Le chaos ukrainien - Nikola Mirković - E-Book

Le chaos ukrainien E-Book

Nikola Mirković

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Beschreibung

La guerre est un vortex de violence, de politique et de propagande dans lequel il est toujours difficile de discerner le vrai du faux. Le conflit en Ukraine en est un exemple retentissant. Le chaos ukrainien prend le problème à la racine en expliquant les raisons historiques et surtout géopolitiques qui ont mené à ce nouveau conflit majeur sur le sol européen. Loin du consensus médiatique et politique actuel, Le chaos ukrainien identifie les véritables protagonistes de ce conflit qui n’a pas du tout commencé en 2022. Depuis de nombreuses années la tension monte entre les Etats-Unis et des nouvelles puissances mondiales comme la Russie ou la Chine qui veulent opposer un monde multipolaire à l’hégémonisme américain. Le chaos ukrainien explique pourquoi la guerre en Ukraine dépasse largement l’Ukraine elle-même et concerne l’avenir du monde et des relations internationales telles que nous les connaissons depuis la fin de la Guerre froide. Pour terminer, Le chaos ukrainien donne des pistes pour sortir de ce bourbier infernal et retrouver le chemin de la paix.
Depuis 2014, Nikola Mirković est une des rares personnalités à avoir alerté les médias et les hommes politiques sur les risques majeurs que le coup d’État de Kiev et la guerre civile ukrainienne qu’il a provoquée allaient faire peser sur la stabilité de l’Europe


À PROPOS DE L'AUTEUR

Nikola Mirković est diplômé de l’European Business School. Président de l’association Ouest-Est, il a mené de nombreuses missions humanitaires au Donbass en guerre ainsi qu’au Kosovo et en Métochie. Il est régulièrement invité par les médias francophones et internationaux pour ses analyses géopolitiques. Il est l’auteur de L’Amérique empire (2021), Bienvenue au Kosovo (2019) et Le Martyre du Kosovo (2013).

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Nikola Mirković

LE CHAOS UKRAINIEN

Comment en est-on arrivé là ? Comment en sortir?

Introduction : le monde entre dans une nouvelleère

Qu’est-ce qu’un État ? Qu’est-ce qu’une nation ?

Depuis la nuit des temps les frontières des peuples, des princes et des pays changent au gré des mariages, des guerres, des conquêtes, des défaites, des aléas météorologiques, des alliances. La compréhension même de ce qu’est un État a également évolué. Un peuple pouvait très bien jadis pratiquer sa religion, parler sa langue et conserver sa culture tout en payant un impôt à un prince qui n’était pas de son ethnie qui lui-même allait payer un tribut à un roi ou empereur qui ne parlait, lui-même, ni sa langue ou ne partageait pas sa religion. C’est la réalité historique et politique de l’Europe d’autrefois qui nous invite à éviter de plaquer de manière systématique des réflexes politiques ou les schémas mentaux de notre époque.

Quand Rome occupe la Gaule, les Gaulois ne deviennent pas Romains, ils gardent leur identité tout en pouvant accéder à la citoyenneté romaine ; pour autant ils vont progressivement prendre la langue de l’envahisseur qu’ils vont adapter. Plus tard ils se soumettront à des princes francs qui imposeront le nom de Francie au pays. Cessent-ils alors d’être Gaulois ou alors les Gaulois restent-ils le même peuple et ont-ils juste évolué pour devenir des Français ? Irlandais, Français et Espagnols sont tous descendants des Celtes de la plaine du Danube. Si nous comparons nos pays aujourd’hui nous voyons bien un certain nombre de points en commun mais également des différences alors que nos ancêtres étaient de la même origine. L’histoire évolue et les peuples aussi ; un même peuple peut se scinder et prendre plusieurs options civilisationnelles qui sont parfois opposées. Le sujet est complexe et particulièrement prégnant pour l’analyse de l’Ukraine où se mêlent, souvent plus qu’ailleurs, débats historiques, romantisme politique et mythologie identitaire, et ce quel que soit le camp.

L’émergence de l’idée de nation

À partir de la fin du XVIIIe siècle, une partie de l’Europe commence à remplacer ses monarques par une construction dite démocratique où le peuple serait souverain. Le concept de nation s’impose progressivement à la place de celui de royaume. Les idées de la Révolution française se répandent à travers les cercles d’intellectuels occidentaux et l’ethnie devient souvent la fondation du récit national. Les États-nations commencent à remplacer les royaumes, les principautés et les empires. Cette révolution de la construction politique européenne héritée depuis les anciens temps est la cause directe de nombreux soulèvements et de guerres en Europe. L’élaboration des États-nations se développe progressivement avec parfois des éruptions de violence et de sang pour que l’ancien régime cède la place au nouveau avec une remise en question essentielle de la nature même du pouvoir. Les cartes sont rebattues et les concepts traditionnellement admis remis en cause. À qui appartient la terre ? Au peuple qui l’habite ? À l’État qui l’administre ? Qu’est-ce qu’un peuple ? Qu’est-ce qu’une nation ? Les peuples doivent-ils être assimilés à l’ethnie dominante ou y a-t-il une place pour les minorités ? Ces questions sont nombreuses et il est inutile de dire que trouver une seule et unique réponse historique ou scientifique aux problématiques rencontrées relève de l’impossible. L’issue ne peut alors être trouvée que par le droit, le compromis ou le conflit.

Pour certains Ukrainiens, les Ukrainiens sont des Slaves qui ont fondé la Rus de Kiev et qui ont habité ces territoires depuis le Moyen Âge. La difficulté que nous rencontrons avec cette définition est qu’il n’y a jamais eu de pays qui s’appelait Ukraine jusqu’au XXe siècle. Nous n’avons pas non plus de documents historiques mentionnant un peuple ukrainien avant le XIXe siècle. L’ukraine (avec un u minuscule) est étymologiquement, pour les Polonais comme pour les Russes, un mot d’origine slave qui désigne une frontière militaire, une marche. Ce n’est pas un pays mais ce qui permet d’être un pays. L’Ukraine (avec un U majuscule) ne va devenir un embryon de pays que vers la fin de la Première Guerre mondiale, puis une République socialiste soviétique en 1922 avant de devenir indépendante pour la première fois en 1991. Cela ne signifie absolument pas qu’il n’y ait pas un peuple qui s’identifie comme ukrainien, ni que l’Ukraine, comme pays, n’aurait pas le droit d’exister mais cela aide à comprendre pourquoi la situation de cette jeune nation est bien plus labyrinthique qu’on ne le croit. Si l’on ne fait pas l’effort d’analyser cette complexité alors on ne peut pas comprendre la situation géopolitique actuelle. Pour savoir où l’on va, il faut savoir d’où l’on vient.

