La voix de l’Iran - Esmail Mohades - E-Book

La voix de l’Iran E-Book

Esmail Mohades

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"La voix de l’Iran" – L’histoire du peuple iranien de 1890 à 2025 propose une fresque historique dense et engagée, retraçant la quête d’autodétermination du peuple iranien, de la fin du XIXe siècle jusqu’aux soulèvements actuels. Esmail Mohades adopte une perspective « par le bas », donnant la parole aux oubliés et exclus de l’histoire officielle : marchands, intellectuels, femmes insurgées, jeunes épris de liberté et exilés. À travers des faits souvent méconnus, il met en lumière les élans démocratiques récurrents, systématiquement réprimés par de nouvelles formes de tyrannie, souvent soutenues par des puissances étrangères. Cet ouvrage interroge avec lucidité les conditions qui ont permis à Khomeini d’instaurer une théocratie toujours en place et pose une question centrale : quel pourrait être le rôle d’un Iran libre et démocratique dans l’équilibre régional ? Une réflexion rigoureuse et incarnée sur un peuple en lutte, dont la voix – trop longtemps étouffée – cherche aujourd’hui à se faire entendre pleinement.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Guidé dès ses premières années par un instituteur qui avait reconnu la justesse de son écriture, Esmail Mohades a construit une pensée ancrée dans les enjeux de son époque. Il observe avec acuité la situation en Iran et au Moyen-Orient, qu’il restitue avec rigueur et sensibilité, aussi bien dans sa langue maternelle qu’en italien.

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Seitenzahl: 479

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Esmail Mohades

Traductrice Liliana De Donato

La voix de l’Iran

L’histoire du peuple iranien

de 1890 à 2025

Roman

© Lys Bleu Éditions – Esmail Mohades

ISBN : 979-10-422-7547-1

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Préface à l’édition française

Deux fois grand comme la France, peuplé de plus de 85 millions d’habitants, l’Iran, héritier de la Perse historique, avoisine sept nations du Moyen-Orient.

Nul doute qu’il n’ait suscité depuis le siècle dernier l’attention de bien des impérialismes, russes et anglais, intéressés à la fois par les ressources de son sous-sol et par le contrôle qu’il exerce sur le détroit d’Ormuz, clé d’accès au golfe Persique et, par le golfe d’Aden, à l’une des routes commerciales dont dépendent désormais les transports économiques et politiques du monde contemporain.

Il y a moins de soixante-dix ans, le peuple iranien se dotait d’un régime favorable à la démocratie et aux droits de la personne humaine, sous l’égide du Premier ministre Mossadegh. Cette orientation moderniste visant également à la reprise, par le peuple lui-même, de ses ressources en hydrocarbures ne pouvait convenir aux intérêts des grandes compagnies pétrolières liées pour l’essentiel à la Grande-Bretagne et aux États-Unis.

Il devenait urgent, pour la principale hyperpuissance du moment, d’intervenir pour renverser le régime et soutenir, faute de mieux, une dynastie impériale de fraîche date qui s’en ferait l’agent complaisant. Mais les peuples ne supportent jamais longtemps une tutelle économique. D’autant moins que celle-ci s’accompagnait de réviviscences archaïques et d’une corruption généralisée.

Dans son ouvrage, La voix de l’Iran – L’histoire du peuple iranien de 1890 à 2025, M. Esmail Mohades montre comment s’est déclenché le processus révolutionnaire entraînant la chute du chah Pahlavi. Une coalition, aussi formidable que disparate, se noue ainsi contre un régime qui ne pouvait plus compter sur le soutien des États-Unis, très coûteux et devenu de moins en moins utile au fur et à mesure que l’impérialisme soviétique entrait dans un inéluctable déclin.

Étrange concomitance alors de deux processus « révolutionnaires » !

L’un des courants animés par les Iraniens épris de modernité n’oubliait pas les années Mossadegh. Ouvert aux valeurs universelles, il se tournait délibérément vers l’avenir, préfigurant ce que pourrait devenir à terme une nation où chaque Iranien, chaque Iranienne trouverait sa place, sans discrimination de genre ni d’origine ethnique, et contribuerait à la renaissance historique d’une des nations les plus anciennes de l’histoire de l’humanité.

L’autre courant ne l’entendait pas ainsi. Tourné vers un passé mythique, encombré d’illusions théocratiques, il ne souhaitait en aucun cas favoriser l’émergence d’une société libre. Puisant ses justifications idéologiques dans une théologie médiévale, il s’adressait moins aux porteurs d’avenir qu’à une bigoterie traditionnelle, influente dans les provinces rurales et certains quartiers des villes. Les deux camps vainqueurs du chah ne pouvaient que s’affronter. La guerre extérieure avec l’Irak provoquait, peu après, un durcissement des deux partis, dans un climat inexpiable. Maîtresse des lieux, la dictature des mollahs truquait les dernières élections de 2009 et engageait une répression cruelle à l’égard de toutes ces oppositions. Esmail Mohades en dresse le tragique bilan : nombre d’Iraniens sont contraints à l’exil tandis que sur place, beaucoup entrent en clandestinité malgré les terribles risques encourus. Mais en Iran, non moins qu’ailleurs dans le monde, nul ne veut vivre longtemps à genoux, comme le disait Louis Aragon, poète de la résistance française contre les nazis.

Face à la dégradation continue de la situation, les nations démocratiques, dépourvues de politique moyen-orientale, ne semblent pas avoir pris la juste mesure des risques internationaux. Du moins jusqu’à ce que le régime des mollahs entreprenne de se doter d’armes nucléaires et de vecteurs assez puissants pour les porter.

Enlisées depuis dans l’idée que les autorités de Téhéran finiraient par plier et s’engageraient durablement devant l’AIEA, soutenant plus ou moins rigoureusement des mesures économiques et bancaires prises à l’encontre du gouvernement en place, elles ne peuvent que s’inquiéter chaque jour un peu plus du durcissement du régime. La nomination de Raïssi comme chef de gouvernement et le désastre de l’interventionnisme américain en Irak puis en Afghanistan laissent fâcheusement augurer du pire pour le futur.

Souhaitons que la voix de M. Esmail Mohades soit entendue de tous les citoyens qui, de par le monde, contestent et combattent le fanatisme politico-religieux. Elle exprime à n’en pas douter celle de millions d’Iraniennes et d’Iraniens résolus, comme il l’écrit, à obtenir la liberté et prêts, une fois encore, à en payer le prix. Ce courage civique honore un grand peuple qui retrouvera d’autant mieux la place qui est la sienne dans le concert des nations qu’il sera assuré de la bienveillance et de la solidarité des nations démocratiques.

Alain Vivien

Préface à l’édition italienne

Il était grand temps qu’un Iranien, devenu citoyen de notre pays, avec une histoire politique et personnelle fortement liée aux événements de l’Iran, à de nombreux égards si dramatiques, fasse entendre sa voix par une analyse documentée et ponctuelle telle que celle-ci. Esmail Mohades ne se limite pas – d’autres l’ont déjà fait – à décrire le cheminement de la Perse depuis la fin du dix-neuvième siècle jusqu’à nos jours, en soulignant les progrès sociaux et économiques, les lignes de rupture et les bouleversements révolutionnaires.

Mohades suit un fil logique selon des desseins internes : ce que Renouvin aurait appelé les « forces profondes » qui régissent les grandes dynamiques politiques et sociales. On comprend immédiatement pourquoi ce travail veut être, avant toute autre chose, l’histoire du peuple iranien : héritier d’une tradition extraordinaire et d’une culture millénaire, à laquelle l’auteur témoigne d’appartenir entièrement, à travers son engagement intellectuel et civil.

