Sur le revers d’une de ces
collines décharnées qui bossuent les Landes, entre Dax et
Mont-de-Marsan, s’élevait, sous le règne de Louis XIII, une de ces
gentilhommières si communes en Gascogne, et que les villageois
décorent du nom de château.
Deux tours rondes, coiffées de
toits en éteignoir, flanquaient les angles d’un bâtiment, sur la
façade duquel deux rainures profondément entaillées trahissaient
l’existence primitive d’un pont-levis réduit à l’état de sinécure
par le nivelage du fossé, et donnaient au manoir un aspect assez
féodal, avec leurs échauguettes en poivrière et leurs girouettes à
queue d’aronde. Une nappe de lierre enveloppant à demi l’une des
tours tranchait heureusement par son vert sombre sur le ton gris de
la pierre déjà vieille à cette époque.
Le voyageur qui eût aperçu de
loin le castel dessinant ses faîtages pointus sur le ciel,
au-dessus des genêts et des bruyères, l’eût jugé une demeure
convenable pour un hobereau de province; mais, en approchant, son
avis se fût modifié. Le chemin qui menait de la route à
l’habitation s’était réduit, par l’envahissement de la mousse et
des végétations parasites, à un étroit sentier blanc semblable à un
galon terni sur un manteau râpé. Deux ornières remplies d’eau de
pluie et habitées par des grenouilles témoignaient qu’anciennement
des voitures avaient passé par là; mais la sécurité de ces
batraciens montrait une longue possession et la certitude de n’être
pas dérangés.—Sur la bande frayée à travers les mauvaises herbes,
et détrempée par une averse récente, on ne voyait aucune empreinte
de pas humain, et les brindilles de broussailles, chargées de
gouttelettes brillantes, ne paraissaient pas avoir été écartées
depuis longtemps.
De larges plaques de lèpre jaune
marbraient les tuiles brunies et désordonnées des toits, dont les
chevrons pourris avaient cédé par place; la rouille empêchait de
tourner les girouettes, qui indiquaient toutes un vent différent;
les lucarnes étaient bouchées par des volets de bois déjeté et
fendu. Des pierrailles remplissaient les barbacanes des tours; sur
les douze fenêtres de la façade, il y en avait huit barrées par des
planches; les deux autres montraient des vitres bouillonnées,
tremblant, à la moindre pression de la bise, dans leur réseau de
plomb. Entre ces fenêtres, le crépi, tombé par écailles comme les
squammes d’une peau malade, mettait à nu des briques disjointes,
des moellons effrités aux pernicieuses influences de la lune; la
porte, encadrée d’un linteau de pierre, dont les rugosités
régulières indiquaient une ancienne ornementation émoussée par le
temps et l’incurie, était surmontée d’un blason fruste que le plus
habile héraut d’armes eût été impuissant à déchiffrer et dont les
lambrequins se contournaient fantasquement, non sans de nombreuses
solutions de continuité. Les vantaux de la porte offraient encore,
vers le haut, quelques restes de peinture sang de bœuf et
semblaient rougir de leur état de délabrement; des clous à tête de
diamant contenaient leurs ais fendillés et formaient des symétries
interrompues ça et là. Un seul battant s’ouvrait et suffisait à la
circulation des hôtes évidemment peu nombreux du castel, et contre
le jambage de la porte s’appuyait une roue démantelée et tombant en
javelle, dernier débris d’un carrosse défunt sous le règne
précédent. Des nids d’hirondelles oblitéraient le faîte des
cheminées et les angles des fenêtres, et, sans un mince filet de
fumée qui sortait d’un tuyau de briques et se tortillait en vrille
comme dans ces dessins de maisons que les écoliers griffonnent sur
la marge de leurs livres de classe, on aurait pu croire le logis
inhabité: maigre devait être la cuisine qui se préparait à ce
foyer, car un soudard avec sa pipe eût produit des flocons plus
épais. C’était le seul signe de vie que donnât la maison, comme ces
mourants dont l’existence ne se révèle que par la vapeur de leur
souffle.
En poussant le vantail mobile de
la porte, qui ne cédait pas sans protester et tournait avec un
évidente mauvaise humeur sur ses gonds oxydés et criards, on se
trouvait sous une espèce de voûte ogivale plus ancienne que le
reste du logis, et divisée par quatre boudins de granit bleuâtre se
rencontrant a leur point d’intersection à une pierre en saillie ou
se revoyaient, un peu moins dégradées, les armoiries sculptées à
l’extérieur, trois cigognes d’or sur champ d’azur, ou quelque chose
d’analogue, car l’ombre de la voûte ne permettait pas de les bien
distinguer. Dans le mur étaient scellés des éteignoirs en tôle
noircis par les torches, et des anneaux de fer où s’attachaient
autrefois les chevaux des visiteurs, événement bien rare
aujourd’hui, à en croire la poussière qui les souillait.
De ce porche, sous lequel
s’ouvraient deux portes, l’une conduisant aux appartements du
rez-de-chaussée, l’autre à une salle qui avait pu jadis servir de
salle des gardes, on débouchait dans une cour triste, nue et
froide, entourée de hautes murailles rayées de longs filaments
noirs par les pluies d’hiver. Dans les angles de la cour, parmi les
gravats tombés des corniches ébréchées, poussaient l’ortie, la
folle avoine et la ciguë, et les pavés étaient encadrés d’herbe
verte.
Au fond, une rampe côtoyée de
garde-fous en pierre ornés de boules surmontées de pointes, menait
à un jardin situé en contrebas de la cour. Les marches rompues et
disjointes faisaient bascule sous le pied ou n’étaient retenues que
par les filaments des mousses et des plantes pariétaires; sur
l’appui de la terrasse avaient crû des joubarbes, des ravenelles et
des artichauts sauvages.