Le 24 février 2022, l’armée russe a déclenché une attaque armée contre l’Ukraine sous la dénomination sibylline d’« Opération militaire spéciale » pour éviter le terme plus prosaïque d’invasion. Les capitales occidentales sont évidemment choquées. Les médias dominants, en boucle, diffusent des images de tanks, d’avions de chasse, d’explosions, de missiles de croisière et de dévastation. Les images sont terrifiantes et on a du mal à croire que des peuples européens du XXIe siècle aient pu réveiller aussi facilement leurs vieux démons. Les médias occidentaux vont traiter cette situation terrible comme exceptionnelle et omettre de rappeler qu’on a malheureusement déjà vu ces mêmes images récemment au Yémen, en Irak, en Syrie, en Afghanistan ou en ex-Yougoslavie… L’analyse est fausse mais la perception est réelle et se faire une idée objective et indépendante relève parfois du parcours du combattant dans une société surmédiatisée où les images priment sur la réflexion. Si l’on veut comprendre le monde et ses conflits, le plus sage est sans doute de savoir les raisons qui animent les décisions des belligérants. La bataille sémantique est importante mais le résultat est le même : la guerre est revenue en Europe. La question que nous devons nous poser est : l’avait-elle vraiment quittée ?

La guerre en Ukraine, une guerre qui couvait

En effet l’amplification de la guerre en Ukraine n’était malheureusement pas une surprise. La guerre froide est terminée mais il persiste chez certains faucons de guerre l’envie d’en découdre, l’envie de s’affronter pour de vrai après des décennies de coups bas, d’invectives, de guerre à distance, de paix éphémère et de langue de bois, pour ne pas dire clairement de mensonges éhontés entre le monde atlantiste1 et le monde russe. L’Ukraine, positionnée entre les deux, est devenue un ring dans lequel s’affrontent deux mondes que beaucoup oppose. Nous allons chercher à comprendre pourquoi cette guerre ukrainienne dépasse l’Ukraine et doit être resituée dans le contexte d’un affrontement entre deux modèles mondiaux, l’un unipolaire et l’autre multipolaire, qui s’affrontent depuis longtemps. Dans les pages qui suivent nous tenterons de mieux comprendre ce qu’est l’Ukraine et pourquoi son histoire est complexe. Nous allons essayer de comprendre également comment nous en sommes arrivés à une situation aussi calamiteuse d’un point de vue diplomatique, politique et humanitaire. Malgré deux guerres mondiales effroyables qui ont anéanti notre continent, comment les Européens et les institutions mondiales nées après la Deuxième Guerre mondiale ont-ils pu permettre qu’une guerre éclate de nouveau en Europe ? Ne nous a-t-on pas dit que « l’Europe c’est la paix » ? Ne nous a-t-on pas dit « Plus jamais ça ! » ? Nous avons, depuis longtemps, toutes les cartes en main pour comprendre ce qui se passe réellement dans cette région du monde qui est une zone pivot géopolitique majeure. La vérité est que nous avons fermé les yeux et fait semblant de ne pas comprendre. Nous, Européens, ne voulions pas voir l’émergence du conflit ukrainien qui était enclenché pourtant depuis longtemps.

Nous vivons hélas dans une société occidentale inondée de fake news, de sensations et d’images qui détournent trop facilement l’attention de la réalité et de la vérité. Sans accès à la vérité, hélas, il ne peut y avoir une compréhension juste et objective des choses. Cela vaut pour l’histoire et la justice comme pour l’amour et la mort. Sans la connaissance approfondie d’un sujet, nous croyons souvent en un fantasme et une illusion de la réalité qui peut même nous conduire à vivre dans le mensonge et à tirer les mauvaises conclusions. L’Ukraine fait malheureusement partie de ces sujets tabous dont il est difficile de parler sans s’attirer les foudres des chasseurs de sorcières modernes toujours prêts à griller sur le bûcher de la bien-pensance l’ingénu qui aimerait penser différemment. Le travail de recueil de l’information, de critique constructive et d’analyse que méritent les sujets complexes est malheureusement de plus en plus délaissé au profit de phrases toutes faites faciles à retenir et conformes au prêt-à-penser ambiant. Le sujet ukrainien fait pourtant partie de ces sujets subtils qui ne méritent pas une approche manichéenne, passionnée et irréfléchie. Mal comprendre un enjeu bénin a des conséquences souvent sans effet mais mal comprendre un enjeu majeur peut avoir des conséquences irréversibles. Nous allons donc essayer de décortiquer cette histoire ukrainienne à travers le temps en prenant la peine de comprendre comment nous en sommes arrivés à la situation que nous traversons aujourd’hui. Sans prétendre définir la vérité, nous allons tenter d’aider le lecteur à mieux cerner la réalité géopolitique de la crise ukrainienne. Nous souhaitons proposer une analyse fondée sur l’histoire et les hommes qui ont animé au cours des siècles ce vaste territoire qui s’appelle aujourd’hui Ukraine. Le père de l’histoire, Thucydide, avait raison en nous avertissant que « l’histoire est un perpétuel recommencement ». Mais, comme toutes les générations qui nous ont précédés, nous prétendons mieux faire que nos ancêtres. Nous allons donc analyser les raisons de la guerre et tenter de formuler des propositions de sortie de crise afin d’éviter que l’affrontement local ne devienne, un jour, mondial. La paix a un prix mais ce prix ne peut être sacrifié sur l’autel de la vérité.

1 Atlantisme : attitude politique de ceux qui font du pacte de l’Atlantique Nord la base et le principe de leur action et qui s’alignent sur la politique des États-Unis au nom même de ces principes, Larousse en ligne.

I. L’Ukraine, une histoire instable et récente

Avant de commencer à étudier l’histoire de l’Ukraine, il est important de comprendre ce que l’on entend par le mot ukraine (en lettres minuscules) lui-même. De nombreux auteurs, sites et même historiens occidentaux font référence à l’Ukraine comme s’il s’agissait d’un pays ancien établi depuis longtemps. Ils ont tort. C’est la conséquence de la Wikipédiatisation de l’histoire où une simplification poussée à l’extrême évite de comprendre la subtilité et la densité d’une réalité historique. L’Ukraine telle que nous la connaissons aujourd’hui est devenue un pays indépendant pour la première fois en 1991. Auparavant elle était une République socialiste soviétique de 1922 à 1991, après quelques esquisses d’indépendance entre 1917 et 1920 avec des frontières bien différentes de celles que nous lui connaissions lors de son indépendance en 1991. Avant encore, l’Ukraine n’a jamais été ni un État ni une nation. Quand on parle de la France, par exemple, au Moyen Âge, au XVIe ou au XIXe siècle, nous savons précisément de quoi il s’agit. Les formes d’État, les frontières et les coutumes ne sont pas les mêmes qu’aujourd’hui mais le pays existe et nous pouvons identifier à quoi il correspond géographiquement et politiquement ; il a des racines profondes. On ne peut pas faire la même comparaison, en revanche, avec l’Ukraine car, avant le XIXe siècle, il n’y a pas de peuple qui s’identifie comme ukrainien et, avant le XXe siècle, il n’y a jamais eu de pays s’appelant Ukraine. Ce territoire vaste et à l’histoire mouvementée a quasiment toujours appartenu à différents pays dont aucun ne portait le nom d’Ukraine. On comprend ainsi pourquoi les questions de frontières et de l’interprétation hâtive, subjective ou approximative de l’histoire peuvent induire des experts autoproclamés à colporter des informations approximatives et des analyses erronées. Il est donc fondamental de remonter dans le temps.