Dans le récit se superposent, en s’intégrant réciproquement, des faits et des valeurs. On fournit une explication à de nombreux « pourquoi » cruciaux. Le processus de décolonisation, conçu comme la fin d’une présence directe occidentale et l’apparition de nouveaux États souverains, également au Moyen-Orient, ne pouvait que présenter des caractères différents en Iran, où il n’y a jamais eu une colonisation, mais où les influences extérieures ont toutefois été très fortes, d’abord de la Russie et de l’Angleterre, puis, après l’élimination du Premier ministre Mossadegh en 1953, de la part des États-Unis. Cette caractéristique de l’Iran du XXe siècle fait en sorte que le processus de démocratisation du pays vante une tradition bien ancrée et endurée par des générations entières, qui se sont battues et qui luttent pour un futur différent. Quelles erreurs ont-elles été commises par les pays occidentaux les plus impliqués, en donnant d’abord à Mohammad Reza Pahlavi un sentiment de sécurité absolue dans ses alliances externes, pour ensuite l’abandonner ? Pourquoi le changement de régime qui pouvait et qui, selon de nombreux autres, devait être de conception laïque, allait-il assumer au contraire, dans l’espace de quelques mois, les caractères fondamentalistes, et pourquoi allait-il affirmer une conception exclusivement théocratique de l’État ? Et combien de coïncidences dramatiques ont-elles compromis l’action courageuse de groupes jeunes et pleins de vivacité, qui s’opposèrent d’abord au chah et, par la suite, au régime, dans la tentative d’assurer au pays une démocratie moderne, respectueuse des libertés fondamentales et des droits de l’homme, y compris les droits à l’égalité complète entre hommes et femmes ? « La voix de l’Iran » est surtout l’analyse d’une lutte pour la liberté individuelle et politique, poursuivie par l’opposition au régime et par la société civile, assez souvent manipulée. Mohades souligne comment, après les élections truquées de 2009, pour les Iraniens descendus en masse sur la place, Moussavi et Karoubi n’ont été une référence que pour une très brève saison ; leur appartenance intrinsèque au régime rendait irréaliste d’imaginer que leur victoire pouvait être un synonyme de succès pour les forces réellement démocratiques.

Je trouve remarquable l’attention spéciale que cette « histoire » réserve aux valeurs de l’homme. Elle le fait en appuyant – sous forme de sévère dénonciation – sur les tortures inouïes auxquelles étaient soumis les prisonniers et les opposants politiques du régime monarchique, ainsi que les souffrances tout aussi horribles qui sont infligées aujourd’hui encore par le régime théocratique : par la continuité perverse dans la violation des droits de la personne et des libertés fondamentales, et par l’inacceptable indifférence de la part de ceux qui pourraient changer radicalement les choses, mais qui les laissent au contraire intactes dans leur monstrueuse réalité. Sous cet angle, les faits dénoncés et les valeurs affirmées sont minutieusement liés à un aspect fondamental dans le rapport entre les pays européens et Téhéran. Si la vraie nature du programme nucléaire iranien reste au centre des efforts que la communauté internationale met en œuvre, afin que les résolutions du Conseil de sécurité trouvent enfin une application pleine et convaincante, le respect des droits de l’homme en Iran constitue toutefois une préoccupation tout autant accentuée. L’Union européenne a dû récemment prolonger, jusqu’en avril 2014, les sanctions envers l’Iran pour les « graves violations des droits de l’homme ». Il y a au moins quatre-vingt-sept personnalités et fonctionnaires iraniens qui sont frappés d’interdiction d’entrée dans les pays européens et dont les biens ont été congelés pour avoir « gravement violé les droits de l’homme ». Ahmed Shaheed, rapporteur spécial des Nations Unies pour les droits de l’homme en Iran, a dénombré 670 exécutions en 2011 dans la République islamique. Celles-ci mettent l’Iran à la première place absolue dans l’épouvantable record d’application de la peine de mort par rapport au nombre d’habitants. Beaucoup de ces condamnations se réfèrent à des manifestants de 2009, lorsque l’intolérance populaire face aux fraudes électorales lors de la réélection d’Ahmadinejad à la présidence avait porté dans les rues et sur les places des millions de personnes, spécialement des jeunes et des très jeunes. Notre mémoire garde encore les images tragiques et touchantes de Neda. L’Union européenne et l’Italie, ainsi que, par ailleurs, les Nations Unies, affirment depuis des dizaines d’années la forte corrélation entre le respect des droits de l’homme, la conservation de la paix et de la sécurité, le développement économique. Pour cette raison, la communauté internationale dans son ensemble a un intérêt concret et direct à ce que des gouvernements tels que celui iranien s’engagent sérieusement dans cette direction. Cette espérance est encore plus motivée pour un pays comme le nôtre, lié à l’Iran par un rapport ancien – les relations diplomatiques remontent à 1886 et n’ont jamais été interrompues – enrichi par des contacts humains, politiques, culturels et économiques durables et réciproquement profitables.

La situation qui s’est créée, suite aux réponses peu satisfaisantes au sujet du programme nucléaire, d’un côté, et des droits de l’homme de l’autre, pèse négativement sur une vaste gamme de rapports. L’échange italo-iranien en a également subi les conséquences, avec une perte pour nos exportations d’environ 26 % en 2012, ainsi qu’une chute des importations de l’Iran. Nous savons également à quel point l’économie iranienne souffre à cause de l’impact des sanctions, avec l’inflation et le chômage en croissance verticale, et le dramatique redimensionnement du rial sur le dollar. Beaucoup d’espoirs sont placés dans la présidence Rouhani, et dans le feu vert au nouveau dialogue avec l’Amérique donné par le Guide suprême. De nombreux connaisseurs de la République islamique, dont Esmail Mohades, invoquent une grande prudence. Le pragmatisme des négociations que l’on peut attendre de Téhéran trouve des limites dans la nature d’une « démocratie » qui veut garantir avant tout l’existence de la République islamique et qui ne correspond nullement à de nombreuses valeurs fondantes de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Le point n’est certes pas l’éventuelle « exportation » de notre modèle de démocratie. Pourtant, il y a des progrès possibles auxquels personne ne devrait renoncer. Parmi eux, la reconnaissance des droits politiques à des mouvements d’opposition ancrés également parmi les communautés iraniennes expatriées constitue, selon moi, une condition importante pour pouvoir saisir le sens d’une nouvelle et souhaitable saison de changements. L’auteur, avec une remarquable perspective historique et une sensibilité envers les valeurs fondamentales de l’État de droit, raconte comment les peuples du Moyen-Orient et celui iranien possèdent « au fond d’eux-mêmes » des instances authentiquement démocratiques, malheureusement souvent manipulées par le fondamentalisme religieux. Il revient aux pays occidentaux de prendre pleinement conscience que le besoin irrépressible de justice et de démocratie qui envahit l’Iran, ainsi que toute la « Grande Méditerranée », doit être soutenu sans aucune réserve. Sans une politique ferme dans cette direction, la paix et la stabilité de tout le Moyen-Orient resteront dans le livre des rêves. Cette œuvre en trace un parcours clair et positif.

Giulio Terzi di Sant’Agata

Préface de l’auteur

Dans les derniers mois de 1978, des millions de personnes ont envahi les rues de Téhéran et d’autres villes iraniennes. Des personnes de toutes les classes sociales, des femmes, des hommes et des enfants, les poings levés, criaient leur désir de liberté.

Parfois, au carrefour de l’histoire, se présentent des occasions qui semblent tout à fait exceptionnelles, pouvant apparaître fortuites. Si l’exceptionnalité est donnée par la concentration de multiples facteurs dans un espace et un temps délimités, néanmoins les faits historiques ne sont jamais fortuits ni ponctuels. Une pensée considère que les événements sociaux sont le produit du hasard, mais, en observant l’histoire faite de personnes en chair et en os, il semble injuste de croire que les événements humains soient dominés par le hasard.

