La Belle Rivière - Aimard Gustave - E-Book

La Belle Rivière E-Book

Aimard Gustave

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Beschreibung

À la vue du danger terrible couru par l'officier, la jeune Canadienne avait tiré sur l'Indien qui le menaçait. Mais, cela fait, après avoir obéi au cri de son coeur, une réaction terrible s'était opérée en elle, et elle avait été prise d'une violente crise nerveuse. Elle était tombée sans connaissance au fond de la pirogue, sans avoir ni le temps ni le courage d'examiner le résultat de son heureuse hardiesse, de son inspiration audacieuse. C'en était fait peut-être de la généreuse enfant, si l'officier n'avait pas eu le désir de remercier celui qu'il supposait lui avoir sauvé la vie.

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La Belle Rivière

Gustave AimardPage de copyright

Gustave Aimard

La Belle Rivière

Première partie

Le Fort Duquesne

I

Le comte de Jumonville

Peu de personnes le savent.

Sous Louis XIV et sous Louis XV, la plus grande partie de l’Amérique du Nord appartenait à la France.

Dans ces possessions se trouvait le vaste territoire connu aujourd’hui sous la dénomination de Canada, jadis nommé : Nouvelle-France.

De nos mains, cette terre si riche passa dans celles des Anglais.

L’Angleterre en possède actuellement une minime partie qui constitue une de ses plus riches colonies.

Que si l’on cherche une cause sérieuse à cet abandon inintelligent, on n’en trouve pas.

Des flots de sang ont été versés.

Tant d’hommes illustres s’étaient voués à la colonisation de cette succursale de la mère patrie !

On se croyait près d’arriver à un résultat glorieux et fécond.

L’indifférence coupable du gouvernement, l’odieuse jonglerie des Mississipiens, le mot mi-spirituel et antipatriotique de Voltaire, mot qui fut pris à la lettre par le peuple le plus léger de la terre, anéantirent le fruit de si héroïques efforts, de si longs travaux.

Ce fut une grande perte pour la France.

On se représente encore maintenant le Canada comme un pays de médiocre étendue, stérile, au climat rigoureux, inclément, mortel pour les Européens.

On voit toujours ces immenses étendues de terrains, enfouies sous des neiges éternelles, parcourues par des bêtes fauves ou de féroces Indiens.

Erreur qui nous a coûté cher.

En deux mots, voici la vérité :

À l’époque où nous étions les maîtres, la Nouvelle-France formait un triangle dont la base se trouvait au nord de la baie d’Hudson et le sommet dans le golfe du Mexique, au sud de la Nouvelle-Orléans.

Or, chaque côté de ce triangle mesure au moins 3500 kilomètres et la superficie totale en est d’environ 1 200 000 kilomètres carrés, superficie onze fois plus considérable que celle de la France actuelle.

Le Canada seul compte vingt-cinq mille habitants.

Il en pourrait contenir le sextuple.

C’est, sans contredit, le pays le plus industrieux et le plus commerçant de l’Amérique du Nord.

Tels sont les quelques arpents de neige qui, au dire du philosophe de Ferney, ne valaient ni le sang ni l’argent qu’ils coûtaient à la France.

Nous n’insisterons pas davantage sur des considérations attristantes, qui sortent du cadre de notre récit.

À l’époque où commence cette histoire, la guerre menaçait de nouveau en Amérique entre les Anglais et les Français.

La faute n’en était point à nos représentants.

Cette guerre inique était faite, du côté des Anglais, avec une barbarie incroyable et un mépris cynique de tout droit des gens.

Ils l’entreprenaient, le plus souvent, sans déclaration préalable, sans même se donner la peine de chercher un prétexte futile.

Rien ne lavera jamais de cette tache leur réputation politique. C’est un reproche juste et infamant qu’on pourra constamment jeter en pleine face à leur honneur militaire.

Le 27 mai 1754, vers six heures du soir, une troupe de trente-quatre hommes, commandée par un officier, déboucha dans une vaste clairière.

Cette clairière était située au centre de l’une de ces immenses forêts qui couvraient alors les rives de l’Ohio, nommé par les nôtres Belle-Rivière, et qui s’étendaient jusqu’aux frontières de la Virginie, possédée par l’Angleterre.

La troupe en question venait de faire une marche longue et fatigante à travers les sentiers presque impraticables de la forêt.

Bien que les hommes qui la composaient fussent pour la plupart des guerriers indiens, rompus, dès l’enfance, à toutes les privations de la vie du désert, et que le reste eût été choisi parmi les chasseurs canadiens les plus endurcis à la fatigue, Indiens et chasseurs paraissaient accablés.

Ils se traînaient plutôt qu’ils ne marchaient, et ce fut avec un cri de joie qu’ils émergèrent des fourrés et entrèrent les uns après les autres dans la clairière.

L’officier, jeune homme de vingt-cinq ans, aux traits fins et distingués, portait l’uniforme de Royal-Marine.

Jugeant une plus longue marche impossible et quelques heures de repos indispensables à ses hommes, il donna l’ordre d’établir le campement pour la nuit.

Cet ordre était impatiemment attendu par les Canadiens et les Peaux-Rouges.

En un instant, le bivouac fut installé.

On alluma les feux de veille.

Puis, chacun fouillant sa gibecière, se mit en devoir de préparer le repas du soir.

Le capitaine s’était assis devant un des feux, sur le tronc d’un arbre renversé.

Le coude sur le genou, la tête dans la main, il suivait d’un vague regard les étincelles brillantes échappées du foyer, tout en se laissant aller à une rêverie qui ne tarda pas à l’absorber complètement.

Profitons de ce moment de répit pour expliquer la présence de ce détachement armé dans une contrée déserte, éloignée de plus trente lieues de toute habitation.

Quelques semaines avant le commencement de notre action, Dinwidie, gouverneur de la Virginie, nommé par le gouvernement britannique, avait expédié une colonne de miliciens chargée d’occuper les terres de l’Ohio qui nous appartenaient.

Notons, en passant, que, selon l’habitude anglaise, cette expédition se faisait en pleine paix, contre le droit de toutes les nations civilisées.

Le major Washington commandait en chef cette colonne.

Washington, le même qui plus tard devint un grand homme et délivra sa patrie du joug de l’Angleterre.

Son avant-garde, dirigée par l’enseigne Ward, entra résolument sur notre territoire, s’y installa et construisit sur les bords de l’Ohio un fort qui du reste fut immédiatement attaqué et enlevé par les Français.

La garnison demeura prisonnière.

Cependant M. de Contrecœur, commandant du fort Duquesne, fort qui est aujourd’hui la ville de Pittsbourg, l’une des plus riches des États-Unis, M. de Contrecœur, voulant non seulement mettre le droit de son côté, mais, comme si cela était possible, éviter la guerre, prit la résolution de ne pas rendre coup pour coup, attaque pour attaque.

Il chargea l’un de ses aides de camp, capitaine au régiment de Royal-Marine, de se rendre auprès du chef anglais et de le sommer d’avoir à se retirer sur-le-champ, attendu qu’il se trouvait sans raison sur le territoire français.

Cet aide de camp se nommait le comte de Jumonville.

M. de Jumonville fit immédiatement ses préparatifs de départ.

Seulement, comme il lui fallait traverser des régions hantées par des tribus hostiles aux Français, sur la recommandation expresse de M. de Contrecœur, il prit une escorte de trente-quatre hommes dévoués et aguerris.

C’est ce détachement que nous avons laissé campé dans une clairière après une marche forcée de cinq jours.

Le comte de Jumonville tenait tellement à accomplir sa mission sans retard, qu’il n’avait encore laissé reposer ses hommes ni jour ni nuit.

Il espérait du reste, grâce à cette miraculeuse célérité, se trouver le lendemain même vers midi en vue des premiers avant-postes anglais.

Le jeune homme était depuis quelques instants plongé dans ses réflexions, lorsqu’un des Canadiens s’approcha de lui.

Le bruit de ses pas ne suffit pas pour le tirer de sa rêverie.

Le Canadien attendit.

Enfin, voyant que l’officier ne faisait aucune attention à lui, il se décida à parler.

– Capitaine ! fit-il après avoir salué respectueusement.

M. de Jumonville releva brusquement la tête, réprimant avec peine un premier mouvement de mauvaise humeur.

Mais le Canadien, immobile, au port d’armes, attendait imperturbablement que son chef l’interrogeât.

En reconnaissant dans le personnage qui se tenait devant lui, sinon un ami, du moins un homme dévoué, le capitaine sourit et lui dit :

– C’est toi, Berger ! que me veux-tu ?

– J’ai à vous parler, répondit laconiquement celui que M. de Jumonville venait d’appeler Berger.

– Assieds-toi, je t’écoute.

Le Canadien obéit et s’assit aux pieds de son chef.

C’était un homme de haute taille, aux larges épaules, aux membres bien attachés.

Des muscles gros comme des cordes et durs comme le fer, dénotaient en lui une rare vigueur.

Sa tête, un peu petite, au front carré, aux traits accentués, reposait d’aplomb sur un cou de taureau.