Des tribus indo-européennes dominées par les Slaves

Scythes, Sarmates et Cimmériens sont des peuples indo-européens qui se sont succédé, entre autres, sur une partie des terres de l’actuelle Ukraine durant l’Antiquité. Puis d’autres peuples, essentiellement nomades, les assimilent ou les remplacent selon les régions : Grecs, Goths, Huns, Khazars, Magyars, Petchenègues, Polovtses… Au nord de l’Ukraine (dans ses frontières actuelles) avec les régions limitrophes de la Biélorussie et de la Russie se trouve très vraisemblablement le berceau du monde slave. Pour le directeur de recherche au CNRS Michel Kazanski2, c’est « entre la zone forestière de la partie nord de la Grande Plaine russe et la steppe de la mer Noire, dans le bassin du Dniepr moyen et supérieur, que les historiens localisent pour l’époque romaine les Vénèthes, ancêtres directs des Slaves. » L’historien français précise : « Plus tard, au début du Moyen Âge, selon les auteurs du VIe siècle, le territoire de l’Ukraine actuelle est partagé entre deux grands groupes slavophones : les Sclavènes, c’est-à-dire les Slaves proprement dits, qui se situent autour des Carpates et en Ukraine du nord-ouest jusqu’au Dniepr, et les Antes – d’un mot probablement d’origine turque signifiant “les alliés” – qui occupent la bande de la steppe forestière des deux rives du Dniepr, à la frontière du monde nomade. Les Antes disparaissent au VIIe siècle. Les Sclavènes, ou plus exactement les Slaves, occupent à partir du VIIIe siècle toute la moitié nord de l’Ukraine, des Carpates au Donetz, ainsi que la Biélorussie, et se diffusent dans la zone forestière de Russie. » Les Slaves ne forment pas un peuple unique mais sont regroupés en différentes tribus comme les Slovènes, les Krivitches, les Drevlianes, les Dregovitches, etc., qui occupent différentes régions. 

La création de laRus

Au IXe siècle les Varègues (peuple scandinave parti conquérir l’Orient contrairement à leurs frères vikings partis combattre en Occident et en Méditerranée) ont conquis les tribus proto-slaves sur des terres qui se trouvent aujourd’hui en Russie, en Biélorussie et en Ukraine et soumettent les populations locales (y compris des populations finnoises). Ils tracent les grandes routes du commerce entre le nord de l’Europe et l’Empire byzantin et même l’Afrique. Une dynastie domine les autres tribus slaves : les Riourikides qui tiennent leur nom de leur cher Riourik. Riourik aurait été un prince varègue venu s’installer parmi les Slaves à Novgorod (actuelle Russie). En 864, les Varègues prennent la ville de Kiev aux Khazars, un peuple turco-mongol. Kiev aurait été développée par les Slaves entre le Ve et le VIIe siècle après Jésus-Christ. Le fils de Riourik, Oleg le Sage (parfois appelé Oleg de Novgorod), est prince de Novgorod et de Kiev où il règne pendant une trentaine d’années jusqu’en 912. Oleg fait de Kiev sa capitale et fonde ainsi la Rus de Kiev (parfois écrit Rous de Kiev ; Rus s’écrit Rôsia dans les documents grecs), une fédération de tribus slaves. Avec la Rus de Kiev, les Riourikides règnent sur une partie de l’Ukraine actuelle, la Biélorussie actuelle et le nord-ouest de l’actuelle Russie. La Rus de Kiev est un des territoires les plus vastes de l’Europe médiévale. Nous ne connaissons pas avec certitude l’origine du mot Rus et de nombreuses théories s’affrontent et se contredisent. Dans La Chronique de Nestor (aussi appelée La Chronique des temps passés) écrite au XIIe siècle nous pouvons lire : « Et Oleg s’établit comme prince à Kiev et dit : “Cette ville sera la mère des villes russes”. Il y avait autour de lui des Slaves, des Varègues et d’autres peuples et ils s’appelèrent Russes3. » L’historien français Pierre Bauduin écrit : « L’information donnée par les Annales de Saint-Bertin est la plus ancienne mention des Rhos, qui apparaissent sous ce même nom ou celui de Rus dans les sources arabes ou byzantines à partir du milieu du IXe siècle. Rhos/Rus désigne à l’origine des Scandinaves établis le long des itinéraires commerciaux de l’Europe orientale, plus particulièrement les élites princières et leur suite, et ultérieurement, à partir du Xe siècle, les habitants de la Russie d’Europe (quelles que soient leurs origines) et le pays lui-même. Le nom viendrait du vieux scandinave roðr (“navigation à la rame”) utilisé pour des Scandinaves voyageant dans les eaux de la Baltique et emprunté par les populations finnoises entrées très tôt à leur contact4. » Les Rus vont donc établir d’importantes routes du commerce entre Constantinople et le nord de l’Europe. L’empereur Constantin VII Porphyrogénète, dans De administrando imperio, rapporte que « des Rus venant de Nemogardas (Novgorod) et d’autres lieux se rassemblaient à Kiev où ils équipaient des barques monoxyles que leur vendaient les Slaves et, à partir de juin, ils descendaient le Dniepr pour gagner Constantinople ; de retour à l’automne, ils passaient l’hiver chez les Slaves pour percevoir des tributs et regagnaient Kiev au printemps afin de préparer un nouveau voyage vers Byzance5 ». Le directeur de recherche au CNRS Michel Kazanski en dit davantage : « Leur nom [des Rus], qui recouvre d’abord la dynastie de Rurik et son entourage à dominante scandinave, devient au cours du Xe siècle l’appellation d’un pays, Rus ou Rosia selon les sources byzantines, et d’un nouveau peuple, Russkie lyoudi, “gens russes”, formé essentiellement de Slaves, mais également, au nord, de Finnois et de Scandinaves. Ce nom a survécu jusqu’à aujourd’hui pratiquement sans changements : on le reconnaît facilement dans ceux de Russie, Rossiya, de Biélorussie, Belarus, des Russes, Russkie et des Biélorusses, Belarusy6. » Entre le IXe et le XIIe siècle, l’appellation des habitants de cette région (ethnonyme) se fonde autour du mot rus. Le mot « russe » que nous employons aujourd’hui provient étymologiquement de rus mais nous l’emploierons plus tard dans son contexte historique. Les termes Russia et Ruthenia ont été employés en latin pour désigner le territoire de la Rus de Kiev et ses habitants et pour désigner les terres habitées par les Rus / Ruthènes. Les termes rus et ruthène signifient la même chose. Rus est un endonyme alors que l’exonyme ruthène est d’origine latine.

