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Une fois n'est pas coutume, ce roman de notre chroniqueur de l'Ouest préféré, se situe dans les Antilles française, et plus précisément en Guadeloupe. Même si nous retrouvons les recettes qui ont fait son succès, l'aventure, le pittoresque et l'exotisme, les scènes de combats, cette histoire a un cadre historique réel et dramatique : le rétablissement par Bonaparte de l'esclavage, et les révoltes d'esclaves qui tentèrent de résister. Ce récit fourmille également d'informations historiques et topographiques fort intéressantes.
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Seitenzahl: 393
Veröffentlichungsjahr: 2019
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(1876)
Table des matières
I Qui était le mystérieux personnage auquel on donnait le
nom de l’Œil Gris ? ...................................................................4
II Comment fut interrompu le bamboula de l’Anse à la
Barque et ce qui en advint. .....................................................27
III Quel fût le résultat de la seconde tentative du capitaine
Ignace contre mademoiselle de la Brunerie ...........................50
IV Ce que l’on est convenu, aux colonies, de nommer une
habitation ................................................................................72
V L’arrivée du général Richepance à la Guadeloupe et la
réception qui lui fut faite ........................................................95
VI Dans lequel les événements se compliquent .................. 118
VII De quelle façon le commandant Delgrès entendait le
devoir .................................................................................... 139
VIII Où l’Œil gris se dessine carrément............................... 162
IX Ce qui se passait sur le sommet de la Soufrière pendant
la nuit du 14 au 15 floréal an X .............................................188
X Où l’on voit l’Œil gris continuer ses opérations
ténébreuses ...........................................................................210
XI Comment Renée de la Brunerie entra dans l’ajoupa de
maman Suméra et ce qui en advint ......................................232
XII De quelle manière Renée de la Brunerie contraignit
Delgrès à lui avouer son amour ............................................253
XIII Où le commandant Delgrès se proclame chef suprême
des nègres de la Guadeloupe ................................................ 271
XIV Dans lequel les noirs prouvent au général Richepance
que toutes les réceptions ne se ressemblent pas ..................292
XV Où l’Œil gris arrive comme toujours au bon moment à
l’habitation de la Brunerie .................................................... 312
XVI Peu intéressant en apparence mais qui laisse
pressentir de graves évènements..........................................334
– 3 –
Les Français ont été souvent accusés, avec une apparence
de raison, de connaître beaucoup moins leur propre histoire que
celle des autres peuples anciens ou modernes.
On pourrait ajouter, mais cette fois avec raison, que la par-
tie la plus négligée et par conséquent presque entièrement igno-
rée de cette histoire, est celle qui se rapporte à nos colonies ;
que ces colonies soient en Afrique, en Amérique on en Océanie ;
c’est-à-dire qu’elles soient situées aux confins du monde, ou
seulement à quelques centaines de lieues de nos côtes.
Et pourtant que de liens étroits nous rattachent à ces colo-
nies si dédaignées ! Que de souvenirs glorieux elles nous rappel-
lent.
Que de preuves de dévouement et de fidélité elles ont don-
nées à la France dans les circonstances les plus critiques !
Pour ne parler ici que des Antilles, ces gracieuses corbeilles
de fleurs aux parfums si doux et si enivrants, surgies du sein des
eaux et disséminées comme de ravissantes oasis sur les flots
bleus de l’Atlantique ; terres bénies où tout sourit au cœur et sur
lesquelles la vie s’écoule comme un rêve féerique des Mille et
une Nuits ; à combien de batailles terribles ont-elles assisté !
Quelles luttes acharnées ont-elles soutenues avec une énergie et
une abnégation héroïques pour résister, soit au révoltes des
– 4 –
noirs, soit aux attaques plus formidables encore de puissants
envahisseurs étrangers afin de rester françaises et se conserver
à cette mère patrie qu’elles aiment avec passion, peut-être à
cause de sa constante ingratitude envers elles.
La Guadeloupe est, sans contredit, la plus complètement
belle de ces îles charmantes qui composent l’écrin précieux de
l’archipel Colombien ou des Antilles ; perles d’un irréprochable
orient, égrenées par la main toute-puissante du Créateur, de son
mystérieux chapelet de merveilles, et semées par lui à l’entrée
du golfe du Mexique.
Rien ne saurait exprimer l’impression d’enivrante langueur
qui s’empare des sens lorsque, après une longue et monotone
traversée, le cri : terre ! est à l’improviste poussé par la vigie ;
que l’eau se fait plus bleue et plus transparente ; que d’acres
senteurs, portées sur l’aile humide de la brise, viennent gonfler
les poumons d’un air vivifiant et embaumé ; qu’aux premiers
rayons du soleil levant, comme l’antique Aphrodite sortent de
l’écume de la mer, on voit tout à coup apparaître, se dessiner,
vagues, indistinctes encore, et à demi voilées par une gaze bru-
meuse qui en estompe légèrement les contours, les cotes ver-
doyantes et pittoresquement découpées de la Guadeloupe, avec
ses chaînes de montagnes volcaniques, dont les pilons hauts et
chenus semblent s’incliner devant l’imposanteSoufrière, cons-
tamment couronnée d’un nuage de fumée jaunâtre qui monte
en tournoyant vers le ciel et lui fait une éblouissante auréole.
L’anse à la Barqueest une baie profonde qui doit sans
doute son nom singulier à la première barque qui y aborda ;
c’est dans cette baie, une des plus belles de la Guadeloupe, que
commence notre histoire.
Elle est située entre le quartier desHabitantset celui de
Bouillante, à peu de distance de la Basse-Terre ; sa plage, for-
mée d’un sable jaune et fin, est terminée par un pourtour de
– 5 –
collines élevées, couvertes de cocotiers et de palmistes, étagés
en amphithéâtre de la façon la plus pittoresque, et qui lui don-
nent un aspect ravissant.
Cette baie, assez large, et profonde de plus d’un kilomètre,
a une entrée fort étroite défendue par deux batteries dont les
feux se croisent, construites sur les pointesCoupard et Duché.
En temps ordinaire, l’anse à la Barque est presque déserte ;
une trentaine de pêcheurs à peine s’y abritent tant bien que mal,
dans de misérables espèces de huttes d’une architecture essen-
tiellement primitive, faites avec quelques bambous plantés en
terre et surmontés d’une toiture en vacois ; mais les jours de
fête, et Dieu sait s’ils sont nombreux aux colonies, l’aspect de
l’anse à la Barque change comme par enchantement ; elle
s’anime, se peuple en quelques heures, et de calme et silen-
cieuse qu’elle était, elle devient tout à coup bruyante et tumul-
tueuse.
C’est dans cette baie que se donnent rendez-vous les noirs,
les gens de couleur et les créoles des quartiers limitrophes, pour
se divertir, boire et chanter, boire et chanter surtout.
Le jour où s’ouvre notre récit, le 4 mai 1802 ou, ainsi qu’on
le disait alors, le 14 floréal an X, vers sept heures du soir, l’anse
à la Barque présentait l’aspect le plus pittoresque et le plus ani-
mé ; une quarantaine d’ajoupas construits à la hâte et illuminés
au moyen de lanternes vénitiennes, suspendues en festons après
les arbres, regorgeaient de buveurs appartenant à toutes les
teintes de la gamme humaine, depuis le noir d’Afrique jusqu’au
blanc d’Europe, en passant par le Métis, le Mulâtre, le Quarte-
ron, le Capre, le Mamalucco, et tant d’autres dont la nomencla-
ture est interminable.
