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Extrait : "L'histoire de la Muse française n'est pas encore écrite. On ne saurait reconnaître, en effet, le caractère historique aux nombreux essais dont ce recueil fameux a été l'objet depuis tantôt trente ans. Quel que soit leur intérêt au point de vue critique, ils sont tous ou muets ou mal renseignés sur les circonstances qui entourèrent la fondation de la Muse, sur les conditions matérielles qui lui servirent de base dans le présent et de garantie dans l'avenir, sur..."
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Seitenzahl: 448
Veröffentlichungsjahr: 2015
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À
MADAME LA BARONNE DE CROZE
NÉE GUIRAUD
EN TÉMOIGNAGE
DE
MA PROFONDE GRATITUDE
L.S.
En me communiquant la correspondance d’Alexandre Soumet, de Sophie Gay, de Rességuier, d’Émile Deschamps, avec Alexandre Guiraud, son père, Mme la baronne de Croze m’a permis d’écrire l’histoire définitive du Cénacle de la Muse française et, du même coup, d’éclairer d’un jour nouveau la première phase du Romantisme. Car il en eut deux tout à fait distinctes – ce dont ne paraissent pas se douter les néo-classiques et les nationalistes qui, depuis quelque temps, lui font une guerre aussi injuste qu’acharnée.
Cette ignorance de leur part est même d’autant plus fâcheuse que, mieux avertis, le premier Romantisme – je parle naturellement du Romantisme français – les eût rendus beaucoup moins sévères à l’égard du second.
Il a, en effet, chose digne de remarque, les principaux caractères de la politique qu’eux-mêmes représentent.
De 1801 à 1827, du Génie du Christianisme à la préface de Cromwell, il fut exclusivement catholique, royaliste et nationaliste, de même que, de 1830 à 1850, de son apogée à sa fin, il fut presque exclusivement libéral.
Catholique, il le fut à la manière de Chateaubriand, qui le marqua de son empreinte. – « Chez les anciens, disait Ch. Nodier, ce sont les poètes qui ont fait les religions ; chez les modernes, c’est la religion qui crée enfin les poètes. » – Rien de plus exact.
Royaliste, il le fut encore à la manière de René, dont il suivit la fortune jusqu’au bout. Cela est si vrai qu’après la Révolution de Juillet la plupart des poètes de la Muse française refusèrent, à l’exemple de Chateaubriand, de se rallier au gouvernement de Louis-Philippe.
Nationaliste… cela paraît d’abord un paradoxe, étant donné l’engouement des premiers Romantiques pour les littératures étrangères. Mais c’est précisément cet exotisme effréné qui nous révéla notre propre fonds. Vous savez bien que les extrêmes se touchent.
« Nous nous sommes dépouillés nous-mêmes de notre propre héritage, disait Ballanche en 1818, dans son Essai sur les Institutions sociales, nous avons tout abandonné pour les riantes créations de la Grèce. L’architecture nous a donné le style gothique, mais les terribles invasions des Sarrasins et des hommes du Nord, mais les Croisades n’ont pu féconder notre imagination ; le jour religieux qui éclairait nos vieilles basiliques ne nous a point inspiré des hymnes solennels. Nous avons refusé d’interroger nos âges fabuleux, et les tombeaux de nos pères ne nous ont rien appris. »
Or, quelques années après, Ulric Guttinguer écrivait : « Être romantique, c’est chanter son pays, ses affections, ses mœurs et son Dieu ! »
Et Henri de Latouche ajoutait : « Ce n’est pas ainsi que les Allemands ont agi envers leur pays : écoutez dans leurs chants l’accent de la patrie et songez à la vôtre ! »
La protestation de Ballanche avait donc été entendue. Comment en douter, d’ailleurs, quand on a lu les Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France, les Messéniennes où, suivant le mot de Casimir Delavigne, il y a « des chants pour toutes nos gloires, des larmes pour tous nos malheurs », et toute cette littérature secondaire, inspirée de Goethe, de Schiller, de Klopstock, de Nodier, où le fantastique alterne avec le merveilleux chrétien, les fabliaux des troubadours avec les vieilles légendes populaires, et les cours d’amour avec les joutes des chevaliers dans les carrousels ?
C’est une erreur de croire que le sens du pittoresque, le goût des choses du Moyen Âge et l’amour du gothique datent de Notre-Dame de Paris. Chateaubriand nous avait donné tout cela bien avant Victor Hugo qui, là comme ailleurs, trouva la route ouverte. – Se rappeler à ce propos la lettre que l’auteur du Génie du Christianisme écrivait à une dame, le 11 juillet 1831, pour protester contre la démolition dont était menacée l’église Saint-Germain-l’Auxerrois :
« … Noble manière, disait-il, d’inaugurer la monarchie élective par la destruction d’une église, d’exécuter de sang-froid, et à tête reposée, ce que le vandalisme révolutionnaire faisait jadis, dans la fièvre et les convulsions ! Que ne fait-on ce que j’ai proposé ! Que ne masque-t-on l’église par des arbres, en la laissant subsister en face du Louvre, comme échelle et témoin de la marche de l’art ! Saint-Germain-l’Auxerrois est un des plus vieux monuments de Paris ; il est d’une époque dont il ne reste presque rien. Que sont donc devenus vos romantiques ? On porte le marteau dans une église, et ils se taisent ! Ô mes fils ! combien vous êtes dégénérés ! Faut-il que votre grand-père élève seul sa voix cassée en faveur de vos temples ? Vous ferez une ode, mais durera-t-elle autant qu’une ogive de Saint-Germain-l’Auxerrois ? »
Victor Hugo pris ainsi à partie – car évidemment Chateaubriand le visait dans sa lettre – eut honte de la leçon qu’on venait de lui donner ; Le 1er mars 1832, il fit dans la Revue des Deux Mondes un article contre les Démolisseurs… et Saint-Germain-l’Auxerrois fut sauvé.
Quant au sentiment de la nature, qui est un des plus nobles apports du Romantisme, s’il nous vient en droite ligne de Jean-Jacques Rousseau, c’est encore à travers les merveilleuses descriptions de Chateaubriand que s’en pénétrèrent les poètes de la Restauration. L’influence directe de Jean-Jacques ne se fit réellement sentir qu’à partir de 1830, au théâtre et sur les romans sociaux de George Sand.
J’ajoute qu’au point de vue de la qualité des œuvres le premier Romantisme est supérieur au second.
