Le Chemin le plus court - Alphonse Karr - E-Book

Le Chemin le plus court E-Book

Alphonse Karr

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Extrait : "Hugues était fils d'un cultivateur médiocrement riche des environs du Havre. Quelques dispositions pour l'étude, qu'il avait montrées de bonne heure, avaient engagé son père à le mettre au collège à Rouen ; plus tard il l'avait envoyé à Paris pour y étudier le droit."

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Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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À JEANNE

À JULES JANIN

Première partie
IPourquoi l’étudiant Hugues quitta Paris

Hugues était fils d’un cultivateur médiocrement riche des environs du Havre. Quelques dispositions pour l’étude, qu’il avait montrées de bonne heure, avaient engagé son père à le mettre au collège à Rouen ; plus tard il levait envoyé à Paris pour y étudier le droit.

Les idées qui, en nombre à peu près égal à celles de la plupart des autres hommes, meublaient la tête de l’étudiant, étaient produites, d’abord par les romans de toutes sortes dont il avait rempli sa mémoire, puis par la fréquentation d’autres étudiants qui lui avaient inculqué quelques parcelles de la philosophie incrédule du XVIIIe siècle.

Il est facile de comprendre que, de deux éléments ainsi opposés, il devait naître une foule d’inconséquences et d’idées contradictoires, et que Hugues, tout en affichant l’incrédulité verbeuse et assez ridicule dont ses camarades se faisaient gloire, ne laissait pas d’avoir en même temps les croyances au moins aussi ridicules que lui avaient données ses lectures. L’apprentissage de la vie devait être dur pour lui ; chacun de ses pas était une lourde chute. Très jeune encore, enthousiasmé de la lecture de Robinson, et redoutant une correction paternelle, il avait passé deux mois à la campagne, espérant trouver une caverne commode, des fruits et des œufs d’oiseaux. Au bout de ce temps, il était revenu maigre, pâle, affamé, exténué, sale, en lambeaux, et souffrant d’un rhumatisme qu’il garda toute sa vie. Plus tard, timide comme l’est tout jeune homme fier et bien élevé, il prit son embarras dans un salon pour un philosophique éloignement du monde, sa gaucherie auprès des femmes pour un sage mépris de leur frivolité, sa maladresse à la danse pour une juste horreur d’un amusement ridicule et insignifiant.

Cette bienveillance pour tout le monde que l’on a à dix-huit ans et que l’on n’ose manifester par crainte de ne la pas voir assez accueillie, retombait sur son cœur et lui causait ce genre d’irritation que l’on n’éprouve jamais que contre les gens qu’on aime ou qu’on se sent disposé à aimer ; il se crut misanthrope, s’éloigna de la ville pour aller aux champs vivre au milieu des vertus paisibles des laborieux habitants de la campagne : c’est sous la cabane du pauvre, à l’ombre des bois verts, sur les prairies émaillées, que devaient se trouver la vertu, la gaieté, la franchise, la bonhomie, l’égalité. Il ne rêvait qu’à la naïve pudeur des filles des champs, se mirant dans le cristal des fontaines ; à la danse si gaie, sous les arbres, au son de la musette ; à la paix, au bon accord, qui devaient régner entre ces bons paysans. Il partit.

Comme il approchait d’un village, il vit de loin, avec une sensation désagréable, que les chaumières étaient couvertes de tuiles et d’ardoises. Plus près, il n’y avait d’autres prairies que des champs de betteraves et de navets, d’autres fontaines que des mares infectes, d’autres vierges que de grosses sales filles à la voix rauque, aux discours grossiers ; la musette, dont il ne connaissait que le nom, se montra alors une peau puante, rendant, sur les lèvres avinées d’un pataud, des sons aigres et insupportables. Des voituriers, conduisant dans la boue une charrette pesamment chargée, accrochèrent la voiture légère sur laquelle était Hugues, et faillirent la renverser. Il s’ensuivit une querelle entre le voiturier de Hugues et les paysans ; dans la rixe, Hugues reçut sur le nez un coup de râteau tellement violent, que le râteau se cassa.

À ce moment passait le magistrat du lieu, en sabots, en grosse veste et en bonnet de laine. Hugues, fut saisi d’une véhémente admiration pour cette noble simplicité de mœurs. Il crut voir un patriarche, et lui parla comme il eût parlé en pareil cas. Le magistrat l’écouta ; puis ayant entendu en même temps les charretiers qui couvraient sa voix de la leur, il prononça cette mémorable sentence : « Tout bien entendu, il y a eu un râteau de cassé, il faut que ce râteau soit payé ; monsieur donnera trois francs. » Hugues, presque aussi étourdi du jugement que du coup de râteau, donna trois francs : et pensant que ce village, trop près de la ville, avait pris quelque chose de sa corruption, il revint sur ses pas, aux huées des charretiers et du magistrat, et attendit avec impatience le moment où il pourrait aller plus loin chercher la douce paix et les vertus champêtres.