L’histoire des hommes d’un pays ancien comme la Perse peut être très complexe et échapper à une compréhension immédiate, mais jamais elle n’est le fruit du hasard. Ceux qui ont eu l’occasion de participer à une puissante révolution comme celle iranienne de 1979 peuvent témoigner que de nombreux paramètres, pas tous connus de la masse, ont contribué à la grandeur de cet événement.

Néanmoins, il est difficile de soutenir que tout était dû au hasard, ou pire encore, à un complot, bien que, dans sa toute dernière phase, cette révolution ait pris des connotations différentes de celles initialement voulues par le peuple. Et s’il y a un reproche à adresser au généreux peuple iranien qui se rebelle contre l’oppression, c’est qu’il sait ce qu’il détruit, mais peine à identifier l’avenir à construire, le délégant aux plus zélés qui, en ce moment précis, se proposent comme leaders.

Peut-on espérer que les expériences de la révolution de 1979 et ses conséquences aient mûri le peuple iranien ? Peut-on espérer que, dans la révolution du troisième millénaire, puisse émerger une direction capable d’amener enfin l’Iran vers la démocratie ? Ce sera à l’histoire de le dire.

Dans une révolution, savoir imaginer la construction d’un avenir différent et meilleur que le présent est la tâche de ceux qui se distinguent parmi la masse et guident le peuple vers la victoire. La construction de l’avenir dépend beaucoup de ces personnes, des leaders. Il arrive parfois que la direction d’une révolution soit le fruit d’un jeu complexe qui échappe au peuple excité par la ferveur révolutionnaire.

Pourquoi cette magnifique révolution a-t-elle pris la direction qui a donné le pouvoir à Khomeini ? La particularité de la révolution iranienne réside dans la recherche de la raison pour laquelle le clergé a pu en prendre la direction. Pourquoi eux et pas d’autres ont-ils pu conquérir le pouvoir ? Qu’est-il arrivé dans une société politiquement fermée et réprimée, comme l’était l’Iran avant la révolution ?

La révolution est une réponse radicale à des problèmes radicaux, c’est l’ultima ratio. Si la révolte d’un peuple contre un oppresseur devient violente, cela dépend des acteurs en présence, en premier lieu de la partie dominante qui, évidemment, ne veut pas abandonner le pouvoir qui lui permet de jouir de privilèges. La violence n’est pas inhérente et naturelle dans la révolution.

Le peuple iranien n’entre pas dans l’histoire comme un peuple agressif et violent, bien qu’en raison de sa position géopolitique, il ait été victime d’attaques et de pillages de la part de nouveaux et anciens barbares. Dans les faits narrés, la violence est toujours exercée par le système de pouvoir, qu’il soit autochtone ou étranger : lorsque la mesure est comble, le peuple réagit. Les armes de la révolte contre le despote sont toujours imposées par le despote lui-même. Toute violence gratuite et téméraire ne génère que confusion et ne renforce que les bases du pouvoir du tyran.

Les Iraniens passent plutôt pour des gens patients et généreux, fiers et désireux d’autodétermination, ce qui, de nos jours, se traduit par la démocratie, celle substantielle et sans adjectif. La lutte pour la démocratie, dans son sens moderne, commence en Iran à la fin du XIXe siècle ; mais ceux qui ont pris la direction des revendications populaires et ont préfiguré l’avenir n’étaient pas à la hauteur de leur rôle.

Ainsi, malgré les grands discours sur le peuple, en Iran, le pouvoir a continué à s’exercer d’en haut, comme ce fut le cas lors de la révolution de 1979. Mais l’histoire, vue d’en bas, montre que le peuple iranien est déterminé à obtenir la liberté, et prêt encore une fois à en payer le prix.

Après 1979, les révoltes répétées des Iraniens contre le nouveau régime, avec le tribut de sang et le sacrifice des femmes et des hommes, montrent que les revendications de liberté et de démocratie résident encore dans cette ancienne terre et sont vivantes.

L’histoire de l’Iran est encore à écrire.

Esmail Mohades

Janvier 2025

Aux femmes et aux hommes

qui, en tout temps et en tout lieu,

ont défendu la justice et la liberté,

même au prix de leur vie.

Chapitre I

Vers la Révolution constitutionnelle

L’Iran à la fin du XIXe siècle

Avec son étendue de 1 648 000 km², le plateau de l’Iran est situé entre de hautes chaînes montagneuses de difficile accès. Environ la moitié du territoire est occupée par des déserts avec une pluviosité inférieure à 25 mm/an, la vie ne devait donc pas être facile pour les paysans qui, à la moitié du XIXe siècle, représentaient 55 % d’une population totale d’environ 10 millions d’habitants. Un quart de la population vivait dans des tribus nomades, partagées en petits groupes fragmentés, et un cinquième des habitants seulement vivait dans les villes. L’ampleur du territoire et la faible densité démographique firent de ce pays une mosaïque multicolore avec une remarquable variété d’ethnies et de langues, distribuées dans des villages mutuellement indépendants et avec une économie de subsistance. Éloignées les unes des autres, même les villes étaient relativement peu peuplées et elles n’atteignaient que rarement quelques milliers d’habitants.

Lorsque l’eunuque Aga Mohammad Khan, fondateur de la dynastie Qadjar (1795-1925), désigna Téhéran comme capitale, c’était le mois de mars 1785, le nombre des habitants de la ville s’élevait à environ 15 mille, dont 3 mille soldats. À peine un siècle plus tard, la ville atteindra environ 150 mille habitants.

Les structures sociales de la Perse du XIXe siècle étaient rigides et caractérisées par des rapports de subordination entre les individus. Dans la société régnait une coutume tribale de révérence envers le chef, et les conflits entre les différents groupes tribaux et territoriaux cimentaient ces rapports de dépendance. Les caractéristiques géomorphologiques de la Perse, ainsi que les structures sociales et économiques ne permettaient pas, malgré la vocation politique centraliste des Qadjar, de parler de nation, d’intérêts nationaux ou d’un peuple capable de revendiquer ses propres droits et de se rebeller contre les pouvoirs et potentats établis. Le sentiment patriotique se manifestait à l’occasion d’invasions étrangères.

Les événements survenus au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle portèrent à la révolution constitutionnelle de 1908 et permirent aux classes sociales et économiques émergentes, les marchands, de développer une prise de conscience de leur propre rôle et de leurs propres droits, qui entraîna aussi dans la rescousse les classes populaires et dont les acteurs principaux furent les religieux de tout grade.

On posa pour la première fois sur le terrain l’idée que d’autres classes pouvaient participer au pouvoir et qu’il était possible de conditionner le pouvoir : ainsi vit le jour l’idée qu’il était possible de renverser le système féodal et d’instaurer un système parlementaire, ce qui signifiait une constitution écrite et le droit des classes émergentes à participer à la vie politique du pays.

Mais les objectifs de la révolution constitutionnelle restèrent inachevés, parce que la masse qui y participa n’avait précisément pas la pleine conscience de sa propre force et qu’elle ne put éviter le compromis des marchands et des religieux avec les anciennes structures de pouvoir, la cour et le chah, qui ralentirent le mouvement. La classe moyenne citoyenne naissante n’acheva pas sa croissance sociale et économique, car elle ne réussit pas à imaginer sa propre existence indépendante. De plus, en raison de la trop forte présence de l’Angleterre et de la Russie dans le pays, elle ne sut pas résister aux pressions et aux avantages que ces dernières prodiguaient.

Le système économique du pays demeurait agricole et même les commerçants réinvestissaient leurs revenus dans la propriété foncière, qui était considérée comme la vraie source de richesse. De telle manière, le commerçant pénétrait dans le système féodal du pouvoir existant et, tout en représentant pour lui une menace, il y prenait part et s’en faisait complice. L’amalgame était complet, au point que certains grands propriétaires fonciers mettaient à profit leur propre fortune dans le commerce.