Ses yeux noirs, bien ouverts, couronnés d’épais sourcils, regardaient bien en face.

Une forêt de cheveux bruns et bouclés, noués par derrière par une peau de serpent, s’éparpillaient en désordre sur ses épaules.

Sa peau parcheminée, sillonnée de rides hâtives, avait une teinte bistre foncé.

Une longue barbe rousse et touffue lui couvrait le bas du visage et descendait jusque sur sa poitrine, donnant à l’ensemble de sa physionomie une sauvagerie étrange.

Malgré cette rude apparence, on sentait que le mal n’avait pas de prise sur la nature primitive de cet homme.

Tout en lui sentait la franchise et la loyauté.

Son costume, adopté par les coureurs des bois canadiens, consistait en une blouse de toile bleue, ornementée, soutachée de fil blanc.

Cette blouse, serrée aux hanches par une ceinture en peau de crocodile, lui laissait une liberté d’allures que n’ont point les vêtements de drap européen.

Dans sa ceinture étaient passés un couteau à manche de corne, une baïonnette, un sac à balles et un sac à poudre.

Sur ses genoux descendait un caleçon de toile bise.

Ses jambes nues n’étaient garanties des ronces et des broussailles que par les ligatures des mocksens en peau d’élan qui lui servaient de chaussures. Ces ligatures se rejoignaient au-dessus du mollet.

Un large sac en parchemin, ressemblant à nos carnassières de chasse, était jeté en bandoulière sur son épaule droite.

Enfin, il tenait à la main un long fusil dont la crosse curieusement sculptée portait une profusion d’arabesques, obtenues à l’aide d’une grande quantité de petits clous en cuivre doré.

Ce spécimen du chasseur canadien, chez lequel le type indien et le type européen se mariaient si bien qu’il devenait impossible de lui assigner une origine exclusive, supportait à merveille l’entourage de cette nature sauvage et luxuriante.

Il se trouvait dans son vrai cadre.

Berger descendait de ces premiers colons normands qui, lors de la première guerre, chassés par les Anglais de leurs plantations, se réfugièrent dans les bois et adoptèrent l’existence aventureuse des aborigènes.

On leur donna, par la suite, le surnom de Bois-Brûlés, à cause de la couleur bistre foncé que le croisement des races avait imprimée à leur peau.

Il eût été fort difficile d’assigner un âge quelconque à l’interlocuteur du comte de Jumonville.

Berger pouvait avoir trente-cinq ans, comme il pouvait en avoir cinquante.

Voyant que le chasseur ne se décidait pas à s’expliquer, le capitaine reprit :

– Voyons, parle ; les ordres de nuit sont donnés. Nos hommes ont bu et mangé. Qu’ils se reposent et s’endorment. Deux sentinelles suffiront pour veiller au salut général et entretenir les feux.

Le Canadien hocha la tête.

– Non ? demanda l’officier.

– Non, répondit péremptoirement Berger.

– Qu’y a-t-il ?

– Faites excuse, mais...

– Mais quoi ?

– Ce n’est pas l’heure du sommeil pour tout le monde.

– Je le vois bien, repartit en riant M. de Jumonville. Si tu continues de la sorte, mon brave, nous en avons, toi et moi, pour jusqu’à demain matin.

– Ce n’est pas le moment de rire non plus, fit le Canadien sans sourciller.

L’officier français connaissait son homme.

Il savait que Berger ne faisait jamais de grandes phrases sans motif.

Il arrêta son rire.

L’autre dit :

– Capitaine, il faut reconnaître les environs.

– Les environs de qui ? de quoi ? Ne sommes-nous pas en plein désert ? De qui diantre peux-tu craindre la visite ?

– Je ne crains rien.

– Je le sais, mon brave Berger.

– Mais les bois ne sont pas sûrs pour tout le monde.

– Est-ce pour moi que tu dis cela ?

– Pour vous, monsieur le comte. Précisément.

– Baste ! ne vas-tu pas chercher à m’effrayer maintenant ?

– Non, ce serait impossible ; mais je cherche à vous rendre défiant, à éveiller votre prudence.

– De la prudence ? N’en as-tu pas pour moi, mon vieux Berger ? répliqua affectueusement l’officier.

– Cela ne suffit pas.

– Ta main ?

Berger donna sa main au comte de Jumonville qui continua :

– Vois-tu, camarade, nous sommes originaires du même pays...

– Oui.

– Normands tous deux. Tes ancêtres ont pendant des siècles été les fidèles serviteurs des miens...

– Oui.

– Tu es mon ami.

– Oui.

– Parle-moi donc comme un ami, et non comme un inférieur.

– Merci, fit le Canadien retirant sa main et détournant son visage pour cacher l’émotion qui le gagnait ; merci, monsieur le comte... C’est vrai... Ma famille a toujours été dévouée à la vôtre... et quand, là-bas..., à Québec, j’ai par hasard entendu prononcer votre nom, mon cœur a tressailli de bonheur et je suis accouru à vous. Bien que venu au monde à la Nouvelle-France, je me suis toujours cru le serviteur né de vous et des vôtres. Aussi vous l’avez vu, je ne me suis pas fait attendre. Je me suis offert, vous m’avez accepté... Le pacte est conclu entre nous et rien que la mort séparera le fils de mon père, du fils aîné de l’héritier des comtes de Jumonville.

– Je me plais à reconnaître la vérité de tes paroles..., et un jour je me réserve de t’interroger plus en détail sur ce sujet.

– Plus tard, fit Berger avec un certain embarras.

– Oui, quand nous aurons accompli la mission dont je suis chargé.

– C’est cela, oui.

– Tu me diras alors tout ce que tu m’as caché jusqu’à ce jour.

– Nous avons le temps.

– La cause de l’émigration de ton père..., continua le capitaine.

– Oh ! l’histoire des pauvres gens comme nous n’est pas bien intéressante.

– Tout ce qui te touche m’intéresse.

– Je vous obéirai, monsieur.

– D’autre part, reprit le jeune homme, en venant en Amérique, mon but était de prendre certains renseignements...

Le Canadien se trouvait de plus en plus mal à l’aise.

Le comte de Jumonville continua, sans remarquer son trouble, que du reste l’obscurité de la nuit tombante l’empêchait d’apercevoir.

– Tu me seras utile dans mes recherches.

– Je ferai de mon mieux, mais je ne vous comprends pas, répondit Berger qui semblait sur des épines.

– Il s’agit d’un de mes grands-oncles...

– Ah ! bien.

– Capitaine, à ce que je crois, au régiment de Carignan.

– Mais...

– Il suivit sa compagnie en Amérique et il s’y fixa.

– Et depuis lors ?

– Plus de nouvelles. On eut beau se livrer à des recherches actives, il était disparu sans laisser de traces.

– Cela n’a rien de bien extraordinaire, monsieur.

– Comment ?

– Sans doute. En se faisant colon, de même que beaucoup d’autres, il aura changé de nom, fit le Canadien avec une légère hésitation dans la voix.

– À quoi bon ?

– Ah ! voilà, monsieur le comte, des choses que les Européens ne comprennent pas de prime abord... Mais, voyez-vous, il y a ceci de certain, c’est qu’au bout d’un certain temps, quand on a quitté le vieux monde pour le nouveau, la ville pour la forêt, quand on a compris que le bonheur se trouve seulement au fond des bois, on secoue la plante de ses pieds pour qu’il n’y reste plus un atome de la poussière des villes. On recommence sa vie, on se refait un nom et tout va bien.

– Oui, murmura le jeune homme. C’est cela ou autre chose. Enfin, ajouta-t-il à haute voix, je voudrais quand même savoir ce que ce membre de notre famille est devenu.

– Peut-être bien que vous l’apprendrez un jour.

– Crois-tu ?

– Peut-être bien ! répéta le chasseur avec une émotion toujours mal réprimée.

Évidemment, s’il eût pu changer le tour de l’entretien, M. de Jumonville n’aurait plus été libre de lui dire un mot de plus sur ce sujet, mais le chasseur avait trop de déférence pour son chef pour se permettre de rompre les chiens.

Le capitaine reprit :

– Il y a trente ans et plus que le parent dont je parle a disparu.

– Trente ans, trente jours ! Le temps est un grand découvreur de mystères. Et puis me permettez-vous une question, monsieur le comte ?

– Dis.

– Quel intérêt vous pousse à jeter la lumière dans cette nuit ?

– Mais ne t’ai-je pas expliqué qu’il s’agissait d’un de mes grands-oncles ? Quelque secondaire que soit l’intérêt que je lui porte personnellement, notre nom peut se trouver en jeu.

– S’il en a changé, comme vous le pensez ?

– Est-ce certain ?

– Non.

– D’ailleurs, je te l’avouerai, mon bon Berger, il y a au fond de tout cela un attrait de curiosité très grand pour moi.

– Oh ! de la curiosité, grommela le chasseur..., ce n’est peut-être pas le moment d’en avoir. Nous avons d’autres chats à fouetter.

