La vie quotidienne en France de 1870 à 1900 - Robert Burnand - E-Book

La vie quotidienne en France de 1870 à 1900 E-Book

Robert Burnand

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Au début de l’été de 1871, la France put déposer les armes, essuyer son front et tâcher d’y voir clair. Paris, qui n’est plus capitale, halète encore des affreux sursauts de la Commune. Les fumées des incendies n’ont pas fini de s’évanouir. Elles flottent sur la ville et obscurcissent ses horizons. La lumière désormais vient de Versailles d’où sont partis les ordres impitoyables.
La Commune est vaincue. M. Thiers a gagné la bataille. Pourtant, il ne vient pas demander à Paris la consécration de sa victoire, du pouvoir auquel il a été porté. Paris ne peut oublier les rigueurs de la répression. M. Thiers restera à Versailles, auprès de cette Assemblée dont il se flatte d’être le maître. Il a, dans sa longue vie, assez risqué de pirouettes, d’entrechats sur la corde raide, réussi trop de tours de passe-passe pour n’être pas sûr de mettre dans sa poche ces bonnes pâtes de députés qui n’apportent que leur bonne volonté, à défaut d’expérience.

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Robert Burnand

La vie quotidienne en France

de 1870 à 1900

© 2024 Librorium Editions

ISBN : 9782385746704

 

 

 

 

 

 

 

 

 

AVANT-PROPOS

CHAPITRE PREMIER NOS PREMIÈRES FERVEURS

CHAPITRE II EN FEUILLETANT L’HISTOIRE DE TRENTE ANS

CHAPITRE III ENFANCE ET JEUNESSE

CHAPITRE IV MADAME ET MONSIEUR

… Et Monsieur.

CHAPITRE V LA PAIX CHEZ SOI

CHAPITRE VI US ET COUTUMES

CHAPITRE VII LA MAIN À LA POCHE

CHAPITRE VIII LE LONG DES RUES

CHAPITRE IX LES VILLES ET LES CHAMPS

Les champs

CHAPITRE X LE GOUT DU SPECTACLE

CHAPITRE XI VOYAGE ET PLEIN AIR

CHAPITRE XII LE SERVICE DE SANTÉ

CHAPITRE XIII JOIES DE L’ESPRIT ET DU CORPS

Le corps…

CHAPITRE XIV LE DEVOIR SOCIAL

CONCLUSION

AVANT-PROPOS

L’auteur veut s’excuser du ton qu’il a, malgré lui, donné à ces pages. Il les a écrites au fil de sa mémoire. C’est peut-être ce qui peut leur attribuer, non à coup sûr un agrément, mais un certain crédit. Il faut écrire l’histoire, même la plus familière, en y mettant un peu de son cœur. Ceux qui, étudiant le passé, refusent sa place au sentiment, peuvent être d’estimables érudits ; ils sont bons seulement à préparer les matériaux pour d’autres, aux yeux de qui ce passé est vivant, encore et toujours, et qui savent le voir vivre. En faisant, comme on dit, la critique du témoignage, on s’accorde à reconnaître une valeur particulière au témoignage direct. Celui-ci peut, à coup sûr, être entaché de partialité : il n’en est pas moins précieux parce qu’en lui résonne un accent qu’on ne trouve pas ailleurs. Le récit d’un enfant a parfois un poids plus grand que les plus savantes dissertations. Tout ceci pour m’excuser d’avoir parlé de mon enfance et de moi-même quelquefois. J’espère n’avoir point excédé mon rôle de commentateur d’un temps tout proche, en ouvrant, en entrouvrant le trésor où dorment les souvenirs.

*

Se peut-il vraiment que notre jeunesse appartienne déjà à l’histoire, qu’on puisse, en l’évoquant, intéresser quelques-uns, faire bâiller d’autres ? Comment croire que toutes ces petites choses dont est fait le bonheur d’un enfant puissent devenir des documents, bons à mettre en fiches, en catalogue ? Ce qui n’est rien que souvenir, image fugitive, illusion merveilleuse, mirage, rien que tendresse, pourra donc être saisi par d’autres, analysé, utilisé, jeté au creuset ? Peut-être est-ce une consolation à l’heure où le soir descend, une douceur, peut-être une amertume. On mesure ainsi, non sans mélancolie, la longueur du chemin parcouru, le peu qui reste à franchir encore… On philosophe sur la fuite des années et « le néant de tout ce que nous sommes ». En même temps, on éprouve, au fond de soi-même, une sorte de vanité un peu puérile de compter parmi ceux qui ont longtemps vécu, beaucoup vu et un peu retenu.

C’est pourquoi ces pages, écrites sous la plus douce lumière, seront sans doute tenues pour incomplètes. Auraient-elles pu ne pas l’être ? C’est toujours l’image des arbres si nombreux qu’ils empêchent de voir la forêt. On ne peut pas tout dire d’une époque si voisine, que nous avons vécue, que nous n’avons pas fini de vivre, malgré les transformations chaque jour apportées. Mais, précisément parce que ce temps est tout proche du nôtre, chaque lecteur pourra compléter, boucher les trous et regarder les choses à travers le prisme de sa propre mémoire. Puisse cet examen valoir à l’auteur un peu d’indulgence.

CHAPITRE PREMIERNOS PREMIÈRES FERVEURS

Au début de l’été de 1871, la France put déposer les armes, essuyer son front et tâcher d’y voir clair. Paris, qui n’est plus capitale, halète encore des affreux sursauts de la Commune. Les fumées des incendies n’ont pas fini de s’évanouir. Elles flottent sur la ville et obscurcissent ses horizons. La lumière désormais vient de Versailles d’où sont partis les ordres impitoyables.

La Commune est vaincue. M. Thiers a gagné la bataille. Pourtant, il ne vient pas demander à Paris la consécration de sa victoire, du pouvoir auquel il a été porté. Paris ne peut oublier les rigueurs de la répression. M. Thiers restera à Versailles, auprès de cette Assemblée dont il se flatte d’être le maître. Il a, dans sa longue vie, assez risqué de pirouettes, d’entrechats sur la corde raide, réussi trop de tours de passe-passe pour n’être pas sûr de mettre dans sa poche ces bonnes pâtes de députés qui n’apportent que leur bonne volonté, à défaut d’expérience.

En attendant, l’Assemblée écoute le petit magicien, surmonté de son toupet de comédie, habile à sortir des poches de sa redingote une constitution toute venue et à faire voter la République par une Chambre conservatrice, pour ne pas dire monarchiste. Celle-ci est attentive et laborieuse ; elle représente les vertus profondes de la nation. Il suffit de la voir à l’œuvre pour comprendre que, si le désastre est grand, il n’est pas mortel et que le malade peut guérir. Le pays a été cruellement meurtri, dépouillé, rançonné ; il a perdu deux de ses provinces, chères entre toutes, il a pris le deuil ; mais, malgré les apparences, rien n’est perdu. La guerre étrangère a été trop courte, la guerre civile trop limitée pour que la France soit atteinte dans ses œuvres vives. Le désastre n’a pas eu de trop lourdes répercussions économiques. L’équipement industriel est intact, le commerce n’a pas souffert ; en quelques semaines, la rançon de cinq milliards, réputée écrasante, a été souscrite, sans que le sacrifice paraisse avoir affecté les forces essentielles. Si la France diminue son train, c’est autant par pudeur que par nécessité. Si, d’autre part, les batailles de la guerre ont été dures et meurtrières, elles ont frappé surtout l’armée de métier : les familles sont la majorité qui n’ont pas à déplorer la mort à l’ennemi d’un des leurs.