Les rafraîchissements, si tant est qu’on puisse leur donner
ce nom, à profusion débités aux consommateurs, se compo-
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saient exclusivement de rhum, de tafia, de genièvre et d’eau-de-
vie de France ; accompagnée de quelques vieux sirops aigris par
l’âge et le climat, et complètes parfois, mais à de longs interval-
les, par d’excellentes limonades ; pour être vrai, nous constate-
rons que seuls les alcools à fortes doses formaient la base des
rafraîchissements dont s’abreuvaient les consommateurs alté-
rés, groupés soit dans les ajoupas, soit sous les nombreux bos-
quets improvisés pour la circonstance ; bosquets mystérieuse-
ment éclairés par quelques rares lanternes en papier de couleur.
Ce soir-là, il y avait à l’anse de la Barque unbamboula, en
réjouissance des assurances de paix données par le conseil de
l’île et affichées à profusion dans toute la colonie ; aussi, malgré
l’état d’inquiétude que faisait naître, parmi la population blan-
che, le provisoire dans lequel le pays était plongé depuis que,
par un décret de la Convention, en date du 16 pluviôse an II, les
noirs avaient été déclarés libres ; inquiétude qui prenait chaque
jours des proportions plus grandes à cause des vexations de tou-
tes sortes dont étaient accablés les habitants paisibles ; ceux-ci,
confiants dans les promesses du général Magloire Pélage,
homme de couleur et patriote sincère, qui n’avait pas hésité à
assumer sur lui seul la lourde responsabilité de mettre un terme
à cet état de choses, avaient-ils oublié leurs préoccupations ; et,
avec cette insouciante imprévoyance créole dont aucun péril, si
grand qu’il fûts, ne saurait triompher, ils étaient accourus de
toutes parts pour assister au bamboula.
Une foule bigarrée se promenait sur la plage, riant et cau-
sant, sans jamais se mêler, chaque caste évitant soigneusement
tout contact avec une autre ; seuls lesBaniansou petits blancs,
ces singuliers colporteurs des colonies, circulaient à travers la
foule sans le moindre embarras ; accostant les groupes divers
avec un éternel et banal sourire stéréotypé sur les lèvres ; et of-
frant avec le même entrain et la même politesse leurs marchan-
dises aux Blancs et aux Noirs, aux Capres et aux Mulâtres ; les
– 7 –
canonniers et les soldats des deux batteries étaient aussi venus
prendre part à la fête ; ils n’étaient pas les moins turbulents.
Devant un ajoupa où trônait majestueusement une magni-
fique mulâtresse de trente ans au plus, connue sous le nom de
maman Mélie, et qui jouissait de la réputation de débiter, sans
augmentation de prix, les meilleurs rafraîchissements de l’anse
à la Barque, quatre ou cinq bosquets avaient été établis ; deux
de ces bosquets étaient occupés ; le premier, par deux noirs de
pure race Mozambique, taillés en hercules, au regard louche et à
la mine sournoise ; ces noirs, tout en buvant du tafia à pleins
verres, causaient entre eux d’une voix basse et contenue, en lan-
çant par intervalles des regards menaçants et chargés de haine
vers le second bosquet, sous lequel trois personnes de race
blanche étaient assises.
Ces trois personnes devaient appartenir à la plus haute so-
ciété de la colonie, car un nègre d’un certain âge, porteur d’une
bonne figure et vêtu d’une riche livrée, se tenait debout à
l’entrée du bosquet, assez loin pour ne pas entendre la conver-
sation de ses maîtres, et assez près pour exécuter à l’instant les
ordres qu’il leur plairait de lui donner. En effet, ce digne nègre
qui répondait au nom tant soit peu bucolique de Myrthil appar-
tenait à M. le marquis de la Brunerie, l’un des planteurs les plus
riches et les plus influents de l’île ; c’était le marquis lui-même
qui, en ce moment, se trouvait assis sous le bosquet, en compa-
gnie de sa fille, mademoiselle Renne de la Brunerie et du capi-
taine Paul de Chatenoy, son parent éloigné, aide de camp du
général Sériziat, à la suite duquel il était arrivé quelques semai-
nes auparavant à Marie Galante, où le général avait provisoire-
ment établi sa résidence.
La famille de la Brunerie, alliée aux Houël, aux Boulogne,
aux Raby, aux Boisseret, les plus anciennes maisons de la colo-
nie, celles qu’on nommait les coseigneurs, a toujours tenu un
rang élevé et joué un rôle important dans les affaires de la Gua-
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deloupe, depuis l’époque où elle s’y est fixée en 1635, lorsque les
Français s’établirent dans l’île après en avoir chassé les Caraï-
bes.
Dans les premières années du dix-huitième siècle, le mar-
quis de la Brunerie, alors soupçonné d’avoir donné asile sur ses
domaines à plusieurs protestants proscrits, accusé en outre, de
faire une vive opposition au gouvernement colonial, fut décrété
de prise de corps ; mais, prévenu secrètement il eut le temps de
mettre ordre à ses affaires et d’éviter en quittent l’île,
l’arrestation dont il était menacé ; avant son départ, il avait eu,
dit-on, – car toute cette affaire fut toujours enveloppée d’un
mystère impénétrable, – la précaution, pour éviter la confisca-
tion, de faire un transport fictif de tous ses biens à son frère ca-
det.
Que devint le marquis après cette fuite ? On l’ignora tou-
jours. Quelques personnes qui l’avaient beaucoup connu affir-
mèrent, au commencement de la régence, que, par une nuit
sombre et orageuse, une goélette avait jeté l’ancre à l’anse aux
Marigots, qu’une embarcation s’était détachée de ce navire et
avait mis à terre un passager, qui n’était autre que le marquis de
la Brunerie ; que celui-ci s’était enfoncé dans l’intérieur de l’île,
se dirigeant vers l’habitation d’Anglemont, alors habitée par son
frère, où on l’avait vu entrer, mais dont personne ne l’avait vu
sortir ; le lendemain, au lever du soleil, l’anse aux Marigots était
déserte, la goélette avait disparu.
Ces bruits, rapidement propagés, causèrent une vive émo-
tion à la Guadeloupe ; une enquête fut faite, sans résultat ; puis
les années s’accumulèrent, de graves événements surgirent,
cette affaire ténébreuse fut oubliée ; la vie et la mort du marquis
restèrent à l’état d’indéchiffrable énigme ; personne ne revendi-
qua ses biens en son nom ; son frère eu jouit sans être inquiété
et les légua en mourant à son fils qui, ainsi que son père l’avait
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fait, prit le nom et le titre de marquis de la Brunerie, sans que
jamais on essayait de les lui contester.
Le marquis de la Brunerie dont nous nous occupons, était
le fils de ce la Brunerie ; à l’époque où nous le rencontrons,
c’était un homme de soixante ans, encore vert, d’une taille éle-
vée, de manières élégantes et d’une physionomie douce, sympa-
thique et empreinte d’une constante mélancolie ; doué de quali-
tés sérieuses, d’une intelligence développée par l’étude, il faisait
partie de cette noblesse éclairée, dans les rangs de laquelle les
grands penseurs du dix-huitième siècle avaient recruté de si
nombreux et de si ardents adeptes.
En apprenant l’établissement de la République en France,
M. de la Brunerie avait, sans regret, fait l’abandon de ses titres
pour devenir simple citoyen ; depuis lors, il avait suivi, sans se
démentir, la ligne de conduite qu’il s’était tracé ; aussi, loin de
déchoir, son influence s’était accrue, et il était considéré comme
un des hommes les plus honorables de la Guadeloupe.