M. de Jumonville ajouta sans avoir l’air d’entendre le rappel de son serviteur à la situation présente :

– Quoique cette histoire soit bien confuse et se perde dans la nuit de mon enfance, je me souviens avoir ouï parler à mon père d’une catastrophe sanglante mêlée au nom de mon grand-oncle.

– Rêve d’enfant ! fit Berger en haussant les épaules.

– Non pas ! Cette disparition subite se rattachait intimement à cette catastrophe ; mon père connaissait bien sûr cette affaire.

– Et il ne vous l’a pas racontée ? demanda vivement le chasseur.

– Jamais en détail. Une ou deux fois, je l’ai interrogé à ce sujet ; toujours il détournait la conversation.

Berger respira plus librement.

– Votre père, dit-il, pensait sans doute que mieux valait ensevelir cette affaire dans l’oubli le plus profond.

– C’est possible. Notre marche à travers les bois, ces immenses solitudes, la poésie du désert m’ont remis ce souvenir devant les yeux. J’y repenserai plus tard. Revenons-en au motif de ta venue.

– Il n’est pas trop tôt, fit Berger entre ses dents.

– Grognon ! sourit le jeune homme. Quel mal nous est-il arrivé pour que tu cries après le temps perdu ?

– Aucun, mais qui vous dit qu’il ne nous en arrivera point ?

– Nous sommes dans les mains de Dieu. Tu me permettras de ne jamais rien préjuger de l’avenir.

– Bon !

– En somme, que demandes-tu ?

– Que vous m’autorisiez à battre l’estrade pendant une heure dans les environs du campement.

– Ah ! ah ! mais, décidément, tu crains quelque chose ?

– Pour parler net, oui, monsieur.

– Quoi ?

– Le chef indien qui nous accompagne vient de découvrir de nombreuses traces dans le bois, et moi-même j’ai relevé un grand nombre d’empreintes.

– Des chasseurs ?

– Non pas.

– Ou des voyageurs comme nous ?

– Non plus.

– Qui alors ?

– Des soldats, fit Berger.

– Des soldats anglais ?

– Oui.

– Tu te trompes.

– Il n’y a pas à se tromper, pour un vieux coureur de bois comme moi, sur les traces que les habits rouges laissent derrière eux.

– Ainsi tu crois les Anglais près de nous ?

– J’en suis sûr.

– Tant mieux, nous aurons moins de chemin à faire.

– M’est avis que, tout compte fait, mieux vaudrait les éviter.

– Hein !

– Et rebrousser chemin.

– Es-tu fou ? demanda M. de Jumonville, en regardant le Canadien avec stupéfaction.

– Ces allées, ces marches et ces contremarches mystérieuses sont louches, je vous en réponds.

– Ne suis-je pas envoyé en parlementaire vers le colonel Frye ?

– Je ne dis pas non.

– Et vers le lieutenant-colonel Washington ?

– Oui.

– La présence, le voisinage des troupes britanniques, n’a rien que je redoute.

– Il faudra voir.

L’officier impatienté reprit vivement :

– Un parlementaire est inviolable, sacré ! Les lois de la guerre, le droit des gens et des nations le protègent.

Le chasseur fit un geste de doute.

– La guerre ne se pratique pas ici comme dans la vieille Europe, dit-il.

– Je ne croirai jamais...

– L’agression impossible à justifier dont nous venons d’être victimes en pleine paix doit vous donner une idée du respect que les Anglais ont pour le droit des gens.

– Berger ! Berger ! tu n’es qu’un oiseau de mauvais augure, repartit le capitaine en souriant malgré lui. Ta haine pour les Anglais te rend injuste.

– Injuste envers des...

– Respecte nos ennemis si tu veux que nos ennemis te respectent.

– Soit, on se taira..., devant vous, murmura le chasseur canadien en mâchonnant sa mauvaise humeur.

– Mais tu t’obstines... et tu persistes à croire des mesures de prudence nécessaires ?

– Ça, oui.

– Eh bien ! je te donne carte blanche. Agis à ta guise.

– C’est tout ce que je demande, s’écria joyeusement Berger en se relevant.

– Tu reconnaîtras ton erreur.

– Dieu le veuille, monsieur ! Je désire en être pour ma battue et pour mes soupçons, mais je n’en profiterai pas moins et sur-le-champ de la permission que vous venez de me donner.

– Va, va et bien du plaisir. Tu reviendras me prévenir dès que tu seras de retour.

– Je n’y manquerai pas, monsieur le comte.

Après avoir pris congé du jeune officier, Berger se dirigea rapidement vers un Indien accroupi à l’écart devant un feu allumé par lui et pour lui.

Cet indigène, dans la force de l’âge, d’une taille gigantesque et bien proportionnée, avait un visage régulier et des traits dignes du ciseau d’un Michel-Ange.

Ses yeux noirs, bien ouverts, pétillaient d’intelligence et d’astuce.

Sa physionomie à l’expression douce et méditative, sa prestance noble lui donnaient un cachet d’élégance native qui caractérise les Peaux-Rouges.

Son costume se composait de mitasses ou caleçons en deux parties cousues avec des cheveux, serrés aux hanches par une ceinture en cuir et attachés aux chevilles ; d’une chemise de calicot et de mocksens en peau d’élan, garnis de piquants de porc-épic et de perles en verres multicolores.

Ses cheveux assez longs étaient tressés adroitement et relevés en forme de chignon sur le sommet de sa tête.

Une robe de bison blanc femelle, retenue par une courroie sur ses épaules, l’enveloppait tout entier, traînant jusqu’à terre dans un mouvement plein de grâce et de majesté.

Cet Indien, qu’à la plume d’aigle fichée droit dans sa chevelure il était facile de reconnaître pour un chef, fumait nonchalamment son calumet.

Bien qu’il eût entendu le pas pressé du Canadien et que son œil perçant l’eût parfaitement vu venir vers lui, il ne fit pas un geste, demeurant en apparence absorbé dans ses pensées.

Berger arrivait près de lui.

L’Indien ne tourna pas la tête.

Le chasseur canadien lui posa doucement la main sur l’épaule sans prononcer une parole.

Il attendit, comme il l’avait fait avec l’officier français, que le chef l’interrogeât.

– Mon frère est le bien venu près de son ami, dit l’Indien d’une voix pénétrante. Que désire-t-il ? Qu’il parle. Les oreilles d’un chef sont ouvertes.

– Le chasseur blanc veut saluer son ami et lui souhaiter un long repos, avant de se séparer de lui, répondit le Canadien.

– Où va Sans-Piste ? reprit le Peau-Rouge en donnant à Berger le nom sous lequel il était connu et renommé dans les grands bois. Le chef pâle lui a-t-il donné une mission que deux hommes ne peuvent remplir ensemble ?

– J’ai en effet reçu une mission.

– Sans-Piste a-t-il promis d’exécuter seul cette mission ?

– Non.

L’Indien ne sourcilla pas.

Le chasseur reprit en souriant :

– J’ai supposé que le chef, fatigué d’une longue route à travers la forêt, aimerait mieux demeurer tranquille auprès du feu que me suivre par une nuit aussi noire, par un ciel sans étoiles.

Le Peau-Rouge releva vivement la tête.

– Sans-Piste est très gai, dit-il. Sans-Piste plaisante. Ne sait-il pas que Koua-Handé1 est un chef et que la fatigue n’a point de prise sur lui ? Les Hurons sont des hommes et non des vieilles femmes bavardes. Où va mon frère ?

– Surveiller les alentours du camp.

– Bon.

– Venez-vous avec nous ?

– Que mon frère marche ; le chef le suit.

– Je comptais sur vous.

Ce disant, le chasseur canadien tendit la main au chef indien, qui la lui serra silencieusement.

Puis, le Peau-Rouge se leva, serra sa robe de bison autour de son corps, jeta son fusil sous son bras et se mit en mesure de suivre son ami.

Les deux hommes, après avoir jeté un regard circulaire sur le campement, où, sauf les sentinelles, tout le monde était plongé dans un sommeil réparateur, quittèrent la clairière pour s’enfoncer dans la forêt.

Ils ne tardèrent pas à disparaître dans les fourrés et les taillis épais qui servaient de remparts au camp des Français.

II

Le major Washington

Abandonnons le détachement commandé par le comte de Jumonville et devançons les deux coureurs des bois chargés d’explorer les environs du campement français ; prions le lecteur de nous accompagner dans les ruines d’un village huron, situées à quelques lieues plus loin sur les rives de l’Ohio.

Là se trouvaient provisoirement réunies certaines personnes avec lesquelles il importe que nous lui fassions lier connaissance, pour l’intelligence des faits qui vont suivre.

Ce village, bâti sur une accore verdoyante de la rive gauche du fleuve, avait longtemps servi de station aux Indiens pendant leur chasse de printemps.

La position même le mettait à l’abri d’un coup de main.

D’un côté, il dominait le cours capricieux de la Belle-Rivière en amont et en aval, tandis que de l’autre, il était garanti de toute surprise par une pente escarpée.

Déjà, depuis plusieurs années, les Indiens l’avaient délaissé pour s’enfoncer dans les terres.