Ainsi, le pays, malgré la douleur de ses amputations, de ses deuils, est prêt à repartir. S’il hésite sur le chemin à suivre, les diverses routes qui s’ouvrent n’ont du moins pas de trop dangereuses fondrières, et tous les Français se mettent à la besogne. Le but ? Sauver la patrie, rebâtir la maison : tout le monde est d’accord là-dessus, pas une voix discordante. Les moyens ? Ils ne manquent pas ; la France est riche et vient de le prouver. Elle ne demande, du haut en bas de l’échelle, qu’à travailler. Les hommes ? Ils abondent et, de partout, accourent, apportant leurs cerveaux et leurs bras à l’œuvre de reconstruction. Ils arrivent de tous les coins de l’horizon : les uns, qui se font petits, serviteurs ou partisans du régime qui s’est écroulé à Sedan ; d’autres, issus d’un plus lointain passé, regardent vers les beaux princes qui représentent la Monarchie de juillet, vers l’exilé de Frohsdorf ; d’autres encore, derrière Gambetta et les hommes du Quatre Septembre, préparent la République, dont ils exaltent le nom, en se gardant de trop préciser les contours. Mais tous, bonapartistes, royalistes des deux obédiences, républicains, sont animés d’une égale bonne foi, d’une pareille volonté d’agir vite et bien, tous se réclament de solides racines dans le pays. Ce sont, pour la plupart, des terriens, des propriétaires, en tout cas, des gens de province, pénétrés de l’importance de leur mission, des gens graves, sérieux, des notables. Bien pensants jusqu’aux moelles, facilement effarouchés, ils ont conscience de vivre une expiation. La France, si elle n’a pas donné au monde le spectacle de l’immoralité, comme le prétend l’ennemi vainqueur, qui prend figure de moraliste, de redresseur de torts, la France a péché par insouciance, par facilité. Les braves gens de l’Assemblée vont s’efforcer de l’installer et de la maintenir dans le sentier de la vertu.

Il y a, certes, des partis, durement dressés les uns contre les autres, puissants, agissants, il y a des rivalités, il n’y a pas de fissures. Ni encore de haine sociale, sauf celle, vivace à la vérité bien que refoulée, de ceux pour qui la Commune a représenté un idéal ou, en tout cas, une grande espérance. Il faudra le prodigieux développement de l’industrie, du machinisme, il faudra des années, des lustres, avant que la lutte sociale, la rivalité des classes se forme, loin des vues, comme une lame de fond se lève sur la mer calme, s’enfle et s’abat sur le pays qu’elle risque d’engloutir.

*

1873. M. Thiers a disparu du pouvoir. Sa popularité demeure immense. Peu de maisons bourgeoises qui ne montrent au mur son portrait, par Bonnat, où le petit homme prend la pose. Aux yeux du pays, il est moins le politicien rusé qui joue la carte République, comme il a joué la carte Louis-Philippe et même la carte Louis-Napoléon, qu’il n’est le libérateur du territoire, le plus beau titre après tout et le plus mérité. L’Assemblée le lui décerne, en une sorte d’apothéose.

Son rival, un instant son vainqueur, le duc de Broglie, est inconnu des Français, grand seigneur qui n’a jamais su serrer une main avec abandon ni trouver le mot qu’il faut.

Le maréchal de Mac Mahon inaugure la série des présidents de la République ; la constitution de 1875, qui préparait le retour du Roi, les a faits plus puissants que bien des monarques d’Europe. En fait, aucun d’eux n’usera de ce pouvoir. Le maréchal duc de Magenta, dresse, au-dessus d’un long col, une tête d’oiseau qu’éclairent des yeux limpides. Pas d’homme plus honnête, animé d’un plus sincère désir de bien faire, pas de président plus loyal, pas de plus piètre politique. Après lui, jusqu’en 1914, sept présidents occuperont l’Élysée ;Jules Grévy, fort madré, mais plus connu du public par sa maîtrise au billard et les fâcheux cavaliers seuls de son gendre que par ses initiatives politiques, apporte une expérience, une note de prudence qu’il sera bon souvent d’entendre et d’écouter. Le digne Sadi Carnot, au grave visage serti de noir, semble marqué pour la mort tragique qui l’attend. « Casimir le Hutin » et « Félix le Bel » l’un qui ne fera que toucher barres à la présidence ; l’autre qui fait la roue, joue au souverain et plaît à la foule par son élégance un peu voyante et ses frasques. Le sage Loubet, le sage Fallières sont plus « province », plus pénétrés aussi, semble-t-il, du sérieux de leur fonction. Ils fournissent, par leur bonhomie, la simplicité exemplaire de leur vie, une cible inépuisable à la satire des caricaturistes et des chansonniers. À la veille de 1914, l’élection de Poincaré sera considérée comme une réaction contre l’influence, jugée prépondérante à l’excès, des méridionaux.

La France, depuis 1875, a son président, à défaut du Roi qui n’a pas voulu l’être. Elle a ses Chambres qui s’efforcent, sans y parvenir, d’imiter la tradition parlementaire anglaise. Les premiers sénateurs, les « inamovibles », engoncés dans leurs cravates de doctrinaires, ont fait place, peu à peu, à des provinciaux hauts en couleur, brûlés à toutes les bises de la campagne. Cependant, le Sénat garde sa tenue, sa correction, son « feutré » qui l’apparentent plus à un club qu’à une assemblée politique. En face, la Chambre des députés se démocratise un peu plus à chaque législature. En même temps, et parallèlement, la vie politique de province s’organise, avec ses alternatives de paix armée et, tous les quatre ans, de rudes combats, ses traditions, ses mœurs, ses dynasties, ses tyrannies et aussi ses libertés, sa ferveur, ses bienfaits.

*

En ces premières années qui suivirent la guerre (nous avions appris à dire « la guerre » tout court, comme s’il ne pouvait plus en être d’autres), en notre tout jeune temps, on ne pensait encore qu’aux blessures de la patrie. Le mot d’antipatriotisme était inconnu ; l’idée seule en paraissait inconcevable. « Pensons-y toujours, n’en parlons jamais… » En fait, et malgré les gros yeux qu’on faisait outre-Rhin, on ne parlait que de nos malheurs et nous, les gosses, ne pensions qu’à jouer aux soldats.

Français et Allemands, pouvait-on imaginer un autre antagonisme ? Tous les livres de prix, dorés sur tranches, de Dick de Lonlay au capitaine Danrit, toutes les couvertures de nos cahiers de classe nous répétaient sans cesse la même antienne et, quand on exaltait, à nos yeux, les jeunes gloires coloniales, c’était pour en revenir, par un détour plus ou moins marqué, au deuil de la nation. À y bien réfléchir, du reste, ce fut d’abord moins l’idée de revanche qu’on entretenait de la sorte, qu’un recueillement, le culte du souvenir, de la piété envers les vaincus : Gloria victis, bien plus que Vœ victori.

L’Alsace et la Lorraine, inépuisable sujet d’attendrissement. On songeait, je crois, en notre petite enfance, moins à reprendre par les armes les provinces perdues qu’à en conserver le souvenir, à tout faire pour qu’il ne s’effaçât pas. Sur les cartes, au mur de nos écoles, elles étaient teintées de deuil. On n’osait pas coiffer aux fêtes costumées les petites filles du large nœud de satin noir, mais nous savions par cœur la Dernière classe et les Chants du soldat. Nous emplissions nos yeux d’images militaires ; toutes, signées de Neuville, de Détaille, de Philippoteaux, de vingt autres, elles étaient à la gloire des armées de 70, des soldats de Bourbaki dans la neige, des mobiles du siège de Paris et de l’armée de la Loire. Parfois, un appel de clique nous jetait aux fenêtres. Défilait un bataillon scolaire : des gamins de notre âge, mi-soldats, mi-marins, portant béret à pompon rouge, jugulaire au menton, cartouchières à la taille, guêtres blanches aux chevilles, fusil à l’épaule, baïonnette à la cuisse. Ils marchaient fièrement, derrière leurs tambours et leurs clairons, battant et sonnant à tour de bras, à pleines lèvres, ces refrains dont nous chantions, à nous en griser, les paroles d’espérance et de foi,

Vous avez pris l’Alsace et la Lorraine,

Mais notre cœur, vous ne l’aurez jamais.