La nouvelle classe des marchands qui commençait à se former ne pouvait contester ni l’ancienne classe foncière privilégiée ni la présence des intérêts économiques étrangers dans le pays, car elle en tirait bien profit. Mais lorsque la concession de certaines activités commerciales fut attribuée par le pouvoir politique en régime de monopole aux étrangers, la classe des marchands se rebella et elle revendiqua ses propres droits ainsi que l’indépendance de la nation. Et lorsque les caravanes de marchandises étaient pillées par les corsaires, ou lorsque le système de taxation arbitraire devenait de plus en plus asphyxiant, elle exigea alors l’instauration de la loi écrite.

À côté des marchands, il y avait les petits artisans et les petits commerçants qui produisaient et qui pratiquaient le commerce de détail, mais en raison de leur condition économique dérisoire, ceux-ci étaient dépourvus de tout poids. Ces derniers, bien que nombreux, ne comptaient nullement du point de vue social et politique, également en raison de leur soumission psychologique envers ceux qui étaient placés plus haut dans la hiérarchie établie par les traditions patriarcales et tribales. Si le grossiste spéculait, en tirant de considérables profits, ceux qui en subissaient les dommages, au-delà des consommateurs, c’étaient les petits commerçants, impuissants face à l’avidité des fournisseurs et à la vexation du pouvoir politique. C’étaient eux, ainsi que la masse moins riche des paysans, qui faisaient l’objet de toute sorte d’injustices.

S’il y avait un conflit dans la Perse du XIXe siècle, ce n’était certes pas une lutte de classes, comme celle qui se déroulait en Europe. Si les opprimés luttaient, ce n’était pas contre le tyran, mais bien pour changer de patron dans l’espoir d’en trouver un meilleur. La rébellion simple et limitée contre celui qui incarnait le pouvoir local était impitoyablement étouffée.

Dans la Perse de la fin du XIXe siècle, un rôle important revenait aux religieux qui représentaient pratiquement la classe alphabétisée du pays. Au-delà de l’influence morale, certains religieux de haut rang exerçaient un pouvoir dérivant de l’appartenance ou de la proximité à la cour. Ceux-ci légitimaient aussi bien le pouvoir politique que les différences sociales et, grâce à la taxation religieuse, ils faisaient partie de la classe aisée et ils figuraient parmi les grands propriétaires fonciers. Mais les religieux de rang moyen et surtout ceux de bas rang, les mollahs, faisaient partie du peuple et ils en partageaient le sort. Ce furent ces derniers qui participèrent d’en bas à la lutte constitutionnaliste.

Vers la fin du siècle, en fait, dans les campagnes, se trouvait une masse de paysans écrasés par la misère et par les propriétaires fonciers, alors que dans les villes, la classe moyenne croissait, dépourvue de poids social, mais disposée à participer à ce processus de changement qui sera mené par les commerçants et par les religieux. Ni les marchands ni les religieux ne se montreront toutefois capables de porter à terme le processus constitutionnel et parlementaire vers un aboutissement démocratique, chose qui n’aurait d’ailleurs pu se vérifier sans la participation des masses rurales, qui représentaient 80 % de la population.

Les nouveautés et les changements en cours dans l’Europe entière ne pouvaient manquer d’arriver également en Perse, géographiquement proche de la Turquie et non loin de l’ancien continent. Les nouveautés pénétraient également à cause de l’affaiblissement de la monarchie attribué aux nombreuses défaites au cours des guerres ainsi qu’aux importantes pertes territoriales sanctionnées par des traités de paix considérés humiliants.

Grâce au Traité de Golestan de 1813, l’empire des tsars avait enlevé à Fath Ali Shah la souveraineté sur la Géorgie et sur les territoires du versant nord du Caucase. La guerre, reprise par la suite, se résolut en une humiliation totale pour la Perse qui, à cause du Traité de Torkmantchaï de 1828, perdit tous les territoires au nord du fleuve Aras, y compris l’Arménie et l’Azerbaïdjan.

En guise de réaction, le peuple trouva enfin le courage de contester le système du pouvoir central, si fort et si féroce à l’égard de sa propre population et si faible envers les puissances étrangères. Le vent de l’éveil était également perçu par la monarchie qui montrait une prudente et inconstante volonté de s’adapter au nouveau ; mais elle s’effrayait dès les premiers pas et tout réformateur qui proposait des nouveautés y perdait la vie. Les victimes les plus importantes parmi ces personnages illuminés furent les Premiers ministres Ghaem Magham Farahani, tué le 27 juin 1835, et Amir Kabir, tué le 11 janvier 1852. Ces derniers eurent la malchance de vouloir instaurer prématurément un système moderne dans le pays.

Le gouvernement central, affaibli, dépendait de plus en plus du pouvoir des religieux et, vers la fin du XIXe siècle, il se trouvait en difficulté, n’étant toutefois pas disposé à partager son pouvoir despotique. Un exemple : lorsque Nassereddin Shah sut qu’un petit groupe de patriotes se réunissait pour parler de réformes dans le pays, il les convoqua à sa cour et ordonna de les jeter dans un fossé utilisé en hiver pour se protéger de la neige et il tira personnellement sur eux avec son fusil. Il distribua ensuite une monnaie en or à tous les présents, tant il était satisfait d’avoir ainsi éliminé cet inconvénient.

Sur ces bases, outre à présenter un caractère national contre la présence envahissante de la Russie et de l’Angleterre, le mouvement constitutionnaliste en Iran fut également une révolution sociale et politique.

Le mouvement de l’éveil

Le processus pour l’autodétermination en Iran démarra en 1890 avec le mouvement de boycottage du tabac, qui avait été donné en concession à un ressortissant anglais.

Au cours des dernières décennies du XIXᵉ siècle, la Perse s’ouvrait déjà aux nouveautés économiques et culturelles de l’Europe. La pénétration des marchandises étrangères sur le marché persan mettait en difficulté les commerçants, surtout parce que les échanges s’effectuaient sans règles ni protection pour l’économie locale. L’entrée des marchandises étrangères était réglementée par des concessions, toujours très avantageuses pour les étrangers, que le pouvoir politique élargissait en échange de copieuses récompenses. Tout cela était possible parce que les lois écrites n’existaient pas dans le pays. La Perse était gouvernée par un dualisme politique fait de « consuétudes et de sentences religieuses » où le pouvoir était exercé de manière arbitraire par le roi et par les religieux, très souvent en étroite connivence.

Menacés par la présence des étrangers, les bazaris, les marchands des bazars, commencèrent à penser à défendre leurs propres intérêts. Même les religieux se sentaient menacés par la présence des étrangers, indifférents à la taxation religieuse. Dans cette même période pénétrait dans le pays une nouvelle culture, dont les racines remontaient à l’illuminisme européen. Ainsi naissait une nouvelle forme d’intellectuel qui rompait avec la tradition et qui était ouverte aux nouveautés scientifiques. Bien que timidement, on commençait à mettre en discussion le « droit divin » du chah.

Les mots libéralisme, nationalisme et même socialisme entraient en pointe des pieds dans le langage d’une élite qui traduisait ses pensées par de nouvelles paroles. Des paroles comme despote, parlement, démocratie commencèrent à faire partie du lexique destiné à formuler des concepts projetés vers le futur. La masse, considérée jusqu’à ce moment-là comme une entité inutile, à exploiter avec les impôts et à réprimer si elle se révoltait, devenait, dans les réflexions de la nouvelle classe intellectuelle, le peuple patriote et démocratique.

Sur la Perse, ancien pays écrasé pendant des siècles par des monarques despotes, commençait à souffler, bien que timidement, le vent de l’éveil et l’on apercevait les étincelles du changement. Il devenait possible de contester le pouvoir absolu du monarque.