Le gibier devenant d’une rareté extrême, ils s’étaient mis à la recherche d’autres territoires de chasse.

Aussi les palissades destinées jadis à lui servir de remparts se trouvaient-elles détruites presque partout, et les rares cabanes encore debout donnaient plutôt asile au vent et à la pluie qu’aux malheureux conduits de ce côté par le hasard ou leur mauvaise étoile.

Cependant, le jour où commence notre histoire, la plus grande animation régnait dans ce village, ordinairement désert et silencieux.

Vers sept heures du soir, une troupe de soldats anglais, forte de trois cents hommes, tant blancs que sauvages, gravissait la colline, entrait dans le village et s’y retranchait solidement pour y passer la nuit.

Cette troupe avait été envoyée par Dinwidie, gouverneur de la Virginie. Elle faisait partie du détachement chargé de s’emparer des terres de l’Ohio et d’y construire un fort, détachement que les Français avaient malmené si rudement pour leur apprendre à faire litière de toutes les lois qui régissent les peuples civilisés.

Dans une cabane un peu moins ruinée que les autres, réparée à la hâte et rendue presque habitable, se trouvaient deux officiers anglais.

C’étaient le commandant du détachement et son lieutenant.

Assis en face l’un de l’autre, devant un feu que la fraîcheur de la nuit rendait nécessaire, ils causaient tout en soupant d’un quartier de venaison rôtie, arrosé de wisky coupé dans de l’eau.

Le commandant, jeune homme de vingt-deux ans à peine, encore imberbe, n’était autre que le major des milices virginiennes, Washington, le Washington qui plus tard devint si justement célèbre en affranchissant son pays de la suzeraineté de l’Angleterre.

Seulement, à cette époque, le major anglais Washington était loin de se douter du rôle que la Providence l’appelait à jouer dans l’avenir.

Il sortait à peine de l’adolescence.

Sa taille haute et bien prise, ses manières élégantes et ses gestes pleins de grâce et d’harmonie, en faisaient déjà un homme remarquable à tous égards, un gentleman accompli.

Ses traits étaient beaux.

Un nez grec, des yeux au regard pensif et mélancolique, une bouche aux lèvres minces, surmontant un menton accusé et annonçant un caractère résolu, donnaient à sa physionomie une rare expression de dignité.

À première vue, il inspirait le respect.

Il portait avec une grande aisance le costume militaire et, malgré son extrême jeunesse, on reconnaissait réellement en lui le chef de tous ces hommes.

L’enseigne Ward, son lieutenant, formait avec lui le contraste le plus complet.

C’était un soldat, dans toute la force du terme.

Grand, sec, maigre, froid et brave comme son épée, il possédait tout juste l’intelligence nécessaire pour s’acquitter strictement de ses devoirs.

Ajoutons ceci, pour compléter le portrait de ce digne officier :

L’enseigne Ward, imbu, comme tous les Européens de cette époque, des absurdes préjugés de race et de caste, se trouvait intérieurement blessé de se voir sous les ordres du major Washington.

Non pas que lui, homme de cinquante ans, répugnât à obéir à un jeune homme de vingt ans, mais parce que, lui Anglais, il servait sous un créole, fait qui ne s’était jamais vu depuis la fondation des colonies anglaises en Amérique.

Tout ce qui précède rendait l’enseigne Ward aussi honteux que malheureux.

Il avait beau faire, il ne parvenait pas à cacher les froissements de son orgueil et de sa vanité.

Fait prisonnier par les Français, lors de l’attaque du Petit-Fort, élevé sur l’Ohio, il avait donné sa parole de ne pas s’évader du fort Duquesne où on l’avait interné.

Naturellement, selon les habitudes anglaises en Amérique, il ne s’était gêné en rien pour la tenir.

Il s’était donc échappé depuis une huitaine de jours seulement et venait de rejoindre les troupes anglaises, tout chaud encore de l’échec subi par lui et les siens.

Sa mauvaise humeur s’était accrue de ses scrupules de conscience rétrospectifs, car, tout fils d’Albion qu’il fût, le brave enseigne ne pouvait s’empêcher d’en avoir.

Ward n’aspirait qu’au moment où il se verrait en mesure de tirer une vengeance éclatante des maux qu’il prétendait avoir soufferts durant une captivité de quarante-huit heures qu’il avait passée libre sur parole.

Mais les Français étaient de si cruels et si félons ennemis de l’Angleterre !

Tout en achevant de souper, l’enseigne racontait à son commandant pour la vingtième fois au moins les vexations auxquelles il avait été en butte pendant sa captivité et les péripéties émouvantes de sa fuite à travers le désert.

Le major Washington l’écoutait en apparence avec une profonde attention, mais un fin sourire plissait de temps en temps le coin de ses lèvres. L’enseigne, échauffé par l’action de son récit, ne se doutait pas que derrière cette fausse attention se cachait une volonté ne manquant jamais son but.

Si le jeune officier n’avait pas eu une raison sérieuse pour écouter les bavardages du vieux soudard, depuis déjà longtemps il lui eût donné un ordre dilatoire et s’en fût débarrassé.

Quand Ward eut fini, son chef lui laissa le temps de réfléchir à toutes ses mésaventures passées.

Le souper tirait lui-même à sa fin.

– Ainsi, monsieur, dit froidement Washington, vous avez beaucoup souffert par la faute des Français ?

– Oui, monsieur le major, répondit l’enseigne avec chaleur, beaucoup !

– Et vous leur en voulez ?

– Comme tout bon Anglais doit le faire.

Le jeune officier réprima un sourire sardonique.

Il pensait peut-être à part lui que, si les Anglais se croyaient en droit d’exécrer les Français, les Américains, de leur côté, ne raisonnaient pas d’une façon insensée en croyant fondée leur haine contre les Anglais.

Le vieil enseigne continua :

– J’ai juré une haine implacable à ces damnés mangeurs de soupe et j’espère bien la satisfaire un de ces jours.

– Quand ? demanda Washington sur le même ton indifférent.

– Dame ! aussitôt que la guerre sera déclarée.

– Vous dites, monsieur Ward ?

– Je dis : aussitôt que la guerre...

Le jeune homme ne laissa pas achever la phrase de l’enseigne, qui, tout effaré de l’attitude de son chef, cherchait quelle sottise il pouvait bien avoir lâchée.

– La guerre n’est donc pas déclarée entre la France et l’Angleterre ? s’écria-t-il avec une surprise parfaitement jouée.

– Mais, pas que je sache, balbutia Ward, et je ne vois pas comment, en temps de paix ou tout au moins d’armistice, je pourrai...

– En temps de paix, monsieur ? Mais nous sommes en pleine guerre.

– En pleine guerre ?

– Certes.

– Ma foi ! la chose s’est faite pendant que je me promenais dans la forêt... Vous m’excuserez si je ne suis pas tenu au courant.

– Je vous excuse, tout en ne comprenant pas bien votre ignorance et votre stupéfaction.

– Ainsi, la guerre existe ?

– Parfaitement.

Ward se frotta joyeusement les mains.

Son chef le regardait du coin de l’œil. Il réfléchit quelques instants, puis reprenant la parole avec un imperceptible accent de raillerie :

– Mon cher lieutenant, lui dit-il, je vois avec peine que vous manquez complètement de mémoire.

– Moi, major, je n’oublie rien... de ce que je sais..., répondit Ward, offensé dans son amour-propre.

– Cela ne suffit pas, fit Washington sur le même ton. Il faut deviner ce que vous ne savez pas.

– Expliquez-vous, major.

– Pourquoi sommes-nous ici ?

– Pourquoi ?

– Oui.

– En mon âme et conscience, major, je vous jure que je l’ignore.

– C’est impossible.

– Sur mon honneur, c’est ainsi.

– Si vous ne me comprenez pas, monsieur Ward, c’est que vous ne voulez pas me comprendre, dit le jeune homme avec un geste de mauvaise humeur mal dissimulée.

– Je vous demande humblement pardon, monsieur, je fais au contraire tous mes efforts pour cela, mais vous avez trop bonne opinion de ma perspicacité.

– Je vais donc vous mettre les points sur les i.

L’enseigne Ward ouvrit curieusement les yeux et tendit les oreilles.

– Vous admettez, n’est-ce pas, monsieur Ward, que nous nous trouvons sur le territoire français ?

– Cela ne fait pas l’ombre d’un doute.

– Bon, y sommes-nous de gré ou de force ?

– Dame ! hésita le vieil officier.

– Répondez.

– Il me semble que l’on ne nous a pas invités à...

– Vous y êtes. D’autre part, n’avons-nous pas, il y a quelque temps, essayé de nous retrancher sur l’Ohio et de nous y établir ?

– Cela est d’autant plus vrai que vous m’avez fait l’honneur de me confier la garde de cet établissement.

– Les Français vous ont-ils attaqué ?

– Oui, major.

– Détruit votre poste ?

– De fond en comble.

– Vous ont-ils emmenés prisonniers, vous et vos soldats ?

– Je ne peux pas prétendre le contraire.