Presque toutes les formes avaient été trouvées ; presque tous les genres avaient été renouvelés par les Romantiques de la première génération :
L’élégie avec Lamartine,
L’ode et la ballade avec Victor Hugo,
Le poème avec Alfred de Vigny,
L’histoire avec les Martyrs,
L’apologétique avec le Génie du Christianisme et l’Essai sur l’Indifférence,
La peinture d’histoire avec Géricault et Delacroix,
La sculpture avec David d’Angers.
Cela étant, quel est l’homme tant soit peu averti qui oserait dire que le Romantisme fut une maladie ?
Une maladie ! ah ! plût à Dieu que la France n’en eût pas connu d’autres ! Elle ne serait pas tombée dans l’état de démoralisation et d’avachissement où elle est aujourd’hui.
Où sont, en effet, les écrivains de l’ancien régime qui lui aient parlé plus éloquemment et avec plus de force de ses devoirs envers Dieu et envers elle-même ?
N’est-ce pas Chateaubriand qui restaura la religion de nos pères ?
N’est-ce pas Lamartine qui purifia l’atmosphère de l’amour ?
De ce qu’il y eut des exaltés, des névrosés et des malades dans la seconde génération des Romantiques, les néo-classiques ont donc tort de généraliser et de regarder le Romantisme comme une aberration de l’esprit, comme une sorte de folie contagieuse.
Toutes les écoles, quelles qu’elles soient, ont eu leurs tares, leurs excès, leurs enfants perdus. Le XVIIe siècle, en dépit de son orthodoxie et de sa discipline, n’a-t-il pas eu ses Précieuses ridicules et son hôtel Rambouillet ? Et quand bien même le Romantisme de la génération de 1830 aurait été entaché de folie, à qui devrait-on s’en prendre, sinon à la société dont il fut l’expression, comme disait M. de Bonald ? La littérature, qu’on le veuille ou non, a moins d’influence sur les mœurs, que les mœurs n’en ont sur la littérature.
Non, le Romantisme, sorti mal armé de la Révolution et des guerres de l’Empire, ne fut ni une erreur, ni une maladie. Il est possible qu’il n’ait pas vu tout de suite ce qu’il fallait faire, et qu’il ait ensuite dépassé le but sous le coup des évènements, mais ce fut un mouvement d’idées admirable. Pour ma part je n’en vois qu’un autre dans le passé auquel on puisse le comparer par la diversité et l’étendue – c’est celui de la Renaissance ; et ce n’est pas parce que le vent de colère, qui emporta le trône de Charles X, éteignit en même temps les cierges dans les églises et remplaça dans la littérature la religion catholique de Chateaubriand par la religion de la nature de Jean-Jacques, qu’on m’empêchera de l’admirer, car je rappellerai à ses contempteurs qu’une fois ce vent de colère tombé l’éloquence du P. Lacordaire ramena une bonne partie des transfuges au pied des autels.
Si donc j’admire le mouvement romantique dans son ensemble, il faut que l’on sache bien que c’est moins pour les vieilles barrières qu’il a brisées que pour tout ce qu’il a apporté de neuf et de précieux au patrimoine national, car on ne saurait contester qu’il ait grandement enrichi la langue et la littérature françaises. Il nous a procuré, par exemple, et c’est par là surtout qu’il vaut à mes yeux, des émotions que nous n’avions pas éprouvées avant lui.
Quand Lamartine disait dans le Lac :
il définissait, sans s’en douter, le caractère de la poésie mélancolique qu’il inaugura en 1820. Ce fut une nouveauté et un charme, et le charme fut si grand qu’il dure encore.
On a beaucoup crié contre l’individualisme ; on devrait le bénir au contraire : nous lui devons la poésie du sentiment et des larmes par qui Lamartine et tous les grands lyriques du Romantisme nous ont révélé le sens caché, la beauté vraie du mot de Virgile « sunt lacrymœ rerum ».
Que par la suite on ait abusé du rêve, de la mélancolie et des larmes, j’en conviens volontiers, mais cet abus même nous a été plus profitable que nuisible. En nous rendant plus sensibles il nous a rendus plus justes. Il a mis dans notre fonds, si léger de son naturel, il nous a inoculé en quelque sorte le sentiment de la pitié qui, une fois entré dans les mœurs, a fini par se répandre dans les lois.
Voilà ce que n’ont pas vu les néo-classiques et ce que je tenais à souligner d’un trait rapide au début de cet ouvrage. Il ne faut pas laisser s’accréditer les fausses légendes. Aussi bien, si quelque chose pouvait couper court à celle que je dénonce ici, c’est l’histoire même du Cénacle de la Muse française. Rien de plus sain, en effet, que le mouvement auquel cette école poétique donna le branle. Son seul tort, c’est de n’avoir pas eu assez de hardiesse et de n’avoir pas assez duré. Avec un peu plus d’audace et quelques années de plus, les hommes de talent qui la composaient auraient empêché le Romantisme de verser dans ce que les derniers Classiques nommaient « le genre frénétique ». Mais il lui aurait fallu pour cela un vrai chef ; or, elle n’en eut pas ; et c’est le sort des modérés d’exaspérer les impatiences et de précipiter les Révolutions.
L.S.
Paris, 19 octobre 1908.
I.– Comme quoi l’histoire de la Muse française n’est pas encore écrite. – Témoignage de Victor Hugo. – L’amitié de Soumet et de Guiraud. – Leur rencontre à Toulouse. – Leurs goûts communs pour la poésie. – Différence de leur caractère. – Portraits de Soumet par Mme Ancelot ; de Guiraud par Alfred de Vigny ; – Jules de Rességuier et son rôle dans l’histoire du premier Romantisme. – Il sert à Victor Hugo de correspondant à Toulouse, – Lettres inédites de Rességuier à Guiraud. – Ce que valaient en argent les fleurs de l’Académie des Jeux-Floraux. – Premières couronnes académiques de Guiraud. – L’Académie de Clémence Isaure sous la Restauration. – Victor Hugo Rappelait « la seconde Académie du Royaume ». – Le cas qu’il faisait de ses fleurs. – La distribution des récompenses à l’Académie française comparée à celle de l’Académie des Jeux-Floraux, par Émile Deschamps. – Talma à Toulouse en 1819. – La ville et la salle du théâtre le soir de ses représentations. – Belmontet lui adresse un dithyrambe. – Comment Soumet fut mis en rapport avec lui. – Sa tragédie de Cléopâtre et le Pélage de Guiraud. – Lettres inédites de Soumet au sujet de Pélage. – Un mot sur Mme Blondel de la Rougerie, l’amie de Soumet, et la marraine de sa fille. – Soumet et Émile Deschamps. – Date de leurs relations. – Le Roi des Aulnes, de Goethe, imité par Henri de Latouche.