Quant au jardin lui-même, il
retournait doucement à l’état de hallier ou de forêt vierge. A
l’exception d’un carré où se pommelaient quelques choux aux
feuilles veinées et vert-de-grisées, et qu’étoilaient des soleils
d’or au cœur noir, dont la présence témoignait d’une sorte de
culture, la nature reprenait ses droits sur cet espace abandonné et
en effaçait les traces du travail de l’homme qu’elle semble aimer à
faire disparaître.
Les arbres non taillés
projetaient en tous sens des branches gourmandes. Les buis,
destinés à marquer le dessin des bordures et des allées, étaient
devenus des arbustes, ne subissant plus le ciseau depuis longues
années. Des graines apportées par le vent avaient germé au hasard
et se développaient avec cette robustesse vivace, particulière aux
mauvaises herbes, à la place qu’avaient occupée les jolies fleurs
et les plantes rares. Les ronces, aux ergots épineux, se croisaient
d’un bord à l’autre des sentiers et vous accrochaient au passage
pour vous empêcher d’aller plus loin et vous dérober ce mystère de
tristesse et de désolation. La solitude n’aime pas être surprise en
déshabillé et sème autour d’elle toutes sortes d’obstacles.
Pourtant, si l’on eût persisté,
sans redouter les égratignures des broussailles et les soufflets
des branches, à suivre jusqu’au bout l’antique allée devenue plus
obstruée et plus touffue qu’une sente dans les bois, on serait
arrivé à une espèce de niche de rocaille figurant un antre
rustique. Aux plantes semées jadis entre l’interstice des roches,
telles qu’iris, glaïeuls, lierre noir, il s’en était ajouté
d’autres, persicaires, scolopendres, lambruches sauvages qui
pendaient comme des barbes, et voilaient à demi une statue de
marbre représentant une divinité mythologique, Flore ou Pomone,
laquelle avait dû être fort galante en son temps et faire honneur à
l’ouvrier, mais qui était camarde comme la Mort, ayant le nez
cassé. La pauvre déesse portait en sa corbeille, au lieu de fleurs,
des champignons moisis et d’aspect vénéneux; elle-même semblait
avoir été empoisonnée, car des taches de mousse brune tigraient son
corps jadis si blanc. A ses pieds croupissaient, sous une couche
verte de lentilles d’eau dans une conque de pierre, une flaque
brune, résidu des pluies; car le mufle de lion, qu’on pouvait
encore discerner au besoin, ne vomissait plus d’eau, n’en recevant
pas des conduits bouchés ou détruits.
Ce cabinet grotesque, comme on
disait alors, témoignait, tout ruiné qu’il était, d’une certaine
aisance disparue et du goût pour les arts des anciens possesseurs
du castel. Convenablement décrassée et restaurée, la statue eût
laissé voir le style florentin de la Renaissance à la manière des
sculpteurs italiens venus en France à la suite de maître Roux ou du
Primatice, époque probable des splendeurs de la famille maintenant
déchue.
La grotte s’appuyait à une
muraille verdie et salpêtrée, où s’entre-croisaient encore des
restes de treillages rompus, et destinés sans doute à masquer les
parois du mur, lors de sa construction, sous un rideau de plantes
grimpantes et feuillues. Cette muraille, à peine visible à travers
les frondaisons désordonnées des arbres démesurément grandis,
fermait le jardin de ce côté. Au delà s’étendait la lande avec son
horizon triste et bas, pommelé de bruyères.
En revenant vers le castel, on
apercevait la façade opposée plus ravagée et plus dégradée que
celle qui vient d’être décrite, les derniers maîtres ayant tâché de
garder au moins l’apparence, et concentré leurs faibles ressources
sur ce côté.
Dans l’écurie, où vingt chevaux
eussent pu tenir à l’aise, un maigre bidet, dont la croupe saillait
en protubérances osseuses, tirait d’un râtelier vide quelques brins
de paille du bout de ses dents jaunes et déchaussées, et de temps
en temps tournait vers la porte un œil enchâssé dans une orbite au
fond de laquelle les rats de Montfaucon n’eussent pas trouvé le
plus léger atome de graisse. Au seuil du chenil, un chien unique,
flottant dans sa peau trop large où ses muscles détendus se
dessinaient en lignes flasques, sommeillait le museau posé sur
l’oreiller peu rembourré de ses pattes; il paraissait tellement
habitué à la solitude du lieu, qu’il avait renoncé à toute
surveillance, et ne s’inquiétait point, comme les chiens, même
assoupis, ont coutume de le faire, au moindre bruit qui se fait
entendre.
Lorsqu’on voulait pénétrer dans
l’habitation, on rencontrait un énorme escalier à rampe de bois
taillée en balustre. Cet escalier n’avait que deux paliers, le
logis ne renfermant pas plus de deux étages.—Il était en pierre
jusqu’au premier, en briques et en bois à partir de là. Sur les
murs, des grisailles dévorées par l’humidité semblaient avoir voulu
simuler le relief d’une architecture richement ornée, avec les
ressources du clair-obscur et de la perspective. On y devinait
encore une suite d’Hercules terminés en gaîne supportant une
corniche à modillons d’où partait, en s’arrondissant, un berceau de
feuillages festonnés de pampres laissant apercevoir un ciel passé
de couleur et géographie d’îles inconnues par l’infiltration des
eaux de la pluie. Entre les Hercules, dans des niches peintes, se
pavanaient des bustes d’empereurs romains et autres personnages
illustres de l’histoire; mais tout cela si vague, si fané, si
détruit, si disparu, que c’était plutôt le spectre d’une peinture
qu’une peinture réelle, et qu’il en faudrait parler avec des ombres
de mots, les vocables ordinaires étant trop substantiels pour cela.
Les échos de cette cage vide semblaient tout étonnés de répéter le
bruit d’un pas.
Une porte verte, dont la serge
avait jauni et n’était plus retenue que par quelques clous dédorés,
donnait passage dans une pièce qui avait pu servir de salle à
manger aux temps fabuleux où l’on mangeait dans ce logis désert.