– Eh bien ? ajouta froidement Washington.

– Il est évident que..., répondit Ward avec timidité.

– Cela constitue, selon moi, un commencement d’hostilités bien caractérisé.

– Un commencement, oui.

– Et bien que, sans déclaration préalable, la guerre me paraît parfaitement exister.

Nous soulignons ces dernières paroles, qui furent textuellement prononcées par Washington en cette circonstance.

Ward réfléchit quelques instants et répliqua :

– La guerre existe de notre côté.

– Comment ! de notre côté ? se récria le major. Est-ce donc nous qui avons commencé la lutte ?

– Non.

– Alors ?

– Mais c’est nous qui sans autorisation avons envahi le territoire de nos voisins.

– Vous dites ?

– Et essayé de nous y établir malgré eux, continua Ward, qui, tout en manquant à sa parole et en fermant les yeux sur sa propre forfaiture, savait distinguer le vrai du faux quand il s’agissait des autres et surtout de ses supérieurs.

Washington demeura un instant confondu.

Il ne s’attendait pas à pareille réponse de la part d’un homme qu’il regardait comme une brute habituée à se courber devant les commandements et les avis de ses chefs.

Mais, se remettant presque aussitôt :

– Mon cher enseigne, dit-il avec ironie, vous êtes un brave soldat, un excellent officier. Mais, avouez-le, vous n’entendez absolument rien à la diplomatie, à la politique.

– Je ne m’en suis jamais occupé, major, répondit simplement l’enseigne.

– Et vous avez eu tort ; sans cela, vous comprendriez qu’il est de l’intérêt de l’Angleterre de reprendre ces riches contrées aux Français.

– Je comprends cela, major.

– Et que tous les moyens sont bons pour obtenir un résultat aussi important.

– Hum ! fit Ward.

– C’est ainsi.

Le vieil officier baissa la tête sans répondre.

Washington, feignant de prendre son silence pour un assentiment, continua :

– Vous voilà convaincu, monsieur, comme tout bon Anglais le serait à votre place et, toute discussion cessant, laissez-moi vous apprendre une nouvelle qui, j’en suis certain, vous causera une grande joie.

– Quelle nouvelle ?

– Celle-ci : Mes coureurs et mes batteurs d’estrade m’informent qu’un détachement français vient de quitter le fort Duquesne.

– Ah ! ah !

– Ce détachement, composé d’une quarantaine d’hommes, remonte l’Ohio et se dirige de ce côté.

– C’est bien improbable.

– Cela est, pourtant.

– Quel motif les pousse à se risquer en aussi petit nombre dans ces parages qu’ils savent occupés par des forces supérieures ?

– Je ne vous répondrai rien à ce sujet. Leur secret est bien gardé. Nos espions n’ont rien découvert.

– Quel est leur but ostensible ?

– Ils prétendent, me dit-on, être envoyés en parlementaires auprès de moi pour me sommer d’avoir à me retirer immédiatement en Virginie...

– Ah !

– Et d’évacuer ce qu’ils appellent le territoire français indûment envahi par les troupes de Sa Majesté britannique.

– Les insolents ! grommela Ward.

– Mais, continua Washington avec une certaine animation, vous le comprenez, cet envoi d’un parlementaire n’est qu’un prétexte.

– Vous croyez, major ?

– Cet envoi cache des projets qu’il me paraît nécessaire de déjouer.

– Il est certain que, s’il cache...

– D’ailleurs, un parlementaire ne se serait pas fait accompagner d’une aussi grosse troupe.

– Peuh ! quarante hommes !

– Il serait venu avec un guide, un interprète et un trompette, escorte suffisante pour un officier chargé d’une mission toute pacifique.

– Vous avez raison, major, cependant...

– Cependant, quoi ?

– Si l’envoi de ce parlementaire était réel ?

– Il ne l’est pas.

– Je crois avoir entendu parler de quelque chose comme cela, tandis que j’étais détenu au fort Duquesne.

– Rien ne m’ôtera de l’idée que cet officier vient dans une tout autre intention que celle qu’il avoue.

– En ce cas...

– La prudence exige que nous prenions certaines précautions afin de ne pas nous laisser surprendre.

– Oh ! fit l’enseigne en riant dédaigneusement, nous sommes huit fois plus nombreux que ces mendiants. Je ne vois pas ce que nous pouvons craindre.

– Nous pouvons craindre qu’ils nous tuent un certain nombre d’hommes, ce que je veux éviter à tout prix.

– C’est difficile.

– À tout prix, répéta Washington, vous m’entendez ?

– Alors nous les attaquerons ?

– Certes.

– Le cas est grave.

– En quoi ?

– Si nous nous trompons, major ?

– Je prends sur moi la responsabilité de cet acte, répondit sèchement le jeune officier.

L’enseigne s’inclina avec respect.

– Vos ordres ? dit-il.

– Les voici : lever le camp à minuit, descendre dans la plaine, pénétrer dans la forêt sur trois colonnes distancées à cent cinquante pas et reliées entre elles par une ligne de tirailleurs indigènes, puis pousser en avant, de façon à prendre tout ce qui se trouvera dans la forêt comme dans un vaste filet.

– Cela sera fait ainsi, monsieur.

– Bien, maintenant, mon cher monsieur Ward, je vais essayer de dormir quelques heures. Vous me réveillerez lorsqu’il en sera temps. Bonsoir. N’oubliez pas, je vous prie, de faire visiter les fusils et changer les amorces.

Le jeune officier s’enveloppa alors dans son manteau, et le dos appuyé au mur croulant de la cabane, il allongea ses pieds devant le feu, ferma les yeux et feignit de s’endormir.

De la sorte, il n’avait plus à subir les scrupules ou les interrogatoires de son lieutenant.

Ce dernier, resté seul éveillé, alluma un cigare et se mit à fumer tout en réfléchissant aux ordres qu’il venait de recevoir.

L’enseigne Ward était un de ces hommes qui ne savent jamais s’ils doivent être contents ou mécontents.

Il ne demandait pas mieux que de jouer un mauvais tour aux Français, ses ennemis détestés ; mais il sentait bien que dans l’occurrence présente, lui et les siens allaient pêcher en eau trouble.

Entre deux bouffées de tabac, il laissa enfin échapper ces paroles qui résumaient sa pensée :

– Après tout, je suis bien bon de me casser la tête sur cette pierre-là. Arrive que pourra ; je m’en lave les mains. J’ai un chef, j’exécute ses ordres, et voilà !

Le major Washington entendit-il ce court monologue, ou dormait-il réellement ? cela aurait été difficile à certifier et à distinguer.

Toujours pouvons-nous affirmer qu’il ne sourcilla point.

Son cigare entièrement fumé, l’enseigne Ward s’enveloppa à son tour dans son manteau et s’endormit du sommeil de Ponce-Pilate.

III

L’assassinat

Telle était la position des deux détachements.

D’un côté la loyauté et la confiance.

De l’autre, la ruse, la trahison de parti pris.

Mais, nous le répéterons sans cesse, à quoi bon s’étonner ? C’est de cette façon que la guerre s’est toujours faite en Amérique, entre les Anglais et nous.

Il était trois heures du matin.

Le hibou chantait.

Le ciel commençait à s’éclaircir vers le levant.

Les étoiles disparaissaient les uns après les autres.

Une brise glaciale passant mystérieusement à travers les hautes branches des arbres, les faisait s’entrechoquer avec de sourds frémissements semblables à des plaintes humaines.

Excepté les deux sentinelles chargées d’entretenir les feux et de veiller au salut commun, tous dormaient dans le camp français.

Le comte de Jumonville avait fait comme tous les siens.

Soudain, une main se posa sur son épaule.

Si léger que fut cet attouchement, il suffit pour éveiller le chef du détachement français.

Il se dressa vivement sur son séant et jeta un regard inquiet sur la clairière.

Tout était tranquille et silencieux ; le chasseur canadien se tenait debout devant lui.

– Ah ! tu es de retour, Berger ? dit-il en étouffant un bâillement.

– Oui, monsieur le comte.

– Qu’y a-t-il ? Est-ce donc déjà l’heure de se remettre en route ?

– L’heure est peut-être passée.

– Hein ? fit le capitaine en chassant les dernières vapeurs du sommeil, que veux-tu dire ? Quelle heure est-il ?

– Trois heures.

– Il y a du nouveau ?

– Oui, monsieur. Je vous l’apprendrai aussitôt que vous aurez donné l’ordre du départ.

– Tu es fou, Berger ! sur mon âme, tu es fou !

– Monsieur, répondit le coureur des bois avec une indicible expression de tristesse, il vous faut retourner sur vos pas, au plus vite.

– Hein !

– Si vous ne voulez tomber victime du plus odieux guet-apens.

– Que se passe-t-il ? s’écria le capitaine avec vivacité.

– Écoutez-moi, monsieur le comte.

– Parle.

– Dieu veuille que vous ajoutiez foi à mes paroles, sinon vous êtes perdu.

– Bah !

– Et nous avec vous.

– Cela est plus grave. Dis-moi, d’où viens-tu ?