II.– Soumet et Guiraud se réunissent à Paris en 1820. – Le salon d’Émile Deschamps. – Sophie Gay, protectrice des deux. – Lettre inédite d’elle à Guiraud sur Alexandre. Clytemnestre et les Machabées. – Curieux détails. – Talma et Saül. – Le Saül de Lamartine comparé à celui d’Alfieri et à celui de Soumet. – La poétique de Soumet jugée par Victor Hugo. – Un mot apocryphe sur l’enjambement dans le vers alexandrin. – La Marie-Stuart de Lebrun jugée par Soumet. – Le mot propre et la périphrase dans les ouvrages de ce temps. – Les répétitions et la première représentation des Machabées. – Lettres inédites à ce sujet de Sophie Gay. – Clytemnestre au Théâtre-Français. – Situation critique de l’Odéon en 1822. – Mlle George dans le rôle de la Pythonisse, de Saül. – Difficultés que Soumet rencontre à l’Odéon pour faire représenter cet ouvrage. – Il en vient tout de même à bout et triomphe avec Saül et Clytemnestre. – Effet moral de cette double victoire. – Soumet devient « notre grand Alexandre » et les poètes l’acclament comme leur chef.
De 1819 à 1824, sous, la double influence directe d’André Chénier et des Méditations, sous le retentissement des chefs-d’œuvre de Byron et de Scott, au bruit des cris de la Grèce, au fort des illusions religieuses et monarchiques de la Restauration, il se forma un ensemble de préludes, où dominaient une mélancolie vague, idéale, l’accent chevaleresque, et, une grâce de détails curieuse et souvent exquise. MM. Soumet et Guiraud appartiennent purement à cette phase de notre poésie, et en représentent, dans une espèce de mesure moyenne, les mérites passagers et les inconvénients.
SAINTE-BEUVE : Portraits Contemporains, t. II, p 179.
L’histoire de la Muse française n’est pas encore écrite. On ne saurait reconnaître, en effet, le caractère historique aux nombreux essais dont ce recueil fameux a été l’objet depuis tantôt trente ans. Quel que soit leur intérêt au point de vue critique, ils sont tous ou muets ou mal renseignés sur les circonstances qui entourèrent la fondation de la Muse, sur les conditions matérielles qui lui servirent de base dans le présent et de garantie dans l’avenir, sur la part des membres fondateurs dans le programme, et jusque sur la date exacte de l’apparition du premier fascicule. – Or, c’est précisément ce qu’il importe de fixer avant tout.
Que de fois n’ai-je pas entendu regretter et n’ai-je pas regretté moi-même qu’un Binet ou un Pasquier n’ait pas satisfait notre curiosité légitime en publiant une seule lettre de Dorât, de Ronsard, de J. du Bellay ou de Baïf, qui nous renseignât d’une manière complète sur les débuts encore obscurs de la Pléiade et sur le rôle de chacun dans la formation de l’École poétique de 1550 ! – Eh bien, malgré le peu de distance qui nous sépare de l’année 1823, nous ne serions guère mieux instruits, à l’heure qu’il est, des commencements du Cénacle de la Muse française, si, à force de recherches, je n’étais parvenu à faire sortir des cartons poudreux où elles risquaient d’être ensevelies, les lettres d’Émile Deschamps, de Soumet, de Guiraud et des autres, qui sont à proprement parler la moelle de cette étude.
On me dira peut-être : Et le témoignage de Victor Hugo, qu’en faites-vous ?
Je n’ai garde de le négliger, mais avec son habitude invétérée de tout ramener à lui, son témoignage ne saurait être accepté que sous bénéfice d’inventaire.
On lit donc dans Victor Hugo raconté :
« MM. Soumet, Guiraud et Émile Deschamps eurent l’idée de fonder une revue et demandèrent à M. Victor Hugo de se mettre avec eux. Il résistait, ayant des travaux à terminer, mais le bailleur de fonds fit de sa collaboration une condition absolue, et il céda par amitié. Ainsi naquit la Revue française. Il s’aperçut bientôt qu’elle n’était pas viable. La critique modérée et pacifique de ses collaborateurs n’avait pas l’âpreté et l’audace passionnée qu’il faut dans les époques de révolution littéraire. La polémique était timide et douceâtre ; les questions, au lieu d’être abordées de front, étaient prises de biais, et l’on n’arrivait à aucune conclusion décisive. Si peu agressive que fût la revue, elle effraya l’Académie. M. Soumet s’y présentait ; on lui dit qu’il ne serait pas élu tant que la Revue française vivrait. Il demanda donc qu’elle cessât de paraître. MM. Guiraud et Émile Deschamps consentirent, mais M. Victor Hugo dit que les autres pouvaient se retirer, qu’il continuerait seul. Ce n’était pas cela que voulait l’Académie elle n’aurait rien gagné à remplacer une opposition de salon par une guerre à outrance. M. Soumet revint à M. Victor Hugo et lui demanda, comme un service personnel, de ne pas donner suite à son idée. La Revue française disparut. »
Certes, tout n’est pas faux dans ces lignes si précises, mais il suffit que tout ne soit pas vrai pour que l’on mette les choses au point. C’est ce que je me propose de faire, après avoir présenté au lecteur les deux hommes qui représentent le mieux – Lamartine mis à part – l’école poétique française, de 1819 à 1824.
Ils étaient du même département et presque du même âge. Alexandre Soumet était né à Castelnaudary, le 6 janvier 1786, et Alexandre Guiraud était né à Limoux, le 15 décembre 1788. – Après avoir été élevés très chrétiennement, le premier à Toulouse, sous un neveu de Dom Calmet, le second à la campagne, où ses parents s’étaient retirés pendant la Révolution, ils se rencontrèrent sur les bancs de l’École de droit de Toulouse et, grâce à leurs goûts communs pour la poésie, ils se lièrent d’une amitié qui ne connut aucune éclipse et dura toute leur existence. Mais s’ils cultivaient en secret les Muses, c’était sans aucune ambition et pour leur unique plaisir. Soumet se préparait à l’École polytechnique, et Guiraud se destinait au barreau. Par bonheur, à cet âge, il suffit souvent d’un succès ou d’un revers, d’un coup du sort inattendu, pour changer le cours des idées et la vie d’un homme.
Soumet, ayant échoué à son premier examen pour l’École polytechnique, se voua dès ce jour aux belles-lettres avec d’autant moins d’hésitation qu’il avait déjà été mentionné et imprimé au Recueil de l’Académie des Jeux-Floraux. Venu à Paris dans sa vingt-deuxième année, il fit paraître aussitôt un premier poème sur le Fanatisme et attira l’attention du gouvernement par une pièce en l’honneur du Conquérant de la paix (1808).