Son cousin, le capitaine Paul de Chatenoy, avait vingt-cinq
ans ; c’était un beau et fier jeune homme, à l’âme ardente et en-
thousiaste, passionné pour la carrière qu’il avait embrassée et
qui semblait lui promettre un brillant avenir. Il aspirait en se-
cret à la main de sa cousine, union que M. de la Brunerie aurait
vue peut-être avec plaisir, mais dont la jeune fille paraissait ne
se soucier que médiocrement.
Renée de la Brunerie, âgée de dix-sept ans, était belle de
cette excentrique beauté créole à laquelle aucune autre ne sau-
rait être comparée. Nonchalamment assise comme elle l’était en
ce moment, sous ce bosquet verdoyant que tachetaient çà et là
des jasmins d’Espagne, au milieu de ce cadre vert et embaumé,
irisé par la lumière des lanternes de lueurs changeantes et fugi-
tives, le buste légèrement penché en arrière, ses grands yeux
bleus aux regards rêveurs, errants à l’aventure et sans but, avec
– 10 –
des flots de cheveux noirs tombant sur ses blanches épaules, son
front pure transparent comme de la nacre, elle ressemblait,
dans la demi-obscurité du feuillage, à l’une de ces pâles appari-
tions créées par le génie poétique d’Ossian.
La jeune fille ne prenait aucune part à la conversation, elle
ne l’entendait même pas, elle rêvait.
Cependant cette conversation était très-animée et surtout
fort intéressante : M. de la Brunerie et de Chatenoy causaient
politique.
Le planteur s’étonnait à bon droit que le général Sériziat,
au lieu de se rendre directement à la Guadeloupe, ainsi qu’il en
avait reçu l’ordre du premier consul à son départ de France, eût
prêté l’oreille aux calomnies de l’ex-capitaine général Lacrosse,
cet homme que sa tyrannie et ses concussions avaient rendu
odieux aux habitants, et que le général Pélage, pour lui sauver la
vie, s’était vu contraint d’arrêter et de chasser de la colonie ;
que, cédant aux insinuations de cet homme méprisé de tous, et
qui s’était réfugié à la Dominique sous la protection anglaise, le
général Sériziat eût noué des relations avec lui, au point de
l’aller visiter au milieu du camp volant que, depuis quelques
semaines, cet homme avait eu l’audace d’établir aux Saintes,
sans doute dans le but de tenter un débarquement à la Guade-
loupe, et de replonger le pays dans l’anarchie, en excitant la
guerre civile.
Le capitaine, fort peu diplomate de sa nature et très-
embarrassé pour répondre, essayait d’éluder, autant que possi-
ble, les questions pressantes que lui adressait le planteur ;
n’ayant à donner que des raisons spécieuses, il se bornait à dire
que le général Sériziat, ignorant complètement les faits qui, de-
puis dix ans, s’étaient passés dans la colonie, craignait de se
compromettre avec les partis ; qu’il temporisait en attendant
l’arrivée prochaine de l’expédition partie de France sous les or-
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dres du général Richepance, qu’il considérait comme son chef
immédiat et dont, par une initiative maladroite, il ne voulait pas
faire manquer les plans.
Pendant que M. de la Brunerie et le capitaine causaient
ainsi, dans le bosquet voisin, les deux nègres dont nous avons
parlé plus haut, avaient entre eux une conversation sur un sujet
complètement différent, mais qui ne laissait pas que de les inté-
resser vivement.
Ces nègres étaient sans nul doute desMarrons; tout en
eux, leurs vêtements, leurs manières, l’inquiétude qui, parfois,
éclatait dans leurs regards fureteurs, le décelait clairement ; il
fallait que ces hommes fussent doués d’une extrême audace, ou
que des motifs d’une haute gravité réclamassent leur présence
en ce lieu, pour qu’ils eussent osé se risquer, un soir de bambou-
la, à l’anse à la Barque, au milieu de tant de gens dont la plupart
les connaissaient et pouvaient, même sans mauvaise intention,
les perdre en trahissant leur incognito.
Le lecteur sera sans doute surpris de nous voir mettre en
scène des nègres marron, c’est-à-dire des esclaves en état de
rébellion, dans un pays où, avons-nous dit, la liberté des hom-
mes de couleur avait été proclamée.
Cette surprise cessera sans doute lorsque nous aurons dit
que le décret de la Convention, bien que promulgué à la Guade-
loupe par le représentant Hugues, resta presque à l’état de lettre
morte dans la colonie ; trop d’intérêts étaient en jeu pour qu’il
fut exécuté.
Après le départ du représentant de la Convention natio-
nale, les colons, guidés par une cupidité odieuse et aidés par des
gouverneurs qui se firent leurs complices, rétablirent, sinon de
droit, du moins de fait, l’esclavage des nègres. La plus grande
partie des noirs et des mulâtres ne voulurent pas se soumettre
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aux exigences illégales du gouvernement colonial ; ils se jetèrent
dans les mornes et furent malgré le décret d’émancipation
considérés comme marrons ou révoltés. Des troubles naquirent
de cet état de choses ; ils s’augmentèrent des menées des anglais
et prirent une forme très-menaçante après le décret déplorable
du premier consul ; décret rétablissant légalement l’esclavage.
Les expéditions de Saint-Domingue et de la Guadeloupe
n’eurent en réalité d’autre but que l’exécution de ce décret, à la
fois inique et impolitique et qui fit tant de mal à la France.
– Allons, Saturne, mon ami, dit l’un des noirs à l’autre, en
lui versant du tafia, bois un coup, cela te remettra ; jamais je ne
t’ai vu aussi triste.
– Ah ! massa Pierrot ; répondit mélancoliquement Saturne
en vidant son verre d’un trait ; j’ai le cœur malade.
– Tu n’es qu’un poltron ; de quoi as-tu peur ?
– Je n’ai pas peur pour moi, massa Pierrot.
– Pour qui donc alors ?
– Pour massa Télémaque ; je crains qu’il ne lui soit arrivé
malheur.
– Saturne, mon ami, tu es un niais ; massa Télémaque est
le bras droit du capitaine Ignace, il ne peut rien lui arriver.
– C’est possible ; pourtant…
– Tais-toi ! interrompit brusquement son camarade ; c’est
moi qui t’ai recommandé à massa Télémaque ; je lui ai répondu
de toi ; tu sais pourquoi nous sommes ici ; fais attention à ne
– 13 –
pas faiblir quand le moment d’agir sera venu, sinon je te pro-
mets que je saurai te punir.
– Je ferai mon devoir, massa Pierrot ; ne craignez rien de
moi.
– C’est bon, tu es averti ; nous verrons cela. À ta santé !
Et ils burent.
Au moment où Pierrot se versait une nouvelle rasade, une
ombre se dessina à rentrée du bosquet, ombre massive et gigan-
tesque, et un homme pénétra sous le feuillage, après avoir écra-
sé d’un vigoureux coup de poing les deux lanternes en papier
qui éclairaient tant bien que mal l’intérieur du bosquet.
– Sacrebleu ! êtes-vous fous ? grommela-t-il d’un ton de
mauvaise humeur, en se laissant tomber plutôt qu’il ne s’assit
sur un siège.
– Massa Télémaque ! s’écrièrent les deux noirs.
– Silence ! brutes que vous êtes, reprit-il ; ce lieu est-il pro-
pice pour crier ainsi mon nom ! Pourquoi avez-vous laissé ces
deux lanternes allumées ?
