves gros d’un bonheur infini, – cette arche de Noé le portait…

 

Vous lui pardonnez, ô grands poètes, de s’être cru l’un de vous !… C’est une illusion commune, sans doute, mais elle ne peut pas être vulgaire… Il suffit de vous aimer pour vous reconnaître le sens de la vie. Et il suffit de la regarder avec admiration et gratitude pour participer du même sens.

C’est vous qu’il nous convient d’écouter, après le prêtre qui prie et consacre, avant le philosophe, le savant même… Car savoir n’est pas essentiel pour l’homme, sans quoi, personne au monde n’aurait vécu. Et ce monde nous reste incompréhensible, dont on pourrait frapper les lois en formules, comme les axiomes du code de la Nature, prendre en main les rênes et ménager et guider les forces ainsi que le ruisseau du moulin, sans rien connaître de ce qu’elles sont.

Aucun homme n’en saura plus long que l’homme. Les rapports de création, sinon d’ordre, de l’Esprit aux choses et de l’être aux êtres demeurent impénétrables, quoique évidents, aux plus grands génies révélateurs. Tout le mécanisme démonté, puis refabriqué de l’univers n’expliquerait point l’inexplicable, c’est-à-dire la pénétration de la vie dans ce tissu organique.

Vous, poètes, dont le génie est d’aimer, vous vivez d’instinct au cœur de la vie… Vous n’ignorez pas les conjectures, mais vous les prenez pour ce qu’elles valent. Vous savez que ce grand spectacle ne peut être qu’une mathématique en action, dont vous êtes aussi curieux que les autres. Mais avant tout vous la voyez belle et d’une harmonie augurale… Ainsi vous prenez et donnez confiance… L’inquiétude fraternelle et féconde qui nous tient devant la destinée, et qui édifie les doctrines sur les réalités magnifiques, insuffisantes pourtant, a trouvé en vous des architectes, au même titre, au même degré que les autres, et de plus ses interprètes sublimes.

Vous assignez avec simplicité, à chaque homme, sa dignité et son rang, souverains par la dépendance divine qui fait la loi, le titre et le droit… Sans quoi toute noblesse est ruinée… Les maux ne valent plus la patience ni la possession du monde un désir…

Chaque vie d’homme vous paraît ainsi une épopée magnifique et humble… Vous prenez la connaissance des choses par leur percussion sur votre cœur. Et comme il est sensible et fort, vous épuisez cette connaissance dans ses battements intelligents.

Vous réfléchissez d’ailleurs les choses avec l’impartialité de la Nature… Vous êtes comme des enfants émerveillés, qui aiment en chaque objet une personne avec son génie essentiel, dès que leurs yeux s’ouvrent aux magies du monde. Ces magies ne s’éteignent point dans votre âme, au contraire des autres hommes, qui disent qu’ils se sentent devenir sages, à mesure que leur univers se décolore. Car vous savez les splendeurs statiques et c’est pourquoi vous en disposez. Le monde dans son majestueux et mobile équilibre d’atomes qui tournent selon les lois éternelles, de joie, de pleurs, de vie et de mort, d’êtres qui éclosent pour leurs grands destins, est pour vous le perpétuel miracle, la création permanente et comme un infini concrétisé. En sorte que plus vos chants sont sublimes, d’autant ils sont vrais.

Cette création est comme un globe, avec des transparences impénétrables et fermé, depuis nos talons jusqu’aux étoiles, sans fuites d’esprits ni d’éléments. Mais vous savez qu’un génie d’amour en est l’âme, et comment l’amour entrouvre ces parois inflexibles, dans les moments intimes du cœur.

Spectacle cimmérien mais splendide !… Vous n’oubliez pas le cri des passions, le naufrage sur l’épave, ni le couteau du boucher… Chacun de vous fait son chant total !… La pensée tourne, sur ses ailes blanches, au-dessus du tournoiement vertigineux… Les vagues électriques de cette mer roulent une joie qui est insatiable… Vous parlez pour l’adolescent en délire et pour les soldats acclamant la mort, pour le bon ouvrier sur son déclin… Et vous avez pris aux chœurs des sirènes le charme des enchantements mélodieux, au brin d’herbe son frémissement et sa fleur, à la Nature ses formes gracieuses et sauvages, ses bêtes faméliques et rôdeuses, ses lions, sa musique, ses Déités… Ainsi vous élevez de la terre, par-delà le voile constellé du firmament, nos nostalgies d’exilés…

*
**

… Je n’ai jamais revu la jeune fille qui m’émut d’un amour candide… Était-elle aussi belle qu’elle me parut, cette villageoise aux joues ambrées ? Je n’en suis pas bien sûr, mais j’ai grand plaisir en pensant à elle… J’ai appris qu’elle se maria, peu de mois après notre rencontre, à ce même bachelier campagnard dont elle m’avait parlé plaisamment, et que son existence a été paisible, d’une heureuse monotonie.

Je pense à elle, ce soir de juin, en côtoyant les eaux transparentes. C’est aussi un soir clair et profond. Les saules frémissent, et l’oseraie… Le vent balance, sur les ronciers des halliers, les roses sauvages qui le parfument… Le chèvrefeuille, épars et subtil, se décèle par ses senteurs ailées, plus suaves à l’approche de la nuit.

Les peupliers sont grands, les chênes puissants, sur le populaire des taillis d’aunes… Les ânes du moulin, les juments poulinières tondent comme autrefois le gazon court et le serpolet des pelouses, que la canicule roussira bientôt. La mélodie accoutumée tinte, des clochettes au cou des bestiaux… Le bouvier qui passe est solennel, cuivré comme un Peau-Rouge et tenant l’agulhade de l’air d’un roi pasteur… Voici des laveuses caquetantes, qui tordent le linge d’une lessive… Voici le vannier qui s’en revient, avec sa charge d’osiers sur l’épaule… Deux pêcheurs demi-nus, sur la berge, déploient et ramènent l’épervier… Voilà le chevrier suivi de son troupeau, qui traverse le gué, avant le crépuscule.