Hugues avait son logement dans un quartier retiré : il habitait une chambre tout au haut d’une maison, sur une terrasse. Il pouvait contempler une grande étendue de ciel et respirer un air assez pur. Il jouissait du lever et du coucher du soleil et voyait le jour une demi-heure avant qu’il fut descendu dans la rue, et une demi-heure après qu’on avait allumé les lanternes. Ajoutez que le vent qui, aux Tuileries, faisait à peine frissonner les dentelles aux mantelets des femmes, produisait chez l’étudiant de véritables ouragans, brisait les vitres et emportait les cheminées.

Quand on faisait quelque plaisanterie sur la prodigieuse élévation de son logement, que l’on prétendait être au quatorzième étage, il répondait, en souriant, qu’ayant, en sa qualité d’artiste, commerce avec les dieux, il avait cru devoir, pour la facilité des communications, leur épargner une partie du chemin.

Sa chambre était meublée d’abord de quatre murailles et de deux fenêtres, puis de quatre nattes de jonc, d’un lit, d’un grand fauteuil et de deux chaises incomplètes. Aux murailles pendaient des fleurets, quelques ébauches données par des camarades, et trois ou quatre pipes de différentes couleurs et de diverses dimensions.

Il était rare que Hugues fût seul dans son logis. Quelques camarades étaient le plus souvent occupés à fumer chez lui et à parler politique.

Il serait difficile de préciser la date de cette histoire ; nous ne pensons pas qu’aucun des personnages qui y figurent soit aujourd’hui vivant ; mais c’était l’époque où la jeunesse française commençait à échanger la gaieté insoucieuse et l’abandon si gracieux de son âge contre une gravité et des préoccupations tristes, si elles sont réelles ; ridicules, si elles sont factices. On commençait alors, ce qui est si commun aujourd’hui que l’on ne s’en aperçoit plus, à rejeter dix belles années de sa vie, dix années dans lesquelles l’homme, dans toute la force du corps et de l’esprit, emploie sa puissance à jouir, pendant les quelques instants qui forment une limite si étroite entre les désirs et les regrets. Aujourd’hui l’on passe de l’enfance à l’âge mûr ; on a supprimé la jeunesse, et c’est sans intervalle que, après avoir employé la première moitié de la vie à désirer la seconde, on consume la seconde à regretter la première. Si l’on secoue l’arbre en fleur, si l’on fait tomber avant le temps cette neige odorante qui le couronne au printemps comme une fraîche guirlande de fiancée, on n’en aura pas pour cela plus de fruits.

 

En ce temps-là, commença pour Hugues un enchaînement de malheurs.

Hugues, je ne sais si nous l’avons dit, ou du moins si nous l’avons dit clairement, faisait semblant d’étudier le droit, et ne s’occupait que de peinture, quand il s’occupait de quelque chose. Quelques lettres de recommandation qu’il avait apportées, passablement d’esprit et une certaine élégance naturelle, et un remarquable habit marron à collet de velours, le faisaient recevoir dans une société, assez distinguée.

Hugues ne manqua pas de devenir amoureux d’une des femmes qu’il rencontrait le plus fréquemment

Comme il arrive souvent, celle en laquelle il crut trouver l’assemblage de toutes les vertus, de tous les talents, de toutes les grâces, fut celle qui la première lui parut jeter sur lui un regard favorable, ou qui la première laissa tomber un petit gant blanc que Hugues put ramasser, ce qui lui donna l’occasion, la hardiesse de lui adresser quelques mots sur la blancheur d’une main assez grosse que renfermait un peu difficilement le petit gant blanc.

Son hommage fut assez bien accueilli ; la vivacité de ses sensations, le romanesque de ses idées, avaient un charme assez puissant aux yeux de la femme qu’il croyait avoir choisie.

Mais une série de petites infortunes vint l’arrêter près du but.

Un soir, comme il lui donnait le bras sur les boulevards, par un temps frais et serein qui avait fait naître l’idée de revenir à pied de l’Opéra, il fut accosté par une mendiante : c’était une pauvre femme dont les grands yeux bleus inspiraient la pitié pour un tout petit enfant qu’elle portait dans ses bras. Fidèle aux traditions des héros de roman, Hugues donna sa bourse à la mendiante.

Dans les romans, une semblable action ne passe jamais inaperçue ; cette fois, au contraire, la femme qu’il accompagnait, distraite ou préoccupée, ne vit pas ses largesses. Il arriva un peu plus loin qu’un enfant, couvert de suie, le poursuivit en lui demandant un sou. Hugues, du premier mouvement, fouilla à sa poche ; mais il avait si littéralement donné sa bourse, qu’il ne lui restait pas même le sou que lui demandait l’opiniâtre savoyard, qui le poursuivit de sa voix dolente et de sa démarche de chien battu, jusque par-delà la Madeleine, sans qu’il fût possible à notre infortuné héros d’en débarrasser ni lui ni sa compagne.