– Mais, massa… murmura Pierrot.
Télémaque ne lui donna pas le temps d’achever la phrase,
sans doute assez embrouillée qu’il commençait.
– Afin qu’on vous reconnaisse plus facilement, n’est-ce pas,
idiots que vous êtes ? interrompit-il en haussant les épaules
avec mépris.
Les nègres baissèrent humblement la tête sans répondre.
– 14 –
Ce Télémaque était un mulâtre gigantesque, taillé en
athlète, aux traits repoussants et aux regards fauves ; il portait
clairement le mot :Potence, écrit sur son front déprimé comme
celui d’un félin.
Après avoir bu une large rasade de tafia, il reprit :
– Est-elle là ?
– Oui, massa, répondit vivement Pierrot.
– Seule !
– Non ; vous pouvez l’apercevoir d’ici ; elle est accompa-
gnée de son père et de son cousin de France, l’aide de camp du
général Sériziat.
– Tant mieux ; murmura Télémaque d’une voix sourde.
Il y eut un instant de silence pendant lequel les trois hom-
mes remplirent et vidèrent d’autres verres à plusieurs reprises ;
Télémaque jetait autour de lui des regards inquiets et fureteurs.
Après une légère hésitation, le mulâtre se pencha en avant,
et poussa un cri doux et modulé, ressemblant à s’y méprendre à
celui du courlis, cri que deux fois il répéta à un court intervalle.
Quelques minutes s’étaient à peine écoulées, lorsque ma-
man Mélie se glissa silencieusement sous le bosquet ; la mulâ-
tresse tremblait, son visage avait cette teinte d’un gris terreux
qui est la pâleur des nègres ; elle tenait par contenance une bou-
teille de tafia de chaque main. Après les avoir posées sur la ta-
ble, elle se tint immobile devant Télémaque, qui fixait sur elle
son regard lançant des lueurs fauves.
– 15 –
Il fallait que le mulâtre possédât sur cette femme une puis-
sance occulte bien grande, pour la contraindre ainsi à tout
abandonner pour accourir à son premier signal et se mettre à
ses ordres, elle si dédaigneuse et si hautaine d’ordinaire, même
envers les personnes qu’elle avait intérêt à ménager.
– Eh ! eh ! te voilà, dit enfin Télémaque en ricanant. Bon-
soir, maman Mélie.
– Bonsoir, répondit-elle brusquement ; que me voulez-
vous, missa Télémaque ? Parlez vite, je suis pressée.
– Nous le sommes tous ; reprit-il sur le même ton. Je suis
ici de la part du capitaine Ignace.
– Je le sais, il m’a prévenue hier.
– C’est bien. Es-tu décidée à lui obéir ?
La mulâtresse frissonna et baissa la tête sans répondre.
– Es-tu décidée à obéir aux ordres que tu as reçus ? reprit
durement le mulâtre.
– Pourquoi le capitaine Ignace veut-il tuer mamzelle ?
murmura Mélie avec hésitation.
– Que t’importe ! Ce ne sont pas tes affaires.
– Mamzelle Renée est bonne pour les pauvres gens de cou-
leur, insista la mulâtresse d’une voix insinuante ; elle leur fait
beaucoup de bien ; le capitaine Ignace ne la connaît pas ; il ne
peut vouloir sa mort.
– 16 –
– Tu as tort et raison à la fois, maman Mélie, répondit le
mulâtre avec un rire féroce ; il ne connaît pas mamzelle Renée,
cependant il veut qu’elle meure.
– Pourquoi la tuer ?
– Je pourrais ne pas répondre à cette question, mais ce soir
je me sens de bonne humeur et je consens à te satisfaire ;
écoute-moi et fais ton profit de mes paroles : L’Œil Gris, le vieux
Chasseur de rats… tu le connais, celui-là, n’est-ce pas ?
– L’Œil Gris est un méchantobiil est l’ennemi des noirs,
répondit la mulâtresse en frissonnant ; il tue sans pitié les pau-
vres marrons qu’il poursuit dans les mornes comme des bêtes
sauvages ; le Chasseur de rats possède un grigri qui le rend in-
vulnérable ; les balles s’aplatissent sur son corps ; les sabres et
les poignards se brisent en le touchant ; tous les hommes de
couleur le détestent.
– C’est cela même, dit le mulâtre d’une voix sourde ; vingt
fois le capitaine Ignace a tenté de le tuer, vingt fois il a échoué ;
le grigri du Chasseur de rats a été plus puissant que celui du ca-
pitaine ; voyant cela, Ignare se fit faire unQuienbois, par la sor-
cière de la Pointe-noire ; alors il apprit que la vie du vieux Chas-
seur était attachée à celle de mamzelle Renée, parce qu’il l’aime
comme si elle était sa fille, et qu’en tuant l’enfant du planteur,
l’Œil Gris mourrait aussitôt. Me comprends-tu ?
– Oui, je vous comprends, répondit-elle en hochant triste-
ment la tête ; mais c’est bien cruel de tuer une si bonne et si
belle mamzelle.
– Il le faut ; d’ailleurs, c’est une blanche.
– C’est vrai, pauvre enfant, sa peau est blanche, mais son
cœur est semblable aux nôtres.
– 17 –
– Qu’importe cela ! Obéiras-tu ? Songe que le capitaine
Ignare peut t’y contraindre.
– Il est inutile de menacer, répondit maman Mélie avec un
frisson d’épouvante. J’obéirai.
– Quand cela ?
– Avant une heure, elle sera morte.
– Prends garde de te jouer de moi !
– J’obéirai reprit-elle d’une voix nerveuse.
– Va ! J’attendrai ici l’accomplissement de ta promesse.
La mulâtresse fit un geste de désespoir et elle disparut.
– À boire ! dit le mulâtre en tendant son verre à Saturne
qui le remplit ; bientôt nous saurons si ce démon de Chasseur
est véritablement invulnérable.
– Nous n’avons qu’une heure à attendre, dit Pierrot d’un
air câlin, ce n’est rien.
– J’espère que cette fois nous réussirons, reprit le mulâtre ;
j’ai bon espoir ; cet homme, qui toujours, jusqu’à présent, était,
on ne sait comment, averti des embuscades que nous lui ten-
dions, on ne l’a pas aperçu depuis hier ; personne ne l’a vu ;
donc, il ne sait rien, sans cela il serait ici.
– C’est positif ; ponctua Pierrot.
– Silence ! s’écria tout à coup Saturne.
– 18 –
– Pourquoi silence ?
– Regardez ! le voilà ! reprit le noir en étendant le bras
dans la direction de la plage.
– L’œil Gris… ! murmurèrent les deux hommes avec une
indicible épouvante.
Par un mouvement instinctif, dominés par la terreur su-
perstitieuse que leur inspirait cet homme étrange, ils se blotti-
rent en tremblant au fond du bosquet et demeurèrent immobi-
les dans la ténèbres, effarés et respirant à peine.
L’Œil Gris étant, sinon le principal, mais tout au moins un
des plus importants personnages de cette histoire, il est indis-
pensable de le bien faire connaître au lecteur. Dix ans environ
avant l’époque où commence notre récit, le trois-mâts de Nan-
tes, l’Aimable-Sophie, arriva à la Basse-terre, venant de Québec.
Au nombre de ses passagers, il se trouvait un homme qui, pen-
dant toute la traversée, avait été un problème insoluble pour
l’équipage et pour le capitaine lui même.