Une Russie petite, grande, rouge…

Le mot Rus va être adapté à plusieurs régions à l’intérieur ou à côté de la Rus de Kiev dans l’histoire. Au début du XIVe siècle Byzance emploie le terme Petite Russie, Malarossiya (en grec Μικρά Ῥωσία - Mikrá Rhōsía) pour désigner la métropole galicienne comprenant six éparchies (diocèses, chez les orthodoxes) : Galitch, Vladimir-Volyn, Loutsk, tous trois aujourd’hui à l’ouest de l’Ukraine ; Peremychl et Kholmsk (Przemysl et Chelm aujourd’hui en Pologne) ; et Turov (actuellement en Biélorussie). La Petite Russie fut donc créée en parallèle de la Grande Russie, Velikaya Rossiya (Μεγάλη Ῥωσία - Megálē Rhōsía), qui comprenait 19 éparchies sous la domination du métropolite de Kiev, dont la résidence (siège) était à Kiev et Vladimir (actuelle Russie). Ces désignations sont à l’origine des découpages territoriaux ecclésiastiques et non pas ethniques ou politiques. Progressivement ces termes vont s’appliquer également aux régions où elles sont situées, qu’il s’agisse de sujets ecclésiastiques ou non, et les Rus seront plus tard distingués entre Malorusses (petits Russes), Velikirusses (grands Russes) et Biélorusses (Russes blancs). Entre 1654 et 1721, le titre officiel des tsars russes était « Souverain de toute la Russie : la Grande, la Petite et la Blanche ».

À l’ouest de la Rus de Kiev se trouve la principauté de Galicie-Volynie ou Rus de Halytch-Volodymyr (la partie orientale de la Galicie s’appelait la Rus rouge) qui s’étendit à son apogée au XIVe siècle entre le Boug oriental (ouest de Lvov en Ukraine actuelle) et le Wieprz (en Pologne actuelle). Ce territoire sera échangé à plusieurs reprises entre la Rus de Kiev et son voisin occidental polonais avant d’être complètement soumis par la Pologne à partir de 1340.

Il exista aussi une petite Rus noire autour de la ville de Navagroudak (sud-ouest de l’actuelle Biélorussie) et une Rus blanche que le Polonais Jan de Zarnków identifie en 1381 à la principauté de Polatsk. Les historiens ne savent pas vraiment pourquoi ces territoires portent des noms de couleur. Pour le professeur français d’origine ukrainienne Iaroslav Lebedensky, les Slaves orientaux auraient pu importer cette distinction blanc/noir à des peuples turcophones qui l’auraient employée pour identifier les peuples libres d’impôts (blancs) de ceux qui étaient esclaves et chargés d’impôts (noirs). Quant au rouge cela pourrait désigner l’idée de beauté. D’autres historiens pensent que les couleurs peuvent faire référence à la couleur de la terre.

Le professeur Lebedynsky écrit que dans les sources slaves orientales et étrangères le nom Rus peut désigner « un groupe humain : tantôt, surtout aux IXe-Xe siècles, les Varègues, par opposition aux Slaves, tantôt l’amalgame des deux, ou encore tout ou partie des Slaves orientaux7 ». Pour lui, le mot a aussi « un sens politique et territorial » et il précise qu’il y a une Rus (il emploie le synonyme Ruthénie) au sens strict qui correspond au noyau initial de l’État kiévien sur les deux rives du Dniepr moyen et une Rus au sens large incluant tous les territoires soumis à la dynastie grand-princière. Le nom Rus va globalement désigner tous les territoires de l’ancienne Rus de Kiev. Sigismond von Herberstein, ambassadeur du Saint-Empire en Moscovie en 1517 et 1526, écrit que trois souverains se partagent la Rus : le tsar, le roi de Pologne et le grand prince de Lituanie8.

Et l’Ukraine là-dedans ?

La première trace du mot ukraïna (Оукраинна) se trouve dans la version hypatienne de la Chronique des temps passés datant du début du XVe siècle. La chronique relate un événement du XIIe siècle et raconte que « L’ukraïna gémit de grief pour lui » en évoquant la mort du Prince Vladimir en 1187. Cette ukraïna désigne la région de Pereiaslav au sud-est de Kiev. Pour le professeur d’histoire américain Paul R. Magocsi, qui tenait la chaire d’études ukrainiennes à l’Université de Toronto, le terme ukraïna employé dans cette chronique ne fait aucune référence à une région géographique spécifique. Il écrit : « Le terme signifie simplement une zone frontalière non définie9. » À l’origine le mot ukraïna ne désigne donc ni un pays, ni un peuple, ni un territoire unique et spécifique. Si la Rus est une matrice, l’Ukraine est une périphérie. Si l’un fut terme fondateur et puissant, l’autre resta secondaire et contingent pour longtemps. Comme le contour est relatif au centre, l’Ukraine dépend dans son appellation même de laRus.

Le professeur d’histoire russe Fyodor Gayda rappelle que le terme ukraine (украинами - ukrainami) désigne également, du XIIe au XVIIe siècle, diverses zones frontalières de la Russie. On parle à l’époque de l’Ukraine de Pereyaslav, de Pskov, de Smolensk... De la Sibérie à Astrakhan (dans des régions qui sont lointaines de l’Ukraine actuelle), il se trouve des ukraines, il s’agit de régions frontalières10. En 1593, le tsar de Russie, Fédor, écrit aux Cosaques du Don et évoque « nos confins » (наши украины) et il emploie alors le terme d’ukraïni. Les Polonais emploient de même un terme similaire : « kray ». Samuel Grondski dans son Histoire des guerres cosaques (1672) écrit : « Marche se dit en effet en polonais kray ; d’où Ukrajna ou province située aux confins du royaume11. » Pour l’historien russe Fyodor Gayda, le terme ukrainien va commencer à se développer au début du XVIIe siècle, d’abord par les Polonais, qui emploient ce terme pour désigner les aristocrates sur le territoire ukrainien. À partir de la deuxième moitié du XVIIe siècle, le terme va être utilisé aussi occasionnellement par des grands russes pour désigner les cosaques petits russes mais il sert aussi à désigner toute personne qui habite une région frontalière. Il va progressivement être employé pour définir la région géographique qui entoure les deux rives du Dniepr (en Ukraine actuelle) mais n’a pas de connotation ethnique à l’origine. On retrouve le terme similaire de Krajina en Croatie où de nombreux Serbes ont été invités par les Habsbourg au XVIe siècle pour constituer une frontière militaire contre les Ottomans. L’Ukraine est donc terre de voisins ; c’est un intermédiaire géographique, un « là-bas » qui se définit toujours par rapport à un « ici. »