À quelques jours de là, Hugues se trouva faire chez elle une visite du matin. Madame *** avait du monde. Les gens qui se trouvaient là avaient ou l’avantage d’une position sociale ou celui de la fortune. Hugues avait bien de son côté quelques avantages à opposer à ceux-là : il était jeune, beau, distingué, bien élevé ; mais tout cela ne servait qu’à obliger les autres à se prévaloir plus somptueusement de ce qui devait les mettre au-dessus du jeune artiste. Une chose surtout le mettait mal à son aise : il y a une sorte d’affiliation au monde qu’il faut obtenir, quand on veut y vivre ; quelque chose d’indescriptible à quoi les gens du monde se reconnaissent comme membres d’une même famille. Hugues, jeune, sans fortune, sans talent reconnu, sans famille, se trouvait naturellement dans le monde sans en faire partie.

Ce jour-là, il fut d’abord un peu soucieux de voir madame *** ainsi entourée ; il se figura facilement qu’il eût trouvé le courage de lui parler, s’il l’eût trouvée seule, quoique très certainement cela n’eût fait qu’accroître son indécision et sa timidité.

La conversation continua sans que son arrivée y changeât rien ; on parlait de gens et de choses qui lui étaient inconnus : c’est une impolitesse qu’ont fréquemment les gens qui se piquent le plus de savoir vivre. Relativement à Hugues, elle était d’autant plus choquante qu’elle n’était pas involontaire. Il se hasarda à glisser une remarque assez fine et spirituelle sur ce que Venait de dire un des interlocuteurs. Sitôt qu’il eut parlé, une autre personne répondit, non pas à la phrase de Hugues, mais à la phrase précédente, semblant considérer ce qu’il avait dit comme non avenu. La conversation continua. Une seconde tentative de Hugues ne fut pas plus heureuse. Madame *** avait trop d’esprit et de tact pour ne pas s’être aperçue de l’affectation de sa société à exclure ainsi le pauvre étudiant Hugues ; elle méditait de ramener, par une transition adroite, la conversation à une marche générale, lorsque l’étudiant se leva, salua silencieusement et sortit.

Il rentra chez lui, humilié, furieux, pleurant de colère, et méditant de devenir millionnaire et maréchal de France pour humilier à son tour ceux qui l’avaient ainsi maltraité ; mais ce projet ne pouvait avoir une exécution assez immédiate, et provisoirement il écrivit une longue lettre à madame ***.

Dans cette lettre, il faisait de l’indignation démocratique ; en la relisant, il eut le bonheur de la trouver ridicule, et la remplaça par un billet. Au billet, il joignit un bouquet de jonquilles, à limitation des élégants du temps de Louis XV.

Il serait, disait-il, bien heureux de voir ses jonquilles le soir dans les beaux cheveux de madame ***, à un bal où ils devaient se rencontrer.

« Ce pauvre garçon, se dit madame ***, il a été malheureux ce matin ; il est parti trop tôt et n’a pu voir mes efforts pour le mettre à son aise ; j’ai à ses yeux des torts que je dois expier : je mettrai ses jonquilles dans mes cheveux. »

De son côté, Hugues exhalait son indignation contre les grands, les favoris de Plutus, etc.

Il regrettait amèrement les temps passés, où un homme de cœur et habile aux jeux de Mars était l’égal de tous.

Le temps passé a ceci d’agréable qu’on lui prête volontiers tout ce qui manque au temps présent. Nous avons eu la curiosité de rechercher dans les livres les plus anciens : nous n’avons pas trouvé un seul écrivain qui ne regrettât le passé et ne se plaignît du présent, que nous regrettons aujourd’hui qu’il est devenu passé à son tour.

Sans remonter aux livres indiens et égyptiens, où ces doléances sont fréquemment répétées, nous avons trouvé dans quelques anciens écrivains des plaintes exactement semblables, et sur les mêmes sujets, à celles que l’on formule aujourd’hui :

« Aujourd’hui que les mestres de camp se font par douzaines. » (Brantôme, Discours sur les duels.)

Deux mille ans avant Jésus-Christ, un philosophe disait : « On ne met aucune borne à la fureur d’écrire, scribendi libros non est finis. »

On se plaignait sous Louis XV de la prodigalité des cordons de l’ordre, comme aujourd’hui on se plaint de celle des croix d’honneur.

De tout cela il ressort que le progrès est une chimère ; le peuple d’aujourd’hui est exactement le peuple du temps de Moïse ; chaque siècle a sa folie particulière qu’il décore du titre de philosophie ; ceux-là sont appelés sages qui font nos folies ou sont fous à notre profit.

Toute cette indignation de Hugues creva en une ode en vers libres :

Si j’étais chevalier,
J’aurais une bannière ;
Sous mon blanc destrier
Flotterait la poussière, etc.

C’était l’heure de partir pour le bal ; il fallut descendre un peu de ces hypothèses dites poétiques : la cuirasse fut remplacée par l’habit marron, l’aigrette rouge par un chapeau de soie, le bouclier par une canne, et le destrier blanc par deux chevaux de fiacre d’une couleur indéterminée.

Arrivé au bal, Hugues chercha longtemps madame *** ; elle le cherchait aussi ; mais Hugues l’avant aperçue avec une guirlande de fleurs bleues dans les cheveux, il resta un moment anéanti ; puis, se glissant dans la foule, il sortit du salon en jurant de ne jamais revoir madame ***. En général, les amoureux dépensent tant d’énergie dans leurs projets de vengeance et dans leurs serments, qu’il ne leur en reste guère pour l’exécution ; néanmoins Hugues tint cette fois la promesse qu’il s’était faite à lui-même.