Pendant ce temps-là, Guiraud, ayant eu le malheur de perdre son père, avait renoncé au barreau pour diriger ses fabriques de drap. Mais il n’avait point dit adieu à la poésie, et sans l’empêcher de dormir, les premiers succès de Soumet ne faisaient qu’exciter son émulation. Ils entretenaient ensemble une correspondance qui leur était mutuellement utile, « en ce sens qu’elle portait l’empreinte d’une franchise dont ils ne se départirent jamais ». Mais, comme l’a reconnu Guiraud, c’est bien certainement lui qui en retira le plus d’avantages. D’abord il est très rare que deux vrais amis aient le même tempérament et le même caractère. La nature, qui se plaît aux contrastes, a si bien arrangé les choses qu’en amitié, comme en amour, il y en a toujours un qui reçoit plus que l’autre, et c’est celui qui donne le plus qui est encore le plus heureux.
Soumet avait été créé et mis au monde pour travailler au bonheur de ses amis. Avec une belle figure qu’illuminaient des yeux admirables, il avait une âme aimable et quelque peu naïve.
« Tout était poésie en lui, dit Mme Ancelot, et vous attirait par le charme de l’idéal. Non seulement on l’aimait dès qu’on lui parlait, mais on se sentait aimé de lui ; il semblait que l’affection débordait de son cœur et allumait autour d’elle tous les foyers d’affection que chacun avait en soi. Il obtenait facilement la confiance et donnait la sienne avec enthousiasme. Il s’identifiait à vos peines, à vos plaisirs, à vos intérêts, à vos succès, et oubliait, en vous parlant, tout ce qui lui était personnel. On lui eût fait faire à l’instant de grands sacrifices, et son dévouement aurait été complet, si l’on avait eu l’occasion de le mettre à l’épreuve à la minute… Mais, avec lui, il ne fallait rien remettre au lendemain ; de lendemain, il n’en fut jamais pour Soumet. Il vous quittait pour revenir le lendemain ; toujours, sans cesse, il croyait avoir besoin de votre présence, ne pouvoir se passer de votre amitié ; mais six mois, un an s’écoulaient, et vous n’en aviez pas entendu parler. Il avait oublié son affection, la vôtre ; il n’avait pas eu une pensée pour vous, une autre idée avait rempli son âme, vous n’y étiez plus ; mais il vous retrouvait et retrouvait en même temps toutes les tendresses qui lui avaient passé du cœur. Son dévouement était le même, il se souvenait de tout et continuait les confidences interrompues, les phrases d’amitié restées inachevées. Comment lui adresser le moindre reproche ? Qui aurait eu le courage de lui faire de la peine, à lui, qui ne vivait que du bonheur des autres et ne pouvait supporter leur chagrin ! Puis, si on ne l’avait pas vu, il avait fait une tragédie ! composé un poème ! trouvé la solution d’un problème ! Ce n’était jamais un intérêt vulgaire, une ambition poursuivie ou un calcul de fortune qui l’avait pris et gardé ; c’était une idée. »
Guiraud, lui, était plus terre à terre, plus personnel et plus pratique. Il traitait la poésie comme les affaires, en homme qui n’avait pas de temps à perdre. « Il tenait, dit Vigny, de l’écureuil par sa vivacité, et il semblait toujours tourner dans sa cage. Ses cheveux rouges, son parler vif, gascon, pétulant, embrouillé, lui donnait l’air d’avoir moins d’esprit qu’il n’en avait, en effet, parce qu’il perdait la tête dans la discussion et s’emportait à tout moment hors des rails de la conversation » ; sa verve et sa prodigieuse activité avaient raison de tous les obstacles. Aussi, avec un talent distingué, facile, agréable et divers, fit-il une fortune rapide. Il est vrai que Soumet lui avait singulièrement préparé les voies.
Retenu à Limoux jusqu’à l’âge de trente ans par la direction des fabriques de son père, il avait été plus d’une fois tenté de rejoindre Soumet à Paris, mais sa mère s’y était toujours opposée, à cause de ses faiblesses de cœur, et jusqu’en 1826, date de son mariage, elle ne lui avait permis de faire que de courts séjours au bord de la Seine. Sa réputation n’en souffrit pas, d’ailleurs. Joué, imprimé, vanté, célèbre en moins de trois ans, avec les tragédies et les poèmes élégiaques qu’il avait composés au fond de sa province, il gagna à ces débuts tardifs de donner à sa vie une unité politique qui manqua à celle de Soumet. Royaliste de naissance, Guiraud demeura fidèle aux Bourbons, même après leur chute, tandis que Soumet célébra tour à tour l’Empire, la Restauration et la monarchie de Juillet qui, pour prix de ses chants dithyrambiques, le nommèrent d’abord auditeur au Conseil d’État et puis bibliothécaire à Saint-Cloud, à Rambouillet et à Compiègne.
Mais, pour n’avoir rien publié avant trente ans, Guiraud n’en cultivait pas moins assidûment les Muses. À Toulouse, pendant qu’il faisait son droit, il avait fondé avec quelques amis, dont Soumet, sous le titre de Gymnase littéraire, une sorte d’Académie qui, loin d’avoir la prétention de faire concurrence à celle de Clémence Isaure, avait plutôt pour but d’en faciliter l’accès à ses membres. Et lui-même avait concouru de bonne heure aux Jeux-Floraux. Ses biographes ont négligé de nous dire en quelle année il obtint sa première fleur, mais je sais qu’en 1815 il fut mentionné pour une élégie sur Marie Stuart, qui fut imprimée au Recueil, et que, trois ans après, il fut couronné pour deux pièces de vers que Soumet et Jules de Rességuier, leur ami commun, s’étaient chargés de faire valoir, en qualité de mainteneurs, dans le sein de l’Académie.
Jules de Rességuier a joué dans l’histoire du premier Romantisme un rôle qui rappelle – avec moins d’éclat – celui d’Émile Deschamps dans le Cénacle de la Muse française. Lié d’amitié, depuis 1818, avec Victor Hugo, auquel il servait de correspondant à Toulouse, c’est lui qui, en 1820, mit Soumet en rapports avec le jeune poète des Odes et Ballades, de même que c’est lui qui, dans le recueil de la Muse, présenta au public lettré les Poèmes élégiaques d’Alexandre Guiraud. On voit que ce n’est pas d’hier que les méridionaux se font la courte échelle.
Le 19 mars 1819, Jules de Rességuier écrivait à Alexandre Guiraud :
« Ce n’est pas, mon ami, une chose facile à tout le monde que d’apprécier le charme de votre douce poésie. Il y a des gens qui n’osent point avouer qu’une ode soit bonne, lorsqu’elle n’est pas ennuyeuse. Cependant l’Académie vous pardonnera, je crois, le plaisir que vous lui avez fait, et, malgré votre talent, vous aurez plusieurs couronnes.