Cet état d’esprit, cette fièvre patriotique qu’entretenaient dans nos âmes d’enfants nos professeurs, nos maîtres d’école, sans aucune défaillance, ni hésitation, ni réticence, devait naturellement, quelques années plus tard, se satisfaire du boulangisme. On ne peut, avant la grande cassure de l’affaire Dreyfus, négliger l’idée de revanche incarnée en Boulanger et qui s’est peu à peu substituée à l’attitude sentimentale, au repliement des quelques années d’après 1870.

De ce nouvel état d’esprit, naîtront plus tard les grandes manifestations patriotiques, le Souvenir français, les éclats sonores de Déroulède, les pèlerinages à la statue de Strasbourg, voilée de crêpe, toujours pieusement fleurie. En attendant que surgissent des mots et des idées insoupçonnées jusqu’alors et que la notion même de la patrie (phénomène incroyable à nos parents et à nous, enfants) puisse être mise en discussion, le culte, l’adoration de l’armée est le mot d’ordre auquel tous les Français obéissent aveuglément. « Hé, dira-t-on, vous oubliez la sourde campagne ; les livres qui font si grand tapage, le Cavalier Miserey, Sous-Offs ? » Soit, mais, dans ces livres même, le principe militaire n’est pas mis en discussion ; ce sont les abus seulement qu’on a voulu stigmatiser. Aussi bien, le scandale que ces romans ont soulevé prouve qu’ils ne répondent pas à l’esprit général. On raille, on se moque – quelle divinité, en France, est à l’abri d’un blasphème ? – on ne discute pas.

*

D’ailleurs, la nation française trouve son unité, sinon son uniformisation, dans le service militaire obligatoire, égal pour tous et où, seul, le mérite permet certaines exceptions. Le déplorable système du remplacement a disparu avec l’Empire, tous les Français subiront donc, à dose égale, le nouvel impôt, qui n’est point léger, puisque de 1871 à 1900, la durée du service militaire de sept, puis de cinq ans, ne s’abaissera jamais au-dessous de trois ans. C’est au séjour obligé à la caserne, aux vingt-huit, aux treize jours, pendant lesquels tous les milieux sont confondus, qu’il faut faire honneur de cette compréhension entre Français, de cette connaissance réciproque, laquelle n’est pas un des moins remarquables phénomènes de ce temps-là. Au patrimoine commun, issu du service militaire, patrimoine de gaieté, de misère, à l’arsenal de plaisanteries, de chansons de route, d’innocentes gauloiseries, d’esprit de corps et d’arme, à ce trésor de traditions, les Français tiennent jalousement. Le temps passé à la caserne, au quartier, reste pour l’immense majorité d’entre eux un temps de bonheur. Tous, Pitou, Dumanet, le tourlourou culotté d’écarlate, soupirant devant l’abondant corsage de la nourrice, du « p’tit pioupiou, soldat d’un sou », jusqu’au colonel Ronchonnot, au brave commandant Bravida, au capitaine Hurluret, loyales culottes de peau, jusqu’à l’adjudant Flick, tous sont des types du peuple français, nés entre 1870 et 1900, des types sommaires, des images où chacun se reconnaît plus ou moins – lui, ou son voisin – et à quoi il attache un peu de soi-même.

Au lendemain de la guerre, les grands commandements militaires, ébauchés par l’Empire finissant, sont enfin mis sur pied : dix-huit corps d’armée de la métropole, plus, bientôt, un dix-neuvième en Algérie. Les troupes sont encore armées, équipées, administrées comme sous Napoléon III, elles ont leurs cantinières en jupe courte et pantalon garance, dont les chansons de route célèbrent, de confiance, les charmes. Tous les cadres supérieurs et une bonne partie des officiers subalternes et des sous-officiers ont servi dans les armées impériales. Ils en ont gardé l’allure, les traditions et sinon

Ce chic exquis

Par les turcos acquis

Et qu’ils doivent à qui ?

À Bourbaki.

du moins l’aspect classique des héros de Solférino, de Puebla ou de Rezonville : la moustache forte et l’impériale, le parler bref, la taille fine, le pantalon tirebouchonnant. Tous portant beau, fort braves, la bravoure pour eux prime tout. Le règlement est leur Bible, leur Koran ; ils ne voient pas plus loin. Le règlement et l’annuaire constituent la base de leurs bibliothèques. L’empreinte sur ce point est si profonde que le maréchal de Mac Mahon lui-même, très instruit cependant et beaucoup moins bref de vues que ne le veut la légende, ayant accepté la présidence de la République, demandera avant toute chose à son arrivée à l’Élysée, qu’on lui apporte le règlement. Une fonction non réglementée, non sanctionnée par un texte écrit, lui apparaît comme impossible à remplir, en tout cas comme grosse de dangers.

En regard de ces partisans des antiques formules, en face des officiers de fortune sortis du rang, qui ont porté le sac en Crimée, en Italie, au Mexique et gagné l’épaulette, à leur tour de bête, à Sedan ou devant Metz, les jeunes, à Saint-Cyr ou à Polytechnique, apprennent leur métier avec une ferveur sans cesse grandissante. Ils se sont mis à l’école du vainqueur, courageusement, et, sans rien abdiquer de leur élégance, de leur crânerie, acceptent d’être des soldats, non seulement courageux et brillants, mais savants. De leurs études sortiront le matériel d’artillerie Debange, le fusil Gras, puis le fusil Lebel, la poudre sans fumée, le système fortifié de notre frontière de l’Est. Et ceux mêmes à qui l’on ne doit aucune invention, aucun perfectionnement, donnent du moins l’exemple d’une conscience professionnelle, d’un sérieux dans le métier qui force le respect de tous et celui, d’abord, de l’adversaire éventuel. L’École de Guerre, qui succède au vieux corps d’état-major, répand la doctrine nouvelle. L’armée d’autrefois a disparu, l’armée moderne où servent tous les Français est née.

Le 14 juillet 1880, elle reçoit ses drapeaux, ses beaux drapeaux tout neufs à la hampe desquels, à la place d’un coq ou d’un aigle éployé, pointe une flèche d’or. Six ans plus tard, c’est la grande revue passée par Boulanger. Gais et contents, les Parisiens s’en vont « fêter, voir et complimenter l’armée française » et, dans toutes les garnisons de France, une semblable prise d’armes fait écho à l’apothéose de Longchamp.

Uniforme de notre jeunesse, uniforme incommode et éclatant, tué en 1914, aux champs de Morhange et de Charleroi : comment le retrouver dans l’anonyme tenue de l’armée actuelle ? Lentes flâneries du dimanche, joies mornes des « quartiers libres » ; nous errions, doigts écarquillés dans les gants de filoselle, guêtres blanches aux godillots, képi-pompon posé droit sur la tête rasée. Nous croisions, traînant leurs basanes que battaient les sabres démesurés, des dragons à col blanc, des cuirassiers à col rouge, coiffés du beau casque à la Minerve, chevelus comme des héros antiques. La cavalerie légère semblait habillée de ciel ; les artilleurs étaient vêtus de bleu sombre et de rouge, un shako au plumet cramoisi les coiffait ; les zouaves et les turcos paraissaient sortir d’une turquerie d’opéra et les chasseurs à pied, petits et râblés, cambraient leur carrure que soulignaient les épaulettes vertes, redressaient leur tête, prolongée par le « bouc » réglementaire. Nous rendions les honneurs à nos officiers, galonnés d’or en trèfle jusqu’aux épaules. À vrai dire, en quarante ans, l’uniforme évolua. Les commissions d’habillement daignèrent s’intéresser aux nécessités pratiques et non pas seulement à l’esthétique pure. Il n’en est pas moins vrai que, jusqu’en 1914, l’armée française garda une élégance multicolore, une profusion de panaches, de plumets, d’aigrettes, de pelisses, de casques, de cuirasses, de brandebourgs et de passementerie qui n’étaient pas d’un médiocre appoint dans le prestige qui l’environnait.