Une grosse poutre divisait le plafond en deux compartiments rayés
de soliveaux apparents dont l’interstice avait été revêtu autrefois
d’une couche de couleur bleue effacée par la poussière et les
toiles d’araignée que la tête de loup n’allait jamais troubler à
cette hauteur. Au-dessus de la cheminée de forme antique, un
massacre de cerf dix cors épanouissait son bois, et le long des
murailles grimaçaient sur les toiles rembrunies des portraits
enfumés représentant des capitaines cuirassés ayant leur casque à
côté d’eux ou tenu par un page, et fixant sur vous des yeux
profondément noirs seuls vivants dans leurs figures mortes des
seigneurs en simarre de velours, la tête posée sur des rotondes
roides d’empois comme des chefs de saint Jean-Baptiste sur des
plats d’argent; des douairières en costume à la vieille mode,
effrayantes de lividité et prenant par la décomposition des
couleurs, des apparences de stryges, de lamies et d’empouses. Ces
peintures, faites par des barbouilleurs de province, prenaient de
la barbarie même du travail un aspect hétéroclite et formidable.
Quelques-unes étaient sans cadre; d’autres avaient des bordures
d’un or terni et rougi. Toutes portaient à leur angle le blason de
la famille et l’âge du personnage représenté; mais, que le chiffre
fût bas ou élevé, il n’existait pas une différence bien appréciable
entre ces têtes aux lumières jaunes, aux ombres carbonisées,
enfumées de vernis et saupoudrées de poussière; deux ou trois de
ces toiles chancies et couvertes d’une fleur de moisissure
présentaient des tons de cadavre en décomposition, et prouvaient,
de la part du dernier descendant de ces hommes de race et d’épée,
une indifférence complète à l’endroit des effigies de ses nobles
aïeux. Le soir, cette galerie muette et immobile devait se
transformer, aux reflets incertains des lampes, en une file de
fantômes terrifiants et ridicules à la fois. Rien n’est plus triste
que ces portraits oubliés dans ces chambres désertes; reproductions
à demi effacées elles-mêmes de formes depuis longtemps dissoutes
sous terre.
Tels qu’ils étaient, ces fantômes
peints étaient des hôtes bien appropriés à la solitude désolée du
logis. Des habitants réels eussent paru trop vivants pour cette
maison morte.
Au milieu de la salle figurait
une table en poirier noirci, aux pieds tournés en spirales comme
des colonnes salomoniques, que les tarets avaient piquée de
milliers de trous, sans être troublés dans leur travail silencieux.
Une fine couche grise, sur laquelle le doigt eût pu tracer des
caractères, en couvrait la surface, et montrait qu’on n’y mettait
pas souvent le couvert.
Deux dressoirs ou crédences de
même matière, ornés de quelques sculptures et probablement achetés
en même temps que la table à des époques plus heureuses, se
faisaient pendants d’un côté de la salle à l’autre; des faïences
égueulées, des verreries disparates et deux ou trois rustiques
figulines de Bernard Palissy représentant des anguilles, des
poissons, des crabes et des coquillages émaillés sur un fond de
verdure, garnissaient misérablement le vide des planches.
Cinq ou six chaises recouvertes
de velours qui avait pu jadis être incarnadin, mais que les années
et l’usage rendaient d’un roux pisseux, laissaient échapper leur
bourre par les déchirures de l’étoffe et boitaient sur des pieds
impairs comme des vers scazons ou des soudards écloppés s’en
retournant chez eux après la bataille. A moins d’être un esprit, il
n’eût point été prudent de s’y asseoir, et, sans doute, ces siéges
ne servaient que lorsque le conciliabule des ancêtres sortis de
leurs cadres venaient prendre place à la table inoccupée, et devant
un souper imaginaire causaient entre eux de la décadence de la
famille pendant les longues nuits d’hiver si favorables aux agapes
de spectres.
De cette salle on pénétrait dans
une autre un peu moins grande. Une de ces tapisseries de Flandre
appelées «verdures» garnissait les murailles. Que ce mot tapisserie
n’éveille en votre imagination aucune idée de luxe inopportun.
Celle-ci était usée, élimée, passée de ton; les lés décousus
faisaient cent hiatus et ne tenaient plus que par quelques fils et
la force de l’habitude. Les arbres décolorés étaient jaunes d’un
côté et bleus de l’autre. Le héron, debout sur une patte au milieu
des roseaux, avait considérablement souffert des mites. La ferme
flamande, avec son puits festonné de houblon, ne se discernait
presque plus, et, de la figure blafarde du chasseur à la poursuite
des halbrans, la bouche rouge et l’œil noir, apparemment d’un
meilleur teint que les autres nuances, avaient seuls conservé le
coloris primitif, comme un cadavre à la pâleur de cire dont on a
vermillonné la bouche et ravivé les sourcils. L’air jouait entre le
mur et le tissu détendu et lui imprimait des ondulations suspectes.
Hamlet, prince de Danemark, s’il eût causé dans cette chambre, eût
tiré son épée et piqué Polonius derrière la tapisserie en criant:
Un rat! Mille petits bruits, imperceptibles chuchotements de la
solitude, qui rendent le silence plus sensible, inquiétaient
l’oreille et l’esprit du visiteur assez hardi pour pénétrer
jusque-là. Les souris grignotaient faméliquement quelques bouts de
laine à l’envers de la basse lisse. Les vers râpaient le bois des
poutres avec un bruit de lime sourde, et l’horloge de la mort
frappait l’heure sur les panneaux des boiseries.
Quelquefois un ais de meuble
craquait inopinément, comme si la solitude ennuyée étirait ses
jointures, et vous causait, malgré vous, un tressaillement nerveux.