La dynastie des Qajars au pouvoir alternait d’impitoyables répressions à des médiations, lorsque les premières ne suffisaient pas à l’emporter. C’est grâce à ces expédients que Nassereddin Shah, le monarque vantant la plus grande longévité, se maintint sur le trône du paon et qu’il gouverna pendant cinquante années lunaires (1848-1896).

En 1872, le chah avait émis sa première concession de monopole à un ressortissant anglais, le baron Julius de Reuter, pour la construction des chemins de fer, l’exploitation des ressources minières et la fondation d’une banque.

Reuter avait arraché au chah une concession que l’historien anglais Curzon définit la « merveille du siècle » : en échange de 40 mille livres et de 60 % des recettes de la douane, il avait obtenu l’exploitation pour soixante-dix ans de toutes les mines, sauf celles de pierres et de métaux précieux, outre à l’institution d’une banque, à l’administration des douanes, à la construction de chemins de fer, de tramways, de routes, de canaux d’irrigation, du réseau télégraphique et d’usines.

Cette concession ne fut guère appréciée par la Russie, un autre pays prétendant en Perse, et elle fut accueillie sans aucune faveur par la population et par les religieux. Sensible aux pressions, à son retour de Saint-Pétersbourg, le monarque Nassereddin Shah annula la concession.

Mais la contestation qui marqua l’histoire iranienne et qui resta dans la mémoire populaire fut celle contre la concession du monopole pour la production, la vente et l’exploitation du tabac iranien, accordée en 1890 par Nassereddin Shah au major britannique Talbot. Celui-ci s’était engagé à rendre au chah 15 mille livres par an et un quart des profits, diminués des coûts et de 5 % de provision. Pour avoir une idée de la valeur de la concession, rappelons que celle des Ottomans, de moindre dimension, rendait 700 mille livres par an et 25 % des profits.

La préoccupation de la population et des religieux naissait en grande partie de la présence des étrangers dans le pays, qui était perçue comme une ingérence dans les faits internes et donc comme offensive de la dignité. Dans la mémoire des Persans brûlaient encore les humiliations des pactes de Golestan et de Torkmantchaï, suivies des défaites subies contre la Russie. En 1856, pour ne pas être en reste, la Grande-Bretagne avait mis officiellement le pied dans le sud de la Perse grâce au pacte de Paris. Désormais, la Russie et la Grande-Bretagne pouvaient ouvrir en Perse des consulats et des représentations commerciales là où elles le désiraient.

Mais les conséquences les plus lourdes et les plus humiliantes dues à la présence et à l’influence étrangères furent les exemptions des charges douanières pour les commerçants russes et anglais, la liberté totale de mouvement et l’immunité juridique par rapport aux tribunaux religieux.

Si pour les religieux ce fait risquait de miner leur système de pouvoir, pour la population au contraire il y avait également une question pratique. Alors que la première concession concernait les chemins de fer et la banque, deux secteurs économiques encore inexplorés par les entrepreneurs locaux et qui exigeaient des connaissances et des compétences qui, à l’époque, n’étaient pas présentes dans le pays, la concession du monopole du tabac concernait au contraire les paysans qui le cultivaient, les commerçants qui le vendaient et les nombreuses personnes qui le fumaient.

En fait, la nouvelle de la concession, gardée secrète pendant quelques mois, fut diffusée à Istanbul à la fin de 1890 par un journal de dissidents iraniens, Akhtar.

Les premières contestations commencèrent au printemps 1891 à Shiraz, la région où l’on cultivait le tabac. Grâce au réseau télégraphique, récemment installé dans le pays précisément par les Anglais, la nouvelle de la grève du bazar de Shiraz se propagea dans le pays entier. À Tabriz, les affiches de la compagnie concessionnaire furent arrachées et remplacées par des affiches qui invitaient à la rébellion. L’héritier au trône, le gouverneur de Tabriz Mozaffareddin Mirza, donna l’ordre de la répression à son secrétaire Amir Nezam Grosi qui refusa, en démissionnant.

Avec le début des contestations, la compagnie promit que tout le personnel aurait été choisi parmi les autochtones, mais cela ne fut pas suffisant et la contestation continua. Les contestations commencées à Shiraz et à Tabriz, menées par les religieux, s’étendirent à Ispahan, Mashhad, Gazvin, Yazd, Kermanshah et à Téhéran. Ce furent Haji.

Mirza Javad à Tabriz, Najafi à Ispahan et Mirza Mohammad Hassan Ashtiani à Téhéran qui entrèrent en jeu.

À Téhéran, le chah fit intimer à Ashtiani de choisir entre fumer en public et quitter la ville. Le religieux accepta la deuxième option et, tandis qu’il se préparait pour son déplacement, la contestation populaire éclata et fut durement réprimée dans le sang.

Il y eut sept morts et des dizaines de blessés. De Najaf, le grand ayatollah Mirza Hassan Shirazi écrivit un télégramme au monarque en lui rappelant les désavantages de la concession et en l’invitant à la retirer.

Sous la pression des contestations, le chah modifia partiellement le contrat en laissant aux Anglais uniquement l’exportation du tabac, mais cela ne fut pas suffisant pour plaquer la contestation. Shirazi, pressé par le peuple et par les religieux, émana une fatwa qui interdisait la consommation de tabac. Il semblerait que la fatwa n’avait pas vraiment été émanée par l’ayatollah Shirazi, mais vu la situation, cela n’eut pas grande importance et, de toute façon, l’accord était que ce dernier ne l’aurait pas reniée en cas de succès. En fait, il ne la renia pas.

Le boycottage du tabac fut pratiquement total, la consommation de tabac s’interrompit même à l’intérieur de la cour. La cohésion entre toutes les classes de la société, la révolte dirigée par les religieux et par les marchands contre cette concession peu réfléchie et le boycottage total du tabac « anglais » poussèrent le monarque, effrayé par une telle réaction, à annuler la concession.

Pour dédommager la société britannique, le gouvernement s’endetta de l’importante somme de 500 mille livres avec une banque britannique, la Imperial Bank.

Au-delà du dédommagement, qui fut le premier endettement de l’Iran envers un pays étranger, l’annulation de la concession fut une défaite pour Londres et consacra l’alliance entre religieux et marchands.

Ce furent surtout la contestation, la cohésion populaire et l’inefficacité de la répression qui dissuadèrent le chah de signer d’autres concessions. Le chah despote de la Perse s’avéra aux yeux du peuple un tigre de papier mâché.

La révérence absolue envers le souverain avait été brisée ; il était désormais possible de revendiquer un droit et de l’obtenir.

La veille de la révolution constitutionnelle

L’épisode du boycottage du tabac et de la révocation de la concession est très important dans l’histoire contemporaine iranienne. D’une part, il marqua une débâcle pour la Grande-Bretagne, d’autre part il représenta une prise de conscience du peuple et du rôle décisif des religieux et des marchands du bazar, les bazaris. Nombreux furent les événements qui portèrent la Perse vers la révolution, qui prendra le nom de « révolution constitutionnelle ». On peut mentionner la crise économique, qui avait fait augmenter les prix et diminuer les salaires, la taxation arbitraire et pressante, la corruption et les gaspillages du gouvernement et de la cour, les manifestes ingérences étrangères et, enfin, l’arrivée du vent de l’éveil en Perse aussi.