Retour à la Rus deKiev

La Rus de Kiev est une sorte de fédération de principautés. À son apogée elle engloba un territoire qui s’étend de la mer Noire à la mer Blanche et du cours supérieur de la Vistule à la péninsule de Taman au bord de la mer d’Azov. Elle est l’État le plus étendu de l’époque médiévale. L’essentiel de la Rus de Kiev (on retrouve parfois l’expression de Russie kiévienne) se trouve sur les territoires actuels de la Russie, de l’Ukraine et de la Biélorussie. Les Rus vont se rapprocher de l’Empire byzantin avec lequel ils commercent beaucoup (et guerroient aussi de temps à autre). Plusieurs traités sont signés entre les deux puissances. En 988 le prince Vladimir12 choisit d’abandonner le paganisme, se convertit au christianisme et épousa dans la foulée Anna, sœur de l’empereur byzantin. Cet acte fondateur accélère la christianisation des sujets de la Russie kiévienne. Pierre Bauduin écrit : « Le passage au christianisme ouvrit davantage le pays à la culture byzantine qui contribua tant à l’émergence d’une spécificité russe. Au début du XIe siècle, la slavisation des Scandinaves installés en Russie depuis plusieurs générations est à peu près achevée13. » Les Rus vont en effet régner sur différentes tribus slaves, finnoises, baltiques, etc., et éventuellement se fondre dans ce creuset où ils développeront une langue slave. On peut comparer cette situation avec l’arrivée des Francs en Gaule qui ont colonisé les Gaulois avant de se mélanger à la population locale et d’adopter sa langue (elle-même issue du romain).

L’irruption de la Horded’or

En 1240, les Mongols envahissent la totalité des terres de la région et prennent la Rus de Kiev. Ruinée par des intrigues successorales et des guerres internes depuis la mort de Iaroslav le Sage, Kiev était affaiblie et devenue une proie facile pour la Horde d’or de Batou Khan, petit-fils de Gengis Khan, qui l’occupa en 1240 en réduisant la population à l’esclavage et en rasant la quasi-totalité de la ville. Kiev devient une zone quasi déserte et n’est plus que l’ombre d’elle-même. Pour les Russes, la maison de Riourik, qui a fait de la Rus de Kiev un État puissant et à qui elle a donné son administration, sa langue, sa religion, ses relations étrangères, sa culture et son esprit, devient la seule héritière de cet État qui est occupé pour partie par une puissance étrangère. Elle va laisser une mémoire impérissable à l’ensemble des Slaves de la région et le souvenir d’un âge d’or à retrouver. Iaroslav III, Grand Prince de Kiev avant de prendre le trône de Vladimir (actuelle Russie) après la poussée mongole, est reconnu par le khan Batou comme « l’aîné de tous les princes dans la nation russe14 ». Le dernier grand prince de Kiev est le fils de Iaroslav II, Alexandre Nevski, vainqueur des Suédois sur la Neva qui voulaient conquérir la ville de Novgorod. Avec l’arrivée de la Horde d’or, la dynastie des Riourikides quitte Kiev. Alexandre Nevski devient alors Grand Prince de Vladimir et de Novgorod (toutes deux dans l’actuelle Russie) sous la domination des Mongols avec lesquels un accord est établi. À partir de la deuxième moitié du XIVe siècle, le pouvoir politique et ecclésiastique de l’ex-Rus de Kiev s’établit à Moscou.

Le plus haut dignitaire de l’église quitte également Kiev pour Vladimir en 1299 puis à Moscou en 1325. L’église sur toutes les terres de l’ancienne Rus de Kiev est sous l’administration de Moscou, sauf en Galicie-Volynie où le roi Georges 1er obtient de Constantinople, en 1303, la création d’une métropole distincte à Halytch. C’est à partir de ce moment que Constantinople distingue la petite Rus de Halytch et la Grande Rus de Vladimir (puis Moscou) mais le chef de l’église à Moscou reçoit de Constantinople le titre de « Métropolite de Kiev et de toute la Rus ». Le fils aîné d’Alexandre Nevsky, Daniel, devient en 1264 le grand prince de Moscou.

Le débarquement des Lituaniens et des Polonais

Les Mongols occupent certains territoires de l’ancienne Rus de Kiev jusqu’à la fin du XVe siècle. À partir de ce moment, les habitants de la Rus de Kiev vont avoir des destinées différentes. La ville de Kiev, elle, est prise aux Mongols en 1362 à la Bataille des Eaux-Bleues par le grand-duc de Lituanie Olgierd qui récupéra une bonne partie du sud-est de l’ancienne Rus et Kiev. Kiev est alors, jusqu’en 1471, gérée par les princes lituaniens de la dynastie de Gedeminas qui se pose en rival des Riourikides (le grand-prince de Lituanie Gedeminas au XIVe siècle se fait appeler « Roi des Lituaniens et de nombreux Rus »). La Lituanie, très puissante à cette époque, s’associe à la Pologne dans l’Union de Pologne-Lituanie à la fin du XIVe siècle puis fonda, à partir de l’Union de Lublin en 1569, la République des deux nations avec la Pologne (Rzeczpospolita Obojga Narodów). À son apogée, à la Trêve de Déoulino en 1618, la République des deux nations est une des plus grandes puissances d’Europe, comprenant également des terres de la Rus de Kiev qui étaient avant sous le contrôle des Riourikides, comme Tchernigov et Smolensk.

Les Riourikides de Moscou rêvent de grandeur passée

Au XIVe siècle, à l’est et au nord de Kiev, les Riourikides de Moscou continuent d’étendre leurs conquêtes territoriales et de soumettre les princes rus concurrents. Ils voient d’un mauvais œil la récupération de la terre de leurs ancêtres par les Lituaniens et les Polonais mais n’ont pas les moyens de riposter tant qu’ils sont sous la domination des Mongols. Moscou, de surcroît, est attaquée plusieurs fois par les Lituaniens à la fin du XIVe siècle. Au milieu du XVe siècle, Moscou se libère de la tutelle mongole et, en 1462, deux siècles après la chute de la Rus de Kiev, le prince Ivan III se fait couronner Grand Prince de Moscou et de toute la Russie, ce qui va inquiéter les Lituaniens et les Polonais qui règnent sur le reste du territoire de l’ancienne Russie kiévienne. Ivan III prend le titre de tsar (russification du mot latin césar) et ne cesse d’œuvrer pour le rassemblement des terres rus. Il réussit à s’imposer entre autres dans les régions de Riazan, Rostov, Iaroslavl, Tver, Vyatka et Novgorod. Il récupère aussi des terres rus sur les Lituaniens (comme Tchernigov, à un peu plus d’une centaine de kilomètres de Kiev) ainsi que sur les Tatars. Ivan III établit les fondations de l’État russe et épouse Zoé Paléologue, nièce du dernier empereur byzantin Constantin XI qui avait été tué par les Ottomans en 1453, lors de la prise de Constantinople. Zoé apporte dans sa dot l’aigle bicéphale de Byzance. Le nom de Russie entre pour la première fois dans le nom du pays avec Ivan IV sous le nom de Царство Русское (tsarat de Russie). La principauté de Moscou est devenue la Russie et l’ambition affichée des tsars est de restaurer la gloire passée de la Rus de Kiev dont ils sont les héritiers. Après les chutes de Rome et de Constantinople, le moine Philothée de Pskov voit déjà Moscou comme la troisième Rome. Le mot rus se transforme petit à petit en russe et le pays des Rus, selon Moscou, en Russie. Pour l’historien Iaroslav Lebedynsky, au XVIIe siècle les mots « Rus’ et Rossija cohabitent encore dans l’usage moscovite, et il existait une forme intermédiaire Russija. Les trois étaient senties comme équivalentes15 ».

