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Extrait : "Ce matin-là, vers onze heures, deux jeunes gens suivaient le corridor qui conduit à l'amphithéâtre de l'École de médecine. Tous deux étaient bruns et de taille élevée, et sur leurs traits, dans leurs regards surtout, se reflétait cette force virile qui annonce des caractères."
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• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.
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Seitenzahl: 277
Veröffentlichungsjahr: 2016
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Chère Ombre,
Tu as été l’écrivain de la jeunesse, – elle sait ton nom, lit et relit tes œuvres charmantes. Tes livres ne vieilliront pas : – ils racontent l’immuable jeunesse. Dans cent ans ce sera même, parce que le sang, qui circule, se renouvelle sans interruption, et qu’il y aura toujours de la jeunesse.
Être ou ne pas être. – Là, pourtant, n’est point toute la question. Être, ce n’est pas seulement exister, c’est avoir la force.
La force, – qu’on l’affuble des vains noms de raison, de maturité, de diplomatie, mensonges et mascarades, – la force, c’est la jeunesse ; c’est-à-dire le temps des croyances ; des illusions, – le temps des amours.
Le reste, – ambition, fortune, honneurs, – cendres et fumées !
« Que la jeunesse est belle ! a dit le poète. Elle fuit cependant. Que celui qui veut être heureux le soit tout de suite. Il n’y a pas de certitude pour demain. »
Faut-il croire au néant ? Tu le sais à cette heure, ô chère Ombre ! Non, n’est-ce pas, et si ton âme, dégagée de nos faiblesses, voit ce qui est sous ce qui paraît ; – si ton âme revient errer parfois au-dessus de ce Paris des jeunes, qui ne t’a point oublié, dis-lui que ce livre, comme les tiens, ne veut ni moraliser, ni réformer, ni corrompre.
Il raconte.
A.B.
Ce matin-là, vers onze heures, deux jeunes gens suivaient le corridor qui conduit à l’amphithéâtre de l’École, de médecine. Tous deux étaient bruns et de taille élevée, et sur leurs traits, dans leurs regards surtout, se reflétait cette force virile qui annonce des caractères.
Le lieu où ils se trouvaient en ce moment pouvait faire supposer qu’ils appartenaient tous deux à la catégorie des étudiants en médecine ; mais un seulement aspirait à gravir plus tard les sommets qui ont rendu immortels les noms des Corvisart, des Broussais, des Dupuytren.
L’autre était étudiant en droit. Il faut le dire, il venait de faire un pas en arrière, comme s’il avait déjà regret d’avoir suivi son compagnon, et son front avait légèrement pâli.
– Eh bien ! dit le premier, qu’as-tu donc ?
– Rien.
– Je t’avais prévenu, c’est toi qui as voulu venir.
– Il le faut ; pas de vaine terreur : c’est absurde.
– Mon cher Julien, tu as raison. Quand tu seras le magistrat que tes rêves espèrent et que mes prévisions affirment, tu te trouveras forcément appelé, un jour ou l’autre, en face de la mort, dans ce qu’elle aura probablement de plus horrible, et il faut que, dès longtemps, tu sois préparé aux émotions qu’elle jette dans l’âme des plus forts et des mieux trempés. Alors, incarnation impassible de la loi et de la justice, tu pourras lire dans la matière inerte gisante devant toi. Elle sera, pour les autres, l’épouvante ; – pour toi, la vérité.
– Allons, dit le jeune homme d’une voix ferme.
L’étudiant en médecine poussa une porte et ils entrèrent dans l’amphithéâtre. Une odeur désagréable monta aussitôt au cerveau de celui que son compagnon avait appelé Julien ; mais il commanda instantanément à ce sens délicat par les dégoûts duquel commencent tant de faiblesses, et il marcha la tête haute, réglant en quelque sorte ses mouvements sur ceux de son introducteur.
– Ah ! voici Lechène ! s’écrièrent plusieurs voix avec un accent sympathique.
– Et il nous amène Julien Ducroisier ! firent d’autres voix pareillement timbrées.
L’étudiant en droit salua et constata la présence d’une demi-douzaine de jeunes gens dont les visages lui étaient déjà très familiers pour la plupart. Chacun d’eux était occupé d’une façon étrange et terrible pour qui n’a jamais pénétré les mystères de la grande initiation médicale, – et qui, cependant, semblait laisser insensibles et insouciants ces visages joyeux ou recueillis. Les uns, la main droite armée de scalpels aigus, les autres de pinces d’acier fines et recourbées, restaient le regard fixé sur les nouveaux arrivants, tandis que la main gauche reposait sur le rebord des tables de marbre.