L’entrée solennelle, dans sa bonne ville, d’un général de division, récemment nommé au commandement d’un corps d’armée, constituait un spectacle évocateur des âges abolis, mais qui faisait béer d’admiration le populaire entassé derrière les baïonnettes dressées des troupes formant la haie. En un temps où le fameux décret du 24 messidor an XII sur les préséances, n’avait pas encore été modifié au bénéfice du pouvoir civil, un « général en chef », comme on disait alors, s’offrait à l’admiration des foules sous les plus éblouissantes espèces : tunique noire à deux rangs de boutons, culotte blanche sortant de la botte à l’écuyère vernie, lourdes épaulettes à graines d’épinard. Mais qu’étaient ces attributs, après tout discrets ; à côté du chapeau bordé, gansé, soutaché, du bicorne couronné de plumes couleur de neige au salut duquel, quand le général se découvrait à la mode d’autrefois, éclataient les Marseillaises et s’inclinaient les étendards ? Qu’étaient même la tenue du grand chef, ses plaques, ses grands cordons, à côté du harnachement ? Les chevaux de généraux en arroi de parade, représentaient le cérémonial des siècles passés. En quelle autre circonstance pouvait-on voir encore ces selles de velours cramoisi, ces brides, ces rênes, ces étrivières, ces étriers d’or, ces fontes en peau de panthère ? Comment le décret de 1906, qui modifiait l’ordre traditionnel des préséances, n’aurait-il pas été dur à ces hommes qui apparaissaient dans le tumulte des musiques et des batteries d’honneur, sur un cheval piaffant, drapé de pourpre, parmi l’or et les peaux de bêtes ? Comment n’auraient-ils pas souffert de ne prendre rang désormais qu’à la queue, ou presque, des cortèges officiels, derrière les pompes médiocres de l’administration et de la magistrature ? Au prestige de l’armée, intact en notre bel âge, l’affaire Dreyfus et tout ce qui s’ensuivit porta un grand coup. Le nombre des candidats aux écoles militaires tomba jusqu’à risquer de ne plus fournir les effectifs nécessaires. Pourtant, à la veille de la grande guerre, une contre-évolution s’était produite et l’affection du pays pour son armée se manifestait à nouveau.

En fait, elle n’avait jamais cessé d’exister. Le lien établi entre les Français par le service obligatoire n’était pas rompu. L’intérêt pour les choses militaires subsistait et allait même en se développant. L’Almanach du Drapeau, qu’on s’arrachait, en est une preuve suffisante. Et, dans chaque maison de France, fût-ce au plus sordide taudis, on trouvait la photographie du fils, du frère, du mari, au temps de son service, en grande tenue, avec ses épaulettes, son casque ou son képi, souvenir d’un temps où le plus rebelle, le plus farouche était fier de son uniforme – même quand il le traitait de livrée.

CHAPITRE IIEN FEUILLETANT L’HISTOIRE DE TRENTE ANS

Le premier devoir d’un régime qui s’installe, son premier soin, en tout cas, est, semble-t-il, de fixer un jour où il pourra à intervalles réguliers, se célébrer soi-même. Une fête nationale est nécessaire : tant qu’elle manquera, le régime aura l’air de vivre en garni. La Troisième République hésita longtemps : faute de pouvoir choisir le jour de naissance d’un souverain, il fallait chercher, parmi les anniversaires du passé, celui dont la célébration satisferait le plus grand nombre de Français possible, en irriterait le moins – une date aussi, qui marquerait à peu près la fin de l’année scolaire et administrative, le début des vacances et qui, de surcroît, permettrait de compter, avec le maximum de chances, sur le beau temps, indispensable aux pompes officielles.

Après de multiples consultations, l’anniversaire de la prise de la Bastille parut celui qui répondait le mieux aux conditions demandées. La première fête nationale de la République fut célébrée le 14 juillet 1880. Le clou en fut la revue de Longchamp où le président Grévy remit quatre cents drapeaux et étendards aux régiments, privés, depuis dix ans, de leurs enseignes. L’année suivante, la revue fut rehaussée d’une attraction : la cavalerie chargea, sabre haut, face aux tribunes. À la revue de 1882, les tambours, supprimés Dieu sait pourquoi, reparurent. Sans tambours, l’armée se sentait plus muette encore que ne le veut la tradition.

Fête nationale implique chant national. Pendant dix-huit ans, en hommage à la reine Hortense, l’Empire avait marché au rythme un peu mou de la chanson du jeune et beau Dunois, partant pour la Syrie. Après 1871, plus rien. La République commença de vivre, dans le silence des musiques militaires, des fanfares et des orphéons. Les pouvoirs publics s’inquiétèrent. Le 14 juillet 1879, la Chambre des députés sortit de l’oubli un décret de l’an III, aux termes duquel la Marseillaise était déclarée chant national. Ce faisant, l’Assemblée allait au-devant du vœu général. La Marseillaise tenait au cœur des Français. Napoléon III l’avait bien compris qui, le soir de la déclaration de guerre, avait voulu qu’on chantât, au balcon de l’Opéra, le vieil hymne de gloire. Mais on s’aperçut, en 1879, que personne n’en connaissait le texte musical exact. Chacun la jouait ou la chantait à sa façon. Cette confusion dura sept ans. Il fallut, en 1886, que le général Boulanger, surpris, à des inspections successives, d’avoir été accueilli par des Marseillaises qui ne se ressemblaient pas entre elles, décidât une unification nécessaire. Il donna l’ordre à tous les chefs de musique de l’armée d’envoyer au ministre la partition de l’hymne national à laquelle ils s’arrêtaient. Cent quatre-vingt-dix-neuf partitions différentes arrivèrent. Comme de juste, une commission fut nommée, où figuraient Ambroise Thomas, Théodore Dubois, Massenet, Léo Delibes. C’est à eux que l’on doit le texte officiel et complet de la Marseillaise.

*

Il faut le reconnaître : le prestige du vainqueur était immense chez nous, dans tous les domaines. À vrai dire, si paradoxal que cela paraisse, c’était sur le terrain militaire qu’on admirait le moins aveuglément. La France, en matière de stratégie, de tactique, d’armement, de balistique, en matière de doctrine guerrière, ne marchait à la remorque de quiconque et même entraînait d’autres armées dans son sillage. L’enseignement d’un Bonnal, d’un Langlois, d’un Foch à l’École de Guerre, la technique cavalière d’un Galliffet donnaient à l’armée française une auréole qui se distinguait fort bien, au-delà de nos frontières.

Mais, sur les autres terrains, économique, intellectuel, spirituel, il n’y en avait que pour les Allemands, la science allemande, la méthode, l’esthétique, les librairies, les bibliothèques, les laboratoires d’Allemagne. Dans les revues, dans les journaux, dans les chaires de facultés, on n’avait jamais assez de louanges pour l’œuvre d’outre-Rhin, assez de dédain, plus ou moins ouvertement exprimé, pour les travaux, études et résultats de ces pauvres diables de Français. Certes, il se trouva, dès après les malheurs de 1870, de bons esprits pour réagir, Fustel de Coulanges en tête. La légitime admiration, due au prodigieux essor de l’Allemagne impériale, ne les empêchait point de discerner ses défauts et le danger que présentait un voisin si volontiers enclin à taper sur la table et à faire sonner son grand sabre. Ainsi s’établit un modus vivendi de voisinage, fait de coquetteries réciproques, – avec toutefois une réserve marquée de notre part – d’avances, de colères, de bouderies, de réconciliations et presque (de l’autre côté, du moins) d’embrassements, jusqu’à la prochaine algarade. Pendant quarante ans, les relations franco-allemandes s’établiront sur ce sol mouvant.