Les Rus sous la domination des Lituaniens et des Polonais

Une partie de la population de la Rus de Kiev a continué à vivre sous les Riourikides en Russie (certains Occidentaux donnèrent à cet État l’exonyme de Moscovie) malgré la chute de Kiev. Mais ce ne fut pas le cas de toute la population qui, pour partie, est restée sous la domination directe des Mongols puis des Lituaniens, puis des Polonais. Les Rus de l’ex-Rus de Kiev, dominés par les Polono-Lituaniens, sont majoritairement chrétiens orthodoxes et parlent une langue issue du slavon. Ceux qui ont reçu une éducation écrivent en cyrillique. Ils sont très proches des Rus de l’État riourikide mais subissent plusieurs siècles d’influence étrangère selon la région où ils se trouvent.

L’uniatisme : une scission religieuse

Polonais et Lituaniens vont respecter l’orthodoxie des Rus qui vivent sur leur territoire et la métropole de Kiev, abritée des Tatars par les Polono-Lituaniens, est rattachée en 1458 à Constantinople malgré les protestations du métropolite et du Grand Prince de Moscou16. Mais à partir du XIVe siècle, les princes lituaniens deviennent rois de Pologne et certains se convertissent au catholicisme. En 1596, l’Union de Brest scelle le rattachement d’une partie des orthodoxes de la République des deux nations à Rome et donne naissance aux Uniates, des Rus catholiques. Administrativement ces chrétiens dépendent de l’Église catholique mais ils continuent de pratiquer le rite byzantin. Le mouvement uniate a surtout pris son essor à l’ouest du Dniepr et connut moins de succès à l’Est. Vingt ans après l’accord de Brest, le patriarche orthodoxe de Jérusalem nomma un nouvel évêque orthodoxe à Kiev. Avec la conversion des Lituaniens au catholicisme, la noblesse des territoires rus perd ses privilèges si elle ne se convertit pas. Pour le professeur Michel Kazanski, le pouvoir polonais est désormais ressenti pour les Rus de la République des deux nations « comme une véritable colonisation étrangère, doublée d’une oppression d’ordre religieux ». Au même moment le moine Meletius Smotrytsky poursuit la codification de la langue slavonne d’église qui est utilisée dans l’ensemble du monde orthodoxe de la région, quel que soit l’État. Ce slavon d’église donne naissance à plusieurs langues vernaculaires comme le fit le latin dans l’Ouest européen.

Les irréductibles cosaques demandent la protection du tsarrusse

L’Union de Brest ne satisfait pas les autochtones qui sont farouchement attachés à l’Église orthodoxe. Derrière ces défenseurs on trouve les tribus cosaques. Le nom cosaque serait dérivé du tatar quzzaq qui signifie « homme libre » ou « aventurier ». Nikola Gogol les a rendus célèbres dans son roman Taras Bulba. Les cosaques sont des populations semi-nomades formant des communautés militaires qui, à partir du XVIe siècle, accueillent de plus en plus de Slaves qui fuient le servage. Les cosaques se trouvent essentiellement sur les marches militaires de l’État russe et de l’État polono-lituanien mais on en retrouve également sur le Don, le Laïk ou en Sibérie. L’historien français Jean-Pierre Arrignon affirme que : « Les Cosaques forment des sociétés agricoles à caractère militaire ayant leur propre gouvernement dirigé par l’hetman, le général en chef, assisté d’un conseil d’officiers supérieurs, les atamans, et d’une assemblée générale, la Rada. Toutes les charges étaient électives, ce qui attacha fortement les Cosaques aux principes d’égalité et de liberté17. » Ils sont mentionnés dans le Codex Cumanicus de 1303 et définis comme des sentinelles protégeant des incursions tatares. Les Cosaques de la Malorussie ne sont pas une ethnie mais un peuple vivant entre le Dniepr et le Boug sur un territoire appelé les « Champs sauvages ». Avec la conquête des anciennes terres de la Rus de Kiev, les Polonais et Lituaniens entament une politique de colonisation et d’installation de fermes sur les terres des cosaques (l’hetmanat). Profitant de la faiblesse de Moscou durant le Temps des troubles, la Pologne et la Lituanie attaquent la Russie à plusieurs reprises (avec parfois l’aide de boyards russes) entre 1609 et 1618 et occupent même Moscou en 1610 quand une partie de la noblesse russe offre le trône au prince polonais Ladislas IV Vasa qui prit le titre de tsar de Russie. Une révolte contre l’occupant prit forme et chassa les armées polono-lituaniennes en 1612. En 1634 Ladislas IV Vasa abandonna ses prétentions au trône qui avait été pris de fait par un Romanov, Michel Ier, dont l’aïeul était la tsarine Anastasia, épouse du riourikide Ivan IV dit « le Terrible ».