Nassereddin Shah, dont l’image était désormais détériorée, fut tué le premier mai 1896 au mausolée Shazdeh ‘Abdol-Azim, dans la ville de Rey au sud de Téhéran, par le dissident Mirza Reza Kermani, avec une arme à feu, à l’occasion de la fête pour les cinquante ans de son règne. Au défunt chah succéda Mozaffareddin Mirza. Avec l’intervention du Premier ministre Amin al-Sultan et avec l’appui de Londres et de Saint-Pétersbourg, les frères et les demi-frères furent maîtrisés. En effet, on craignait que l’aîné, exclu du trône à cause des origines modestes de sa mère, et le gouverneur de Téhéran Kamran Mirza Nayeb al-Saltaneh ne fussent intentionnés à détrôner le faible héritier. Entretemps, pour ne pas courir ce risque, la brigade des Cosaques, d’environ 8 000 hommes, voulue par Nassereddin Shah et constituée par les Russes en 1879, entrait à Téhéran pour contrôler la situation. Mozaffareddin Shah, de constitution fragile, était influençable et manœuvrable par ses conseillers, ainsi qu’il l’avait été en tant que gouverneur de Tabriz.

D’un caractère plus faible que son père, il avait hérité de ce dernier la passion pour les voyages en Europe. Il entreprit une série de voyages qui comportèrent une importante dépense pour les caisses vides de l’État : ceux-ci étaient en réalité financés par des prêts provenant de l’étranger, surtout de la Russie qui, en échange des concessions, mettait à disposition du monarque l’argent demandé. Le monarque se justifiait en disant que les prêts servaient pour la construction des infrastructures dans le pays, mais il finissait toujours par voyager en Europe et rentrait une fois l’argent dépensé. Tout cela créait un fort mécontentement chez la population ; de plus, de fausses anecdotes, exagérées et ridicules, circulaient à propos des voyages du monarque et empiraient la situation.

Durant ces voyages, les frictions entre les conseillers pro-russes et les anglophiles créaient de l’embarras et montraient fort bien quelle était l’autorité du gouvernement persan.

Toutefois, Mozaffareddin Shah était bien conscient de la situation désastreuse de la Perse et, suite à l’événement du boycottage du tabac qui avait révélé l’intérêt du peuple pour le destin du pays, il manifestait, bien que faiblement, la volonté d’arranger la situation.

Une année plus tard, Mozaffareddin Shah remplaça Amin al-Sultan avec Amin al-Daula, arrivé de Tabriz avec de sérieuses intentions d’effectuer les réformes. Le premier pas du nouveau Premier ministre Amin al-Daula fut la fondation des écoles modernes avec Hassan Roshdieh. Pour ce faire, il recourut même aux fonds du chah ainsi que d’autres riches. Mais le vœu principal d’Amin al-Daula restait la réforme fiscale. Le système de taxation en Iran s’accomplissait jusqu’à ce moment-là à travers le notable local, souvent corrompu et cruel, ou bien à travers un impôt religieux, zakat, versé directement aux religieux.

La réforme fiscale démarra en 1898, confiée à un trio belge guidé par Joseph Naus, un fonctionnaire apprécié de la Russie, qui était chargé du prélèvement des droits de douane. Les anciens droits, qui existaient jusqu’alors sous différentes formes, furent abolis et remplacés par les nouveaux. Avec ce système de réorganisation des taxes, en 1901, les entrées fiscales eurent l’important accroissement de 50 %. De plus, à Naus était réservée la désignation de ministre, lorsque le Premier ministre accompagnait le chah dans ses voyages en Europe.

La réforme de Naus et son pouvoir créèrent le mécontentement parmi les courtisans, les marchands et les religieux, qui craignaient que le nouveau système de taxation ne menace leurs retraites, qu’il n’augmente les taux et qu’il n’élimine les cotisations aux religieux. Les ennemis d’Amin al-Daula accumulèrent les médisances contre lui et ainsi commença à circuler la rumeur que la dynastie des Qajars se serait effondrée avec Amin al-Daula. Le Premier ministre avait demandé au chah de donner l’exemple et de régler son apanage mensuel afin de pouvoir faire accepter au reste du pays la réforme fiscale. Les conseillers du chah commencèrent à le provoquer, en disant que c’était toujours le chah qui avait payé ses sujets, et maintenant c’étaient ces derniers qui décidaient combien donner au chah. Le Coran à la main, les courtisans demandèrent au monarque la destitution du Premier ministre. De son côté, le gouvernement ne réussissait pas à maîtriser la corruption et il se montrait inefficace dans l’administration économique du pays, ainsi l’inflation augmentait et l’augmentation des prix des biens de première nécessité ne s’arrêtait plus.

Pour affronter la crise, le gouvernement augmentait les impôts sur les biens de première nécessité ; ainsi le prix du sucre enregistra une augmentation de 33 % et le blé jusqu’à 90 %. Dans de nombreuses régions du pays, la révolte du pain éclata et à Mashhad il y eut des morts et des blessés. Au printemps 1900, sous la pression des religieux de Téhéran et de Najaf, le chah remplaça Amin al-Daula par Amin al-Sultan. Ce dernier gouverna par la répression et par la corruption jusqu’en septembre 1903 ; il se transféra ensuite en Europe et les mollahs le traitèrent de mécréant, spécialement pour ses origines géorgiennes.

Après l’éloignement d’Amin al-Sultan, on nomma Premier ministre ‘Ain al-Daula, qui avait beaucoup critiqué le travail de son prédécesseur, au point de susciter de nombreuses attentes. Mais il se comporta rapidement comme son prédécesseur, sinon pire. ‘Ain al-Daula arrêta et maltraita les séminaristes proches du grand ayatollah Seyed ‘Abdollah Behbahani et, lorsque ce dernier invoqua un compromis, il refusa ; c’est ainsi qu’une inimitié naquit entre les deux.

En janvier 1903, Naus présenta les nouvelles règles douanières, manifestement favorables à la Russie et contraires aux intérêts non seulement des marchands persans, mais de tous les autres pays qui commerçaient avec la Perse. Il paraît que les nouvelles règles étaient déjà prêtes lorsque Amin al-Daula était Premier ministre, mais qu’il les avait rejetées et que c’était, semble-t-il, la vraie raison de sa destitution. Malgré les mécontentements dans la société, surtout chez les religieux et chez les marchands, le gouvernement résistait tout de même, grâce à l’habileté du Premier ministre ‘Ain al-Daula.

Naissance du mouvement constitutionnaliste

L’hiver 1905, le dixième jour du mois de mouharram, durant la journée de l’Achoura, qui rappelle le martyre en l’an 620 apr. J.-C. de Hossein, neveu du prophète Mohammad et troisième imam très cher aux chiites, les mollahs critiquèrent ouvertement Naus et en demandèrent l’éviction. Ce fut exactement à cette période que furent mises à-propos en circulation les photos d’un bal masqué où Naus endossait l’habit des mollahs, ce qui fut interprété comme une insulte aux religieux et à l’islam. Le grand ayatollah de Téhéran Seyed ‘Abdollah Behbahani se plaignit du haut de sa tribune de cette insulte contre l’islam. Tous les plus importants religieux dénoncèrent l’acte grave accompli par Naus et demandèrent à Mozaffareddin Shah sa destitution. Même Behbahani demanda la destitution de Naus, mais en vérité il visait à éliminer le Premier ministre ‘Ain al-Daula et à nommer Amin al-Sultan. Le chah et son Premier ministre n’accordèrent aucune importance aux critiques et Naus lui-même arbora un sourire de suffisance. Terminé le mois de mouharram, la vague de contestation déclina. Mais Behbahani poursuivit ses objectifs et contacta un autre grand ayatollah, Seyed Mohammad Tabatabai lequel, bien qu’étant à connaissance de la brouille entre Behbahani et ‘Ain al-Daula, crut aux projets de Behbahani et accepta ainsi de participer, à condition de ne pas faire prévaloir les intérêts personnels.

C’est par ces premiers pas que commence le processus qui prendra le nom de enghelab-e mashruteh, révolution constitutionnelle. L’émissaire de Behbahani se mit en contact avec d’autres importants religieux : certains, comme Sheikh Faziollah Nouri, un grand ayatollah réactionnaire de Téhéran, donnèrent une réponse négative ; beaucoup d’autres préférèrent ne pas risquer directement, mais ils n’auraient toutefois pas entravé les changements. La collaboration de Tabatabai sembla suffisante à Behbahani pour poursuivre ses objectifs.