Un lit à colonnes en quenouille, fermé par des rideaux de
brocatelle coupés à tous leurs plis et dont les ramages verts et
blancs se confondaient dans une même teinte jaunâtre, occupait un
coin de la pièce, et l’on n’eût osé en relever les pentes de peur
d’y trouver dans l’ombre quelque larve accroupie ou quelque forme
roide dessinant, sous la blancheur du drap, un nez pointu, des
pommettes osseuses, des mains jointes et des pieds placés comme
ceux des statues allongées sur des tombeaux; tant les choses faites
pour l’homme et d’où l’homme est absent prennent vite un air
surnaturel! On eût pu supposer aussi qu’une jeune princesse
enchantée y reposait d’un sommeil séculaire comme la Belle au bois
dormant, mais les plis avaient une rigidité trop sinistre et trop
mystérieuse pour cela et s’opposaient à toute idée galante.
Une table en bois noir avec les
incrustations de cuivre qui se détachaient, un miroir trouble et
louche, dont le tain avait coulé, las de ne pas refléter de figure
humaine, un fauteuil de tapisserie au petit point, ouvrage de
patience et de loisir mené à fin par quelque aïeule, mais qui ne
laissait plus discerner que quelques fils d’argent parmi les soies
et les laines déteintes, complétaient l’ameublement de cette
chambre, à la rigueur habitable pour un homme qui n’eût craint ni
les esprits ni les revenants.
Ces deux pièces répondaient aux
deux fenêtres non condamnées de la façade. Un jour blême et
verdâtre y descendait à travers les vitres dépolies dont le dernier
nettoyage remontait bien à cent ans et qui semblaient étamées en
dehors. De grands rideaux, fripés dans leurs cassures et qui se
seraient déchirés si on eût voulu les faire glisser sur leurs
tringles dévorées de rouille, diminuaient encore cette lumière de
crépuscule et ajoutaient à la mélancolie du lieu.
En ouvrant la porte qui se
trouvait au fond de cette dernière chambre, on tombait en pleines
ténèbres, on abordait le vide, l’obscur et l’inconnu. Peu à peu,
cependant, l’œil s’habituait à cette ombre traversée de quelques
jets livides filtrant à travers les jointures des planches qui
bouchaient les fenêtres, et découvrait confusément une enfilade de
chambres délabrées, au parquet disjoint, semé de vitres brisées,
aux murailles nues ou à demi couvertes de quelques lambeaux de
tapisserie effrangée, aux plafonds laissant paraître les lattes et
passer l’eau du ciel, admirablement disposés pour les sanhédrins de
rats et les états généraux de chauves-souris. En quelques endroits,
il n’eût pas été sûr de s’avancer, car le plancher ondulait et
pliait sous le pas, mais jamais personne ne s’aventurait dans cette
Thébaïde d’ombre, de poussière et de toiles d’araignée. Dès le
seuil, une odeur de relent, un parfum de moisissure et d’abandon,
le froid humide et noir particulier aux lieux sombres, vous montait
aux narines comme lorsqu’on lève la pierre d’un caveau et qu’on se
penche sur son obscurité glaciale. En effet, c’était le cadavre du
passé qui tombait lentement en poudre dans ces salles où le présent
ne mettait pas le pied, c’étaient les années endormies qui se
berçaient comme dans des hamacs aux toiles grises des
encoignures.
Au-dessus, dans les greniers,
gîtaient, pendant le jour, les hiboux, les chouettes et les choucas
avec leurs oreilles de plume, leurs têtes de chat et leurs rondes
prunelles phosphorescentes. Le toit effondré en vingt endroits
laissait entrer et sortir librement ces aimables oiseaux, aussi à
l’aise là que dans les ruines de Montlhéry ou du château Gaillard.
Chaque soir, l’essaim poudreux s’envolait en piaulant et en
poussant des clameurs qui eussent ému les superstitieux, pour aller
chercher au loin une nourriture qu’il n’eût pas trouvée dans cette
tour de la faim.
Les pièces du rez-de-chaussée ne
contenaient rien qu’une demi-douzaine de bottes de paille, des
râpes de maïs et quelques menus instruments de jardinage. Dans
l’une d’elles se voyait une paillasse gonflée de feuilles sèches de
blé de Turquie, avec une couverture de laine bise qui paraissait
être le lit de l’unique valet du manoir.
Comme le lecteur doit être las de
cette promenade à travers la solitude, la misère et l’abandon,
menons-le à la seule pièce un peu vivante du château désert, à la
cuisine, dont la cheminée envoyait au ciel ce léger nuage
blanchâtre mentionné dans la description extérieure du
castel.
Un maigre feu léchait de ses
langues jaunes la plaque de la cheminée, et de temps en temps
atteignait le fond d’un coquemar de fonte pendu à la crémaillère,
et sa faible réverbération allait piquer dans l’ombre une paillette
rougeâtre au bord des deux ou trois casseroles attachées au mur. Le
jour qui tombait par le large tuyau montant jusqu’au toit, sans
faire de coude, s’assoupissait sur les cendres en teintes bleuâtres
et faisait paraître le feu plus pâle, en sorte que dans cet âtre
froid la flamme même semblait gelée. Sans la précaution du
couvercle il eût plu dans la marmite, et l’orage eût allongé le
bouillon.
L’eau lentement échauffée avait
fini par se mettre à gronder, et le coquemar râlait dans le silence
comme une personne asthmatique: quelques feuilles de choux,
débordant avec l’écume, indiquaient que la portion cultivée du
jardin avait été prise à contribution pour ce brouet plus que
spartiate.
Un vieux chat noir, maigre, pelé
comme un manchon hors d’usage et dont le poil tombé laissait voir
par place la peau bleuâtre, était assis sur son derrière aussi près
du feu que cela était possible sans se griller les moustaches, et
fixait sur la marmite ses prunelles vertes traversées d’une pupille
en forme d’I avec un air de surveillance intéressée. Ses oreilles
avaient été coupées au ras de la tête et sa queue au ras de
l’échine, ce qui lui donnait la mine de ces chimères japonaises
qu’on place dans les cabinets parmi les autres curiosités, ou bien
encore de ces animaux fantastiques à qui les sorcières, allant au
sabbat, confient le soin d’écumer le chaudron où bouillent leurs
philtres.