Durant ce temps, certains cosaques se mettent au service du roi de Pologne et participent aux batailles contre Moscou. À plusieurs reprises ils demandent à participer à l’élection du roi de Pologne mais sans succès18. Les cosaques ne peuvent accéder à la haute noblesse ni, dans l’armée, accéder à certains rangs. Mécontents de leur situation ils se révoltent régulièrement contre la tutelle polonaise. En 1647 l’hetman Bogdan Khmelnytsky, dont le domaine de Subotov a été saccagé sur ordre d’un noble polonais, mène une véritable insurrection contre les Polonais en s’alliant au Khan Islam Giray III de Crimée contre l’armée polonaise à Zhovti Vody, Pylyavets et Korsun. La révolte s’est répandue sur la rive droite du Dniepr jusqu’à Lvov et Zamosc en territoire polonais. À la suite de cet impressionnant soulèvement, les Cosaques obtiennent l’élection de Jan II Casimir Vasa sur le trône de Pologne. Ils demandent un traitement équitable de la part des Polonais et se plaignent des taxations injustes et des libertés limitées. Khmelnytsky veut avant tout se battre pour la défense des libertés et des droits des cosaques. Il demande aussi la fin de la persécution de l’Église orthodoxe. Les cosaques sont insatisfaits des réponses de la couronne polonaise. Khmelnytsky durcit alors le ton et exige la reconnaissance de la Sitche Zaporogue et le contrôle de tous les territoires dominés par les cosaques (la Sitche est un campement permanent des cosaques qui se situe sur le Dniepr, Zaporogue signifie « au-delà des rapides » du Dniepr19). Les Cosaques peuplent les confins militaires de la Russie et de la Pologne, la fameuse ukraine, et vont être associés à cette espèce de no man’s land qu’ils contrôlent. Insatisfait, Khmelnytsky décide alors de se tourner vers Moscou et adresse au tsar Alexis, qu’il appelle le chef de « toutes les Russies » et également « Souverain de la Grande et de la Petite Russie20 », une liste de demandes à la fois politique, militaire et religieuse en échange de laquelle il accepterait de reconnaître la suzeraineté du tsar russe. Même l’historien nationaliste ukrainien Myhailo Hrushevsky reconnaît dans ses premières œuvres que Khmelnytsky veut libérer toute la nation rus du joug polonais21. Le chef cosaque parle de « Petite Russie » et n’exprime aucune intention de créer une nation ukrainienne. Le tsar Alexis accepte quasiment toutes les demandes et l’hetmanat cosaque (toute la rive gauche du Dniepr) passe complètement sous la tutelle russe par le Traité de Pereïaslav en 1654. En 1686, la métropole de Kiev et tout le clergé de la « Petite Russie » adoptent la juridiction du patriarcat de Moscou. Pour de nombreux intellectuels de l’époque comme Innocent Gizel (prussien d’origine et recteur de l’Académie théologique de Kiev), l’unité des Rus, qu’ils soient Grands, Petits ou Blancs, est l’aboutissement d’un processus naturel en cours depuis la chute de la Rus de Kiev en 1240. La perte de l’hetmanat provoque l’ire de Varsovie. Russes et Polonais s’affrontent alors treize ans jusqu’au Traité de Androussovo en 1667. La Pologne reconnaît la perte de la rive gauche du Dniepr et rend les voïvodes de Chernigov et Smolensk à la Russie. De l’autre côté de la frontière, qui est le Dniepr, des cosaques s’organisent en haïdamaks contre l’occupant polonais et se livrent parfois à de terribles exactions. Les haïdamaks sont honorés par le poète Taras Chevtchenko à Saint-Pétersbourg en 1841 dans un poème intitulé Haidamaky. Par le traité de paix éternel entre Varsovie et Moscou en 1686, les Russes récupèrent la ville de Kiev qui est située sur la rive droite du Dniepr. À cette époque on continuait d’appeler « langage petit-russien » l’idiome parlé par les petits-Russiens, quelle que fût leur situation géographique. Les terres de la Rus de Kiev sont alors rassemblées par Moscou qui défend la région contre les incursions tatares et polonaises et s’érige en protectrice de l’orthodoxie. La Russie autorise les cosaques également à choisir leur chef. Un hetman cosaque, Ivan Mazepa, tenta de s’allier au roi de Suède contre la Russie en 1709 mais il fut peu suivi par d’autres membres de l’hetmanat qui rallièrent majoritairement les chefs cosaques Palij, Apostol ou Skoropadsky derrière le roi Pierre Ier de Russie qui écrasa les Suédois à Poltava en 1709. Cyrille Razoumovski est le dernier hetman ; il est cosaque et sert comme officier dans l’armée sous l’impératrice russe Catherine II jusqu’en 1764. À partir de ce moment, l’hetmanat cosaque est complètement dissout dans la Russie impériale et devient un gouvernorat de Petite-Russie en 1764 puis un gouvernement général de Petite-Russie en 1802 jusqu’en 1856.

Les Grands Russes avaient fait fuir les Polono-Lituaniens de Moscou et s’étaient réunifiés avec les Malorusses quatre siècles après la chute de la Rus de Kiev devant les Mongols. La fin du XVIIIe siècle sera fatale pour la République des deux nations qui finit complètement partagée par l’Empire russe, le royaume de Prusse et la monarchie habsbourgeoise. En 1795 la Pologne, absorbée par ses voisins, disparaît complètement et ne réapparaîtra qu’en 1918. La Russie réussit son objectif de réunification des terres russes et y ajoute la steppe qui borde le nord de la mer Noire qu’elle a gagnée sur l’Empire ottoman et notamment le Khanat de Crimée entre 1773 et 1812. Cette conquête territoriale est nommée Novorossiya (Nouvelle Russie). Cette nouvelle région est rapidement colonisée par des Russes de tout l’empire qui mettent en valeur ces steppes au sous-sol très riche. Les tsars y construisent des villes comme Donetsk, Odessa, Sébastopol, Kherson ou Nikolaiev. En l’honneur de l’impératrice Catherine, les Russes fondent Ekaterinoslav (la ville de Catherine) qui sera rebaptisée Dniepropetrovsk par les communistes et plus tard Dnipro par les nationalistes ukrainiens en 2016. La Nouvelle Russie va apporter de grandes opportunités à l’Empire russe en matière industrielle, agricole et maritime.

2 KAZANSKI Michel, La Formation de la nation ukrainienne. À l’ombre du « Grand Frère », Clio.fr.

3Chronique de Nestor, traduction de Louis Léger (du slavon-russe), Ernest-Leroux éditeur, 1884, p. 18.

4 BAUDUIN Pierre, Les Vikings, PUF, 2014, p. 90.

5 Idem, p.100.

6 KAZANSKI Michel, La Formation de la nation ukrainienne. À l’ombre du « Grand Frère », Clio.fr.

7 LEBEDYNSKY Iaroslav, Les noms de l’Ukraine à travers l’histoire, Ve siècle av. J.C. – XXIe siècle ap. J.C, L’Harmattan, 2021, p.80.

8 LEBEDYNSKY Iaroslav, op. cit.,p.92.

9 MAGOCSI, Paul R., A History of Ukraine, The land and its peoples, second edition, University of Toronto press Incorporated, 2010, p.189.

10 Гайда Федор Александрович. Как произошло слово «украинцы».

11 LEBEDYNSKY Iaroslav, op. cit., p.103.

12 Pour la petite histoire, la petite fille de Vladimir, Anne, deviendra Reine des Francs en épousant le Roi Henri Ier.

13 BAUDUIN Pierre, op. cit., p. 105.

14 GONNEAU Pierre, Histoire et conscience historique des pays russes, Annuaire de l’École pratique des Hautes Études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques, Résumé des conférences et travaux, 143-2012, 2010-2011, p.193.

15 LEBEDENSKY Iaroslav, op. cit., p.88.

16Église russe : la réunion du siège métropolitain de Kiev, Parlons orthodoxie, EgliseRusse.eu, 4 juillet 2019.

17 Encyclopédie Universalis en ligne, définition de cosaque.

18 PLOKHY Serhii, The Cossaks and Religion in Early Modern Ukraine, Oxford University Press, 2001, p.47-48.

19 Les Cosaques se nomment également Armée Zaporogue du Nyz qui est un cours inférieur du Dniepr.

20 PLOKHY Serhii, The Symbol of Little Russia: the Pokrova Icon and Early Modern Ukrainian Political ideology, Journal of Ukrainian Studies 17, nos.1-2 (été 1992), p.171.