Julien posa son regard voilé et tranquille sur les tables et supporta sans sourciller le spectacle désolant qu’offrait ce lieu sinistre.
– Tu vois, fit Lechène en lui saisissant le bras. Figure-toi que tu es appelé à l’improviste, au saut du lit, pour constater un meurtre, décider d’un suicide ou surveiller une autopsie. Ton âme, troublée, surexcitée par la réalité, ferait peut-être voir faux ou double à tes yeux. Quand tu seras venu ici une fois par semaine, je te garantis une vue de lynx, un flair de chacal, une perspicacité d’inquisiteur.
Julien s’avança à la table de marbre, et s’adressant à un jeune homme qui, assis sur le rebord, mangeait tranquillement un gros morceau de pain, sur lequel il découpait du fromage au moyen de son scalpel.
– Comment, Charles, fit-il, vous n’êtes pas dégoûté ?
– Moi, fit l’interpellé, ma foi non.
– Je ne vous croyais pas ce zèle pour la science.
– Oh ! ce n’est pas sans motif.
– C’est en effet la réflexion que je me faisais, reprit Lechène ; comment se fait-il que l’ami Charles, qu’on ne voit jamais au cours et encore moins à la clinique, se trouve aujourd’hui harnaché de pied en cap, comme un solide, et aussi impavidum que le sage ?
– Voilà. Figurez-vous, mes chers amis, reprit l’étudiant avec un fort accent méridional, que je suis à la piste d’une affaire splendide.
– Ah ! des spéculations ?
– Avec un pharmacien de mes amis. Une liqueur sans pareille, et qui guérit la goutte. Je fais mes expériences à ma façon.
– Et tu as des résultats ? demanda Lechène.
– Oui.
– Oh ! sur la matière inerte, tu me surprends, Charles.
– Monsieur, reprit Julien en s’avançant vers un autre étudiant, voici, si je ne me trompe, un homme qui a reçu une blessure d’arme à feu en pleine poitrine.
– Précisément ; il a été reconnu à la Morgue pour un forçat en rupture de ban ; et comme j’avais demandé un sujet mort de la sorte, on a apporté celui-là ici. Le professeur l’a retenu et doit nous expliquer l’effet de la balle sur le cerveau, car il nous a démontré, l’autre jour, l’effet tout différent produit par une blessure d’arme blanche.
– Julien, viens de ce côté, dit Lechène en désignant une porte vitrée.
L’étudiant en droit suivit son ami sans regret, car il lui tardait déjà de quitter cet endroit, où pourtant il trouvait un attrait de curiosité poignant.
– Où me conduis-tu ?
– Viens toujours.
Ils entrèrent dans une pièce au fond de laquelle étaient encore des tables de marbre ; mais en ce moment aucun des hôtes habituels de ces lugubres dalles ne les occupait.
– Ah ! il n’y a personne, fit Lechène. – C’est ici, mon ami, ce qu’on nomme la chambre mortuaire. On y laisse séjourner les sujets avant de nous les livrer.
– Tu as l’air désappointé en ne voyant aucun cadavre sur ces tables ?
– C’est vrai, et pourtant, au fond du cœur, j’en suis ravi.
– Comment ?
– Hier, une femme a dû mourir à l’hôpital, et je croyais la trouver ici ce matin.
– Quelle femme ?
– Tais-toi.
Comme ils disaient ces mots, un certain bruit se fit au-dehors de la salle, et presque aussitôt une autre porte que celle qui leur avait livré passage s’ouvrit. Deux hommes entrèrent, portant un fardeau qui, bien qu’enveloppé d’une large toile, ne pouvait laisser aucun doute sur sa nature.
– Ah ! bonjour, monsieur Lechène ! fit l’un des hommes, le docteur avait recommandé de vous prévenir.
– Moi ? – C’est donc… elle ?
– Oui, monsieur.
Le jeune praticien ne put retenir un léger tressaillement.
– Ah ! très bien, fit-il, me voilà prévenu.
Les deux hommes placèrent le cadavre sur l’une des tables, et, comme ils allaient lui retirer l’espèce de suaire qui l’enveloppait, Lechène les arrêta.
– Laissez-lui le drap.
– Mais…
– Vous direz que c’est moi ; j’en réponds.
Les deux hommes sortirent, et Lechène et Julien restèrent seuls en face du cadavre. C’était en effet celui d’une femme, on eût pu dire d’une jeune fille, car sa tête avait une pureté de galbe infinie, et ses paupières fermées donnaient une expression de candeur ineffable à ce visage qui semblait endormi.
– Elle est donc morte !… fit Lechène en la contemplant d’un œil profond et scrutateur.
– Tu la connaissais ?