Ce chat tout seul, dans cette
cuisine, semblait faire la soupe pour lui-même, et c’était sans
doute lui qui avait disposé sur la table de chêne une assiette à
bouquets verts et rouges, un gobelet d’étain, fourbi sans doute
avec ses griffes tant il était rayé, et un pot de grès sur les
flancs duquel se dessinaient grossièrement, en traits bleus, les
armoiries du porche, de la clef de voûte et des portraits.
Qui devait s’asseoir à ce modeste
couvert apporté dans ce manoir sans habitants? peut-être l’esprit
familier de la maison, le genius loci, le Kobold fidèle au logis
adopté, et le chat noir à l’œil si profondément mystérieux
attendait sa venue pour le servir la serviette sur la patte.
La marmite bouillait toujours, et
le chat restait immobile à son poste, comme une sentinelle qu’on a
oublié de relever. Enfin un pas se fit entendre, pas lourd et
pesant, celui d’une personne âgée; une petite toux préalable
résonna, le loquet de la porte grinça, et un bonhomme, moitié
paysan, moitié domestique, fit son entrée dans la cuisine.
A l’apparition du nouveau venu,
le chat noir, qui semblait lié de longue date avec lui, quitta les
cendres de l’âtre et se vint frotter amicalement contre ses jambes,
arquant le dos, ouvrant et refermant ses griffes, en faisant sortir
de sa gorge ce murmure enroué qui est le plus haut signe de
satisfaction chez la race féline.
«Bien, bien, Béelzébuth, dit le
vieillard en se courbant pour passer à deux ou trois reprises sa
main calleuse sur le dos pelé du chat, afin de n’être pas en reste
de politesse avec un animal; je sais que tu m’aimes, et nous sommes
assez seuls ici, mon pauvre maître et moi, pour n’être pas
insensibles aux caresses d’une bête dénuée d’âme, mais qui pourtant
semble vous comprendre.»
Ces mutuelles politesses
achevées, le chat se mit à marcher devant l’homme en le guidant du
côté de la cheminée, comme pour lui remettre la direction de la
marmite qu’il regardait d’un air de convoitise famélique le plus
attendrissant du monde, car Béelzébuth commençait à vieillir, il
avait l’oreille moins fine, l’œil moins perçant, la patte moins
leste qu’autrefois, et les ressources que lui offrait jadis la
chasse aux oiseaux et aux souris diminuaient sensiblement; aussi ne
quittait-il pas de la prunelle ce ragoût dont il espérait avoir sa
part, et qui lui faisait se pourlécher les babines par
anticipation.
Pierre, c’était le nom du vieux
serviteur, prit une poignée de bourrées, la jeta sur le feu à demi
mort; les brindilles craquèrent et se tordirent, et bientôt la
flamme, poussant un flot de fumée, se dégagea vive et claire au
milieu d’une joyeuse mousqueterie d’étincelles. On eût dit que les
salamandres prenaient leurs ébats et dansaient des sarabandes dans
les flammes. Un pauvre grillon pulmonique, tout réjoui de cette
chaleur et de cette clarté, essaya même de battre la mesure avec sa
timbale, mais il n’y put parvenir et ne produisit qu’un son
enroué.
Pierre s’assit sous le manteau de
la cheminée, festonnée d’un vieux lambrequin de serge verte découpé
à dents de loup et tout jauni par la fumée, sur un escabeau de
bois, ayant Béelzébuth à côté de lui.
Le reflet du feu éclairait sa
figure, que les années, le soleil, le grand air et les intempéries
des saisons avaient boucanée pour ainsi dire et rendue plus foncée
que celle d’un Indien caraïbe; quelques mèches de cheveux blancs,
s’échappant de son béret bleu et plaquées sur les tempes, faisaient
encore ressortir les tons de brique de son teint basané; des
sourcils noirs contrastaient avec sa chevelure de neige. Comme les
gens de la race basque, il avait la figure allongée et le nez en
bec d’oiseau de proie. De grandes rides perpendiculaires et
semblables à des coups de sabre sillonnaient ses joues de haut en
bas.
Une sorte de livrée aux galons
déteints, et d’une couleur qu’un peintre de profession aurait eu de
la peine à définir, recouvrait à demi sa veste de chamois miroitée
et noircie par endroits au frottement de la cuirasse, ce qui
produisait sur le fond jaune de la peau des teintes comme celles
qui verdissent au ventre d’une perdrix faisandée; car Pierre avait
été soldat, et quelques restes de son harnais militaire étaient
utilisés dans sa toilette civile. Ses grègues demi-larges
laissaient voir la trame et la chaîne d’une étoffe aussi claire
qu’un canevas à broder, et il eût été impossible de savoir si elles
avaient été en drap, en ratine ou en serge. Toute villosité avait
disparu dès longtemps de ses culottes chauves; jamais menton
d’eunuque ne fut plus glabre. Des reprises assez visibles, et
faites par une main plus habituée à tenir l’épée que l’aiguille,
fortifiaient les endroits faibles, et témoignaient du soin
qu’apportait le possesseur de ce vêtement à en pousser la longévité
jusqu’aux dernières limites. Pareilles à Nestor, ces grègues
séculaires avaient vécu trois âges d’homme. De fortes probabilités
portent à croire qu’elles avaient été rouges, mais ce point
important n’est pas absolument prouvé.
Des semelles de corde rattachées
par des lacets bleus à un bas de laine dont le pied était coupé
servaient de chaussure à Pierre et rappelaient les alpargatas
espagnoles. Ces grossiers cothurnes avaient sans doute été choisis
comme plus économiques que le soulier à bouffette ou la botte à
pont-levis; car une stricte, froide et propre pauvreté se
trahissait dans les moindres détails de l’ajustement du bonhomme et
jusque dans sa pose d’une résignation morne. Le dos appuyé au pan
intérieur de la cheminée, il avait croisé au-dessus de son genou
ses grosses mains rougies de tons violacés comme des feuilles de
vigne à la fin de l’automne, et faisait un pendant immobile au
chat. Béelzébuth, accroupi dans la cendre, en face de lui, d’un air
famélique et piteux, suivait avec une attention profonde le
bouillonnement asthmatique de la marmite.