– D’explorer la forêt.

– Seul ?

– En compagnie de Kouha-Handé, le chef huron dont vous connaissez la prudence et la sagacité.

– Eh bien ?

– La forêt est pleine d’Anglais.

– Si ce n’est que cela !

– Ils s’avancent par trois colonnes, dans le but de vous entourer et de vous surprendre.

– Attendons-les.

– Faites cela et nous sommes tous perdus.

– Tu te trompes, mon vieil ami... tu te trompes, fit M. de Jumonville avec la plus profonde conviction.

– Je voudrais le croire comme vous, monsieur, mais ce que je vous dis est la vérité pure. Je me suis mêlé aux Anglais, j’ai marché dans leurs rangs près d’une demi-heure. Il ne se sont pas gênés de causer devant moi, me prenant pour un de leurs alliés.

– Dis.

– Il nous savent ici et s’avancent à coup sûr. Instruits de notre petit nombre, ils feignent de nous prendre pour des espions et nous traiteront comme tels.

– C’est impossible !

– Je vous le répète, monsieur, mettons-nous en retraite à l’instant même. Je vous guiderai par des sentes inconnues où nul ne nous suivra. Une fois à l’abri sous les canons du fort Duquesne, nous aviserons ; marcher en avant ou rester ici, c’est se vouer à une mort inutile et certaine.

Il y eut un silence.

M. de Jumonville hésitait.

Berger eut un tressaillement de joie intérieure.

Il crut l’avoir emporté.

Hélas ! son espérance se trouva vite déçue.

Le jeune homme venait de prendre une décision irrévocable.

Il releva fièrement la tête, et s’adressant d’une voix affectueuse au chasseur :

– Merci, Berger, merci, mon ami, lui dit-il ; tu m’as volontairement accompagné, retire-toi.

– Vous dites ?

– Retire-toi, je t’y autorise.

– Et vous ?

– Je marche en avant.

– Mais...

– Je marche en avant, répéta le comte.

– Partir sans vous ?... Mais vous ne comprenez donc pas, monsieur... ?

– Pas un mot de plus, mon ami, fit le jeune homme. J’ai l’honneur d’être officier de Sa Majesté le roi de France. Je me suis chargé d’une mission... Cette mission, je la remplirai, quoi qu’il advienne.

– Bon !

– Ainsi, brisons là. Dis-moi adieu et séparons-nous.

– Adieu ! pourquoi faire ? Je reste.

– Mais...

– À votre tour, pas un mot de plus, monsieur le comte. Ce n’est pas sérieusement, je l’espère, que vous me proposez de vous abandonner, répondit le chasseur avec une pointe de tristesse. Ma place est près de vous, je la garderai quoi qu’il advienne aussi. Vous voulez mourir, soit ! On mourra avec vous.

– Tu es un brave cœur. Je savais bien que tu ne t’éloignerais pas.

– Malheureusement ma présence ne vous sauvera point.

– Rassure-toi. Le danger n’est pas aussi grand que tu le supposes. Les Anglais, j’en conviens, nous exècrent, mais ce sont des adversaires braves et combattant au grand soleil.

– Je le veux bien.

– Ils n’assassinent pas. Leurs officiers sont des hommes comme nous et non des bêtes fauves ou des Indiens féroces.

– Les Indiens respectent leur hôte. Un parlementaire est l’hôte de la nation vers laquelle on l’envoie. Je préférerais avoir affaire à ces Indiens féroces plutôt qu’aux soldats civilisés en face desquels nous allons nous trouver.

– Soit, mon ami, à la garde de Dieu ! Ma détermination est prise. Je ne faillirai point à ma tâche. Si je suis tué pendant l’accomplissement de ma mission, je tomberai en homme, léguant la honte de ma mort à mes assassins. Et crois-moi, Berger, quel que soit le sort qui les attende, plus tard ce stigmate sanglant leur restera au cœur et au front.

– Oui, mais...

– Éveille nos hommes, ajouta M. de Jumonville, et marchons au-devant des Anglais.

– C’est bien résolu ? demanda le chasseur une dernière fois.

– Oui, évitons-leur la moitié du chemin.

Berger s’inclina respectueusement devant le jeune homme.

Il maudissait à part lui l’aveuglement qui poussait le jeune officier à sa perte, mais, tout en maugréant, il se voyait contraint d’admirer son noble caractère.

Ayant lui-même pris la résolution de ne pas reculer d’une semelle, il se hâta de donner aux chasseurs et aux Indiens le signal du réveil.

En peu de minutes, chacun fut debout et prêt à marcher.

Le capitaine de Jumonville prit la tête de sa colonne expéditionnaire, accompagné du fidèle Canadien qui le suivait pas à pas, comme son ombre.

On sortit de la clairière et on marcha en avant.

Kouha-Handé servait de guide.

Il se tenait à vingt pas environ du détachement.

En passant devant le chasseur, le sachem avait échangé un coup d’œil avec lui.

Ce simple coup d’œil suffit entre les deux hommes pour se comprendre, conclure et sceller un pacte de dévouement.

Cependant l’aube apparaissait.

Le soleil, en se levant, avait rendu aux Français toute leur insouciance et leur gaieté.

Ils s’avançaient en riant et causant dans la forêt, lorsque, vers sept heures du matin, au moment où M. de Jumonville allait commander une halte de quelques instants, le guide qui jusque-là s’était toujours maintenu à l’avant-garde, s’arrêta, hésita, sembla prêter l’oreille, puis finit par se replier vivement en arrière.

– Qu’avez-vous, chef ? demanda l’officier.

– Yankées, répondit laconiquement le Huron.

– Ce mot Yankées est la corruption du mot English que les Indiens ne peuvent prononcer.

Il est devenu le terme qui, dans le Nouveau-Monde, sert à désigner les Américains du Nord.

– Les Anglais ? fit le capitaine. Où sont-ils ?

– Là, partout, répliqua le chef en désignant les quatre points cardinaux.

– Je vous avais prévenu ; nous sommes cernés, ajouta Berger avec la plus profonde tranquillité.

Le comte de Jumonville fronça le sourcil.

Il commençait à soupçonner une trahison.

Cependant son front ne pâlit pas. Son visage demeura calme, sa voix ferme.

– Halte ! enfants ! cria-t-il.

Puis, se tournant vers Berger qui s’arrêta sur place comme les autres :

– Voici ceux que nous cherchons, ajouta-t-il. Berger, sortez le drapeau de sa gaine et remettez-le-moi.

Le Canadien obéit.

– Faut-il prendre nos dispositions pour répondre à l’ennemi, en cas de besoin ? demanda-t-il.

– Non, mon vieil ami, non. Les braves gens qui me suivent n’ont rien à démêler aujourd’hui avec les Anglais. Faites désarmer les fusils, et attendons, la crosse en terre.

Berger, qui avait pris la résolution de ne plus se permettre une observation, fit exécuter l’ordre de M. de Jumonville.

Cela fait, le jeune homme lui tendit un papier qu’il venait de tirer de sa poitrine.

C’était la sommation que le chasseur devait traduire en anglais.

– Faut-il aller trouver le chef anglais, monsieur ?

– Non, attendez mon ordre. Voyons-les venir.

– Ils sont tout arrivés, grommela le chasseur ; regardez.

En effet, un grand bruit retentissait dans les broussailles qui s’écartèrent brusquement.

Les Anglais parurent de trois côtés à la fois.

Leurs dispositions avaient été prises de telle sorte que les Français se trouvèrent tout à coup enserrés dans un cercle de fer infranchissable.

En voyant leurs ennemis ou ceux qu’ils considéraient comme tels, la crosse de leurs fusils à terre dans une attente pacifique, les Anglais s’arrêtèrent étonnés.

Le comte de Jumonville profita de leur hésitation pour demander à parler à leur chef.

Washington s’avança l’épée à la main.

Il se tint froid et impassible quelques pas en avant de ses soldats.

L’officier français pria Berger, qui parlait anglais, de commencer la lecture de la sommation.

Cependant lui, de côté, le sabre au fourreau et sans se presser autrement, il déploya le drapeau de la France.

Un sourire de dédain glissa sur les lèvres du major anglo-américain.

La rougeur monta au front du comte de Jumonville.

Se redressant de toute sa hauteur, la main droite appuyée sur son drapeau, il cria d’une voix vibrante au chasseur :

– Lisez.

Celui-ci commençait à peine la lecture de la sommation que la voix lente et imprévue du major Washington répondit :

– Soldats, préparez vos armes !

Faisant deux pas en avant, le comte de Jumonville arriva presque face à face avec le commandant de la troupe ennemie.

– Je suis l’envoyé de la France, monsieur, que signifie ceci ?

L’autre leva son épée, et commanda :

– Feu !

Les fusils anglais s’abaissèrent.

Un ouragan de fer et de flamme passa comme un vent de mort sur les Français pétrifiés de stupeur, en se voyant victimes d’un si lâche guet-apens.

– Traître ! fit le comte de Jumonville, qui roula sur le sol et tomba raide mort enveloppé dans les plis du drapeau parlementaire tout rougi de son sang.