Les deux ayatollahs discutèrent de lois écrites, de constitution et du dar al-shoura, maison du conseil ou le parlement. Depuis trente ans, les idées de constitution et de parlement circulaient en Perse au sein d’une élite. La demande de changement présente dans la société, alimentée d’une part par le mouvement de l’éveil et d’autre part par les répercussions négatives sur l’économie dues non seulement à l’influence des étrangers, mais également à l’inefficacité et à la corruption de la cour, trouvait dans ces deux ayatollah le maillon manquant, c’est-à-dire l’élément qui pouvait coaliser les intérêts et réaliser le projet de changement.

Au printemps 1905, dans une lettre au Premier ministre, les marchands se plaignirent de Naus, mais ils n’obtinrent aucune réponse. Le 25 avril, les marchands du secteur textile, lésés plus que les autres par le nouveau système fiscal, fermèrent leurs magasins pour protester contre Naus et ses règles douanières puis ils se rendirent au mausolée Shazdeh ‘Abdol-Azim. Le Premier ministre ‘Ain al-Daula, en contraste avec les religieux et corrompu par l’argent de Naus, ne répondit pas aux protestations des marchands. Dans cette période, le chah avait décidé de se rendre en Europe pour des cures thermales, auxquelles il refusa de renoncer bien que ‘Ain al-Daula le lui ait déconseillé à cause de la situation interne et de la guerre russo-japonaise.

En l’absence du chah, l’héritier au trône et gouverneur de Tabriz, Mohammad ‘Ali Mirza, qui le remplaçait, demanda à Behbahani de calmer les contestations jusqu’au retour du monarque. La contestation fut momentanément apaisée et le voyage du chah dura plus de cinq mois. À son retour, le Premier ministre envoya Naus en mission en Europe pour calmer le mécontentement surgi à nouveau au sujet des impôts ; mais les étincelles des contestations, ici et là, préannonçaient une situation explosive dans le pays. À Kerman, le gouverneur, le prince Zafar al-Saltaneh, fustigea un religieux très respecté et il l’expulsa de la ville. Le 28 décembre à Téhéran, les fidèles réunis dans la mosquée, sur invitation de l’habile orateur Sheikh Mohammad, démolirent la banque russe en construction sur un terrain qui avait été un cimetière.

Mais la mèche qui mit le feu aux poudres et qui fit exploser la révolution constitutionnelle fut la punition infligée en public par le gouverneur de Téhéran, le 11 décembre 1905, à un homme de soixante-dix-neuf ans, un marchand de sucre respecté, Seyed Hashem Ghandi. À cause de la guerre russo-japonaise, le sucre d’importation russe avait subi une augmentation de 40 %. Le gouverneur, qui considérait que les marchands étaient responsables d’une telle augmentation, frappa personnellement avec un bâton les plantes des pieds, falak, de certains marchands parmi lesquels Ghandi. Le gouverneur n’avait certainement pas agi à l’insu du Premier ministre ‘Ain al-Daula. Par réaction, les marchands fermèrent immédiatement leurs boutiques. Le lendemain, le 12 décembre, Tabatabai, Behbahani, les bazaris et d’autres religieux, ainsi que des citoyens ordinaires, se réunirent dans la mosquée principale de Téhéran, la Masjed-e Shah. Tandis qu’un mollah, sur le conseil de l’imam jom’eh, titulaire de la mosquée, dénonçait les méfaits du gouverneur, l’imam jom’eh hurlait contre le gouverneur en le traitant de mécréant et en l’accusant de manquer de respect envers le chah. Les frappeurs, envoyés par le gouverneur, chargèrent la foule dans la mosquée et la dispersèrent. Le 13 décembre, sur la proposition de Tabatabai, des milliers d’émeutiers menés par ce dernier, par Behbahani ainsi que par de nombreux notables et marchands, se réunirent dans le mausolée Shazdeh ‘Abdol-Azim. Ils exigeaient, outre la destitution du gouverneur de Téhéran et de Naus, la constitution de la ‘adalatkhaneh, Maison de la justice. Après un mois de rassemblements, appuyés par la population et soutenus par la grève générale à Téhéran, le chah consentit aux requêtes. Il écrivit de sa propre main un document dans lequel il promettait la constitution de la Maison de la justice, une sorte de conseil législatif élu par le peuple et chargé du respect des lois islamiques et de la sauvegarde des droits des sujets. Tabatabai, qui avait les idées plus claires au sujet des réformes, demanda la constitution d’un Conseil législatif, d’un parlement avec le pouvoir de légiférer également sur les lois financières.

Le ministre de la Cour ainsi que d’autres courtisans se rendirent avec des calèches royales au mausolée Shazdeh ‘Abdol-Azim et ramenèrent les « seigneurs » à Téhéran. Mozaffareddin Shah les reçut dans son Palais avec le respect qui leur était dû. Dans les rues de Téhéran, la foule hurlait, zendeh bad mellat-e Iran, vive la nation iranienne ; c’était la première fois que l’expression « nation iranienne » devenait de domaine public.

Le 13 janvier 1906, le gouverneur de Téhéran fut destitué, mais ‘Ain al-Daula et Naus restèrent à leur place et l’on ne sut plus rien de la ‘adalatkhaneh. Le Premier ministre ‘Ain al-Daula ne modifia pas son comportement et la méfiance se répandit parmi la foule qui réagissait en protestant, au point que l’on exigea du chah un autre engagement écrit, mais garanti cette fois-ci par les ambassades étrangères.

La voie pour parvenir à un organe législatif était très insidieuse. Sous la pression venue d’en bas, le chah et son entourage promettaient, mais, à la première occasion, ils continuaient à exercer leur pouvoir arbitraire. Le 7 février, le ministre du Commerce, qui avait critiqué Naus et le gouverneur, fut exilé. Le 30 avril, le Premier ministre, avec l’accord d’autres ministres, décida de refuser la constitution de la ‘adalatkhaneh. Le 6 juin, à l’occasion d’un rite religieux, Tabatabai se plaignit à nouveau de l’absence de la constitution de la ‘adalatkhaneh et il indiqua comme responsable ‘Ain al-Daula. Le 10 juillet, ‘Ain al-Daula fit arrêter le prédicateur Sheikh Mohammad, qui l’avait critiqué, et le fit transférer dans une caserne. Mais les séminaristes d’une madrassé attaquèrent les soldats et libérèrent le religieux. Toutefois, lors des affrontements, le prédicateur et un séminariste moururent sous des coups de feu. Tandis qu’on transportait les dépouilles, d’abord dans la mosquée de la madrassé puis dans la mosquée centrale, la foule réclamait justice, mais personne ne se présenta de la part des autorités gouvernementales.

Deux jours plus tard, le 12 juillet, une foule de personnes manifesta en exhibant les habits ensanglantés des morts, mais il y eut une sévère répression de la part des forces de l’ordre qui provoqua des dizaines d’autres morts. La foule effrayée se réfugia dans la mosquée. Entretemps, les morts et les blessés étaient transportés avec un chariot hors de la ville, de manière à ce que personne ne puisse en connaître le nombre exact. À la fin, grâce à la médiation de Behbahani, les personnes sortirent de la mosquée pour rentrer dans leurs habitations.

À l’aube du lendemain, Behbahani et Tabatabai, en compagnie d’autres mollahs et d’un millier de personnes, se réfugièrent dans la ville sainte de Qom ; ce n’est que plus tard que Nouri les rejoignit également. Le lendemain, le bazar de Téhéran ferma et célébra le deuil pour les morts. Le 16 juillet, quatorze bazaris, considérés proches des deux ayatollahs, maltraités par les agents gouvernementaux, se réfugièrent auprès de l’ambassade anglaise avec le consentement implicite du chargé d’affaires Evelyn Grant Duff. Ils demandaient le retour des religieux, les démissions du gouvernement de ‘Ain al-Daula et la constitution de la Maison du conseil et de la justice pour les martyrs de la patrie. L’ambassade britannique porta ces requêtes à Mozaffareddin Shah.