«Le jeune maître tarde bien à
venir aujourd’hui, murmura Pierre, en voyant à travers les vitres
enfumées et jaunes de l’unique fenêtre qui éclairât la cuisine
diminuer et s’éteindre la dernière barre lumineuse du couchant au
bord d’un ciel rayé de nuages lourds et gros de pluie. Quel plaisir
peut-il trouver à se promener seul ainsi dans les landes? Il est
vrai que ce château est si triste, qu’on ne saurait s’ennuyer
davantage ailleurs.»
Un aboi joyeusement enroué se fit
entendre; le cheval frappa du pied dans son écurie et fit grincer
sur le bord de sa mangeoire la chaîne qui l’attachait; le chat noir
interrompit le bout de toilette qu’il faisait en passant sa patte
humectée préalablement de salive sur ses bajoues et au-dessus de
ses oreilles écourtées, et fit quelques pas vers la porte en animal
affectueux et poli qui connaît ses devoirs et s’y conforme.
Le battant s’ouvrit; Pierre se
leva, ôta respectueusement son béret, et le nouveau venu fit son
apparition dans la salle, précédé du vieux chien dont nous avons
déjà parlé, et qui essayait une gambade et retombait lourdement,
appesanti par l’âge. Béelzébuth ne témoignait pas à Miraut
l’antipathie que ses pareils professent d’ordinaire pour la gent
canine. Il le regardait au contraire fort amicalement, en roulant
ses prunelles vertes et en faisant le gros dos. On voyait qu’ils se
connaissaient de longue main et se tenaient souvent compagnie dans
la solitude du château.
Le baron de Sigognac, car c’était
le jeune seigneur de ce castel démantelé qui venait d’entrer dans
la cuisine, était un jeune homme de vingt-cinq ou vingt-six ans,
quoique au premier abord on lui en eût attribué peut-être
davantage, tant il paraissait grave et sérieux. Le sentiment de
l’impuissance, qui suit la pauvreté, avait fait fuir la gaieté de
ses traits et tomber cette fleur printanière qui veloute les jeunes
visages. Des auréoles de bistre cerclaient déjà ses yeux meurtris,
et ses joues creuses accusaient assez fortement la saillie des
pommettes; ses moustaches, au lieu de se retrousser gaillardement
en crocs, portaient la pointe basse et semblaient pleurer auprès de
sa bouche triste; ses cheveux, négligemment peignés, pendaient par
mèches noires au long de sa face pâle avec une absence de
coquetterie rare dans un jeune homme qui eût pu passer pour beau,
et montraient une renonciation absolue à toute idée de plaire.
L’habitude d’un chagrin secret avait fait prendre des plis
douloureux à une physionomie qu’un peu de bonheur eût rendue
charmante, et la résolution naturelle à cet âge y paraissait plier
devant une mauvaise fortune inutilement combattue.
Quoique agile et d’une
constitution plutôt robuste que faible, le jeune baron se mouvait
avec une lenteur apathique, comme quelqu’un qui a donné sa
démission de la vie. Son geste était endormi et mort, sa contenance
inerte, et l’on voyait qu’il lui était parfaitement égal d’être ici
ou là, parti ou revenu.
Sa tête était coiffée d’un vieux
feutre grisâtre, tout bossué et tout rompu, beaucoup trop large,
qui lui descendait jusqu’aux sourcils, et le forçait, pour y voir,
à relever le nez. Une plume, que ses barbes rares faisaient
ressembler à une arête de poisson, s’adaptait au chapeau, avec
l’intention visible d’y figurer un panache, et retombait
flasquement par derrière comme honteuse d’elle-même. Un col d’une
guipure antique, dont tous les jours n’étaient pas dus à l’habileté
de l’ouvrier et auquel la vétusté ajoutait plus d’une découpure, se
rabattait sur son justaucorps dont les plis flottants annonçaient
qu’il avait été taillé pour un homme plus grand et plus gros que le
fluet baron. Les manches de son pourpoint cachaient les mains comme
les manches d’un froc, et il entrait jusqu’au ventre dans ses
bottes à chaudron, ergotées d’un éperon de fer. Cette défroque
hétéroclite était celle de feu son père, mort depuis quelques
années, et dont il achevait d’user les habits, déjà mûrs pour le
fripier à l’époque du décès de leur premier possesseur. Ainsi
accoutré de ces vêtements, peut-être fort à la mode au commencement
de l’autre règne, le jeune baron avait l’air à la fois ridicule et
touchant; on l’eût pris pour son propre aïeul. Quoiqu’il professât
pour la mémoire de son père une vénération toute filiale et que
souvent les larmes lui vinssent aux yeux en endossant ces chères
reliques, qui semblaient conserver dans leurs plis les gestes et
les attitudes du vieux gentilhomme défunt, ce n’était pas
précisément par goût que le jeune Sigognac s’affublait de la
garde-robe paternelle. Il ne possédait pas d’autres vêtements et
avait été tout heureux de déterrer au fond d’une malle cette
portion de son héritage. Ses habits d’adolescent étaient devenus
trop petits et trop étroits. Au moins il tenait à l’aise dans ceux
de son père. Les paysans, habitués à les vénérer sur le dos du
vieux baron, ne les trouvaient pas ridicules sur celui du fils, et
ils les saluaient avec la même déférence; ils n’apercevaient pas
plus les déchirures du pourpoint que les lézardes du château.
Sigognac, tant pauvre qu’il fût, était toujours à leurs yeux le
seigneur, et la décadence de cette famille ne les frappait pas
comme elle eût fait les étrangers; et c’était cependant un
spectacle assez grotesquement mélancolique que de voir passer le
jeune baron dans ses vieux habits, sur son vieux cheval, accompagné
de son vieux chien, comme ce chevalier de la Mort de la gravure
d’Albert Durer.