Une balle venait de le frapper à la tête.

Sept des siens gisaient couchés autour de lui.

Le reste se débanda.

Les Anglais poussèrent un formidable hourra.

Et grisés par la vue du sang qu’ils venaient de verser, ils croisèrent la baïonnette et s’élancèrent au pas de charge sur les malheureux compagnons du comte de Jumonville.

Un massacre horrible allait avoir lieu.

Mais alors il se passa un fait étrange, unique dans l’histoire de ces guerres sans pitié comme sans merci.

Les Indiens auxiliaires des Anglais, indignés de leur conduite déloyale, se jetant résolument entre les bourreaux et les victimes, leur barrèrent le passage.

Le major Washington lui-même s’interposa.

Avait-il atteint son but en réduisant pour toujours au silence le porteur des ordres du comte de Contrecœur, commandant du fort Duquesne ?

Ou ressentait-il déjà le remords de son acte inqualifiable ?

Toujours est-il qu’il désarma les siens et que les survivants de la troupe française furent sauvés.

Il va sans dire qu’on les retint prisonniers de guerre.

Nous n’appuierons pas davantage sur cet épouvantable attentat.

On n’invente pas de pareils faits lorsqu’il s’agit d’une grande figure historique comme celle de Washington.

Seulement, nous sommes obligé d’affirmer à nos lecteurs que ce récit est vrai de point en point2.

Deux hommes avaient profité du tumulte et du désordre jeté par l’intervention des Indiens pour tirer au large et s’échapper.

Ces deux hommes étaient : Berger, le chasseur canadien, et Kouha-Handé, le chef huron.

Lorsque les Anglais se furent retirés, emmenant leurs prisonniers et ne daignant même pas donner la sépulture aux victimes de leur félonie, les deux amis sortirent avec précaution des fourrés dans lesquels jusque-là ils s’étaient réfugiés et tenus aux aguets.

Leur premier soin fut de s’assurer que les assassins du comte de Jumonville avaient effectivement quitté la place.

Cela fait, Berger alla pieusement s’agenouiller auprès du corps du jeune officier, et il pria.

La prière du chasseur en valait bien une autre.

Laissant le Canadien s’abandonner à sa douleur, respectant le dernier témoignage d’amitié qu’il donnait au capitaine français, Kouha-Handé s’arma d’un de ces larges couteaux nommés bowie-knives, pendu à sa ceinture, et se mit à creuser activement la terre, encore humide de sang.

C’était par amitié pour le chasseur que le chef se livrait à cette rude besogne ; de M. de Jumonville, il ne se souciait pas plus qu’un Peau-Rouge ne se soucie d’un blanc.

Le Canadien se releva, et, contemplant les restes de l’officier français :

– Pauvre enfant ! murmurait-il, tandis que de grosses larmes coulaient le long de ses joues brunies : si jeune ! si beau ! si brave ! finir ainsi ! au coin d’un bois, au mépris de toutes les lois divines et humaines. C’est affreux. Pauvre enfant !...

Il souleva doucement la tête du capitaine, lui coupa une boucle de cheveux, enleva un double médaillon suspendu à son cou par une fine chaîne d’acier, prit ses papiers, et, le baisant au front, il reposa son corps à terre.

– Que dirai-je à son frère ? pensait-il, tout en s’occupant de ces derniers soins. Comment lui annoncer cette affreuse nouvelle ! En aurai-je la force seulement ?

Il demeura un instant absorbé par le flot de pensées qui brûlaient son cerveau.

Cependant la besogne du chef était terminée.

Kouha-Handé vint tirer le chasseur de son amère rêverie.

– Vous avez fini, chef ?

– Oui.

– Allons, mettons les malheureux dans leur dernière demeure. Ici, du moins, ils ne craindront plus les trahisons des hommes, ici ils jouiront d’un éternel repos !

Alors, enveloppant respectueusement le comte de Jumonville dans les plis du drapeau qui l’avait si peu protégé, Berger le déposa auprès des autres cadavres, dans la fosse creusée par le chef indien.

Glorieux linceul pour le jeune homme !

Les Anglais n’avaient pas songé à le lui arracher des mains.

Peut-être même, honteux de leur lâcheté, avaient-ils reculé devant cette dernière profanation.

Les deux hommes rejetèrent la terre sur les cadavres, puis ils amoncelèrent de lourdes pierres sur la tombe.

De la sorte ils étaient certains que les bêtes fauves ne viendraient pas profaner le dernier asile où reposaient ces hommes assassinés par d’autres hommes, leurs frères, mais plus féroces qu’elles.

Ce devoir accompli, le chasseur canadien se releva le front pâle, les sourcils froncés et, le bras étendu sur la fosse fraîchement fermée, il s’écria :

– Dormez en paix, nobles victimes, vous serez vengées !

Le chef inclina silencieusement la tête en signe d’approbation et les deux hommes s’éloignèrent d’un pas rapide à travers les sentes ignorées de la forêt.

Un silence funèbre plana alors sur cette place redevenue solitaire et désormais maudite.

IV

Un paysage de la Belle Rivière

Les premiers Français qui explorèrent l’Amérique septentrionale furent séduits par les rives de l’Ohio.

Ce cours d’eau, qui traîne ses capricieux méandres à travers le pays le plus accidenté et les sites les plus pittoresques, reçut d’eux le nom de Belle Rivière, nom qu’il conserva jusqu’à l’abandon du Canada par la France.

Formé par la réunion de Manongohela et de l’Alleghany après un parcours de plusieurs centaines de milles, pendant lequel il reçoit un nombre infini de ruisseaux et de rivières, l’Ohio se jette dans le Mississipi, ce grandiose Meschacébé, que les Indiens appellent le père des fleuves.

La quantité innombrable d’îles et d’îlots dont son cours est semé, la rapidité de son courant, qui contraint les embarcations à s’abandonner au fil de l’eau, rendent sa navigation des plus dangereuses.

Ses rives assez hautes forment une chaîne continue de collines reliées entre elles par des terrains plats et boisés qui fourmillent de gibier.

Particularité singulière, dans un pays qui a centuplé de vie et d’animation, les contrées traversées par cette rivière ne sont pas beaucoup plus peuplées aujourd’hui qu’elles ne l’étaient à l’époque reculée dont nous parlons.

Il ne s’y installait guère alors que des tribus nomades.

De temps à autre, on y rencontrait des Indiens chasseurs ou des coureurs des bois.

C’était tout.

Nous ne savons à quoi attribuer l’abandon d’une région aussi fertile, couverte de forêts renfermant les essences les plus précieuses.

Tout colon qui s’y fixerait y trouverait sans grand travail des avantages commerciaux et industriels certains.

À coup sûr, la vie n’y serait pas difficile.

Environ à dix milles du fort Duquesne, blottie au milieu d’une épaisse forêt, s’élevait une modeste maisonnette construite selon la coutume des défrichements, en madriers à peine équarris posés les uns sur les autres, et reliés entre eux par de la mousse.

Des arbres deux ou trois fois centenaires, chargés de lianes aux inextricables enchevêtrements, lui servaient de ceinture et en défendaient l’approche mieux que n’eussent pu le faire des fossés et des remparts.

Cette maisonnette assez grande avait trois fenêtres, luxe inouï dans ces régions isolées. Quoique placées sans symétrie, elles complétaient l’ensemble de cette bâtisse irrégulière.

Elles étaient garnies de vitres et garanties à l’intérieur par d’épais volets en chêne solide.

Le toit, en paille de maïs, avançait de plus de trois pieds sur les quatre faces de la chaumière, son rebord formant une espèce d’auvent.

On n’apercevait pas les murs sous les vignes et les plantes grimpantes qui les tapissaient de tous côtés.

À droite et à gauche d’une porte doublée en fer, des bancs travaillés dans un seul bloc de chêne disparaissaient sous des plantes formant berceau.

Cette charmante et pittoresque habitation baignait ses fondations dans une étroite rivière qui, tout en traçant un sillon sinueux à ses pieds, sous une voûte de verdure, allait, quelques milles plus loin, se jeter dans l’Alleghany.

Dans un périmètre de trois hectares, autour de la maison, les arbres avaient été abattus ; le terrain nivelé tant bien que mal, clos d’une haie et ensemencé à la houe.

Deux hangars, construits à cent pas de l’habitation, servaient à rentrer les grains, à renfermer la paille et les provisions des propriétaires.

Pour que rien ne manquât au bien-être de cette délicieuse oasis, attenant à la maisonnette, il y avait un poulailler où caquetaient une vingtaine de poules.

Dans une écurie voisine, deux chevaux de forte encolure broyaient à pleine bouche la provende dont leur mangeoire regorgeait.

Une laie énorme, entourée d’une demi-douzaine de marcassins, se vautrait dans la vase avec des grognements de joie, tandis qu’une troupe de canards pataugeait, criait, voletait à qui mieux mieux sur une mare communiquant avec la rivière.