21 PLOKHY Serhii, Unmaking Imperial Russia, Mykhailo Hrushevsky and the writing of Ukrainian history, University of Toronto Press, 2005, p.292.

II. Naissance du nationalisme ukrainien sous influence étrangère

Les Russes réintègrent petit à petit les populations russes libérées des Polono-Lituaniens. Au début du XIXe siècle l’érudit malorusse Pavlo Biletsky-Nosenko définit l’Ukraine comme : « la Petite Russie, avec les gouvernorats adjacents où l’on parle la langue russe méridionale22 ». En revanche, tous les Ukrainiens ne se sentent pas russes de la même manière et on voit fleurir des interprétations divergentes de ce qu’est un Rus. La rive gauche du Dniepr intégra facilement l’empire russe pour des raisons politiques, ethniques, linguistiques et religieuses. Mais la partie occidentale de l’actuelle Ukraine, la rive droite du Dniepr, a passé, selon les régions, plusieurs siècles sous domination polono-lituanienne. Même si ces zones appartiennent à l’Empire russe, les Rus de ces régions ont vécu suffisamment longtemps sous des puissances étrangères pour que cela influe sur l’identité, la langue et la culture. Sous cette influence étrangère s’est développée la langue ukrainienne qui est une langue slave proche du russe mais avec beaucoup d’emprunts polonais. Elle s’est développée à travers toute la petite Russie. Cette langue est un dérivé du slavon d’église et sera appelée leпроста мова (prosta mova – parler simple)23, avant de se transformer plus tard en langue ukrainienne. La forme littéraire moderne se développe essentiellement à partir du XIXe siècle avec des auteurs malorusses comme Ivan Kotlyarevsky, Grigori Kvitka-Osnovianenko ou Taras Chevtchenko, ce dernier ayant largement contribué à codifier la langue ukrainienne. Dans les régions occidentales s’affirme aussi progressivement une identité catholique à partir du XVIe siècle, notamment dans la Volynie et la Galicie qui ont été récupérées par les Habsbourg sur les Polonais au XVIIIe siècle. Ainsi l’affirme le professeur Michel Kazanski : « Les Ukrainiens occidentaux, les Zapadency, selon le jargon ukrainien d’aujourd’hui, qui ont vécu d’abord sous la domination autrichienne, puis polonaise, sont en grande partie catholiques et très marqués par la culture polonaise, contrairement aux Skhidnyaki, les “Orientaux”, selon le même jargon, orthodoxes et très russifiés24. »

La naissance de l’idée ukrainienne

La naissance du mouvement ukrainien, dans un contexte d’éveil des nationalismes au XIXe siècle, va prendre, pour certains, la forme d’une lutte pour la reconnaissance d’un peuple ukrainien et la création d’une nation ukrainienne. La présence de nations étrangères sur ces terres russes influence une partie de l’élite locale qui ne va pas forcément s’assimiler aux Polonais ou aux Autrichiens mais qui va adhérer à leurs politiques hostiles à Moscou. Les Habsbourg, qui possèdent la Galicie et la Bucovine de 1772 à 1918 et qui craignent l’expansion occidentale et méridionale de l’Empire russe, encouragent ce nationalisme ukrainien. L’idée de la construction ukrainienne est avant tout intellectuelle (ce qui est le cas de nombreuses nations) car on n’a pas dans ces temps-là une conscience nationale comme on peut l’avoir aujourd’hui. À cette époque, en effet, on se définit plutôt par sa religion, son village, sa ville, une province, etc. Le professeur américain Paul Robert Magocsi affirme : « Il y a moins de cent ans [il écrit en 2002], les Ukrainiens vivant sur la plupart des terres ukrainiennes n’avaient aucune idée qu’ils faisaient partie d’une nationalité distincte ; ils se considéraient plutôt comme une branche de Russes et leurs idiomes une version corrompue de dialectes russes ou, dans certains cas, polonais25. » Rappelons que lorsqu’on parle d’Ukraine dans les anciennes chroniques, c’est pour désigner une zone frontalière et non pas un pays et encore moins un peuple. Pour le professeur russe Fyodor Gayda, le terme ukraine commence à être associé à la région que nous appelons Ukraine aujourd’hui à partir de la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle pour désigner les terres du Moyen Dniepr. Les Polonais, qui emploient un terme similaire pour désigner la frontière, parlent également des châteaux de leurs « régions ukrainiennes ». Dans la législation russe du XVIIe siècle, on voit apparaître « Ukraine Petite Russie ». Selon Gayda, lorsqu’on parle d’ukrainien on parle de la région, ou des habitants de la région, mais pas d’un peuple spécifique en tant que tel. Pour autant, une partie de l’élite intellectuelle malorusse va prendre fait et cause pour la défense d’une spécificité ukrainienne et va faire germer l’idée de la création d’un État ukrainien.

La naissance du nationalisme ukrainien

Ainsi, vers la fin du XVIIIe siècle, le poète malorusse Yakov M. Markovych parle indistinctement d’Ukrainiens et de Malorusses des steppes sur un territoire confiné entre l’Oster, le Soupiy, le Dniepr et la Vorskla (soit la région de Poltava et le sud de la région de Tchernigov) dans ses Notes sur la Petite Russie, ses habitants et ses œuvres (Saint-Pétersbourg, 1798). De même vers la seconde moitié du XVIIIe siècle, le militaire russe Alexander Rigelman (d’origine allemande), dans ses Annales de la Petite-Russie, ou Histoire des Cosaques-Saporogues et des Cosaques de l’Ukraine ou de la Petite-Russie depuis leur origine jusqu’à nos jours (1847), étend le terme ukrainien à l’ensemble de la Malorussie et il emploie indifféremment les termes Petits Russes et Ukrainiens. En 1795 l’historien polonais émigré en Russie Jan Potocki, dans les Fragments historiques et géographiques sur la Scythie, la Sarmatie et les Slaves (1796), parle des Ukrainiens ou Petits Russes comme un peuple distinct des Russes. L’historien russe Fyodor Gayda affirme que, malgré les interprétations de Rigelman et de Potocki, la majorité des historiens continuent à employer le terme ukraine et ukrainien à propos d’une région et de ses habitants mais non pour distinguer un peuple spécifique. Le drapeau ukrainien est créé en 1848 et c’est au XIXe siècle qu’apparaît pour la première fois l’ethnonyme Ukraintsy pour désigner le peuple ukrainien, d’après le professeur Michel Kazanski26. Le professeur américain spécialiste de l’histoire impériale russe, Brian J. Boeck, rappelle que l’ethnonyme ukrainien était surtout utilisé à cette époque par une poignée de personnes éduquées et qu’avant 1917 la très grande majorité des habitants potentiels de l’Ukraine n’avaient jamais employé lemot.

Jusque-là, les habitants de la Rus se définissaient en effet comme rus ou malorusses. D’ailleurs, en 1833, le poète Markian Chachkévytch publiait un recueil de poèmes intitulé Fils de la Rus dans lequel il écrit : « Car la Rus est notre pays, notre mère.27