Si madame *** avait substitué les volubilis bleus aux jonquilles que lui avait envoyées l’étudiant, ce n’était pas faute d’un vif désir de lui être agréable : elle s’était même coiffée d’abord avec les dites jonquilles ; mais sa femme de chambre et sa psyché lui avaient si bien démontré la dissonance des fleurs jaunes avec ses cheveux blonds, que, dans l’intérêt même de notre héros et pour ne pas lui paraître laide, elle y avait renoncé.

Hugues fit de longues homélies contre les grandes dames, découvrit que la vertu et l’amour n’existent que dans les mansardes, et se renferma dans son atelier.

Il devint amoureux, à quelque temps de là, d’une voisine ; il la rencontrait dix fois le jour sur son escalier ; mais, n’osant lui parler, il rappela dans sa mémoire tout ce qu’il avait lu d’applicable à la circonstance, et il lui écrivit. Ainsi que ne manque jamais de le faire le jeune homme qui n’a connu d’autres plaisirs que le jeu de balle et le théâtre des Variétés une fois par semaine, il se donnait dans sa lettre pour un homme fatigué de l’existence et de ses insipides joies. Il offrait toute sa vie pour un regard.

Avec toutes les femmes le but est le même ; il n’y a de différence que dans le point de départ. Hugues demandait un regard : on lui accorda ce qu’il demandait. Il eût mieux fait de demander davantage : c’était commencer le plus loin du but possible.

La jeune voisine se trouvant ainsi, par les adorations timorées de l’étudiant, juchée sur un piédestal si élevé qu’elle ne pouvait en descendre sans risquer de se rompre le cou, le prit au mot, non sans s’étonner passablement des épîtres mélancoliques de son voisin. Il faisait sa cour depuis un mois, quand pour la première fois il s’avisa de demander une réponse à ses lettres.

« Il savait bien tout ce qu’un pareil sacrifice coûterait à la vertu de sa voisine ; ce n’était qu’en tremblant qu’il osait demander une si grande faveur. Les filles sages, d’ordinaire, ne répondent pas à des lettres d’amour ; mais il espérait que sa constance triompherait de scrupules auxquels il ne pouvait qu’applaudir, etc. »

Prenez une vieille femme au moment où elle va jeter par la fenêtre des pantoufles hors de service, priez-la de vous les donner pour un louis : elle vous en demandera trois.

La voisine vit justement dans cette lettre un plaidoyer fort éloquent contre ce qu’on demandait d’elle ; et ce ne fut que quinze jours après qu’elle consentit enfin à faire ce qu’elle eût fait d’elle-même si Hugues ne le lui eut pas demandé. Il avait lu et relu Clarisse Harlowe, et il suivait Lovelace pas à pas.

Huit jours plus tard, il demanda à faire une visite.

Huit jours après il serra la main.

Huit jours après il baisa la main.

Huit jours après il baisa la joue.

Huit jours après il se rapprocha des lèvres ; on le mit à la porte.

On le mit à la porte, parce qu’en même temps que lui un autre candidat s’était mis sur les rangs.

Mais l’autre candidat avait commencé plus près du but ; il avait débuté par faire une visite, et il est facile de les suivre l’un et l’autre dans leur chemin.

Le jour où Hugues avait demandé un regard, son rival avait fait une visite.

Le jour où Hugues avait demandé une réponse, l’autre avait serré la main.

Le jour où Hugues avait serré la main, l’autre l’avait baisée.

Le jour où Hugues avait baisé la main, l’autre avait baisé la joue.

Le jour où Hugues avait baisé la joue, l’autre avait baisé les lèvres.

Le jour où Hugues avait voulu baiser les lèvres… on avait mis Hugues à la porte ; la jeune ouvrière s’était donné un maître qui avait exigé l’expulsion de son rival.

Hugues lui envoya un cartel. Celui-ci répondit qu’il comprenait à peu près que Hugues, désappointé dans ses espérances, fût en colère et ne s’amusât pas de la vie ; mais que, lui, qui avait, réussi, trouvait la vie fort agréable pour le moment et ne se souciait nullement de la jouer contre la vie d’un homme qu’il serait désespéré de tuer et auquel il n’avait nul sujet d’en vouloir.

Hugues alors rima des élégies.

 

Comme il en était à sa quinzième élégie, d’autres étudiants vinrent le chercher pour l’emmener déjeuner. Un d’eux avait reçu quelque argent de sa famille et traitait ses camarades.

Après le déjeuner, ils se séparèrent. Hugues donnait le bras à deux jeunes gens qui demeuraient dans son quartier.

Ils arrivèrent à un carrefour ; Hugues voulut tourner à droite, un autre insista pour qu’on prît à gauche. Le troisième annonçait qu’il prendrait tout droit. Chacun appuya son opinion d’arguments à peu près les mêmes. Cette rue abrégeait le chemin, cette autre était moins fangeuse, etc.