– Et toi aussi.
– Moi ?
– C’est Adrienne ! – oui, Adrienne ! – Eh quoi ! ce nom ne résonne pas dans tes souvenirs ?
– Non.
– Ah ! c’est que tu es un sage, toi, un travailleur, et que tu n’as que rarement assisté aux fêtes païennes de la jeunesse des écoles !
– Ce serait Adrienne la Faunesse ?
– Ah ! tu viens de remarquer ses oreilles.
– Qu’est-ce donc que cette femme ? J’ai entendu souvent prononcer son nom, et les journaux en parlent quelquefois. J’avoue que ma curiosité…
– Heureux piocheur !
Lechène s’avança vers le cadavre, écarta les cheveux qui lui couvraient les tempes, et montra à son ami la plus délicieuse oreille de femme qui se pût voir ; – seulement, chose étrange, la partie supérieure ne formait pas, comme à tout le monde, un cercle à peu près parfait, elle s’élevait légèrement en pointe, ainsi qu’on le remarque à certaines de ces statues inimitables que nous a léguées l’antiquité.
– Tu vois, Julien, voilà pourquoi, de son vivant, quelque rapin du quartier latin l’avait surnommée la Faunesse.
Julien regarda l’aspirant docteur avec étonnement.
– Ton regard est dans le vrai, répondit Lechène, elle avait des mœurs mythologiques. Et cependant…
Une sombre réflexion plissa le front du jeune savant, et il s’arrêta, considérant avec attention les traits de la morte, comme s’il eût essayé de lire sur les ligues de ce visage dont l’âme s’était envolée.
– Et cependant, continua-t-il d’une voix grave, je crois qu’il y a un mystère dans la vie de cette pauvre fille.
– Que veux-tu dire ?
– C’est pour cela que j’avais retenu son corps, lorsque le maître de la clinique l’a condamnée. Je veux l’étudier, l’analyser. Je veux surprendre le secret de la vie dans l’enveloppe qui, j’en ai la conviction, avait été le mieux organisée par le Créateur pour la receler.
– Quel mystère ? Est-elle morte naturellement ?
– D’une maladie inconnue, qui a échappé à toutes les investigations de la science, à la sagacité des premiers praticiens du monde.
– Alors, comment se fait-il, vu les usages de la clinique, qu’on t’ait laissé maître…
– Écoute. Je vais te raconter l’histoire d’Adrienne. C’était une fille étrange, sortant on ne sait d’où.
Un jour, ou plutôt un soir, elle apparut au bal, seule, un peu effarouchée du tumulte, de la musique, des cris de nos étudiants en joie, et ne parut pas savoir d’abord ce que signifiaient les hommages dont elle fut aussitôt entourée. Sa naïveté fit rire, tandis que son assurance déconcertait ; et sa toilette élégante, ses mains fines, disaient assez que ce n’était pas une de ces filles des champs décrassées au bout de six mois de séjour dans la capitale. Sa beauté était merveilleuse, presque foudroyante, et malgré ses dispositions à s’abandonner, on semblait la redouter.
Elle faisait peur. On la fit boire, et pour quelques instants elle descendit au rang des folles créatures qui, déjà, jalousaient ses rares perfections. Elle dansa comme les autres, mieux que les autres. Une heure après, on ne parlait plus que d’elle. Le lendemain, le nom d’Adrienne remplissait tous les échos du quartier latin. Elle était à la mode.
– Elle a eu beaucoup d’amants ?
– Inouï !… Et cependant…
– Encore ! Que veux-tu dire avec cette réticence ? demanda Julien en souriant.
– J’ai vingt-cinq ans, ami, mais je suis vieux, reprit Lechène ; – quand on s’attelle à la médecine, quand on se voue aux rebutantes besognes que commande son étude consciencieuse, quand on contemple chaque jour les maladies les plus horribles, le cœur sain et ferme ; quand on ne voit que blessures et autopsies, mourants et cadavres, on sent au cœur un détachement si grand des choses de la vie, qu’on devient sourd, aveugle, de bois, pour tout ce qui est passion, – pour tout ce qui est amour surtout.
– Triste !
– Triste, oui, mais beau. J’aime mon art, vois-tu, avec tout ce qu’il y a en moi de force et de courage, et c’est pourquoi, resté insensible quant à ce qu’on est convenu d’appeler le cœur, j’ai pu étudier sur le corps humain les traces, les ravages de la passion. J’ai reconnu que celui ou celle qui ont beaucoup pratiqué la vie dans ce qu’elle a de plus énervant, de plus toxique, en offraient les marques irréfragables. Eh bien ! Adrienne la Faunesse a eu plus d’amants qu’elle n’a vécu de semaines peut-être, et les formes de son corps ont conservé toute la pureté originelle. Regarde.