Les ouvrages que vous avez envoyés sont ravissants ; je vous dis là ce que j’entends dire, car pour moi vous m’avez séduit, et vous n’en doutez pas, j’espère, je suis un mauvais juge dans votre cause.
Notre ami Soumet, séducteur comme vous, me confie, mais trop peu souvent, des morceaux dont l’enchantement ne trouverait peut-être pas grâce aux yeux de nos confrères.
Soumet est plus souffrant depuis quelques jours. Ce cher malade a besoin de bonheur, il a besoin de vous voir, et je vous avoue que j’en ai aussi bien envie. Si, de votre côté, vous avez en ce genre quelque aimable fantaisie, vous prendrez la poste et ne regretterez pas vos fleurs, puisqu’ici de nouvelles fleurs vous attendent. Je suis très sensible que vous vous soyez adressé à moi, je ne voulais vous le dire que lorsque l’Académie vous aurait donné les prix qu’elle vous doit, mais ses jugements sont longs, et ma reconnaissance est impatiente.
Adieu, aimable ami, je vous embrasse en vous appelant et vous désirant de tout mon cœur.
JULES DE RESSÉGUIER. »
Quelques jours après, Guiraud recevait encore le billet suivant :
Lundi, 22 mars 1819.
« Prenez, mon ami, un air triomphant et modeste, inclinez noblement votre tête afin que je la couvre de lauriers.
L’Exilé du ciel et l’Exilée de la France ont eu deux couronnes. Vous avez cueilli une violette et un souci dans le jardin de l’Académie. Voilà ce que vous avez obtenu. Je ne parle pas de ce que vous méritiez ; je dirai seulement que nous ne méritions pas une poésie douce, brillante et légère comme celle que vous nous avez envoyée. Cependant, je vous en voudrais, si vous doutiez de mon jugement particulier ; je vous en voudrais bien davantage si vous, doutiez de mon amitié
JULES DE RESSÉGUIER. »
Enfin, le 7 mai 1819, le futur auteur des Tableaux et des Prismes poétiques adressait à Guiraud la très intéressante lettre que voici :
« Mon ami, vous mettez de la grâce et de l’amabilité jusque dans les affaires. C’est, à mon avis, porter au plus haut point la perfectibilité de l’esprit humain. J’ai à vous entretenir d’un détail mercantile et à vous expliquer une chose que je ne comprends pas. Ma prétention est d’être clair. L’Académie vous doit deux fleurs qui lui coûtent 450 francs. Si vous voulez les fleurs, on vous les enverra : si vous en voulez la valeur intrinsèque, l’Académie retiendra la moitié de la façon et du contrôle, c’est-à-dire 37 fr. 50 pour la violette et 25 fr. pour le souci. En un mot, et pour terminer un calcul qui offense la libéralité des Muses et faire cesser un discours qui a si peu de rapport avec votre poésie, faut-il que je reçoive et que je vous fasse passer par un mandat la somme de 387 fr. 10 ou que j’attende les deux brillantes couronnes qu’au nom de la Gloire on a demandées pour vous à Paris ? Répondez, je suis à vos ordres.
Lorsque j’aurai reçu vos bouteilles, je vous dirai ce qu’elles sauront m’inspirer. Je m’enivre d’avance de votre aimable attention et je vous promets de m’enivrer encore en votre honneur, en buvant à pleines coupes le vin de l’amitié.
Rien de bien remarquable ici, depuis quinze jours, que votre départ et l’arrivée de Mme Boni de Castellane. Soumet travaille et veut bien me mettre dans le secret de ses occupations.
Adieu, mon cher Alexandre, faites des vers brillants, de la prose rêveuse. Ayez de la grâce, de l’esprit, quelquefois même du génie et toujours pour moi un peu d’amitié.
JULES. »
On ne pouvait être plus aimable, et vraiment ces lettres de Rességuier valaient bien, avec un peu d’amitié, quelques bonnes, bouteilles de blanquette de Limoux.
Dans le même temps, Soumet écrivait à Guiraud :
« Toulouse [ avril 1819 ].
Je n’ai pas répondu de suite à ta dernière lettre, mon ami, parce que nous n’avions pas de renseignements positifs sur l’arrivée de Talma, elle est annoncée aujourd’hui pour le commencement du mois prochain, du 10 au 15, mais on assure que Mlle George le précédera de quelques jours. Je ferai savoir à M. Pinaud que tu le dispenses de la façon des fleurs, mais cela paraîtra bizarre parce que je ne pourrai pas en dire la raison. La phrase par laquelle tu m’annonces ta résolution est superbe. Et c’est une épigramme contre la cheminée du salon de papa. Au reste, mon ami, j’approuve beaucoup ta résolution et j’écrirai aujourd’hui même à M. Pinaud. Je t’envoie Thérèse Aubert par le courrier d’aujourd’hui. C’est un mauvais ouvrage, mais rempli d’admirables détails. Adieu, cher ami, tu feras très bien de ne pas attendre l’arrivée de Talma pour venir nous voir. Toutes mes heures sont libres pour Pélage. »
Nous parlerons de Talma tout à l’heure. Commençons par nous mettre en règle avec l’Académie des Jeux-Floraux de Toulouse. À cette époque elle était aussi courtisée qu’au XVIe siècle, après qu’elle eut décerné à Ronsard, en témoignage de son admiration pour ses Odes et ses Amours, la Minerve d’argent que lui-même offrit ensuite respectueusement au roi Henri II. Lamartine, qui, dès 1810, avait songé à l’églantine ou à la violette pour un poème des Quatre âges, avait concouru, en 1819, avec Victor Hugo et l’abbé Gerbet, pour le lis d’or destiné à l’auteur de la meilleure ode sur le Rétablissement de la statue de Henri IV, mais ce prix extraordinaire avait été donné à l’unanimité des voix à Victor Hugo, dont les dix-sept ans, suivant l’expression de Soumet, « ne trouvaient à Toulouse que des admirateurs, presque des incrédules ». Et le jeune triomphateur, qui l’année suivante fut nommé maître ès Jeux-Floraux, était si fier d’appartenir à « la seconde académie du Royaume » qu’il fit valoir ce titré pour être exempté du service militaire.