Le Baron s’assit en silence
devant la petite table, après avoir répondu d’un geste de main
bienveillant au salut respectueux de Pierre.
Celui-ci détacha la marmite de la
crémaillère, en versa le contenu sur son pain taillé d’avance dans
une écuelle de terre commune qu’il posa devant le Baron; c’était ce
potage vulgaire qu’on mange encore en Gascogne, sous le nom de
garbure; puis il tira de l’armoire un bloc de miasson tremblant sur
une serviette saupoudrée de farine de maïs et l’apporta sur la
table avec la planchette qui la soutenait. Ce mets local avec la
garbure graissée par un morceau de lard dérobé, sans doute, à
l’appât d’une souricière, vu son exiguïté, formait le frugal repas
du Baron, qui mangeait d’un air distrait entre Miraut et
Béelzébuth, tous deux en extase et le museau en l’air de chaque
côté de sa chaise, attendant qu’il tombât sur eux quelques miettes
du festin. De temps à autre le Baron jetait à Miraut, qui ne
laissait pas arriver le morceau à terre, une bouchée de pain à
laquelle il avait fait toucher la tranche de lard pour lui donner
au moins le parfum de la viande. La couenne échut au chat noir,
dont la satisfaction se traduisit par des grondements sourds et une
patte étendue en avant, toutes griffes dehors, comme prête à
défendre sa proie.
Ce maigre régal terminé, le Baron
parut tomber dans des réflexions douloureuses, ou tout au moins
dans une distraction dont le sujet n’avait rien d’agréable. Miraut
avait posé sa tête sur le genou de son maître et fixait sur lui des
yeux voilés par l’âge d’une fleur bleuâtre, mais que semblait
vouloir percer une étincelle d’intelligence presque humaine. On eût
dit qu’il comprenait les pensées du Baron et cherchait à lui
témoigner sa sympathie. Béelzébuth faisait ronfler son rouet aussi
bruyamment que Berthe la filandière, et poussait de petits cris
plaintifs pour attirer vers lui l’attention envolée du Baron.
Pierre se tenait debout à quelque distance, immobile comme ces
longues et roides statues de granit qu’on voit aux porches des
cathédrales, respectant la rêverie de son maître et attendant qu’il
lui donnât quelque ordre.
Pendant ce temps la nuit s’était
faite, et de grandes ombres s’entassaient dans les recoins de la
cuisine, comme des chauves-souris qui s’accrochent aux angles des
murailles par les doigts de leurs ailes membraneuses. Un reste de
feu, qu’avivait la rafale engouffrée dans la cheminée, colorait de
reflets bizarres le groupe réuni autour de la table avec une sorte
d’intimité triste qui faisait ressortir encore la mélancolique
solitude du château. D’une famille jadis puissante et riche il ne
restait qu’un rejeton isolé, errant comme une ombre dans ce manoir
peuplé par ses aïeux; d’une livrée nombreuse il n’existait plus
qu’un seul domestique, serviteur par dévouement, qui ne pouvait
être remplacé; d’une meute de trente chiens courants il ne
survivait qu’un chien unique, presque aveugle et tout gris de
vieillesse, et un chat noir servait d’âme au logis désert.
Le Baron fit signe à Pierre qu’il
voulait se retirer. Pierre, se
baissant au foyer, alluma
un éclat de bois de pin enduit de résine, sorte de chandelle
économique qu’emploient les pauvres paysans, et se mit à précéder
le jeune seigneur; Miraut et Béelzébuth se joignirent au cortége:
la lueur fumeuse de la torche faisait vaciller sur les murailles de
l’escalier les fresques pâlies et donnait une apparence de vie aux
portraits enfumés de la salle à manger dont les yeux noirs et fixes
semblaient lancer un regard de pitié douloureuse sur leur
descendant.
Arrivé à la chambre à coucher
fantastique que nous avons décrite, le vieux serviteur alluma une
petite lampe de cuivre à un bec dont la mèche se repliait dans
l’huile comme un ténia dans l’esprit-de-vin à la montre d’un
apothicaire, et se retira suivi de Miraut. Béelzébuth, qui
jouissait de ses grandes entrées, s’installa sur un des fauteuils.
Le Baron s’affaissa sur l’autre, accablé par la solitude, le
désœuvrement et l’ennui.
Si la chambre avait l’air d’une
chambre à revenants pendant le jour, c’était encore bien pis le
soir à la clarté douteuse de la lampe. La tapisserie prenait des
tons livides, et le chasseur, sur un fond de verdure sombre,
devenait, ainsi éclairé, un être presque réel. Il ressemblait, avec
son arquebuse en joue, à un assassin guettant sa victime, et ses
lèvres rouges ressortaient plus étrangement encore sur son visage
pâle. On eût dit une bouche de vampire empourprée de sang.
La lampe saisie par l’atmosphère
humide grésillait et jetait des lueurs intermittentes, le vent
poussait des soupirs d’orgue à travers les couloirs, et des bruits
effrayants et singuliers se faisaient entendre dans les chambres
désertes.
Le temps était devenu mauvais, et
de larges gouttes de pluie, poussées par la rafale, tintaient sur
les vitres secouées dans leurs mailles de plomb. Quelquefois le
vitrage semblait près de ployer et de s’ouvrir, comme si l’on eût
fait une pesée à l’extérieur. C’était le genou de la tempête qui
s’appuyait sur le frêle obstacle. Parfois, pour ajouter une note de
plus à l’harmonie, un des hiboux, nichés sous la toiture, exhalait
un piaulement semblable au cri d’un enfant égorgé, ou, contrarié
par la lumière, venait heurter à la fenêtre avec un grand bruit
d’ailes.
Le châtelain de ce triste manoir,
habitué à ces lugubres symphonies, n’y faisait aucune attention.