Et en disant ces paroles l’étudiant écarta violemment le drap qui recouvrait la morte. On eût dit une statue de blanc Paros descendue de quelque Parthénon sur la dalle de la clinique.
Julien éprouva comme un éblouissement.
André Lechène recouvrit le corps et posa son front dans sa main, dans l’attitude de la méditation.
– Il y a un mystère, dit-il.
– Psychologie ou matérialisme, dit Julien, tu veux sonder l’impénétrable.
– La mort me livrera le secret de la vie ! s’écria le jeune homme rempli d’enthousiasme.
Comme il proférait cette ambitieuse exclamation, la porte s’ouvrit, et une douzaine d’étudiants firent irruption dans la salle. Ils s’écartèrent toutefois devant la porte, et en voyant l’homme qui s’avançait Lechène pâlit. C’était le professeur, le maître de la clinique.
– Vous voulez me la prendre ! s’écria le jeune homme en étendant les bras sur le corps de la morte.
– Mon cher Lechène, dit le docteur, je suis aussi curieux que vous de résoudre le problème ; mais, rassurez-vous, ce ne sera pas à votre détriment. Vous avez fait vos preuves, et j’ai confiance en votre habileté ; c’est donc vous qui pratiquerez. Seulement je serai là.
Le jeune savant passa une main tremblante sur son front baigné de sueur, et jeta un regard de triomphe sur toute l’assistance. Mais il ne rencontra aucune expression de jalousie sur toutes ces figures intelligentes qui l’entouraient, et toutes les voix s’élevèrent au contraire dans une exclamation unanime :
– Bravo ! Lechène !
Un cri retentit derrière le jeune homme. Il se retourna et vit Julien qui, les yeux hagards, le bras tendu, contemplait avec stupeur le cadavre de la Faunesse.
– Qu’as-tu donc ?
– Regarde.
– Eh bien ?
– La morte a bougé !…
Un éclat de rire répondit à cette parole, qu’on n’était guère accoutumé d’entendre dans cette enceinte sinistre.
Mais Lechène avait rudement repoussé son ami, et saisi, lui aussi, d’une secrète épouvante, il s’était précipité vers le cadavre et l’examinait anxieusement.
– Allons, Lechène aussi ! dit le docteur.
– Tenez ! s’écria le jeune homme, voyez, il avait raison, son œil s’ouvre !
Tous les regards étaient ardemment tendus vers ce spectacle, et pendant quelques minutes on eût pu entendre une mouche voler dans ce lieu funèbre. Les pas du professeur résonnèrent sur la dalle. Il s’approcha de la table, écarta vivement le drap et posa sa main sur la poitrine marmoréenne de la Faunesse.
– Elle vit ! dit-il.
– Emportons-la ! s’écria Lechène avec la joie d’un enfant.
En quelques instants une civière fut prête, et tous ces braves jeunes gens se disputèrent à qui saisirait les brancards. La ressuscitée fut placée dans une chambre isolée, et entourée immédiatement de tous les soins les plus assidus et les plus intelligents.
Le soir, à minuit, c’est-à-dire plus de douze heures après, Lechène n’avait pas encore mangé ; il tomba exténué sur un banc. Il voulait veiller.
On l’obligea à s’en retourner chez lui.
Le jeune étudiant habitait la rue Soufflot ; il n’eut pas le courage de rentrer dans sa chambre et courut chez Julien.
Celui-ci n’était pas encore couché ; il était pâle et frémissant.
– Eh bien ? lui demanda-t-il d’une voix étranglée.
– Si l’on pouvait la sauver, ce serait un miracle.
– Il y a donc espoir ?
– Peut-être.
– Plus d’expériences, plus d’autopsie ! fit Julien radieux.
– Je ne le regrette pas, j’en jure Dieu !
– Prends garde, cette femme a l’air de t’occuper un peu plus qu’il ne faudrait, cœur honnête et loyal !
– Et toi, Julien ?
– Oh ! moi…
– Tu étais pâle quand je suis arrivé ; tu semblais m’attendre.
– Moi, j’aime ailleurs.
André le regarda de côté : – il ne paraissait pas très convaincu de la sincérité de son ami.
Sept personnes occupaient un compartiment de première classe dans un train de la ligne d’Orléans roulant vers Paris.
Sur la banquette de devant était un homme de cinquante-cinq à soixante ans, décoré, aux manières distinguées ; c’était le docteur M…, le maître de la clinique que nous avons déjà aperçu, – un jeune homme aux fines moustaches noires, au regard acéré et vif, – et une jeune fille dont le visage, recouvert d’une voilette, n’accusait guère plus de quinze à seize ans.