Je m’étais demandé bien des fois, n’en ayant vu aucune au Musée de la place Royale, ce que Victor Hugo pouvait bien avoir fait de ses fleurs d’or et d’argent de l’Académie de Toulouse, et depuis que j’avais lu, dans la correspondance de Rességuier et de Soumet, que les lauréats avaient le choix entre les fleurs et la somme d’argent qu’elles représentent, je le soupçonnais d’avoir opté comme Guiraud pour leur valeur intrinsèque. Je me trompais. En relisant naguère le livre de sa femme, j’ai vu que, dans la mansarde à deux compartiments qu’il habitait, en 1819, rue du Dragon, n° 30, avec son cousin Trébuchet, il avait accroché au-dessus de la cheminée de marbre de Sainte-Anne le lis d’or que lui avait décerné cette Académie. Preuve que, malgré sa pauvreté, il mettait en ce temps-là, comme son ami Soumet, l’honneur au-dessus de l’argent. – Oh ! non, ce n’est pas lui qui aurait fait des épigrammes sur les lis et les amarantes dont notre « grand Alexandre » avait décoré la cheminée de son père, et plus tard celle de son cabinet de travail. Tout au plus aurait-il souri de la plume d’aigle qui voisinait sur sa cheminée avec ces fleurs.
Quoi qu’il en soit, l’Académie des Jeux-Floraux balança longtemps dans l’estime des poètes le prestige de l’Académie française, et voici en quels termes Émile Deschamps parlait de l’une et de l’autre dans la Muse française du 1er septembre 1823 :
« C’est pourtant un beau spectacle que la salle de l’institut le jour de la Saint-Louis. Voyez de ce côté, comme un faisceau de gloire, tout ce que la France, et par conséquent l’Europe, doit avoir de plus grands écrivains, de plus illustres savants, de plus habiles artistes ; de l’autre, comme une corbeille de fleurs, un demi-cercle de femmes brillantes de grâces et de parures ; au milieu, les jeunes, vainqueurs dont la rougeur semble appeler le voile d’un laurier. Leurs mères sont là peut-être qui attendent pour pleurer qu’on proclame le nom qui fait leur joie ; et tout à l’entour siègent les statues des grands hommes, comme des symboles d’immortalité. Cependant l’influence des spectateurs se presse sur les amphithéâtres et dans les tribunes suspendues. L’imagination s’épuise à rêver d’avance la pompe d’un si doux triomphe. Mais l’heure approche, un murmure respectueux circule dans l’assemblée, un vaste silence lui succède, la salle entière écoute et regarde ; une voix s’élève seule… On croirait que c’est la fête qui commence : hélas ! ce n’est qu’une séance qui s’ouvre. Quelque chose d’officiel dans l’air, des encriers et des programmes, quand on cherche des lyres et des parfums, enfin le je ne sais quoi académique, viennent déranger toutes les émotions et décolorer tous les rêves. Le triomphateur en est frappé lui-même ; un froid inattendu le saisit sous ses palmes, et voilà le revers de sa médaille.
« C’est à Toulouse qu’il y a fête ! C’est aux Jeux-Floraux, avec le souvenir des trouvères, au milieu des brillants cortèges parmi les flûtes et les guirlandes, quand vient le jour de la moisson des amarantes d’or, et des beaux lys d’argent ! On sent qu’une femme a passé par là, tant il y a de douceur dans cette gloire. La veille au soir, le blanc fantôme de Clémence Isaure est encore venu déposer son bouquet sur le seuil de sa chère Académie ; c’est en son nom qu’on va en distribuer les fleurs aux jeunes poursuivants de la gaie-science ; et les poètes, amoureux de ces fleurs, semblent en parfumer leur poésie, et mêlent toujours une suave et noble harmonie aux chants les plus sévères, se ressouvenant sans doute que, dans les temps antiques, pour être bien accueilli des Muses, il fallait avoir sacrifié aux Grâces. »
Après avoir admiré comme il convient cet éloge de l’Académie de Toulouse, arrivons à Talma.
Il jouissait dans la cité palladienne d’une renommée que ne possédaient ni Mlle Duchesnois ni Mlle George, ses glorieuses camarades. Chaque fois qu’il venait à Toulouse, il descendait au Grand-Soleil, où il occupait un appartement au rez-de-chaussée, et il prenait plaisir à se concerter avec les députations de la jeunesse sur le choix des ouvrages et sur le nombre des représentations qu’il se proposait de donner durant son séjour. On aura une idée de l’enthousiasme de la population par les détails suivants que j’emprunte aux journaux de l’époque. La salle, ouverte à 7 heures du matin, était pleine avant midi ; les affaires étaient suspendues, les commis quittaient leurs bureaux, les clercs leurs études ; on servait à dîner dans les loges et l’on y faisait de la musique jusqu’à la représentation. Indépendamment des trois rangs de gradins qu’on avait élevés des deux côtés du théâtre et qui interceptaient le passage des coulisses encombrées de monde, on avait pratiqué une grande quantité d’ouvertures dans la toile du fond où les curieux encadraient leurs têtes comme la Cassandre du Tableau parlant. Et après la représentation, Talma était reconduit à son hôtel parmi les vivats et les fleurs.
Un tel spectacle était bien fait pour monter la tête aux jeunes auteurs dramatiques qui nourrissaient l’espoir d’être joués un jour par Talma. Aussi Balmontet – qui était alors à Toulouse et devait en être expulsé quelque temps après par la police, pour avoir eu l’audace d’envoyer à l’Académie des Jeux-Floraux plusieurs pièces de vers en l’honneur de Napoléon, – s’empressa-t-il de composer un dithyrambe en l’honneur du grand tragédien. Il a même tenu à nous apprendre, afin que la postérité n’en ignorât, qu’il lui avait présenté ce dithyrambe le 26 mai 1819. J’en citerai deux ou trois passages à titre de curiosité :
Le trait final vaut toute la pièce, et je serais bien étonné qu’il n’eût pas valu au jeune poète les compliments de Soumet. Quant à celui-ci, il n’avait aucune raison d’emboucher la trompette en l’honneur de Talma, qu’il connaissait depuis longtemps. Il l’avait rencontré, vers la fin de l’Empire, dans le salon de Mme Sophie Gay, lorsque tout Paris récitait son élégie de la Pauvre Fille, et c’est encouragé par lui qu’il avait laissé sur le chantier son poème épique de Jeanne d’Arc, pour aborder la scène. Mais quel souci que de lui plaire ! Après avoir cherché dans l’histoire ancienne un sujet capable de lui fournir un rôle à sa taille, Soumet s’était arrêté à celui de Cléopâtre, qu’il avait attaqué aussitôt. Guiraud, mis au courant, avait suivi son exemple et choisi le sujet de Pélage. Malheureusement, ses fabriques de Limoux lui laissaient peu de loisirs. Il avait à peine écrit la moitié de sa tragédie que Soumet avait fait recevoir la sienne au Théâtre-Français, et c’est de sa lenteur qu’on le gourmandait, quand Talma arriva dans le Midi. Non que Soumet conseillât à Guiraud de profiter de cette occasion pour entretenir le tragédien de son ouvrage. Il eût été plutôt d’un avis contraire, mais il craignait qu’à traîner ainsi les choses en longueur Guiraud ne réservât à son Pélage le sort du Turnus de Michel Pichat, et c’est pour mieux le sermonner et lui faire honte qu’il le pressait de venir à Toulouse, sans attendre l’arrivée de Talma. « Toutes mes heures sont libres pour Pélage. » Ô le noble ami !