« Ma foi, messieurs, dit le troisième, vous avez pris pour vous les deux seules raisons que l’on puisse donner ; pour ne pas vous répéter, je suis forcé de dire la vérité. Je ne veux passer ni à droite ni à gauche, parce que dans une rue demeure mon bottier et dans l’autre mon tailleur, et que mes comptes ne sont pas aussi en règle que je le voudrais bien. »

Hugues et l’autre jeune homme avouèrent en riant que c’étaient des causes semblables qui seules fondaient leur obstination géographique. Ils se séparèrent en se donnant la main, et chacun prit la route qui lui présentait le plus de sûreté.

Rentré chez lui, Hugues ralluma son feu, car dans les premiers jours du mois d’avril il faisait encore froid, et il se mit à penser.

Une goutte de citron fera tourner le lait le plus pur. Il n’est pas impossible qu’une éclaboussure reçue dans la rue pousse un homme à se brûler la cervelle, tant la moindre contrariété nous trouble la vue et nous fait tout voir en noir. Cette dette, qui empêchait l’étudiant de passer librement dans la rue, l’amena à récapituler tout ce qu’il y avait de chagrinant dans sa situation. Il est peintre, mais tant de gens de talent meurent de faim ! et d’ailleurs aura-t-il du talent ? Il récapitula tous les ennuis qui l’assiégeaient et le peu de ressources qu’il trouvait contre eux : le théâtre où, depuis les mystères jusqu’à nous, on avait toujours joué une seule et unique pièce, tantôt prise du côté sérieux, tantôt du côté comique ou grotesque. Le monde ! les grandes dames qui trompaient comme des grisettes, les grisettes qui trahissaient comme des grandes dames. Il se rappela ses peines d’amour ; il relut ses élégies et s’attendrit sur lui-même. Son amour pour la solitude et la vie champêtre se réveilla. Il fit sa valise, et partit pour le Havre.

 

Dans la voiture, Hugues se trouva l’heureux possesseur d’un coin. En proie aux plus riantes idées, il descendit son bonnet jusque sur ses yeux, bien décidé à ne pas dire un mot de tout le voyage. Il allait se trouver à cinquante-six lieues de Paris : c’est là qu’il verrait l’homme de la nature, l’homme non corrompu par la civilisation, l’homme simple, franc et bon ; pas d’étiquette ; des filles chastes, pures, innocentes, filant pour leurs vêtements la laine de leurs moutons plus blancs que la neige.

La voiture s’arrêta à quelques lieues de Paris pour se compléter : c’est un mouvement d’anxiété que tout le monde connaît.

Pour le voyageur endurci qui n’a d’autre souci que ses aises, le nouveau venu est-il gros ? est-il mince ? Pour les jeunes gens, est-ce une femme ? Et quand un voile, un châle flottant dans l’ombre ont réalisé ce désir, est-elle jeune ? est-elle jolie ?

C’étaient deux femmes, l’une jeune, l’autre de l’âge d’une mère de comédie, c’est-à-dire encore coquette et avenante. Il ne restait que les deux places des deux survenantes. Les quatre premiers arrivés avaient nécessairement pris les coins. Un des voyageurs, placé sur la même banquette que l’étudiant, offrit son coin et se rapprocha de Hugues ; celui-ci agit de même, mais fut forcé de se placer sur la banquette opposée.

En un moment la voiture avait changé d’aspect. Les quatre hommes, qui s’étaient affublés, pour passer la nuit, de bonnets plus ou moins ridicules, les avaient remis dans leurs poches ou avaient passé la main dans leurs cheveux ; tout le monde s’était fait beau.

Comme Hugues avisait comment il entamerait le dialogue, une conversation s’engagea entre les deux femmes et l’un des voyageurs qui avaient gardé leur coin. Il donna de son manque de politesse des raisons gaies et plaisantes qui firent rire les deux femmes aux éclats. Hugues, choqué de cet avantage que l’on prenait sur lui et du peu de profit qu’il tirait de son sacrifice, trouva avec peine et ramassa son bonnet qu’il avait ôté précipitamment, l’enfonça sur ses yeux et s’endormit pour ne se réveiller qu’en arrivant au Havre. Il faisait grand jour ; il mit son bonnet dans sa poche, et ce ne fut que quelques jours après qu’il s’aperçut que son foulard, qu’il avait toujours connu jaune, était devenu amarante. Dans un des coins était attachée une petite bague ornée d’une topaze de peu de valeur.

 

Hugues fut reçu chez son père comme tous les fils chez tous les pères : sa mère pleura de joie et le trouva superbe ; son père ne fut guère plus stoïque. Aux questions sur ses études, il répondit qu’il serait bientôt avocat ; les parents furent enchantés et invitèrent leurs parents et leur amis à dîner, pour se faire honneur de leur fils. Le dîner fut rendu par les parents et les amis.