Béelzébuth seul, avec l’inquiétude naturelle aux animaux de son
espèce, agitait à chaque bruit les racines de ses oreilles coupées
et regardait fixement dans les angles obscurs, comme s’il y eût
aperçu, de ses prunelles nyctalopes, quelque chose d’invisible à
l’œil humain. Ce chat visionnaire, au nom et à la mine diaboliques,
eût alarmé un moins brave que le Baron; car il avait l’air de
savoir bien des choses apprises dans ses courses nocturnes, à
travers les galetas et les chambres inhabitées du castel; plus
d’une fois il avait dû faire, au bout d’un corridor, des rencontres
qui eussent blanchi les cheveux d’un homme.
Sigognac prit sur la table un
petit volume dont la reliure ternie portait estampé l’écusson de sa
famille, et se mit à en tourner les feuilles d’un doigt nonchalant.
Si ses yeux parcouraient exactement les lignes, sa pensée était
ailleurs ou ne prenait qu’un intérêt médiocre aux odelettes et aux
sonnets amoureux de Ronsard, malgré leurs belles rimes et leurs
doctes inventions renouvelées des Grecs. Bientôt il jeta le livre
et se mit à déboutonner son pourpoint lentement comme un homme qui
n’a pas envie de dormir et se couche, de guerre lasse, parce qu’il
ne sait que faire et veut essayer de noyer l’ennui dans le sommeil.
Les grains de poussière tombent si tristement dans le sablier par
une nuit noire et pluvieuse au fond d’un château ruiné qu’entoure
un océan de bruyères, sans un seul être vivant à dix lieues à la
ronde!
Le jeune Baron, unique survivant
de la famille Sigognac, avait, en effet, bien des motifs de
mélancolie. Ses aïeux s’étaient ruinés de différentes manières,
soit par le jeu, soit par la guerre ou par le vain désir de
briller, en sorte que chaque génération avait légué à l’autre un
patrimoine de plus en plus diminué.
Les fiefs, les métairies, les
fermes et les terres qui relevaient du château s’étaient envolés
pièce à pièce; et le dernier Sigognac, après des efforts inouïs
pour relever la fortune de la famille, efforts sans résultats parce
qu’il est trop tard pour boucher les voies d’eau d’un navire
lorsqu’il sombre, n’avait laissé à son fils que ce castel lézardé
et les quelques arpents de terre stérile qui l’entouraient; le
reste avait dû être abandonné aux créanciers et aux juifs.
La pauvreté avait donc bercé le
jeune enfant de ses mains maigres, et ses lèvres s’étaient
suspendues à une mamelle tarie. Privé tout jeune de sa mère morte
de tristesse dans ce château délabré, en songeant à la misère qui
devait peser plus tard sur son fils et lui fermer toute carrière,
il ne connaissait pas les douces caresses et les tendres soins dont
la jeunesse est entourée, même dans les familles les moins
heureuses. La sollicitude de son père, qu’il regrettait pourtant,
ne s’était guère traduite que par quelques coups de pied au
derrière, ou l’ordre de lui donner le fouet. En ce moment, il
s’ennuyait si fort qu’il eût été heureux de recevoir une de ces
admonestations paternelles dont le souvenir lui faisait venir les
larmes aux yeux; car un coup de pied de père à fils, c’est encore
une relation humaine, et, depuis quatre ans que le Baron dormait
allongé sous sa dalle dans le caveau de famille des Sigognac, il
vivait au milieu d’une solitude profonde. Sa jeune fierté répugnait
à paraître parmi la noblesse de la province aux fêtes et aux
chasses sans l’équipage convenable à sa qualité.
Qu’eût-on dit, en effet, de voir
le baron de Sigognac accoutré comme un gueux de l’Hostière ou comme
un cueilleur de pommes du Perche? Cette considération l’avait
empêché d’aller offrir ses services comme domestique à quelque
prince. Aussi beaucoup de gens croyaient-ils que les Sigognac
étaient éteints, et l’oubli, qui pousse sur les morts encore plus
vite que l’herbe, effaçait cette famille autrefois importante et
riche, et bien peu de personnes savaient qu’il existât encore un
rejeton de cette race amoindrie.
Depuis quelques instants,
Béelzébuth paraissait inquiet, il levait la tête comme s’il
subodorait quelque chose d’inquiétant; il se dressait contre la
fenêtre et appuyait ses pattes aux carreaux, cherchant à percer le
noir sombre de la nuit rayé de hachures pressées de pluie; son nez
se fronçait et s’agitait. Un hurlement prolongé de Miraut s’élevant
au milieu du silence vint bientôt confirmer la pantomime du chat;
il se passait décidément quelque chose d’insolite aux environs du
castel, d’ordinaire si tranquille. Miraut continuait d’aboyer avec
toute l’énergie que lui permettait son enrouement chronique. Le
Baron, pour être prêt à tout événement, reboutonna le pourpoint
qu’il allait quitter et se dressa sur ses pieds.
«Qu’a donc Miraut, lui qui ronfle
comme le chien des Sept-Dormants, sur la paille de sa niche, dès
que le soleil est couché, pour faire un pareil vacarme? Est-ce
qu’un loup rôderait autour des murailles?» dit le jeune homme en
ceignant une épée à large coquille de fer qu’il détacha du mur et
dont il boucla le ceinturon à son dernier trou, car la bande de
cuir coupée pour la taille du vieux baron eût fait deux fois le
tour de celle du fils.
Trois coups frappés assez
violemment à la porte du castel retentirent à intervalles mesurés
et firent gémir les échos des chambres vides.
Qui pouvait à cette heure venir
troubler la solitude du manoir et le silence de la nuit? Quel
voyageur malavisé heurtait à cette porte qui ne s’était pas ouverte
depuis si longtemps pour un hôte, non par manque de courtoisie de
la part du maître, mais par l’absence de visiteurs? Qui demandait à
être reçu dans cette auberge de la famine, dans cette cour plénière
du Carême, dans cet hôtel de misère et de lésine?