L’empereur Guillaume II (on n’a commencé à dire « le kaiser » qu’en 1914) tenait en Europe généralement, et en France en particulier, la grande vedette. La multiplicité de ses uniformes, la virtuosité, quasi prodigieuse, de ses changements de tenue, d’aspect et d’attitude, l’audace de ses moustaches dardées vers les nues, l’étonnante diversité de ses dons qui le faisait apparaître tour à tour, sinon tout ensemble, en peintre, en savant, en critique d’art, en sportman, en prédicant, en chef d’armée, en loup de mer, en ogre ou en ange de la paix, forçaient l’admiration. On ne se lassait pas de le photographier, de l’interviewer, et on épiait le moindre froncement de ses augustes sourcils. Vis-à-vis des Français que le hasard mettait sur sa route, il multipliait les prévenances, quitte, le dimanche suivant, à l’inauguration d’un monument commémoratif quelconque, à parler de la valeur de sa poudre et du fil de son épée. Il attirait à la fois et il faisait peur ; en tout cas, l’empereur Guillaume, s’il n’avait pu, malgré le désir qu’il en affichait, faire à Paris une visite officielle, n’était tenu par personne en France pour un personnage négligeable.

Tout autre était notre attitude à l’égard de l’Angleterre. Jusqu’au moment où la politique hardiment réaliste de ce petit homme, binoclard et bourgeonnant, de Delcassé ait pu, contre vents et marées, créer l’Entente cordiale, nous n’avions pour les gens d’outre-Manche que les plus grises mines et on nous les rendait bien. Les Anglais, ou plutôt les Engliches comme on disait, on se gaussait d’eux à longueur de journée, de leurs grandes dents, de leurs favoris jaunes, de leurs ulsters à carreaux. On applaudissait à pleines mains aux difficultés qu’ils rencontraient au Transvaal. Dans les acclamations que soulevait à Paris l’arrivée du président Kruger, velu, hérissé et malin, il fallait voir beaucoup moins de sympathie profonde pour les Boers que d’hostilité envers Albion la perfide ; nous la tenions d’autant plus volontiers pour ennemie que se resserraient nos liens avec la Russie ; la rivalité de l’éléphant et de la baleine constituait l’un des thèmes favoris des journalistes. Ceci se passait avant que la guerre russo-japonaise eût singulièrement dégonflé l’éléphant susdit.

Les brocards n’épargnaient même pas la vénérable queen. La reine Victoria, inusable témoin des âges révolus, se rappelait ses promenades, au bras de Louis-Philippe, sous les ombrages d’Eu ; elle se souvenait d’avoir, de ses blanches mains, noué le cordon de la Jarretière au genou de Napoléon III et pleuré aux obsèques du Prince Impérial. Elle n’était plus qu’une lourde dame, empreinte d’une singulière majesté, qui ne traversait jamais Paris que dans le plus strict incognito, mais s’attardait sur notre Côte d’Azur. Au cap Martin, elle retrouvait son amie, l’impératrice Eugénie, qui achevait, dans un décor de féerie, une longue vie de larmes et de désespoir. Les petits poneys d’Irlande que la vieille reine conduisait elle-même trottaient sous les palmiers et les mimosas ; les bonnes gens saluaient très bas, après quoi, ils couraient acheter, au plus prochain kiosque, l’un des nombreux petits journaux satiriques où Sa Gracieuse Majesté était mise en pièces. Ils étaient plus indulgents pour son fils, le prince de Galles. Le grand souverain que devait être Édouard VII ne transparaissait guère encore sous l’élégance un peu massive, mais parfaite du prince, vieillissant dans une position d’attente. Il tenait, parmi les figures de la comédie parisienne, une place de choix, environnée de la plus flatteuse auréole.

Dans les petits théâtres comme sur les champs de courses, le prince de Galles rencontrait ses confrères, comme lui avides d’échapper aux rigueurs du protocole de cour : le roi Léopold de Belgique, luxueusement paré d’une imposante barbe blanche, au-dessus de laquelle pointait un regard aigu, Georges de Grèce, mince et svelte et, bien que Danois, moustachu comme un palikare. Sans parler du bataillon serré des grands-ducs de Russie, providence des marchands de champagne, et dont les fameuses tournées faisaient rêver les jeunes noceurs de province.

Fort habiles diplomates, ces puissants princes n’oubliaient pas que la politique se traite partout et singulièrement dans les endroits où il semblerait qu’elle n’eût que faire. Bien des problèmes européens se sont résolus, sans qu’il y parût, sous les lustres du « grand 16 » ou bien entre deux portants du foyer de la danse, à l’Opéra.

En dehors de cette vie familière où ils paraissaient se complaire, les souverains, parfois, venaient à Paris en grand gala. Un cérémonial minutieux réglait leur arrivée et leur séjour. Les Parisiens acclamaient les daumonts, précédées, au petit trot, par le piqueur de l’Élysée ; ils admiraient les cuirassiers d’escorte, les calèches des suites, les uniformes, les habits brodés. L’air retentissait aux accents des hymnes étrangers. Représentation à l’Opéra ou à la Comédie-Française, toasts au dîner de l’Élysée, réception à l’Hôtel de Ville, revues militaires, feux d’artifice, retraites aux flambeaux : le programme ne changeait guère, pas plus que ne diminuait l’enthousiasme successif des Français pour les Balkans, l’Europe centrale ou les diverses péninsules. La population de Paris est fort bien élevée. On a noté depuis longtemps qu’elle sait, mieux qu’une autre, se tenir sur une avenue et recevoir décemment un souverain en visite. Une fois seulement elle manqua à sa traditionnelle courtoisie. Quand, en 1883, le roi Alphonse XII d’Espagne vint à Paris en visite officielle, il arrivait, sans escale intermédiaire, d’Allemagne où l’empereur Guillaume avait, pour lui, déployé toutes ses grâces et l’avait nommé colonel d’un régiment de uhlans, lequel, précisément, tenait garnison à Metz. À l’idée que don Alfonso, pour arriver à la gare du Nord, avait à peine eu le temps d’enlever son uniforme prussien, le peuple de Paris s’indigna. Le roi d’Espagne, de la gare à son ambassade, fut copieusement sifflé et conspué. Il écourta son séjour et regagna, ulcéré, sa capitale. Quelque vingt ans après, grâce à Dieu, l’accueil fait par les Parisiens à son fils Alphonse XIII effaça tous les nuages, s’il en pouvait subsister quelqu’un.

Avec l’Italie, nos rapports s’établissaient sur la base de ce qu’on nomme en cuisine l’aigre-doux, recette prisée par de subtils gastronomes, mais qui s’avère moins bonne, en tout cas moins reposante, en politique. Tour à tour, nos voisins évoquaient la fraternité latine et nous vouaient au pire destin. Crispi, Sicilien têtu et passionné, découvrait en lui, pour vexer les Français, des trésors d’ingéniosité et d’inépuisables ressources. La présence chez nous, dans le Midi surtout, de nombreux travailleurs italiens suscitait des frottements allant jusqu’aux bagarres et même aux émeutes. Avec un ensemble trop parfait pour ne pas être orchestré, l’ambassade, les consulats de France en Italie étaient assiégés, jusqu’à ce que la troupe, avec une savante lenteur, vînt les dégager. L’assassinat du président Carnot par un Italien, anarchiste illuminé du nom de Caserio, marqua le point culminant de cette agitation, assez vaine d’ailleurs, et qui n’altérait en rien la bonne humeur des Français. Ils ne renonçaient pas pour si peu à s’en aller, en voyage de noces, en Italie où ils rencontraient le plus souriant accueil.