Hugues n’eut qu’un médiocre succès : son genre d’esprit était trop fin pour ses auditeurs. Il fut entièrement éclipsé par un diseur de gaudrioles, sorte de loustic au rire bruyant. Il trouva là des étiquettes que tout son engouement pour la vie champêtre ne put lui faire préférer à celles dont il avait, tant médit à Paris. On le forçait de boire et de manger ; son verre toujours rempli, devait toujours être vide ; on choquait les verres à chaque fois qu’on les portait à la bouche. Peu connaisseur en vins, il négligeait de faire l’éloge de celui qu’on servait. Après le café on faisait du gloria, puis une nouvelle dose d’eau-de-vie faisait le gloria gris ; puis l’eau-de-vie pure était bue comme rincette ; à la rincette, succédait la surrincette. La maîtresse de la maison apportait alors, sous le nom de cassis qu’elle avait fait elle-même, de l’eau teinte de rouge et une galette de sa façon. Hugues, qui avait trop bu et trop mangé, refusait le cassis et la galette : on s’entreregardait. Hugues était un homme sans usage et sans habitude du monde.

Au-dehors, il était plus heureux : il y avait de beaux pâturages ; mais les moutons étaient jaunes de boue et de fumier ; ceux qui les gardaient étaient des enfants déguenillés.

Son rêve d’égalité n’était pas plus réel ; à la même table, le maître mangeait sur une nappe qui s’arrêtait à la place des domestiques. Les domestiques mangeaient un pain plus grossier et buvaient de la piquette à côté du vieux cidre des maîtres.

Un jour son père lui dit : « Hugues, monte demain matin sur le bidet et va à Étretat ; tu payeras à Samuel Aubry cent mesures de pommes que je lui dois de l’année passée, et tu lui feras nos compliments. »

Hugues profita avec joie de l’occasion de s’éloigner pour un jour des parents et des amis de son père. Il ne pouvait que leur savoir gré de leur accueil et de leurs dîners offerts de bon cœur, mais il y périssait d’ennui.

IIOù l’on voit comment l’étudiant Hugues marcha sur le pied d’un homme blond, et ce qui en advint

Il y a cinq ou six lieues du Havre-de-Grâce au petit port d’Étretat. On y va du Havre presque toujours en montant, à travers champs, sans rien voir qui ressemble à la mer : il semble presque que l’on est dans une plaine de la Beauce ; mais il vient un moment où, après une dernière montée, l’horizon se dévoile, et, à près de cinq cents pieds au-dessous du spectateur, on découvre la mer jusqu’à une grande distance. Il est impossible à cet endroit de ne pas s’arrêter quelques instants pour contempler le magnifique spectacle que l’on a sous les yeux. Étretat n’est pas un port construit de main d’homme ; c’est une baie naturelle entre de hautes falaises coupées à pic et des roches énormes. La bourgade est placée entre deux collines, et il paraîtra remarquable qu’il n’y ait aucune habitation sur le versant de l’une ni de l’autre, quand on saura que le vent du sud-ouest ne peut souffler un peu fort sans faire entrer la mer dans les rues d’Étretat ; plusieurs fois, en creusant des caves, on a trouvé des maisons, en partie détruites, enfouies sous le sable de la mer, à une époque dont personne n’a le souvenir.

Hugues arriva de bonne heure, non sans s’être égaré plusieurs fois dans le trajet. Il ne connaissait pas Étretat, et se sentit épanouir le cœur quand il fut parvenu à l’endroit où il n’y avait plus qu’à descendre. Toutes les collines étaient couvertes d’ajoncs, buissons verts épineux, dont les fleurs jaunes sont si nombreuses, qu’à quelque distance il semble au soleil voir un immense drap d’or étendu sur la terre ; puis au loin la mer était d’un bleu sombre, et à l’horizon s’élevaient de chaudes vapeurs. Quelques navires passaient au large, et leurs voiles blanches, gonflées par un frais vent d’est, leur donnaient la forme et la démarche de grands cygnes glissant sur l’eau.

Hugues descendit à Étretat par des chemins creux, sur les bords desquels de grands arbres et des aubépines en fleur formaient de longs berceaux.

Samuel Aubry était à la messe, ainsi que la plus grande partie des habitants ; Hugues se dirigea vers l’église. Comme il passait près d’une petite maison dont une grande vigne couvrait toute la façade, des pampres verts qui cachaient presque la fenêtre sortit une voix de femme. Hugues leva la tête et aperçut une ravissante figure de fille avec des cheveux blonds et des yeux d’un beau bleu pur. À cette voix, un homme qui sortait de la maison se retourna, la jeune fille rejeta en arrière les cheveux qui lui tombaient sur le front et dit :

« N’oubliez pas, mon bon Vilhem, de ramener mon père aussitôt après la messe. »

Puis elle disparut.

Hugues resta quelques instants immobile devant la fenêtre ; mais personne ne reparut, et il doubla le pas pour rejoindre l’homme qui sortait de la maison. C’était se rapprocher de la jolie fille que de causer avec quelqu’un qui venait de la quitter ; et d’ailleurs il saurait par lui qui elle était.

Vilhem était assis contre une haie et allumait sa pipe ; près de lui était un gros chien de Terre-Neuve, noir et blanc.