Sur l’autre banquette, vis-à-vis la jeune fille, était son père, un monsieur au visage vulgaire, un de ces types à la Prud’homme dont l’âge peut varier de quarante à soixante-dix ans, et à sa suite deux jeunes gens de vingt ans, l’un blond, l’autre brun ; puis un personnage assez indéfinissable, aux allures à la fois communes et réservées, et dont la toilette avait plus de propreté que d’élégance.
Comme le train, après s’être arrêté à une station, reprenait sa course rapide, le jeune homme brun échangea avec les deux autres une sorte de regard triomphant.
– Nous approchons ! dit-il en caressant sa barbe, qu’il portait entière.
– Ne vous hâtez pas de vous réjouir, monsieur, fit le docteur, dont les yeux brillèrent d’un feu sombre au fond d’une arcade sourcilière extraordinairement avancée, – qui sait si vos aspirations d’aujourd’hui ne se changeront pas bientôt en regrets amers ?
– Ah ! docteur…
– Vous brûlez d’être à Paris, de prendre votre part de ses joies et de ses magnificences, reprit le docteur ; je vous comprends et ne vous blâme pas, j’ai passé par là !
– Ah ! Paris !… firent tous les regards.
– Paris, jeunes gens, est le rêve, l’illusion, le désir, l’ambition de tous ceux qui ont entendu prononcer trois fois son nom magique ; – mais il est aussi le mirage ! De loin, vous l’apercevez offrant toutes ses séductions, toutes ses pompes, toutes ses gloires, tous ses enivrements… Gare le bout du chemin !
– Il rend à celui qui travaille ! dit le jeune homme aux fines moustaches noires.
– Il donne à ceux qui l’exploitent ! dit l’autre jeune homme brun.
– Il permet tout ! répliqua le blond en jetant un rapide regard vers le monsieur assis en face de la jeune fille.
– Et vous, monsieur Lehérisson, – fit le docteur en s’adressant au bourgeois du coin opposé au sien, – quel est votre mot sur Paris ?
– Monsieur, répondit le bonhomme, je dis qu’un homme ne peut achever son éducation qu’à Paris, et c’est pour cela que j’y conduis mon neveu Annibal, ici présent.
– Et vous, monsieur Bocquillon ? demanda le jeune homme aux fines moustaches, qui avait nom Firino.
– Moi, je dis que c’est là qu’on peut encore le mieux faire ses affaires.
– Propos de commerçant, répondit avec dédain celui qui l’avait interpellé.
– Je le suis, monsieur, et je m’en vante, repartit le bourgeois.
– Moi, je suis homme de lettres ! s’écria Firino avec une sorte d’enthousiasme. C’est assez vous dire que nous ne pourrions jamais nous entendre, mon cher monsieur.
– Eh ! l’homme de lettres, aujourd’hui, n’est souvent pas autre chose qu’un commerçant ! dit le docteur.
– Il y en a, monsieur, assurément ; mais parce que l’on tire un légitime profit de ses œuvres, on n’est pas confondu pour cela…
– Vous êtes poète, alors ? demanda le jeune homme placé en face de lui.
– Et vous ?
– Moi, je vais être étudiant en droit et je fais un peu de peinture.
– Nous pouvons nous donner la main. J’en suis bien sûr, quand nous serons tous deux avocats, nous ne sacrifierons jamais au veau d’or.
– Non, certes.
– Bah ! fit le docteur, est-ce qu’à vos âges on vit de la plume ?
– Quand on se contente de peu, oui.
– Erreur, jeunes gens, erreur ! Peintres et poètes meurent de faim à Paris, à moins d’être des génies. Et il en naît deux ou trois par chaque siècle. Peintre, voulez-vous gagner de l’argent ? renoncez aux grandes conceptions, aux sublimes délicatesses de l’art ; brossez des paysages jaunes, verts et indigo, croquez des scènes fades d’intérieur, léchez des femmes nues, entreprenez le portrait surtout !
– Léonard a fait la Joconde ; elle suffirait à sa gloire !
– Poète, continua le docteur, voulez-vous captiver le public ? pas de vers, pas de noble prose ! Jetez au feu élégies, sonnets et ballades ! Le public est un de ces débauchés blasés à qui il faut l’âcre baiser des courtisanes, les horreurs du bagne, les crimes des bandits de tout rang, l’inceste, le meurtre, l’adultère !
– Monsieur, je me nomme Firino, et j’ai là-bas, dans le wagon des bagages, un volume manuscrit de vers dont toute la presse de mon département a vanté les beautés ; vous le verrez, dans un mois, à l’étalage des premiers libraires de Paris.