Sur ce voyage de Talma et sur Pélage, nous avons deux lettres de Soumet, datées de Toulouse, qui sont intéressantes à plus d’un titre :
Dans la première, il écrivait à Guiraud :
« Lundi [ 1819 ].
Je suis le monstre de l’ingratitude, mon cher Guiraud, et ton aimable lettre a réveillé tous mes remords ; ce silence a dû t’annoncer qu’il se passait en moi quelque chose d’extraordinaire, et en effet je mène depuis environ deux mois une vie fort singulière, je me suis voué au culte des Muses, et comme La Tasse j’ai pris le titre de poète repentant. Je me suis sauvé dans l’inspiration des orages de mon cœur, comme l’aéronaute fuit dans les cieux les nuages qui embarrasseraient sa course ; j’ai pris un sujet de poème épique, qui te fera trembler. Nous causerons de cela ; nous avions perdu l’espoir de voir arriver Talma, et tu dois savoir qu’il y a eu même à ce sujet une espèce d’émeute au parterre. Je ne me consolais pas de ce contretemps en songeant qu’il me priverait du plaisir de te voir. Enfin nous avons appris hier au soir à 11 heures que Talma venait d’arriver. Son projet était de se rendre de suite à Carcassonne, à cause des mauvais procédés de notre directeur. Mais une sérénade l’a désarmé, ou plutôt armé du poignard de Manlius qu’il doit jouer demain. Nous espérons qu’il s’arrêtera quelques jours, mais tu n’as pas un moment à perdre.
Je t’embrasse.
S [ OUMET ]. »
Dans la seconde, il lui disait :
« Tu remues toutes mes blessures, mon cher ami, je ne sais quel mauvais génie m’a inspiré cette fatale lecture des Jeux-Floraux et l’impression de mon Chant de guerre ; c’est le génie de l’amour-propre, le plus perfide de tous. Je te fis part dans le temps du peu de succès de ce morceau de poésie, et, depuis ce moment, les satires des Toulousains, la pitié de Jules, les réprimandes d’Émile ne m’ont pas été épargnées. Tout le monde me renvoie à l’alphabet que ne savait pas mon héroïne et à ses moutons qui ne pouvaient lui avoir appris le langage que je luis fais tenir.
Ainsi me voilà presque découragé, et l’inspiration brillante s’est couverte de ténèbres. J’en suis désolé. Talma ne s’arrête point à Carcassonne, du moins il m’en donna l’assurance la dernière fois que je fus le voir ; je le reverrai peut-être aujourd’hui et je t’instruirai de son départ, qui n’est pas aussi prochain que tu sembles le croire ; nous espérons te voir arriver d’un jour à l’autre. Si tu m’en croyais, tu ne parlerais point à Talma de ton Pelage ; c’est un homme qui se prévient, quelquefois sans raison, contre certains ouvrages ; il ne te serait d’aucune utilité pour la lecture des Français, et il vaut mieux se présenter à lui avec une tragédie reçue avec transport qu’avec une tragédie à recevoir : penses-y. Il était parvenu à me décourager entièrement de Cléopâtre et je la fis recevoir aux Français en son absence ; tu te souviens également de ce qui est arrivé à Pichald. Tout ceci doit rester entre nous…
Il est bien ridicule que tu éternises comme tu le fais cette tragédie de Pélage. Veux-tu en faire un second Turnus ? Si elle n’est pas terminée dans un mois, je ne t’en parlerai plus.
Si tu as quelque chose à me dire pour me redonner un peu d’inspiration, ce sera ressusciter un mort.
SOUMET. »
« Je ne t’en parlerai plus ! » Il aurait été bien en peine de tenir cet engagement, car, ayant conscience du talent dramatique de Guiraud, il s’était, promis de le harceler tant qu’il n’aurait pas obtenu gain de cause, et il ne savait qu’inventer pour vaincre sa paresse.
Nous avons vu que Guiraud avait été couronné deux fois à l’Académie des Jeux-Floraux. Le plus heureux des deux amis fut certainement Soumet. Non seulement il fit l’éloge du poète-lauréat dans le premier journal de Toulouse, mais il mit en mouvement tous leurs amis de Paris, à commencer par Émile Deschamps, à qui il recommanda d’une manière toute spéciale de s’occuper des petits ouvrages de Guiraud, à l’exclusion des siens. Or, pendant ce temps-là, Guiraud faisait le mort ou la sourde oreille.
« Quel est cet ingrat silence ? lui écrivait Soumet… Tu n’as donc pas reçu l’Ami du Roi ? Je t’en ai pourtant envoyé quatre exemplaires joints à trois exemplaires des Jeux-Floraux. C’est Jules et moi qui avions fait ton article dans ce journal, et je pensais que tu me reconnaîtrais à la muse israélite et à la manière dont je fais l’éloge de mes amis ; je ne peux pas imaginer ce qui t’a empêché de m’en remercier. J’ai écrit pour toi à Paris. J’ai envoyé à notre ami Émile un exemplaire du recueil, en lui prescrivant de voir Latouche pour le Journal des Débats, Coffinières pour le Journal de Paris et les Annales, et Janin pour les Champenoises. Je lui ai surtout recommandé qu’il ne s’avisât pas de faire faire l’éloge de mon chant de guerre de Jeanne d’Arc, et que c’était de tes seuls ouvrages qu’il fallait s’occuper.
Je recevrai par un très prochain courrier la réponse d’Émile, et je te la ferai parvenir.
Il m’a rendu compte de la représentation de Jeanne d’Arc, tragédie d’un écolier de sixième, il me promet très prochainement les Élégies d’André Chénier, dont Latouche est l’éditeur.
Nous avons reçu la caisse de vin que tu nous avais annoncée ; si papa n’avait pas été absent pour sa tournée, il se serait empressé de t’en remercier.