Pour entrer en conversation, l’étudiant, après avoir cherché longtemps quelque chose d’adroit et de bien tourné, finit par dire :

« Quelle heure est-il ?

– Je n’en sais rien, » dit Vilhem.

Puis il se leva et continua sa route, suivi de son chien.

Hugues marchait à côté de lui.

Mais la conversation était entièrement tombée.

Il tenta de la relever.

« Savez-vous, demanda-t-il, où est Samuel Aubry ?

– C’est chez lui qu’il faut le demander, répondit Vilhem.

– J’y suis allé.

– Eh bien ?

– Eh bien ! on m’a dit qu’il était à l’église.

– Alors, vous en savez plus que moi.

– Où est l’église ?

– J’y vais ; suivez-moi. »

Hugues le suivit sans pouvoir le faire parler davantage. Vilhem semblait entièrement absorbé par sa pipe, qu’il n’éteignit qu’au moment d’entrer dans le temple.

 

L’église, à cette époque, n’était pas encore défigurée par le hangar de planches et de plâtre dont on l’a agrandie aujourd’hui. Elle ne consistait qu’en ce petit vaisseau formé d’arceaux gothiques, élevés, légers, dentelés, et laissant passer, à travers des rosaces de vitraux de couleur, un jour mystérieux et tranquille.

Chaque famille avait son banc ; femmes, hommes, enfants, s’y rangeaient, plus ou moins pressés, selon le nombre des membres de la famille. Les hommes étaient vêtus de larges vestes brunes ou bleues et de pantalons semblables ; des chemises de laine rouges ou bleues rabattaient leur col sur les épaules : toutes les barbes étaient fraîchement faites. Les femmes étaient propres et coquettement arrangées ; presque toutes, et ce goût a subsisté, étaient vêtues de violet ; un mantelet, à capuchon presque universellement noir, encadrait gracieusement leur visage. Tout le monde était recueilli et silencieux. Vilhem, en entrant, trempa l’extrémité de ses doigts dans l’eau bénite et se signa ; puis il se mit à genoux sur la dalle et pria.

Sur un des premiers bancs était un homme qui semblait âgé de quarante ans. Ses cheveux blancs grisonnaient ; sa figure était calme et bienveillante ; il ne manquait pas d’un certain embonpoint. Son teint, légèrement coloré, n’était pas hâlé par l’air comme celui des autres hommes qui remplissaient l’église. Il était seul dans son banc ; en apercevant Hugues, il s’inclina silencieusement et se recula pour lui offrir une place à côté de lui ; mais Hugues remercia d’un signe et resta debout. Il ne voulait pas s’éloigner de son silencieux compagnon de voyage.

Quand le bedeau apporta le pain bénit, celui qui avait offert à l’étudiant une place sur son banc eut encore la complaisance de lui passer la corbeille. Hugues, sans rien prendre, la présenta à Vilhem Girl ; mais celui-ci la refusa. Alors les enfants de chœur se mirent à chanter. C’étaient de ces originales et simples harmonies que produit l’Allemagne ; de cette musique qui vous enlève de la terre et emporte l’esprit dans ces douces rêveries qui révèlent le ciel.

La messe finit et on sortit de l’église. Maître Kreisherer aborda à ce moment l’étudiant et lui dit :

« Vous n’êtes pas de notre pays ? »

Mais Hugues, qui craignait de perdre Vilhem, et qui s’en trouvait séparé par quelques personnes, ne lui répondit pas et doubla le pas. Il ne tarda pas à rejoindre Vilhem ; mais, comme il allait lui adresser la parole, celui-ci le prévint, et, lui montrant un homme qui sortait de l’église, il lui dit : « Voici Samuel Aubry. »

Hugues aborda l’homme qui lui était désigné et l’accompagna jusque chez lui. Le soir, en s’en allant, Samuel conduisit son hôte. On passa devant la petite fenêtre aux pampres verts : elle était éclairée en dedans et fermée. Il parut à Hugues que des chants se faisaient entendre ; mais il n’avait, vis-à-vis de Samuel Aubry, aucun prétexte de s’arrêter. Il retourna plusieurs fois la tête, en ayant soin de se tenir du côté du chemin opposé à la maison, pour la voir plus longtemps. Au moment où le chemin tournait, et où il devait nécessairement la perdre de vue, il s’arrêta, assura Samuel qu’il trouverait sa route parfaitement. Samuel le chargea pour son père de commissions dont Hugues, les yeux fixés sur la petite fenêtre, n’entendit pas un seul mot.

Il y joignit d’aussi inutiles instructions sur sa route. Ils se séparèrent. Hugues partit au galop, mais bientôt son cheval prit le trot, et ensuite le pas, sans qu’il y fît attention. Son imagination était absorbée par les souvenirs de la journée : l’aspect imposant de la mer, la jolie tête blonde, la musique ravissante de l’église.

Il s’égara complètement, et n’arriva chez son père que fort avant dans la nuit. Il refusa de souper, et se coucha sans parler à personne, tant il craignait la moindre distraction aux rêveries dans lesquelles il était plongé.

 

Il y avait trois personnes dans la petite maison.