– Soit, je le veux bien. Mais, à côté, il y aura un roman quelconque, avec un titre affriolant. De ces deux livres, ce n’est pas le vôtre qu’on achètera, soyez-en certain.
– Tant pis ! fit le poète avec complaisance.
– Peintre et poète, messieurs ? répliqua le jeune homme blond. – Ah ! vous êtes tous deux des heureux de ce monde ! Paris vous attire, et vous y brillerez !
– Et vous, cher monsieur, qu’y comptez-vous donc faire ?
– Annibal va faire son droit, messieurs, répondit avec emphase le bourgeois que le docteur avait appelé Lehérisson. C’est bien malgré moi, je l’avoue, car j’ai l’honneur d’être pharmacien à Orléans, et j’aurais désiré laisser à mon neveu mon officine, fort bien achalandée, du reste, lorsque je me retirerai, et lorsqu’il sera digne d’épouser ma fille, ici présente.
Tout le monde sourit, et la jeune fille devint rouge comme braise.
– En attendant, j’aperçois un grand bâtiment ; nous voici à Paris, messieurs ! s’écria Annibal, qui trouvait son oncle fort compromettant.
– C’est Étampes, dit le docteur.
– Ah ! Paris ! s’écria Firino dans l’enthousiasme, foin de la province ! à Paris seulement on est indépendant, et, confondu dans son immense population, on est seul comme dans le désert. Veut-on se cacher, personne ne vous y soupçonne ; on ne se montre qu’à volonté, on ne fait que ce qu’on veut ; on y est quelqu’un, pourvu qu’on soit quelque chose ; on n’a pas toujours, comme en province, un imbécile qui vous jette au nez ce que faisait votre père ou votre aïeul. La liberté partout, la liberté toujours ! Et des plaisirs, et des honneurs, et de la gloire !… Ah ! Paris !…
– Oui ! firent les autres.
– Paris, jeunes gens, répliqua le docteur d’une voix grave, Paris est l’égout collecteur où viennent aboutir toutes nos plaies, toutes nos misères, toutes nos hontes. Vous n’y êtes vraiment libre qu’à la condition de vous isoler. Si vous vous appuyez sur qui que ce soit, au contraire, il vous faut observer mille nuances, subir toutes les tyrannies. Vous avez le droit de dîner d’un petit pain d’un sou, mais il vous faut des gants, des bottes irréprochables, une voiture même, – et du linge ; sans quoi, honte et mépris sur vous ! vous ne goûterez jamais ni à la gloire, ni aux honneurs, encore moins aux plaisirs.
– Ah ! vous êtes cruel, cher monsieur !
– Vous vous figurez que passer ses jours dans une occupation quelconque, frivole ou sérieuse, vous vous figurez que c’est vivre ? Illusion qui vous quittera. Je ne sais quel poète a comparé Paris au tonneau des Danaïdes : – il engloutit tout, illusions, projets, croyances, richesses, honneur, – et il ne rend rien… que de la poussière !
– Chacun fait la sienne, dit l’étudiant-peintre qui répondait au nom de Georges.
– Paris, reprit le vieillard, est rempli de déclassés.
– Ah ! le grand mot ! s’écria Firino.
– Eh ! mon Dieu, maintenant qu’il n’y a plus de classes distinctes, que demain fera le procès à hier et à aujourd’hui, et les dépassera ; – maintenant que tous les écureuils pensants, ou pansus, ont adopté la devise de Fouquet : Quo non ascendam, et veulent monter, grimper, n’importe à quelle échelle, tout le monde est plus ou moins déclassé.
– Ah ! monsieur, vous mettez le doigt sur une de nos plaies sociales les plus vives ! s’écria M. Lehérisson avec solennité.
– Jadis, en engendrant un fils, le père lui léguait son état : – prêtres ou brahmes, guerriers, nobles, bourgeois, artisans, laboureurs, blancs ou hommes de couleur, gens libres ou serfs, – tous portaient en naissant le signe de démarcation que leur assignait la destinée. Ce signe n’existe plus depuis 89 ; la main du gentilhomme n’a plus seule le droit de tenir l’épée, et nous avons vu le paysan devenir maréchal de France et même roi. Tout le monde peut aspirer aux professions dites libérales, et s’il y a encore des classes bien distinctes, ce sont celles des riches et des pauvres.
– Vous oubliez, monsieur, celles des gens instruits et des ignorants, dit Georges.