Une fine et légère pirogue en écorce de bouleau, construite à l’indienne, sur laquelle séchaient des filets de toutes sortes, était attachée par une chaîne à un poteau planté dans le sable de la rivière.

Si nous ajoutons que deux magnifiques venteurs, noir et feu, aux oreilles pendantes, dormaient au soleil devant la porte, nous aurons complété la description de cette demeure, perdue dans une forêt vierge, autour de laquelle rayonnait une auréole de bien-être, qu’elle embaumait d’un parfum de bonheur tranquille.

L’intérieur de cette cabane ressemblait à s’y méprendre à celui des fermes normandes.

C’était la même distribution ; presque les mêmes meubles. La seule différence se trouvait dans le plancher, qui, au lieu d’être en terre ou en pierres comme en France, était en bois.

La cheminée, placée au centre du bâtiment, s’adossait au mur, séparant la cuisine de la salle où se tenaient les habitants.

Aux deux extrémités de cette salle se trouvaient deux chambres à coucher de moyenne dimension. Tout, dans cette pièce, avait un langage expressif et vivant.

Le lit, meuble principal, entouré de serge verte, bénitier et crucifix en tête, la grande table à manger en chêne noirci par le temps, divers coffres en bois brun, renfermant le linge et les habits ; la huche, le dressoir avec la vaisselle de rigueur, le Tulle ou fusil à long calibre attaché au manteau de la cheminée entre la corne à poudre et le sac à balles, tout, jusqu’à la longue pipe à tuyau de merisier, jusqu’aux rideaux des fenêtres en calicot rouge, tout rappelait si complètement la vie normande qu’en pénétrant céans, sans grand effort d’imagination, on aurait pu se croire dans les environs de Dieppe ou de Caen, de Vire ou de Caudebec.

Cependant une sombre légende courait sur cette demeure solitaire, et chaque passant ou chaque colon s’en éloignait avec crainte.

Le maître de cette habitation était mieux défendu par la terreur qu’il inspirait aux maraudeurs blancs ou rouges des nouveaux défrichements que par une garnison nombreuse et aguerrie.

Ces bruits sinistres ne reposaient en réalité que sur des on-dit, sur des récits de veillée ou de bivouac. Nul ne se trouvait en mesure d’articuler un fait positif, ou de citer la moindre preuve à l’appui de ses accusations.

La légende elle-même, cause première de la réprobation dont ce coin de terre était frappé, se perdait dans des ténèbres si mystérieuses et dans un passé si lointain que le plus vieux colon en possédait à peine tous les détails.

L’interrogeait-on à ce sujet, il se contentait de secouer la tête.

Si l’on insistait, ce n’était qu’avec peine qu’il répondait quelques mots craintifs dont les curieux étaient bien obligés de se contenter.

Mais ces renseignements timides ne faisaient que jeter un jour plus sombre sur ce passé mystérieux et redoutable.

Or, quelques semaines avant les événements rapportés dans les chapitres précédents, un samedi, entre sept et huit heures du matin, la porte massive de la chaumière s’entrouvrit pour laisser passage à un homme d’une cinquantaine d’années, et, cet homme sorti, se referma aussitôt derrière lui.

Ce personnage était vêtu d’une large capote grise descendant jusqu’à ses genoux, serrée aux hanches par une ceinture multicolore qui supportait un long coutelas dit langue de bœuf au moyen âge, deux pistolets, une corne à poudre et un sac à balles.

Ses mitasses, pantalon en cuir d’élan, étaient attachées à ses chevilles par les ligatures des mocksens, chaussures indiennes en forme de sandales.

Un bonnet en fourrure couvrait sa tête.

Ce costume simple et pittoresque est encore aujourd’hui généralement adopté par les paysans canadiens d’origine française.

D’une taille haute, bien proportionnée, cet homme semblait doué d’une grande vigueur musculaire.

Ses traits réguliers respiraient l’audace et la fierté.

Malgré son âge, ses yeux d’un bleu sombre n’avaient rien perdu de leur vivacité.

Ses cheveux blonds, nuancés de gris, s’échappant de son bonnet et tombant en désordre sur ses puissantes épaules, donnaient à son visage une expression d’une indicible sauvagerie.

Néanmoins, pour un observateur sagace, il y avait plus de tristesse que de méchanceté dans la physionomie de cet individu, qui n’était autre que le propriétaire de la chaumière.

Il tenait un fusil de boucanier à la main.

Une gibecière en parchemin, passée en bandoulière, complétait son costume.

Après avoir jeté les yeux autour de lui, pour s’assurer que tout était bien en ordre dans son défrichement, il plaça son fusil sous son bras gauche, fit le signe de la croix et s’avança à grands pas dans la forêt.

Peu après le bruit de sa marche se perdit dans l’éloignement.

À peine cet homme eut-il disparu que la porte de la chaumière s’ouvrit de nouveau.

Une tête apparut par l’entrebâillement, inquiète et curieuse à la fois.

Cette tête appartenait à une délicieuse et blonde jeune fille de seize ans au plus.

Pendant deux ou trois minutes, elle demeura l’oreille tendue, écoutant et analysant les bruits les plus légers.

Une fois sûre qu’elle se trouvait réellement seule, l’enfant franchit brusquement la porte et s’élança au dehors avec la vivacité d’une chevrette effarouchée.

C’était bien la plus charmante créature qu’il fût possible de rencontrer.

Créole de pied en cap, elle séduisait au premier aspect.

Sa taille svelte, souple et cambrée donnait à sa marche des ondulations pleines de grâce.

Sa chevelure, blonde comme une gerbe d’épis mûrs, voltigeait autour d’elle éparpillée par le vent du matin et lui formait une auréole radieuse.

De ses lèvres fines et coquettement modelées, légèrement entrouvertes et laissant apercevoir ses dents mignonnes et blanches, s’échappait un rire argentin naïf et insouciant à la fois.

Son œil d’un bleu azuré aux regards de flamme empreints de rêverie, son pied et sa main d’une petitesse rare en faisaient un tout parfait.

Son être pouvait se résumer par ce seul mot : Séduction.

Elle portait un costume simple et gracieux comme elle-même.

Un jupon de gros drap sombre, bordé de rouge, descendant jusqu’à mi-jambe, un corsage garni de passementeries, une collerette blanche, des bas de soie rose à coins d’or, bien tirés, et des mocksens brodés de laine aux couleurs variées entremêlées de perles de verre et couvrant à peine le cou-de-pied, c’était tout.

Étrange assemblage de charme sauvage et de hardiesse capricieuse.

Elle s’arrêta un instant, attentive et frissonnante, le corps penché en avant, le cou tendu.

Elle interrogea le souffle du vent, le bruit du feuillage des arbres, le chuchotement des oiseaux.

Enfin, elle se crut sûre de ce qu’elle voulait savoir.

Se redressant tout à tout, elle frappa joyeusement ses mains l’une contre l’autre et murmura avec un sourire expressif ce seul mot :

– Enfin !

Cela dit, la blonde jeune fille rentra dans la maisonnette.

Elle s’enveloppa d’une mante en gros drap, semblable à nos cabans de marine, et décrocha du manteau de la cheminée un léger fusil à canon damasquiné, coquet, élégant, arme de femme assurément.

Après s’être assurée qu’il était chargé en passant la baguette dans le canon, elle le mit en bandoulière, avec le sans-souci et l’air déterminé d’une fille des frontières accoutumée à se protéger elle-même.

Un des deux venteurs l’avait suivie depuis qu’elle avait entrouvert la porte.

Au moment où elle achevait ses préparatifs de sortie, il se trouvait derrière elle.

– Tout beau, mon brave Phœbus, fit la jeune fille d’une voix caressante, en passant sa main dans les poils soyeux du chien, tout beau, mon chien ! Couchez là... et faites bonne garde. La maison va rester seule. Je la mets sous votre garde.

L’animal fixa sur elle ses grands yeux intelligents. On eût dit qu’il comprenait les paroles de sa maîtresse.

Puis, remuant la queue, poussant deux ou trois grognements de plaisir ou de contentement, il alla s’étendre sur le seuil de la maisonnette, non pas comme un concierge désœuvré et paresseux, mais en sentinelle active et vigilante, comprenant toute la responsabilité qui pesait sur elle.

– Bien, Phœbus ! reprit la jeune fille, en riant de l’air important que venait de prendre le venteur ; vous êtes une belle et noble bête. Je pars et j’ai confiance en vous.

Après avoir fait une dernière caresse à son chien, elle se dirigea vers le petit port que nos lecteurs connaissent ; elle entra dans la pirogue.

Son fusil déposé à ses pieds, elle détacha la pirogue, saisit les rames et prit le fil de l’eau.

La légère embarcation descendit la rivière dans la direction de l’Alleghany, sous un dôme de verdure ne laissant que faiblement percer à travers le feuillage les rayons d’un soleil déjà ardent.

La maîtresse de Phœbus se laissait aller pensive au courant, ne se servant de ses rames que pour maintenir sa pirogue au milieu de la rivière.

Ses regards rêveurs erraient sous la feuillée.

Parfois elle murmurait :

– Est-il là ? S’il ne venait pas !