De l’Amérique, nous ne connaissions pratiquement rien, hormis les dentistes qui nous en arrivaient. Nombre de Français en étaient, quant à la documentation sur le Nouveau Monde, restés à la Case de l’Oncle Tom, aux Enfants du capitaine Grant et aux couplets du Brésilien : « Je vais m’en fourrer jusque-là… ». Cependant les fortunes accumulées par les magnats de l’industrie américaine, par les récentes dynasties des machines à coudre ou du porc salé, attirèrent bientôt l’attention. De magnifiques blasons y trouvèrent l’occasion d’un redorage nécessaire et les « transatlantiques » prirent leur place dans la société française.

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Les rapports du gouvernement de la République avec les autres nations étaient, dans l’ensemble, excellents. Les souverains venaient volontiers en France, non toujours pour y faire la fête, mais pour y prendre de familiales vacances, commander des toilettes et assister aux comédies à la mode. Certains hôtels de la rue de Rivoli ou de la place Vendôme s’étaient spécialisés dans les réceptions souveraines. Les Parisiens, courant le matin à leur besogne, apercevant sur le trottoir deux gardes municipaux en faction, se disaient simplement : « Tiens, encore une visite » et, au sortir de l’atelier ou du bureau, ils allaient faire un bout de station devant l’hôtel dans l’espoir d’apercevoir une silhouette glabre ou barbue et de pouvoir crier « Vive le roi » au nez du commissaire de police.

Le shah de Perse, en 1899, remporta un grand succès de curiosité, supérieur même à celui qu’avait fait naître la visite de son prédécesseur, en 1873. Le shah impressionna les Parisiens par l’ampleur démesuré de ses moustaches et les Parisiennes par le luxe de ses aigrettes et de ses uniformes de gala ; il était positivement brodé, surbrodé, cousu de diamants. Tous les feux du jour paraissaient concentrés sur lui ; on eût dit une vitrine de lapidaire, miraculeusement mise en marche. Le voyage se serait donc passé le mieux du monde, n’eût été la soirée de gala à l’Opéra. Le shah avait paru prendre, bien plus qu’à la musique elle-même, un plaisir particulier au discret brouhaha qui s’élève de l’orchestre avant le lever du rideau, au moment où les instruments s’accordent. Il applaudissait à tout rompre et, par courtoisie, l’assistance l’imitait, à la grande surprise des musiciens. D’autant qu’il parut dormir à l’opéra proprement dit et ne se réveilla qu’au ballet. Il se mit alors à pousser des cris inarticulés de joie et de convoitise ;il voulait qu’on interrompît la représentation, qu’on allât chercher son grand eunuque, que, sans plus tarder, les demoiselles en tutu fussent confiées à ce haut fonctionnaire et expédiées au palais national où résidait Sa Majesté orientale. Le président de la République eut fort à faire pour calmer son bon frère de Perse, lui expliquer que les mœurs de Paris ne sont pas celles de Téhéran et que la polygamie en France gagne à revêtir des formes plus enveloppées.

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Les princes, chez nous, c’étaient les Orléans et les Bonaparte qui, depuis le 4 septembre, faisaient figure de simples citoyens servant leur pays avec zèle et dévouement, en attendant qu’il décidât de son sort. Après la guerre, ils étaient venus tout naturellement offrir, qui son épée, qui sa bonne volonté. Plusieurs siégeaient à l’Assemblée. Le prestige de leur nom, du passé qu’ils représentaient, la hauteur de leur caractère, la dignité de leur vie attiraient sur eux l’attention et le respect.

On n’a pas, semble-t-il, en étudiant la survivance en France de l’idée monarchique après 1870, assez souligné la part due à la stature et à la plastique, en bref, à la beauté des fils de Louis-Philippe. « Les princes » comptaient parmi les Françaises un nombre incroyable d’amoureuses, qui rêvaient devant leurs portraits.

Le duc de Nemours, qui ressemblait à Henri IV, était, bien que l’aîné, le plus volontairement effacé, comme il l’avait été au temps du Roi son père. Tout autre, le prince de Joinville, brave marin, grand seigneur jovial et même farceur, « sourd comme un Orléans » mais surtout pour ce qu’il lui déplaisait d’entendre, et menant fort bien sa barque. Le duc d’Aumale, encore que leur cadet à tous deux, les dominait de sa puissante personnalité. Il avait derrière lui tous ceux qui, en France, tiennent pour vertu première le courage au feu, la bravoure un peu folle, ceux qui goûtent le charme d’un esprit aiguisé, ouvert à toutes choses, la magnificence et la bonhomie, n’excluant pas la majesté. Beau comme un dieu, le duc d’Aumale avait aussi toutes les femmes pour lui, et, chez nous, ce n’est pas rien. La façon dont il avait présidé le procès Bazaine, le don royal de Chantilly fait à l’institut de France au lendemain du jour où il avait été sans égards pour le vainqueur de la Smalah, rayé des contrôles et contraint à l’exil, lui valaient un prestige incomparable.

Les autres princes sont moins connus du grand public : le duc de Chartres, qui a fait la campagne de 1870 sous le nom de Robert Le Fort et qui commande à Rouen le 12e chasseurs à cheval ; le duc d’Alençon, officier d’artillerie. Quant au chef de la maison d’Orléans, le comte de Paris, il vit, soit à l’hôtel Galliéra, rue de Varenne, soit au château d’Eu, une vie studieuse, un peu grise. C’est un homme grave qui porte une barbiche martiale, mais de l’air le plus pacifique du monde. Ce n’est certes pas lui, à vues humaines, qui forcera jamais la fortune.

Les regards de tous, les espérances de beaucoup vont vers Frohsdorf, en Autriche, où réside le comte de Chambord. L’héritier de la couronne des lys attend, sans presser la fortune, que son heure sonne. Sans doute, se satisfait-il à l’idée qu’il est, légitimement et par la grâce de Dieu, Henri, cinquième du nom, roi de France et de Navarre. Il ne sait pas ou ne veut pas voir plus loin. Un jour vient qu’on peut croire celui du destin : les princes d’Orléans sont allés à Frohsdorf rendre l’hommage lige ; l’Assemblée de Versailles paraît prête à voter le retour de la monarchie, le maréchal de Mac Mahon, à céder la place toute chaude au Roi. À Paris, on repeint de frais les équipages officiels ; on dresse à grand renfort de pétards d’artifice, de clameurs et de bannières agitées sous leur nez, les huit chevaux couleur de neige qui traîneront la calèche royale le jour de l’entrée solennelle. Les drapeaux aussi sont prêts…

À propos, de quels drapeaux s’agit-il ? Des drapeaux tricolores, cela va de soi ; ainsi, du moins, pense le populaire. « Pardon, des drapeaux blancs et point d’autres », répond-on de Frohsdorf. Du coup, rien ne va plus. Par une fidélité respectable, à coup sûr, peut-être impolitique, à ses principes, le Roi a manqué son entrée, laissé passer son heure, enterré la royauté, à en croire beaucoup de royalistes.