– C’est vrai, mais la grande émancipation a nécessairement amené l’abus ; car ce n’est pas sans de grands déchirements que de pareils résultats s’obtiennent, et la vie moderne a vu plus d’un Icare perdre, une à une, les plumes de ses ailes d’emprunt. Faute d’espace pour tous, l’occasion chauve a toujours manqué au grand nombre, et, de désappointements en désespérances, a fait choir dans la boue ses malheureuses victimes, étalant aux yeux indifférents et blasés de la foule la plus horrible de toutes les misères, – la misère en habit noir.
Les jeunes gens frissonnèrent involontairement.
– S’illustrer, savoir, posséder, – la gloire, la science, la fortune, – triangle lumineux vers lequel accourent à toutes ailes ceux qui osent vouloir ; mobiles puissants, sources de toutes les grandeurs et de tous les crimes, – que vous en avez fait des déclassés !
– Eh ! monsieur, répliqua Georges avec feu, reprochez-vous donc à l’homme cet instinct légitime de chercher à s’élever du milieu où le hasard l’a fait naître ? Condamnez-vous donc l’orgueil irréfléchi de ce père qui sait à peine lire et veut que son fils apprenne le latin ?
– Bravo ! dit le poète.
– Non, certes, répondit le docteur.
– Ces continuelles aspirations vers la lumière, continua le jeune homme, sont l’avenir des nations, et si nous avons du respect, de l’envie ou de l’admiration pour ceux qui arrivent, donnons une larme de pitié aux éclopés de la vie sociale restés sur le carreau, faute d’avoir entendu sonner l’heure du succès. Le jour où nous ne verrons plus de déclassés, le néant commencera pour nos sociétés ; – ils sont la conséquence fatale de notre marche ascendante dans le vaste domaine de l’intelligence.
– Monsieur, dit Firino, il faut vous faire journaliste, comme moi.
– Il sera avocat et député, répliqua M. Lehérisson, que la sortie du jeune homme avait ébloui.
– Ce sera un déclassé, alors, car le don d’improvisation c’est dans le journalisme surtout qu’on peut l’exploiter avec fruit. – Donc, Paris regorge de déclassés ; il en est pourri, soit ; mais s’il rend de la poussière, on y trouve aussi de l’or !
– De l’or ?… Ah ! fit tristement le docteur, celui qui veut de l’or doit suer toutes les forces de son corps, la moelle de ses os, tout son sang.
– Et la Bourse ? demanda Bocquillon relevant la tête.
Le docteur jeta sur lui un regard rempli de défiance.
– La Bourse est pour les habiles, répondit-il.
Un silence se fit sur cette affirmation, bientôt troublée par cette exclamation d’Annibal :
– Cette fois, c’est bien Paris !
– Votre impatience est grande, jeunes gens, dit le docteur en riant, ce n’est que Choisy-le-Roi.
Le train arrêta, et un nouveau voyageur monta dans le compartiment. Il était vêtu assez négligemment, et sous son chapeau de feutre bosselé s’étalait une large barbe rousse du plus fantastique aspect.
En le voyant, le docteur avait affecté de se retourner vers la portière du fond.
– Eh ! c’est monsieur Charles ! s’écria le père Bocquillon, en face duquel le nouveau venu s’était placé.
– Tiens, cher monsieur, enchanté de vous voir ! Comment aviez-vous pu quitter Paris, vous, l’une des colonnes du quartier latin ?
À ce mot, les trois jeunes gens avaient dressé les oreilles.
– J’arrive d’Orléans… des affaires, un séjour de vingt-quatre heures ; mais vous ?
– Moi, j’arrive de Marseille en passant par Bordeaux, comme vous voyez.
– Cependant je vous ai vu, il y a huit jours, à Asnières.
– Chut ! ne me trahissez pas. J’ai passé les vacances à Asnières, en effet, dans un château, chez une de mes… parentes. Pas un mot à Colombe.
– Hein !
– Sous peine de mort !
À ce mot, tous les habitants du compartiment firent un haut-le-corps et comprirent la terreur du bonhomme Bocquillon, car le jeune homme avait les yeux hors des orbites et sa barbe reflétait des éclairs.
En se voyant l’objet de cette attention, celui-ci éclata de rire.
– Bagasse ! fit-il, je plaisante, mon bon monsieur Bocquillon ! Vous ne comprenez donc pas que je simule un débarquement ?
– Quoi ? fit l’usurier ahuri.
– J’ai écrit à Colombe… chère poulette !… que je reviendrais aujourd’hui, et elle va accourir pour assister à mon arrivée. Elle connaît tous les chefs de gare de Paris, je suis sûr de la trouver sur le quai. Je lui garde un baiser de débotté soigné.
Le majestueux pharmacien baissa les yeux.
– Quel cynisme ! murmura-t-il en ouvrant la glace et en faisant admirer le paysage à sa fille.