Cet homme connu seulement sous le nom de L’Œil Gris,
avait soldé d’avance son passage en onces mexicaines ; de plus,
il avait été chaudement recommandé au capitaine par un des
principaux négociants de Québec ; il était donc parfaitement en
règle de toutes les façons ; il n’y avait pas la moindre observa-
tion à lui adresser.
Quant aux curieux qui avait tenté de l’interroger, il les avait
si vertement reçus au premier mot qu’ils avaient hasardé, que
tout de suite l’envie leur était passée de continuer ou même de
lier connaissance avec lui.
C’était d’ailleurs un homme sociable, ne se plaignant ja-
mais de rien ; passant des journées entières à se promener de
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long en large sur le pont, sans parler à personne, et dont la seule
distraction consistait à tirer au vol, sans jamais les manquer, les
frégates, les damiers ou les alcyons assez imprudents pour se
risquer trop près du navire.
L’inconnu avait, ou du moins paraissait avoir soixante ans ;
peut-être était-il plus âgé ; peut-être l’était-il moins ; nul
n’aurait pu dire au juste son âge.
C’était un grand vieillard de près de six pieds, d’une ver-
deur, d’une agilité et d’une vigueur extraordinaires ; sa mai-
greur brune et osseuse laissait presque à nu le jeu actif et pas-
sionné de ses muscles. Ce qui frappait dans son étrange physio-
nomie, c’était un type fort prononcé dont le galbe mince, effilé,
saillant, tenait quelque chose de l’Arabe, bien que sa peau, tan-
née par le froid, le chaud, le vent, la pluie et le soleil, eut la cou-
leur de la brique ; la rudesse pénétrante de ses yeux presque
ronds, ardents et mobiles, dont le disque était un charbon et le
regard une effluve magnétique ; sa barbe d’un blond fauve, se-
mée de quelques fils d’argent, tombait en éventail sur sa poi-
trine. Il avait le front large, pur et échancré ; à la moindre émo-
tion, au plus léger pli qui se formait sur ce front si lisse
d’ordinaire, ses longs cheveux fauves avaient la singulière pro-
priété de se hérisser, et alors cette figure extraordinaire prenait
une ressemblance frappante avec celle de l’aigle.
Le costume de cet homme était aussi bizarre que l’était sa
personne.
Il se composait d’un, vêtement entier, veste, culotte et guê-
tres montant sur le genou, le tout en peau de daim à demi tan-
née ; il couvrait sa tête avec bonnet en peau de renard dont la
queue lui pendait par derrière jusqu’au milieu du dos ; une large
ceinture, en cuir comme le reste de son costume, lui serrait
étroitement la hanches et soutenait, à droite, un sac à balles et
– 20 –
une poire à poudre faite d’une corne de buffle, à gauche, un cou-
teau de chasse à lame large et effilée, et une hache.
Ainsi vêtu, chaussé d’épais souliers en cuir fauve, et tenant
à la main un long fusil de boucanier, cet homme avait un aspect
imposant qui attirait la sympathie ; on sentait qu’il y avait dans
cette nature rebelle quelque chose de fort et de puissant qui de-
vait être respecté.
À peine le trois-mâts l’Aimable Sophieeut-il laissé tomber
son ancre dans la rade de la Basse-terre, que le passager se fit
mettre à terre, traversa la ville sans s’y arrêter et s’enfonça le
fusil sur l’épaule dans les mornes.
Plusieurs mois s’écoulèrent sans qu’on entendit parler de
lui ; il chassait, non pas la grosse bête ni le fauve, la Guadeloupe
ne possède et n’a jamais possédé aucun animal nuisible ; or, cet
homme, véritable chasseur et Chasseur canadien qui plus est,
c’est-à-dire accoutumé à lutter corps à corps avec les ours, et à
combattre les animaux les plus redoutables, devait mener une
existence assez insipide dans cette île, où, pour lui, la chasse
était réduite à sa plus simple expression.
Il paraît qu’il comprit bientôt ce que cette position avait de
précaire ; avec cette rapidité de conception qui était un des côtés
saillants de son caractère, il résolut de modifier complètement
sa manière de vivre et de tirer parti au point de vue de l’intérêt
général de ses qualités de chasseur ; cette résolution prise, il
l’exécuta immédiatement de la façon suivante.
Nous avons dit que la Guadeloupe ne possède pas
d’animaux nuisibles ; nous nous sommes trompés : elle possède
des rats énormes apportés par les navires ; ces rongeurs sont de
véritable plaie pour le pays ; ils dévorent tout ; un champ de
cannes à sucre ou de café dans lequel ils se mettent est perdu
pour son propriétaire ; en moins de quelques jours tout est ra-
– 21 –
vagé ; leur dommages sont immenses ; aussi les planteurs se
sont ils entendus pour payer une prime considérable aux gens
assez avisés pour les délivrer de ces hôtes incommodes.
Notre personnage fit venir, on ne sut jamais d’où, deux
couples de ces chiens que l’on nomme aujourd’hui ratiers ; il les
dressa en conséquence et se fit chasseur de rats ; il parcourut
alors les plantations, suivi, sur les talons, par une demi-
douzaine de chiens microscopiques aux oreilles droites, au flair
infaillible, à l’œil de feu, aux jarrets de fer et aux muscles
d’acier, avec lesquels il fit aux rats une guerre implacable, d’où
vint le nom de Chasseur de rats qui fut immédiatement ajouté à
celui d’Œil Gris, sous lequel il était déjà connu.
Mais cette occupation, si lucrative, qu’elle fut, ne suffisait
pas pour satisfaire l’ardente activité de ce singulier personnage ;
il lui fallait employer son fusil, devenu pour lui un meuble pres-
que inutile.
À cette époque, la Guadeloupe, en proie à la guerre civile,
suite au soulèvement des noirs, pullulait de nègres marrons,
d’autant plus redoutables qu’ils s’étaient réfugiés dans des mor-
nes inaccessibles, du haut desquels, comme un vol de vautours,
ils s’abattaient sur les habitations et les livraient au pillage.
Les fauves que depuis si longtemps l’Œil Gris cherchait
vainement, il les avait enfin trouvés ; il dressa ses ratiers à dé-
pister les nègres rebelles, et il se fit résolument chasseur, non
plus seulement de rats cette fois, mais de marrons.
Cette chasse incessante à l’homme qu’il avait ajouté à son
commerce eut pour résulta de lui faire connaître l’île et les mor-
nes comme s’il y fût né.
Les esclaves fugitifs ne trouvaient plus de retraites assez
sûres pour se soustraire aux poursuites de leur implacable en-
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nemi ; celui-ci les relançait jusque dans les mornes ignorés où
pendant si longtemps ils avaient joui de la plus complète impu-
nité.
Les fugitifs, ainsi harcelés, jurèrent une haine noire à
l’homme qui s’était donné la tâche de les détruire.
Le Chasseur eut alors une lutte terrible à soutenir ; s’il
échappa à la mort, ce ne fut que par des miracles d’adresse,
d’astuce et de courage ; maintes fois il faillit succomber sous les
coups de ces malheureux, réduits au désespoir, car toujours il
chassait seul, sans autres auxiliaires que ses ratiers qui ne pou-
vaient le défendre sérieusement.
Un jour, cependant, sa fortune habituelle sembla
l’abandonner. Attaqué à l’improviste par une dizaine de nègres
marrons, malgré des prodiges de valeur et après une lutte qui
avait pris des proportions épiques, accablé sous le nombre, il
tomba ; ses ennemis, acharnés après lui, se préparaient à lui
couper la tête, pour être bien certains de l’avoir tué, lorsqu’un
bruit soudain les obligea, à leur grand regret, à gagner au pied et
à prendre la fuite.