L’Empire, du moins, en ces heures d’indécision, fera-t-il mieux ? Napoléon III est mort en exil, au début de 1873. Il ne désespérait pas, malgré Sedan, malgré le vote de déchéance, et comptait sur la sympathie personnelle qui l’entourait et n’avait point disparu : « Je suis, disait-il, la seule solution. Lui mort, ses droits avec son programme sont passés au Prince Impérial. Sur sa tête reposent de grands espoirs, qu’il paraît en mesure d’exaucer. Il sent en lui battre le cœur d’un chef. Le jour qu’il est tué – en 1879, d’étrange et tragique façon – au plus lointain de la terre d’Afrique où il a voulu aller se battre, le parti bonapartiste est décapité. Les difficultés et même les luttes naissent entre le prince Victor, que le fils de Napoléon III a désigné pour héritier de la dynastie et son père, le prince Napoléon. Celui-ci est toujours l’homme vigoureux, subtil et querelleur dont l’Empereur a subi, pendant dix-huit ans, la présence acariâtre et le conseil souvent clairvoyant. Le prince vieillissant promène dans le monde, dans les journaux, à la tribune, sa hargne à la fois et son désir de bien faire. Plus que jamais, image vivante du héros, plus que jamais « César déclassé », il se console mal de tant de dons gâchés et d’une vie chargée de promesses, aboutissant à une impasse. Sa sœur, la princesse Mathilde, le plus beau décolleté d’Europe au temps où elle aurait pu, avec un peu de patience, devenir Impératrice des Français, s’est formé, en pleine République, une manière de cour. Sa familiarité avec des artistes, des hommes de lettres ne lui fait pas oublier qu’elle est du précieux sang. Elle restera, après l’exil des princes, la dernière et la plus éclatante des princesses.

Les rois en exil : ils trouvaient à Paris l’asile où pouvoir, à leur gré, conserver les apparences de la splendeur ou se faire oublier. La reine Isabelle d’Espagne habitait avenue Kléber, aux abords immédiats de l’Arc de Triomphe, le palais de Castille, qu’un hôtel fastueux a remplacé. Nous sommes encore quelques-uns à évoquer, franchissant la grille fleurdelisée, la pesante vieille Señora, qui gardait si grand air, malgré ses chairs croulantes. Le roi de Naples, François II, vivait dans un modeste appartement de la rue du Mont-Thabor, au troisième étage. Le roi Milan de Serbie, rendu par ses sujets à l’étude comparée des jeux de hasard, y consacrait ses veilles. Et, chaque année, fantôme majestueux sous ses crêpes hermétiques, la dernière Impératrice des Français venait regarder, de ses yeux qui n’avaient plus de larmes, à force d’avoir pleuré, les lieux où elle avait été la plus adulée des souveraines. Les rois en exil : la France leur ouvrait ses portes. À d’autres princes, à ses princes, elle les fermait durement.

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L’exil des princes, depuis longtemps pressenti, eut pour prétexte une histoire de mariage, ou plutôt de soirée de contrat. La princesse Amélie d’Orléans, fille du comte de Paris, chef de la Maison de France, étant fiancée au prince héritier de Portugal, le joyeux Carlos, qui devait finir de si tragique manière à Lisbonne, une grande réception fut donnée à l’hôtel Galliéra (aujourd’hui, hôtel Matignon). Tout le ban et l’arrière-ban de l’aristocratie monarchiste y figura : en somme, une sorte de revue des troupes de l’opposition. Ce soir-là, Clemenceau, passant en voiture rue de Varenne, dut rebrousser chemin. Il se fit conduire chez son amie Léonide Leblanc, qui passait pour exercer sur le duc d’Aumale la plus tendre autorité : « Dites au prince de se méfier, et les siens avec lui. » Peu de jours après, en effet, un projet de loi était déposé, interdisant le territoire français aux aînés des familles ayant régné en France. Le comte de Paris dut quitter le château d’Eu avec sa famille, s’embarquer pour l’Angleterre. Le prince Napoléon s’exila en Suisse, à Prangins.

La loi avait été votée le 23 juin 1886, après une sévère discussion. Le vieux et glorieux général Faidherbe, grand chancelier de la Légion d’honneur, s’était fait porter à la tribune du Sénat, dans son fauteuil de paralytique, pour voter en faveur du gouvernement. Quelque temps après, les choses se gâtèrent tout à fait. Le général Boulanger, ministre de la Guerre, soucieux de donner des gages à tous les partis, décida de retirer leur commandement aux membres, quels qu’ils fussent, des anciennes familles régnantes : Chartres, Alençon, Penthièvre le prince Roland Bonaparte, le prince Murat sont rayés des contrôles. Le duc d’Aumale lui-même, général de division, inspecteur d’armée, doyen de l’état-major général, est mis à pied ; mais il ne quittera pas l’armée et la France sans avoir écrit à Boulanger une lettre de sa façon, qui n’ira pas sans un grand retentissement.

Telle quelle, cependant, la loi était votée ; elle n’a pas cessé d’être appliquée. Elle donna prétexte, en 1890, au jeune duc d’Orléans, exilé à Bruxelles et parvenu à l’âge de la conscription, de se présenter au bureau de recrutement de Paris, demandant son incorporation. Le tapage fut grand, comme aussi l’embarras du gouvernement. « Gamelle », ainsi que le prince fut incontinent baptisé, enfermé à la Conciergerie, puis à Clairvaux, à défaut de la salle de police, eut, pendant trois mois d’emprisonnement, le loisir de réfléchir aux grandeurs et aux servitudes militaires.

Ainsi se termina, au moins en apparence, la question de l’expulsion des princes. Elle occupa fort les esprits, en un temps où le boulangisme, en attendant de plus graves affaires, l’agitait déjà singulièrement.

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En 1928, j’ai eu l’occasion de faire en Île-de-France une minutieuse tournée. À cette occasion, j’ai pu visiter des hameaux perdus, inaccessibles au sens littéral du mot, entrer dans des maisons où je n’eusse jamais pensé pénétrer. Combien de fois, piqué au mur, à côté de la photo du fils en soldat, de la fille en communiante, à côté du certificat de bonne conduite rapporté du régiment, n’ai-je pas, après quarante ans écoulés, trouvé, jauni, passé, fripé, le portrait du général Boulanger ? L’estampe violemment enluminée le montrait dans son élégance un peu vulgaire, avec ses yeux clairs, sa chevelure en brosse, sa barbe d’or, sanglé de grands cordons, chamarré de croix et de plaques, sur un fond de bataille, environné de gloire. J’ai pu ainsi mesurer la profondeur des racines à quoi le boulangisme s’accrochait dans le pays. L’homme était médiocre, inférieur à son destin. Autour de lui s’agitaient trop d’intérêts divers, trop de louches ambitions, trop de dévouements sincères mais maladroits pour que ne fût point, très vite, faussée la marche d’une machine dont la nation avait accueilli avec ivresse les premiers élans. Toutes les femmes, plus ou moins consciemment, étaient amoureuses du beau soldat. Et même après qu’il se fût écroulé, quand il eut donné la mesure de son vide et de sa boursouflure, sa fin romanesque, sa « mort de grisette », son suicide sur la tombe de la bien-aimée valut à sa mémoire une pensée attendrie de tous les cœurs sensibles. Aux yeux de tous ceux pour qui le sentiment prime tout, cet aventurier si vite dégonflé incarna un moment ce que pensaient, sans le dire, la majorité des Français : Boulanger, c’était le réveil de l’esprit national, certes non point éteint jusque-là, mais timide et n’osant parler haut, c’était le renouveau de la confiance en soi, le dégoût des compromissions politiquardes, un désir assoiffé de gloire – en bref, la revanche.

Tant qu’il resta le général, l’être prestigieux qui, au retour de la revue de Longchamp, le 14 juillet 1886, descendait les Champs-Élysées, au pas relevé de Tunis, suivi d’une escorte, telle qu’aucun souverain n’en avait eue, de généraux et d’attachés militaires étrangers, dans le délire de la foule – tant qu’il resta le ministre qui, en 1887, lors de l’incident Schnaebelé, avait su parler ferme à l’Allemagne, tant qu’il parut aux yeux du peuple, « l’homme qui a fait peur à Bismarck » – tant qu’il demeura le fantassin qui, à cheval, gagnait la course au nez des plus solides officiers de cavalerie, le démocrate préoccupé du bien-être des troupiers, qui présentait la caserne comme une maison d’éducation et de foi patriotiques, où il voulait que tous, sans exception, fissent séjour (son fameux « les curés, sac au dos ! » lui a valu plus de partisans qu’il n’en perdit), tant qu’il fut militaire et que la victoire sembla marcher sur ses pas, il eût pu faire ce qu’il aurait voulu d’un pays qui se pâmait d’avance dans ses bras.