M. Ferrary, qui est ici avec son aimable famille, m’a lu hier un acte d’une comédie intitulée l’Ancien et le nouveau régime. »
SOUMET. »
Cette lettre et les précédentes nous apprendraient que les relations de Soumet avec Émile Deschamps dataient d’assez loin, si nous ne le savions déjà par une pièce de vers fameuse, où le second s’exprime ainsi sur le compte du premier :
« Tout mon corps de quinze ans ! » Cela nous reporterait à l’année 1806, puisque Émile Deschamps était né à Bourges le 20 février 1791. Mais sa rencontre avec Soumet était évidemment postérieure à cette date, Soumet n’ayant rien fait encore qui fût capable de lui tourner la tête au collège. Je vois d’ailleurs dans la même pièce que Soumet,
Or, je ne sache pas qu’il se soit occupé de théâtre avant 1816 ou 1817. Il y a donc contradiction dans le récit d’Émile. Deschamps. Mais il est certain que leur intimité était très grande à cette époque. Je trouve le nom d’Émile – tout court – dans des lettres de Soumet de 1817, et je lis dans une autre, écrite par le même à Guiraud, en 1818 : « Ni Latouche, ni Émile Deschamps ne se trouvent à Toulouse. Émile t’enverra un exemplaire de sa comédie et je tâcherai de me procurer le Roi des Aulnes pour te le faire passer.
Après avoir été séparés pendant près de dix-huit mois – le temps que Soumet demeura à Toulouse – les deux amis se réunirent à Paris au commencement de 1820, et loin d’y perdre, Guiraud ne fit qu’y gagner, les absents avec Soumet n’ayant jamais tort. Soumet avait emporté avec lui le manuscrit de Pélage. Son premier soin fut de le faire recevoir à la Comédie-Française, et ce ne fut pas sa faute s’il eut, comme il le craignait, le sort de Turnus.
Il écrivait à Guiraud le 20 décembre 1820.
« Auteuil.
… Tu auras vu par les journaux que Pichald n’est pas joué pour le bénéfice de Michot. J’ai tout de suite songé à Pélage et j’ai fait le voyage de Paris pour prendre des informations. Il paraît que plusieurs auteurs, et principalement Arnault, se sont plaints de voir passer une pièce reçue depuis si peu de temps au théâtre et ont engagé les comédiens à se dédire de la parole donnée à Pichald. Je n’ai pas cru, d’après ces nouvelles, devoir faire aucune démarche pour toi ; je n’ai pas non plus beaucoup d’espérance pour moi-même. D’un côté la paresse de Talma et de l’autre la pièce de Janin me tiennent en échec. Lorsque Saül sera terminé, je me déciderai, je crois, à la présenter au Second-Théâtre. J’ai fait à Oreste de grands changements. J’ai su par Émile que tu travaillais toujours aux Machabées. Point de précipitation ; des vers simples et la plus grande pureté du style ; le vers de Pichald est toujours une ligne droite. Je le recommande également de donner tous tes soins à la dernière situation du 5e acte. Tu sais que je te l’ai toujours signalée comme un écueil.
Ma vie est assez triste, mon ami ; l’hiver et la solitude d’Auteuil sont des muses sans inspiration ; mais la santé de mon père et toutes ses forces morales sont revenues, et cela me console du reste !
Tous nos amis te disent mille choses. Je suis allé l’autre jour passer la soirée chez Émile, où je les ai tous rencontrés.
Je t’embrasse,
S [ OUMET ]. »
De qui donc Soumet parlait-il en écrivant à Guiraud qu’il les avait tous rencontrés chez Émile ? – Il parlait d’abord de Victor Hugo, qui ne jurait que par lui, depuis surtout que lui, Soumet, collaborait au Conservateur littéraire, – d’Alfred de Vigny, qui avait déjà publié le Bal et composé le Somnambule, – de Jules Lefèvre, de Saint-Valry, de Latouche, voire de Sophie Gay, qui ne dédaignait pas de produire Delphine dans le salon d’Émile Deschamps.
Justement elle habitait alors rue Neuve-Saint-Augustin, n° 12, à deux pas de l’hôtel de Richelieu, où descendaient Lamartine et Guiraud, quand ils venaient à Paris. Et nous allons voir par sa correspondance quel intérêt elle portait aux ouvrages dramatiques des deux Alexandre.
Elle écrivait à Guiraud le 17 février 1821 :
« Vous devez bien penser, mon aimable poète, qu’il a fallu que je fusse tristement occupée, pour rester si longtemps sans me rappeler à votre souvenir, sans vous remercier de ce vin pétillant qui vous attend à Villiers. Mais, hélas ! bien loin de le boire en riant avec nos amis, nous avons revêtu des habits de deuil, et la mort de ma belle-sœur est venue changer en regrets tous les plaisirs que nous nous promettions cet hiver.
Entièrement consacrée aux soins qui précèdent et suivent un si triste évènement, je n’ai pu me livrer à ceux qui me plaisent tant, et c’est pourquoi vous n’avez pas eu plus tôt ma réponse. Cette mort, quoique fort prévue, et presque désirée comme étant l’unique terme du supplice de la malade, ne m’a pas moins plongée dans de fort sombres méditations, mais je vous en fais grâce et ne veux vous parler que de ma nouvelle passion : vous avez droit à la confidence, car vous êtes un peu complice de mon exaltation. Tout cela ne vous apprend-il pas que j’ai vu, que j’ai causé avec Soumet, et que son auréole poétique a tellement enchanté mon imagination que je crois rêver en me rappelant ses paroles. Parlez-moi un peu de ses défauts, j’ai besoin de les savoir d’un ami, pour me garantir de la folie de le supposer parfait.
C’est mardi prochain qu’on lit au Comité sa Clytemnestre ; je suis invitée à l’entendre, et je m’en promets un grand plaisir. J’ai déjà disposé Talma à partager mon admiration pour l’ouvrage et je l’ai si bien vanté qu’il est loin de se douter que je n’en connais pas un vers. Ma confiance en ce genre ne me trompe jamais. L’auteur de la Pauvre fille ne peut, manquer le rôle d’une mère. À propos de mère, celle des Machabées est-elle achevée ?
Nous vous attendons le mois prochain avec toute cette famille infortunée. Venez au secours de ce pauvre Théâtre-Français qui menace ruine malgré les talents de MM. Viennet, Roger et compagnie. Si l’ami Pichald se pressait davantage, il aurait déjà mis en fuite tous ces Mèdes avec son Léonidas, mais il marche trop lentement à la gloire ; venez le stimuler un peu et lui donner l’exemple du succès. On nous annonce pour après-demain à l’Odéon un Baudouin détestable et au Théâtre-Français une Zénobie dans le même goût. Le public en fera justice. Il vient d’être fort aimable pour la reprise de Pomenars