À peine eurent-ils disparu dans les méandres de la route
qu’une jeune fille ou plutôt une enfant de neufs dix ans, montée
sur un charmant poney et accompagnée de plusieurs serviteurs
noirs, se montra à l’angle du chemin.
Cette jeune enfant était Renée de la Brunerie.
En apercevant ce corps étendu à travers du sentier qu’elle
suivait, et perdant son sang par vingt blessures, la jeune fille se
sentit prise d’une immense pitié ; d’ailleurs, elle connaissait le
Chasseur pour l’avoir vu venir plusieurs fois à l’habitation, où il
ne faisait, du reste, que de rares apparitions et seulement lors-
qu’il y était mandé ; il paraissait éprouver, on ne savait pour-
– 23 –
quoi, une répulsion invincible pour la famille de la Brunerie.
Renée ne songea à rien de tout cela ; elle vit un homme en dan-
ger de mort, et, sans hésiter, elle résolut de le sauver.
Le Chasseur fut transporté à l’habitation ; là, les soins les
plus attentifs lui furent prodigués.
Renée, malgré sa jeunesse, ne se fia à personne du soin de
veiller sur le blessé ; elle le soigna avec une abnégation et un
dévouement extraordinaires, ne le quittant ni jour, ni nuit ;
constamment attentive à ce qu’il ne manquât de rien.
Le marquis de la Brunerie voyait avec joie la conduite de sa
fille, le soin avec lequel elle surveillait son blessé, ainsi qu’elle le
nommait ; il était fier de lui reconnaître, dans un âge aussi ten-
dre, des sentiments aussi nobles et aussi élevés ; il la laissa donc
libre d’agir à sa guise.
Le blessé guérit, grâce aux soins de sa jeune garde-malade.
Alors commença entre le vieillard et l’enfant une de ces in-
timités dont rien ne saurait exprimer la douceur ; toute de ten-
dresse de la part de l’enfant, toute de dévouement de celle du
vieillard, naïve et profonde des deux côtés.
Le Chasseur, tout en continuant à rester, pour les autres
membres de la famille de la Brunerie, brusque, brutal et pres-
que hostile à l’occasion, devint pour Renée presque un père ;
s’ingéniant sans cesse à lui apporter les plumes les plus rares,
les fleurs les plus belles ; tous ces riens, enfin, qui plaisent tant
aux enfants.
Deux ans plus tard, la jeune fille tomba gravement malade,
un instant on désespéra de sa vie ; cette fois le Chasseur paya
amplement la dette qu’il avait contractée, en devenant à son
tour, le sauveur de celle qui l’avait sauvé.
– 24 –
La douleur du vieillard fut immense lorsque l’époque arriva
où, selon la coutume contractée aux colonies, Renée dut se ren-
dre en France pour y terminer son éducation, et qu’il fut
contraint de se séparer d’elle.
Pendant tout le temps que dura l’absence de la jeune fille,
le Chasseur ne parut pas une seule fois à la plantation ; il ne fai-
sait plus rien qui vaille ; son existence s’écoulait triste et décolo-
rée ; il vivait à l’aventure, pour ne pas mourir ; il voulait la re-
voir !
Lorsque le retour prochain de Renée de la Brunerie fut an-
noncé, il surveilla attentivement les navires qui apparaissaient
dans les atterrissages de la Guadeloupe.
Lorsqu’elle débarqua à la Basse-terre, la première per-
sonne sur laquelle se reposa son regard fut le Chasseur qui, reti-
ré un peu à l’écart, appuyé sur son long fusil, la contemplait
d’un air attendri, s’émerveillant de la revoir si belle.
Il recommença alors à fréquenter l’habitation de la Brune-
rie ; Renée était revenue.
C’était bien le Chasseur que les trois nègres marrons
avaient aperçu ; il n’y avait pas le moindre doute à avoir sur son
identité.
Le Chasseur, suivi pas à pas par ses ratiers, marchait dou-
cement, le fusil sous le bras, le front pensif, et ne semblant ac-
corder, tant il se concentrait en lui-même, qu’une très-médiocre
attention à ce qui se passait autour de lui.
Il traversait insoucieusement les groupes qui s’ouvraient,
soit par crainte, soit par respect, pour lui livrer passage.
– 25 –
Il arriva ainsi devant le bosquet au fond duquel les marrons
étaient réfugiés, presque évanouis de terreur.
Les ratiers, moins préoccupés que leur maître, tombèrent
aussitôt en arrêt en grondant sourdement.
Les nègres se crurent perdus.
Mais, en ce moment, soit hasard, soit tout autre mot, le
Chasseur releva la tête et, à quelques pas de lui seulement, il
aperçut Renée de la Brunerie.
Son front soucieux s’éclaircit subitement, un doux sourire
entrouvrit ses lèvres ; il pressa le pas et se dirigea droit au bos-
quet où se trouvait la jeune fille.
Les chiens, voyant leur maître s’éloigner, se résignèrent à le
suivre ; mais ce ne fut qu’après avoir longtemps hésité qu’ils
levèrent enfin leur arrêt.
Cette fois les nègres étaient sauvés, ou, du moins, ils le
supposaient.
– 26 –
Le Chasseur de rats, après avoir passé devant les trois re-
doutables conspirateurs, sans même soupçonner leur présence,
continua paisiblement sa route, et s’arrêta à rentrée du bosquet
sous lequel étaient assis les membres de la famille de la Brune-
rie.
Comme si un secret pressentiment eût averti la jeune fille
de la présence de son ami, soudain elle tressaillit et tourna la
tête de son côté.
– Bonsoir, père, lui dit-elle d’une voix caressante, je vous
attendais.
– Et moi je vous cherchais, répondit-il avec intention. Bon-
soir, mademoiselle Renée.
Et il pénétra sous le bosquet.
Un trait de flamme jaillit à travers les longues prunelles de
la jeune fille, elle reprit avec émotion en lui désignant un siège :
– Asseyez-vous là, près de moi, vous avez bien tardé ?
– Vous voilà, Chasseur, lui dit amicalement M. de la Bru-
nerie en lui tendant la main. Soyez le bienvenu.
– 27 –
– Avez-vous appris quelque chose ? ajouta le capitaine de
Chatenoy en imitant le mouvement du planteur.
– Je le crois, répondit le vieillard avec un sourire énigmati-
que. Votre serviteur, messieurs.
Il porta la main à son bonnet d’un air cérémonieux, sans
paraître remarquer le geste affectueux des deux hommes, et il
s’assit sur le siège que la jeune fille lui avait indiqué à son côté.
– Vous vous faites toujours pour nous un messager de
bonnes nouvelles, lui dit Renée, qui prenait plaisir à l’entendre
causer.
– Dieu veuille que jamais je ne vous en apporte de mauvai-
ses, chère demoiselle !
– Vous avez donc appris quelque chose ?
– Je ne sais pourquoi, mais j’ai presque la certitude que
vous me remercierez de ce que, ce soir, je vous annoncerai.
– Moi ?… père… fit Renée toute surprise.
– Peut-être, mon enfant. N’êtes-vous pas un peu curieuse
de savoir pour quelle raison, depuis deux jours, je ne vous ai pas
fait ma visite habituelle à la plantation ?
– Oui, père, très-curieuse et surtout très-colère contre
vous ; parlez tout de suite.
– Patience, chère petite, bientôt vous serez satisfaite.