Du jour qu’il entre à la Chambre, après la soirée triomphale de janvier 1889, la fameuse soirée de chez Durand où il n’avait, semble-t-il, qu’à saisir la proie offerte, il ne fera plus figure que de politicien, d’un politicien comme tous les autres. C’est dire que l’opinion sur son compte se ressaisit, si l’agitation continue autour de son nom. Jusqu’à l’heure où Constans, fertile en ruses, lui jouera un maître tour et l’obligera de passer la frontière. Le bel édifice, fleuri de drapeaux tricolores, s’écroula, mais le souvenir demeura de cette griserie qui avait soulevé la nation en faveur du « brav’général ». Et ce n’est pas, à y bien réfléchir, peu de chose que d’avoir laissé dans la mémoire d’un peuple des images et des chansons. Nombreux sont les héros populaires qui n’en pourraient revendiquer autant. Pour nous, enfants et provinciaux, nous criions « Vive Boulanger ! » sans savoir au juste de quoi ni de qui il s’agissait ; nous chantions à pleine voix les Pioupious d’Auvergne, En rev’nant de la revue et le Père la Victoire. C’étaient, à la vérité, sur des airs joyeux, de pauvres versiculets, mais nous y allions de bon cœur et nos parents reprenaient au refrain : nous n’en demandions pas davantage. Ainsi le feu patriotique continuait de couver sous la cendre ; il suffisait d’un rien pour faire éclater la flamme. On le vit bien quand l’alliance russe survint, qui mit positivement la France en état de frénésie.

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L’alliance franco-russe : la nation entière vibrait d’un immense enthousiasme, une ferveur telle qu’elle en a peu connu dans son histoire, sur le terrain, du moins, de la politique internationale. Enfin, nous n’étions plus seuls ! Entre des adversaires déclarés ou dissimulés, en butte aux rivalités, aux égoïsmes, aux plus désinvoltes indifférences, la République sentait le besoin d’un appui. Elle se jeta à corps perdu dans les bras que lui tendait, non, du reste, sans une prudente réserve, l’autocrate Russie. Nous n’avons pas à raconter les péripéties des pourparlers qui aboutirent à une entente, puis à une alliance expressément déclarée, mais la joie indicible du pays, il faut la souligner. Nous avons vu, depuis, d’autres ententes et d’autres alliances : aucune ne souleva une semblable allégresse.

Cela débuta, comme il est d’usage, par des visites. En 1891, une escadre française, en croisière dans la Baltique, avait mouillé à Cronstadt, sur l’invitation du gouvernement russe. Sur la passerelle du vaisseau amiral, le tsar Alexandre III écouta, debout et tête nue, une Marseillaise qui devait, quoi qu’il en eût, hérisser d’effroi sa belle barbe blonde. En 1893, les Russes rendirent la visite. L’escadre, aux ordres de l’amiral Avellane, jeta l’ancre à Toulon. L’accueil des grands jours lui fut réservé et les fêtes prirent une ampleur, les acclamations une résonance qui montrèrent à l’univers qu’il fallait s’attendre, sous peu, à des événements d’importance. Après une revue de l’escadre passée par le président Carnot, les officiers russes, derrière leur amiral et suivis d’une bonne partie de leurs équipages, montèrent jusqu’à Paris. On les y reçut comme s’ils apportaient dans leurs bras à la fois la paix et la revanche, le bonheur de vivre et la certitude de la victoire à venir. Ces joyeux matelots, coiffés de bérets immaculés, ces états-majors barbus jusqu’au ventre, pas un Français, pas une Française surtout qui n’eût envie de leur sauter au cou, fût-ce à celui des popes qu’on se montrait avec curiosité. Après qu’ils eurent en grande pompe reçu le pain et le sel à l’Hôtel de Ville, dansé, banqueté en des repas dont les menus nous épouvantent presque par leur magnificence, après avoir aux trois quarts vidé les caves des fabricants de champagne, les officiers russes figurèrent au premier rang, quasiment parmi les membres de la famille, aux obsèques du maréchal de Mac Mahon. Auprès d’eux, derrière eux, la délégation de l’armée allemande apportait à l’adversaire malheureux de Froeschwiller et de Sedan une couronne monumentale offerte par l’empereur Guillaume. Elle n’avait d’égale que celle dédiée par le tsar au vainqueur de Malakoff. Le public est toujours sensible à ces hommages chevaleresques : les officiers russes, aux côtés des nôtres, en face des officiers allemands, faisaient figures de frères d’armes.

Le tsar Nicolas II, la tsarine firent en 1896 le voyage de France. Ce fut l’occasion d’une réception dont rien, pendant longtemps, n’égala la splendeur. Depuis des heures et des heures, Paris attendait, haletant d’émotion et d’impatience.

Pour bien voir le tsar,

Faut pas rester tard

Dans son plumard…

chantaient les refrains populaires. Quand la daumont souveraine apparut, précédée d’un escadron bondissant de chefs arabes, quand s’inclinèrent pour saluer la foule le haut bonnet de fourrure de l’empereur, la blanche ombrelle de l’impératrice, quand on reconnut en face des hôtes augustes le président de la République modestement (une fois n’est pas coutume) assis en lapin, un cri de fierté, de joie, d’amour retentit : « Vive la Russie ! » La France ne voulait point connaître d’autre mot d’ordre. La nation tout entière se gonflait d’orgueil.

Mon p’tit Nicolas,

chantait-on à tous les carrefours.

Avant qu’tu n’arrives,

Avec grand fracas,

Explorer nos rives,

Je m’dis : voilà l’cas,

Mariann’, faut qu’ t’écriv’s

Car jamais t’as r’çu

Un typ’ si cossu…

En 1897, le président de la République s’embarquait sur le Pothuau pour la Russie. Félix Faure ne se consolait pas de n’avoir qu’un mince habit noir à montrer parmi les étincellements de la cour de Russie. Il le portait, à la vérité, avec élégance ; un gilet blanc en tempérait le funèbre caractère. On racontait tout bas qu’il avait dessiné lui-même et fait mettre à l’étude un uniforme de gala, aux broderies duquel des faisceaux de licteurs alternaient avec des palmes triomphales. Le Conseil des ministres s’émut-il de ces pompes, tenues pour peu républicaines, le Président redouta-t-il des brocards éventuels, un officieux lui fit-il voir la photographie depuis peu publiée d’un roi nègre précisément vêtu d’un habit brodé d’or ? Tant il fut que le frac noir de Félix Faure fut le seul vêtement civil admis aux fêtes de Cronstadt et de Saint-Pétersbourg. Il n’empêcha point le tsar et le président d’échanger une cordiale accolade. La France sentit au meilleur de son cœur la chaleur et le bienfait de ce baiser. Et quand, à l’heure des toasts, les mots prestigieux furent prononcés « amis et alliés », le destin de la France parut changé.

Littéralement, elle délirait de joie, elle jouait au clavier de tous ses pianos, aux cuivres de tous ses orphéons le majestueux Bojé Tsara krani ; elle fleurissait ses fenêtres de drapeaux jaunes timbrés de l’aigle moscovite ; elle chantait, brodait, peignait, sculptait, tapissait en l’honneur de la Sainte Russie. Les scribes d’état civil inscrivaient, tous les jours plus nombreux, aux registres des naissances des Yvan, des Serge, des Olga.