Le fait de se réfugier en signe de contestation, bast, se vérifiait habituellement dans les mosquées, dans les mausolées ou bien dans les habitations des religieux. Le bast auprès des ambassades n’était toutefois pas une nouveauté, et dans celle britannique, en ces temps-là, il était même plutôt fréquent, étant donné la faible autorité du gouvernement dans le pays et l’influence anglaise en Perse. Les Anglais, contrairement aux Russes, se montraient plus intéressés au procès constitutionnaliste. À l’époque, on parlait d’une proximité ou du moins d’une vision commune entre les religieux, en particulier Behbahani, et l’ambassade britannique à Téhéran ; et il faut toutefois préciser que, pour le moins dans cet espace de temps, les diplomates anglais recouvraient le rôle de médiateurs entre les constitutionnalistes et la cour.

Voilà la raison du bast au siège estival de l’ambassade anglaise de Qolhak, au nord de Téhéran. Par la suite, de nombreuses personnes, surtout les commerçants, même de rang inférieur, s’unirent au bast et ainsi, le 22 juillet, le nombre des bast-neshin arriva à huit cent cinquante-huit, pour grimper dans les jours suivants jusqu’à treize mille. Dans le jardin de l’ambassade se trouvaient les tentes et les cuisines où l’on préparait la nourriture pour les bast-neshin que les commerçants eux-mêmes finançaient généreusement. La manifestation se déroulait dans l’ordre et pacifiquement, bien que la réponse du gouvernement de ‘Ain al-Daula à toutes les requêtes des manifestants fût arrogante, allant jusqu’à nier l’existence même des problèmes.

Entretemps, le nombre des manifestants croissait. De Tabriz même, l’héritier au trône Mohammad ‘Ali Mirza, qui était en contraste avec ‘Ain al-Daula, profitait du moment pour exprimer son consentement aux manifestants et aux religieux : sur son conseil, des télégrammes de solidarité furent envoyés de Tabriz à Téhéran aux religieux du bast de Qom.

Le 28 juillet, le chah destitua ‘Ain al-Daula et conféra la mission de former le gouvernement à Moshir al-Daula. Mais cela ne suffit pas pour apaiser la contestation. Les revendications de la Maison du conseil, majles, et la demande de liberté, azadi, étaient désormais sur la bouche du peuple.

Le Parlement et la Constitution

La demande de la constitution d’un majlès avec des pouvoirs législatifs était désormais répandue parmi les gens, et non seulement à Téhéran. Dans de nombreuses villes persanes, Mashhad, Shiraz, Kashan, Gazvin, les bazars fermés appuyèrent la revendication d’une Assemblée constituante. L’idée provenait des milieux en contact avec la culture de caractère laïque et scientifique présente en Europe. Entretemps, les religieux réfugiés à Qom déclarèrent que les démissions de ‘Ain al-Daula ne suffisaient pas à apaiser la contestation, dont l’objectif était la constitution et la liberté. La cour traita d’abord les bast-neshin de « groupuscule de traîtres à la merci de l’Angleterre ». Mais, après la grève générale à Téhéran et le flot de télégrammes de protestation parvenus du pays entier, la cour proposa la constitution d’une assemblée islamique, organisme qu’elle pensait pouvoir contrôler. Mais cela ne fut pas suffisant. Enfin, le 4 août, Mozaffareddin shah signa l’institution de l’Assemblée constituante.

Le 20 août se réunit un conseil de cinq experts, présidé par ‘Azod al-Molk, chef de la tribu Qajar, afin de rédiger le statut pour les élections. La loi électorale garantissait le droit de vote aux hommes entre trente et soixante-dix ans qui savaient lire et écrire, avec des propriétés terriennes et sans condamnations pénales, indépendamment de la religion professée. Le 8 septembre, malgré la contrariété de la cour, Mozaffareddin Shah signa la loi électorale.

L’assemblée élue était composée de princes, de Qajars, de religieux, de nobles, de commerçants, de propriétaires terriens et de représentants des artisans. Des 156 membres, 60 étaient de Téhéran, élus dès le premier tour, alors que les 96 restants provenaient d’autres villes et avaient été élus avec un double tour. En fait, vu qu’ils devaient former une assemblée, il fallait limiter les « dégâts » essentiellement à Téhéran, et ailleurs il fallait continuer comme avant, en contrôlant ceux qui devaient en faire partie.

La composition des élus ne pouvait naturellement pas représenter les humeurs du pays. Le prestigieux journal progressiste Sur-e Esrafil écrivit à ce propos : « Pour élire leurs députés, les électeurs ont tenu compte de la largeur du ventre, du turban et de la longueur de la barbe ainsi que du nombre de chevaux et de calèches. Les pauvres électeurs pensaient les envoyer à un festin, de sorte que le portier, en voyant leurs corps gras, ne leur aurait pas demandé l’invitation qu’ils n’avaient pas. »

La ville de Tabriz se rebella à la loi électorale et les manifestants se réunirent dans la mosquée Samsam Khan ainsi qu’auprès du consulat britannique. Leur contestation dura dix jours et elle suscita l’appui des constitutionnalistes à Téhéran et dans d’autres villes. Le 26 septembre, le chah, avec un télégramme, consentit à la population de la région persane d’Azerbaïdjan d’élire ses propres députés. À Tabriz se forma une association, anjoman-e Tabriz, dirigée par les chefs du mouvement constitutionnaliste.

Le résultat obtenu, l’institution de l’Assemblée constituante, avec toutes ses limites bien visibles, injecta une lymphe vitale dans les veines de la société ; en peu de temps, rien qu’à Téhéran naquirent plus de trente associations politiques inspirées aux principes constitutionnels. Si avant l’Assemblée constituante, les journaux publiés étaient six, après dix mois, ils arrivaient à cent. La première séance du Parlement se tint le 7 octobre 1906 en présence de Mozaffareddin Shah, et le président ainsi que deux vices furent élus. L’événement suscita beaucoup d’enthousiasme dans le pays et spécialement chez la classe moyenne qui était en train de se former.

Les composantes politiques de la constituante étaient trois : les hommes de la cour qui ne croyaient pas au changement et qui contrastaient les travaux de l’assemblée ; les modérés et les libéraux, azadi-khah, plus résolus au changement et plus poussés vers une réforme progressiste. Ces derniers surent négocier et collaborer avec les modérés pour rédiger la Constitution qui, rédigée en 51 articles et inspirée du texte belge, fut signée par le chah le 29 décembre 1906. Mozaffareddin Shah mourut quelques jours plus tard, le 4 janvier.

La discussion au sein de la constituante s’était concentrée sur le système électoral et sur le rôle du parlement. Le majlès-e shoura-ye melli, assemblée du Conseil national, élu tous les deux ans, devait représenter la totalité de la nation, avoir la compétence sur toutes les initiatives du gouvernement et délibérer en matière législative, financière et diplomatique. Les membres du majlès devaient jouir de l’immunité, que seul le parlement pouvait révoquer. La réduction radicale du pouvoir du chah était compensée par la nomination royale de la moitié des soixante sénateurs.

La vie difficile du Parlement

L’héritier au trône Mohammad ‘Ali Mirza, qui s’était transféré depuis longtemps à Téhéran à cause de la santé de son père, remplaça le chah défunt. Mohammad ‘Ali Shah n’avait jamais caché sa contrariété envers le parlement, au point qu’il n’invita pas les députés à la cérémonie de son couronnement, qui se déroula le 19 janvier 1907.