Dans la famille de la Brunerie, tout le monde était accou-
tumé depuis longtemps, et M. de la Brunerie lui-même, à en-
tendre le vieux Chasseur et la jeune fille se parler sur ce ton ;
– 28 –
personne ne songeait à se formaliser d’une familiarité que, de la
part de tout autre que le vieux Chasseur, le planteur aurait sévè-
rement réprimée ; d’ailleurs, la volonté de mademoiselle Renée
de la Brunerie était une loi suprême devant laquelle grands et
petits s’inclinaient avec respect, sans même la discuter ; et puis,
tout le monde, dans la famille, aimait cet homme si simple et si
réellement bon sous sa rude écorce.
– De quoi s’agit-il donc ! Vous me semblez ce soir tout
confit en mystères, mon vieil ami ? demanda M. de la Brunerie
avec un certain intérêt.
Le Chasseur promena un regard interrogateur autour de
lui, comme pour s’assurer qu’aucun espion n’était embusqué
sous le feuillage, et baissant la voix, en se penchant vers ses in-
terlocuteurs :
– N’attendez-vous pas des nouvelles de France ? dit-il.
– Oh ! oui ! s’écria involontairement la jeune fille ; et, pres-
que aussitôt, elle baissa la tête en rougissant, honteuse sans
doute de s’être laissée emporter, malgré elle, à prononcer une
imprudente parole.
Mais l’attention des deux hommes était trop éveillée pour
qu’ils remarquassent cette exclamation partie du cœur ; elle
passa inaperçue.
– Eh bien, reprit mystérieusement le Chasseur, je vous en
apporte, et des plus fraîches encore.
– De France ? demanda l’officier en souriant.
– Pas tout à fait capitaine ; de la Pointe-à-pitre, seulement.
– 29 –
– Ah ! ah ! fit le planteur dont les sourcils se froncèrent
imperceptiblement. Que se passe-t-il donc là ?
– À la Pointe-à-Pitre, rien d’extraordinaire, monsieur ;
mais en mer beaucoup de choses pour ceux qui ont de bons
yeux ; et grâce à Dieu, malgré mon âge, les miens ne sont pas
encore trop mauvais.
– Il y a des bâtiments en vue ? s’écrièrent les trois person-
nes avec une surprise mêlée de joie.
– Silence ! dit le Chasseur en jetant un regard anxieux au-
tour de lui, songez où nous sommes.
– C’est juste, répondit le planteur ; ces bâtiments sont
nombreux ?
– Oui, j’en ai compté dix.
– Dix !
– Tout autant ; deux vaisseaux, quatre frégates, une flûte et
trois transports.
– Alors, s’il en est ainsi, s’écria vivement le planteur, il ne
saurait y avoir le moindre doute ; c’est l’expédition que nous a
annoncée le général Sériziat et que nous attendons depuis si
longtemps.
– Plus bas, monsieur, je vous le répète, il y a des oreilles
ouvertes sous ces charmilles ; nous ne savons qui peut nous en-
tendre, dit le Chasseur en posant un doigt sur ses lèvres.
– Vous avez raison, reprit M. de la Brunerie ; mais cette
nouvelle m’a tellement troublé, que je ne sais plus ce que je fais
ni ce que je dis.
– 30 –
– Il faudrait s’assurer si ces navires font réellement partie
de l’expédition, observa le capitaine.
– C’est ce que j’ai fait, capitaine, répondit son interlocu-
teur ; je suis monté dans une pirogue, et je me suis rendu à bord
du vaisseau leRedoutable; un bâtiment magnifique portant le
guidon de vice-amiral à son mât de misaine ; là j’ai appris tout
ce que je désirais savoir.
La jeune fille ne dit rien ; elle regarda le Chasseur. Celui-ci
souriait ; elle sentit un rayon de joie inonder son cœur, et ses
yeux se levèrent vers le ciel, comme pour de muettes actions de
grâces.
– Parlez, vieux Chasseur, s’écria impétueusement le plan-
teur.
– Attendez, fit le capitaine.
– Que voulez-vous donc, mon cousin ?
– Pardieu ! fit gaiement l’officier, trinquer avec le messager
de la bonne nouvelle.
Il fit un signe au valet toujours immobile à rentrée du bos-
quet ; le noir s’éloigna aussitôt.
Vous ne serez donc jamais sérieux ? dit le planteur en
haussant les épaules.
– Ainsi vous vous êtes rendu à bord du vaisseau leRedou-
table? ajoute-t-il.
– Oui, monsieur ; je me suis ainsi assuré que ces navires
composent en effet l’escadre sur laquelle est embarquée
– 31 –
l’expédition attendue depuis si longtemps ; cette escadre est
commandée par le vice-amiral Bouvet ; elle porte trois mille
quatre cent soixante-dix hommes de troupes de débarquement.
– Savez-vous par quels officiers supérieurs sont comman-
dées ces troupes ?
– Je m’en suis informé, mais je ne sais si je me souviendrai
bien exactement des noms de ces officiers, répondit le Chasseur
de rats, en jetant à la dérobée un regard sur la jeune fille.
Celle-ci fixait sur lui ses grands yeux bleus avec une expres-
sion poignante.
– Le commandant en chef de l’expédition est le général An-
toine Richepance, un excellent militaire, à ce que tout le monde
s’accorde à dire, reprit-il.
– Ah ! murmura faiblement Renée en portant la main à son
cœur et semblant sur le point de défaillir.
Mais personne ne remarqua ni ce cri, ni ce mouvement, ex-
cepté peut-être le Chasseur.
Il continua.
– Ce général, bien que très-jeune, à peine a-t-il trente-deux
ans, a déjà de remarquables états de service ; sous les ordres de
Hoche et Moreau, il a fait plusieurs actions d’éclat.
– J’en ai souvent entendu parler avec de grands éloges, dit
le capitaine. Qui vient ensuite ?
– Un de vos parents, je crois, monsieur, le général de bri-
gade Gobert.
– 32 –
– En effet, s’écria le planteur, et un digne fils de notre
pays ; je l’ai connu tout jeune avant la Révolution ; je serais heu-
reux de le revoir.
– Oh ! oui ! murmura la jeune fille comme pour dire quel-
que chose.
Mais ses pensées volaient éperdues car les ailes séduisantes
de ses rêves de dix-sept ans.
– Les autres officiers supérieurs, reprit le Chasseur de rats,
sont : le général de brigade Du Moutier et l’adjudant comman-
dant, chef d’état-major Ménard. Vous seuls à la Guadeloupe,
messieurs, connaissez cette importante nouvelle ; l’escadre lou-
voie bord sur bord en vue de l’île, elle ne mouillera pas avant
deux jours à la Pointe-à-Pitre, c’est-à-dire avant le 16 floréal.
– Quels motifs donne-t-on à ce retard ? Demanda le capi-
taine.
– Je n’ai rien pu découvrir à ce sujet.
– Il faut, sans perdre un instant, courir à la Basse-terre,
s’écria vivement le capitaine.
– Oui, c’est ce que nous devrons faire, malheureusement
nous ne le pouvons pas, répondit le planteur avec dépit ; nous
sommes obligés de retourner d’abord à l’habitation.
– Pourquoi donc cela, monsieur ? demanda le Chasseur.
– Par une raison fort simple : nos chevaux ne nous seront
pas envoyés avant minuit.
– J’ai supposé cela, monsieur ; aussi en me rendant ici,
comme c’était à peu près mon chemin, je suis passé par la Bru-
– 33 –
nerie et j’ai, de votre part, donné l’ordre à M. David, votre com-
mandeur de vous expédier immédiatement dix chevaux. Avant
une demi-heure, une heure au plus, ils seront ici.