Annibal, lui, dévorait du regard le joyeux Provençal. Depuis que ce mot magique, – le quartier latin, – avait été prononcé, il ne doutait plus que ce garçon à la barbe d’or ne fût un de ces étudiants dont certaines légendes se racontaient tout bas.
– Pardon, monsieur, dit Firino, vous me semblez être étudiant ?…
– Monsieur, vous ne vous trompez pas, voici sept années que j’étudie la médecine, et surtout la pharmacie.
M. Lehérisson releva la tête et considéra le Provençal avec plus de complaisance.
– Monsieur, continua Firino, j’ai l’intention d’être journaliste, tout en faisant mon droit. Or, pourriez-vous me donner un petit renseignement ?
– S’il est possible, monsieur, je suis à votre disposition.
– Il y a deux mois, les journaux de Paris ont beaucoup parlé d’un cas de catalepsie survenu à la clinique de l’École de médecine, d’une jeune fille…
– Ah ! vous voulez parler de la Faunesse ?
– Précisément, on la nommait ainsi.
– J’en ai été témoin, monsieur, elle a ressuscité devant moi.
– Est-il possible ! s’écria M. Lehérisson. J’ai lu cela dans le Journal des Hôpitaux, et cela m’a fort intéressé.
– Eh bien ! monsieur, est-elle ressuscitée tout à fait ?
– Tout à fait. Elle se porte bien aujourd’hui.
– Elle fut sauvée ?
– C’est-à-dire, on ne sait pas, – car on n’a jamais pu bien définir sa maladie ; – on l’a soignée pendant six semaines à l’hospice ; – puis on l’a envoyée pour se remettre, selon l’usage, à l’Asile du Vésinet, où elle doit être encore.
– Mais est-ce bien vrai, cela ?
– Je vous dis que je l’ai vu.
– Et puis, monsieur, intervint encore M. Lehérisson, cela était raconté tout au long dans le Journal des Hôpitaux, une feuille qui se respecte, et qui n’avancerait pas un fait semblable s’il était entaché d’inexactitude !
– Mais que va-t-elle faire, la pauvre fille, en quittant l’Asile du Vésinet ?
– Voyez-vous, il y en a, – et Colombe est du nombre, qui prétendent qu’elle a voulu passer le temps des vacances au vert pendant que son amoureux était dans sa famille.
– C’est une erreur, repartit Bocquillon. C’est une fille qui n’en manquera jamais, et j’ai vu l’un des hommes les plus riches de Paris lui offrir hôtel, voiture et laquais. Elle a tout refusé, parce qu’elle aimait, ce jour-là, un petit freluquet…
– Voilà une grue ! s’écria Charles.
– Ah ! fit M. Lehérisson en rougissant, décidément pour un élève en pharmacie, ce monsieur est bien léger !
– Monsieur Charles, vous êtes sévère, dit une voix grave.
C’était celle du docteur. En le reconnaissant, l’étudiant devint rouge comme une pivoine, et balbutia quelques paroles d’excuse ; mais il n’était pas homme à se déconcerter facilement.
– Et tenez ! s’écria-t-il aussitôt, c’est monsieur le docteur qui a soigné la Faunesse, c’est à lui qu’en revient la gloire !
– Je savais bien, dit Lehérisson, que le journal ne pouvait m’induire en erreur.
– Cette cure fut intéressante, en effet, dit le docteur : mais vos appréciations sur cette Adrienne ont été un peu loin, messieurs.
– Bonne fille, du reste ! dit Charles.
– Chut ! dit le docteur, en jetant un rapide coup d’œil vers Lehérisson qui rougissait pour son enfant.
Le train s’arrêta, et les employés de la gare commencèrent la récolte des billets. Quelques instants après tout, le monde débarquait sur le quai et envahissait la salle d’attente des bagages.
Georges et Firino étaient restés ensemble.
– Cette Adrienne doit être curieuse à étudier. Nous ferons sa connaissance.
– Ce papa Lehérisson, qui est taillé en Joseph Prud’homme, ne manquerait pas de se rengorger et de dire : Cette femme, c’est Paris tout entier, c’est Paris-courtisane !
– Et le Bocquillon ? continua Georges, vous avez entendu qu’on l’a traité de colonne du quartier latin !
– Son nom me revient. On en parlait au café de Bordeaux, répondit Firino. Je reprends ma voix de Lehérisson : – C’est Paris tout entier !
– Lui aussi !
– Chez lui aboutissent toutes les fortunes, tombent tous les masques, frappent toutes les misères, commencent ; toutes les hontes, c’est Gobsec, c’est Paris-sac d’argent !