– Pardieu ! s’écria le planteur avec joie, vous êtes un
homme précieux, vous songez à tout.
– J’y tâche, monsieur, surtout lorsque j’espère pouvoir
vous être utile, ajouta le Chasseur en regardant la jeune fille qui
lui souriait doucement.
En ce moment éclata à l’improviste un épouvantable chari-
vari mêlé de chants, de cris, de rires et d’appels joyeux, la
conversation fut forcément interrompue. C’était le bamboula
qui commençait.
– Allons faire un tour sur la plage en attendant les chevaux,
dit le capitaine.
– Soit, allons, répondit M. de la Brunerie.
Les deux hommes se levèrent.
La jeune fille fit un mouvement pour les imiter, mais, sur
un signe du Chasseur, elle se laissa retomber sur sa chaise.
– Tu ne viens pas te promener avec nous, mignonne ? lui
demanda son père.
– Non ; si vous me le permettez, cher père, je préfère rester
ici ; la chaleur est accablante. Je me sens un peu fatiguée, ajou-
ta-t-elle en rougissant légèrement.
– Demeure donc, puisque tu le désires ; cependant…
– 34 –
Je tiendrai compagnie à mademoiselle Renée, dit le Chas-
seur.
– Bon, alors je suis tranquille ; d’ailleurs dans un instant
nous reviendrons ; je ne veux que jeter un coup d’œil sur la fête.
Et M. de la Brunerie s’éloigna en compagnie de son neveu.
À peine quelques minutes s’étaient-elles écoulées depuis
leur départ, lorsque maman Mélie, la mulâtresse que le valet du
planteur avait cependant prévenue depuis longtemps déjà, pé-
nétra sous le bosquet, portant sur un plateau les rafraîchisse-
ments qui lui avaient été commandés.
La plage offrait en ce moment un aspect singulier et réel-
lement féerique.
Tous les promeneurs, disséminés çà et là, s’étaient, au
premier appel de la musique, groupés autour des danseurs qui
venaient enfin de faire leur apparition en grand costume.
Des hommes, nous ne dirons rien ; ils portaient le vête-
ment classique si commode aux colonies, si simple et de si bon
goût, à cause de cette simplicité même ; quelques-uns seule-
ment, récemment arrivés de France, en voulant imiter ou plutôt
outrer les modes européennes, avaient réussi à se rendre ridicu-
les.
Quant aux femmes, blanches ou de couleur, toutes étaient
ravissantes ; leur costume, coquet et gracieux, ajoutait encore à
leur langoureuse beauté ; la plupart d’entre elles, vêtues de ro-
bes de mousseline blanche ou d’amples peignoirs garnis de ri-
ches dentelles, étroitement serrés à la taille par un large ruban
bleu, les épaules couvertes d’un crêpe de Chine, se promenaient
lentement, nonchalantes, pâles et penchées, au bras de leur
père, de leur frère ou de leur mari, pareilles à de belles fleurs
– 35 –
accablées par la chaleur du jour et que la fraîcheur de la brise
nocturne fait revivre.
Les danseurs de bamboula, tous nègres jeunes, robustes et
bien découplés, s’étaient divisés en plusieurs groupes, dont cha-
cun avait son orchestre particulier ; ce qui produisait la plus
effrayante cacophonie qui se puisse imaginer.
Ces orchestres se composaient de nègres, vieux pour la
plupart, accroupis près de leurstam-tam, espèces de petits ba-
rils recouverts d’une peau très-forte ; quelques-uns de ces
étranges musiciens avaient même trouvé plus commode de se
mettre à califourchon sur leur harmonieux instrument qu’ils
frappaient à coups redoublés de leur main ouverte.
Près d’eux se tenaient des négresses dont les unes agitaient
rapidement des castagnettes, tandis que les autres remuaient
avec énergie des espèces de hochets, ressemblant aux chichi-
koués des Peaux-rouges de l’Amérique septentrionale, et rem-
plis de morceaux de verre, de cuivre on de fer blanc.
Auprès de chaque groupe de danseurs, on voyait debout,
immobiles et sérieux comme des spectres, des nègres armés de
torches, en bois d’aloès, dont les flammes rougeâtres, agitées
dans tous les sens par le vent, nuançaient les assistants de tein-
tes fantastiques, et imprimaient ainsi à cette scène un cachet
diabolique qui lui donnait une ressemblance frappante avec
cette nuit de Valpurgis, si bien décrite dans leFaustde Gœthe.
Les danseurs, sans doute par suite de quelque tradition ca-
raïbe dont l’origine est aujourd’hui complètement ignorée,
étaient coiffés de toques en carton doré ou argenté, affectant la
forme de mitres et garnies de plumes de paon ; une espèce de
sayeen blouse, sans col et sans manches, serrée aux hanches et
faite d’une étoffe quelconque, grossièrement brochée en argent,
complétait leur costume.
– 36 –
Quant aux danseuses, leur toilette n’avait rien
d’extraordinaire ni même de particulier.
D’ailleurs, dans le bamboula, le beau rôle appartient exclu-
sivement aux danseurs ; les danseuses sont sacrifiées, elles ne
remplissent pour ainsi dire qu’un rôle de comparses.
À un signal donné, tous les groupes s’élancèrent à la fois,
tous les orchestres éclatèrent comme un coup de foudre ; ce fut
un vacarme à ne plus s’entendre ; chaque danseur chantait ou
plutôt beuglait à tue-tête des couplets baroques qu’il improvi-
sait, en se frappant continuellement les coudes sur les hanches
et sur la poitrine, et avec les mains le ventre et les cuisses ; puis,
tout à coup, faisait des bonds terribles et retombait courbé,
semblait fuir tremblant et effrayé, pour revenir subitement en
affectant la joie la plus folle, cabriolant, tournant sur lui-même
comme un tonton, se frappant les épaules avec la tête et soudain
faisant la roue et marchant sur les mains.
Pendant ce temps, chaque danseuse agitait un voile qu’elle
élevait au fur et à mesure que son cavalier s’approchait ; elle
réglait ses pas sur les siens, avançant et reculant comme lui, et,
à un moment donné, lui essuyant avec son mouchoir la sueur
qui coulait à flots sur son visage.
Cependant, peu à peu la bamboula s’anima, les chants de-
vinrent plus vifs, les mouvements plus saccadés, la musique
précipita sa mesure ; puis, comme s’ils eussent été soudain pris
de frénésie, danseurs, promeneurs, spectateurs eux-mêmes,
tous les gens de couleur enfin, et tous les noirs, entrèrent en
danse, hurlant et gambadant, improvisant des cantates étran-
ges ; les enfants, les porte-torches, tous se mirent à sauter et à
cabrioler plus ou moins en cadence, sans partenaires, et pour
leur satisfaction personnelle.
– 37 –
Ce fut bientôt une rage, un délire, une frénésie indescripti-
bles, un sabbat tenu non par des démons, mais par des fous et
des possédés.
La joie et l’enthousiasme avaient atteint les extrêmes limi-
tes du possible, lorsque tout à coup des cris de colère et d’effroi
se firent entendre du côté des ajoupas, en ce moment presque
abandonnés par les buveurs ; aussitôt il y eut un remous épou-
vantable dans cette foule affolée qui presque subitement, se dis-
persa dans toutes les directions.
Les uns, sans avoir conscience de ce qu’ils faisaient,