Maître Kreisherer, comme l’indique son nom, comme l’indiquait plus évidemment encore son extérieur à ceux qui l’ont connu, n’était pas du pays.

C’était un musicien de Sweibrucken, homme de talent ignoré, qui avait toujours vécu comme vivent et meurent certaines plantes au sommet des montagnes inaccessibles. Elles déroulent leurs pétales de pourpre ou de saphir, et exhalent leurs parfums sans que personne en jouisse : seulement quelquefois le soir une brise porte ce parfum à une fille ou à un poète qui rêvent, sans qu’ils puissent savoir si ce parfum vient du ciel ou de la terre.

Maître Kreisherer avait vécu ainsi longtemps dans son pays, dans la paroisse d’Uweiler.

Confiné dans une pauvre commune, entouré de gens qui sentaient bien les charmes de ses compositions, mais n’étaient pas assez vains de leur bonheur pour vouloir le faire envier aux autres, et d’ailleurs auraient été fort inhabiles à rendre leurs sensations, le maître de clavecin était entièrement ignoré, sans chagrin de l’être : car l’étude de son art lui donnait autant de jouissances qu’il lui en fallait ; et les jeunes filles et les jeunes garçons ne valsaient que sur des airs composés par lui et qui se répandaient parfois jusqu’à la fameuse taverne de Rubenhaus, à dix lieues de là, sans que personne en ; connût l’auteur.

Il avait plus tard vu mourir sa femme ; le chagrin qu’il en avait conçu, et le soin de recueillir le bien qui revenait à sa fille, car sa femme était Française, l’avaient fait passer en France, et le hasard l’avait fixé à Étretat, où il était devenu successivement maître de chant des enfants de chœur et maître d’école ou plutôt clerc, pour nous servir d’une expression encore en usage sur toute la côte de Normandie.

Pour Vilhem, que connaissent bien ceux qui ont lu nos précédents récits, c’était ce paresseux Vilhem qui ne se donnait guère de mouvement que pour faire quelques menus ouvrages qui fournissaient à sa nourriture et à son tabac, plus précieux que sa nourriture ; mais comment avait-il quitté l’Allemagne et Sweibrucken, et comment était-il venu à Étretat ?

Vilhem Girl, d’une famille bourgeoise de Sweibrucken, avait reçu une éducation distinguée. Deux fois dans sa vie il avait été sinon riche, du moins fort à son aise, et deux fois il s’était vu réduit à la plus complète pauvreté. Il lui était reste des vicissitudes de sa vie un dédain excessif pour les choses humaines, et une seule passion, la paresse.

Non une paresse lourde, somnolente, stupide ; mais une paresse raisonnée, spirituelle, et appuyée des plus solides et des meilleurs arguments ; une paresse fondée sur le peu d’importance des choses les plus fatigantes à acquérir et les plus difficiles à conserver.

Il avait été compris dans une levée de troupes, et avait mieux aimé s’exposer aux dangers de la désertion que de subir un métier qui lui était odieux pour une foule de raisons que nous n’avons pas le loisir de détailler ici. Il était venu en France, et s’était fixé dans ; le petit bourg d’Étretat ; son choix pour cette résidence avait été déterminé par la rencontre de maître Kreisherer, son compatriote et un peu son cousin.

Il faisait à Étretat ce qu’il avait fait en Allemagne ; il faisait avec empressement un travail qui lui donnait le droit de ne rien faire pendant plusieurs jours. Il fumait et buvait du cidre avec maître Kreisherer, non sans regretter quelquefois la bière blanche de Thal-Strage.

Il aimait surtout à entendre le soir maître Kreisherer jouer sur son clavecin quelques vieux, airs allemands, ou Thérèse, de sa voix pure, chanter les mélodies qu’inspirait à son père la poésie de la mer.

Tous trois passaient ainsi de longues soirées. Maître Kreisherer avait quelques regrets du passé et quelque sollicitude de l’avenir, car Thérèse était en âge d’être mariée. Thérèse avait bien peu de passé dont elle put se souvenir, et, quoiqu’il ne fût pas impossible qu’elle désirât quelque chose, il lui aurait été difficile de dire ce qu’elle désirait.

Pour Vilhem Girl, il ne désirait rien, ne craignait rien, ne regrettait rien, et se trouvait l’homme le plus heureux du monde.

Une année après son arrivée à Étretat, il arriva à Vilhem la seconde bouffée de fortune dont nous avons légèrement parlé.

Un soir d’hiver, maître Kreisherer était assis dans un grand fauteuil, presque sous le manteau d’une haute cheminée ; devant lui était une table, sur cette table deux verres et un pot de gros cidre ; de l’autre côté de la table était un fauteuil vide.

Vilhem entra, et se mit sans rien dire dans un fauteuil et ralluma sa pipe ; maître Kreisherer se mit à narrer à son commensal comment Guy d’Arezzo, moine bénédictin de Toscane, avait imaginé la gamme, et lui cita la strophe de l’hymne à saint Jean d’où il avait pris les dénominations des notes :

Ut queant laxis resonare fibris
Mira gestorum famuli tuorum,
Solve polluti labii reatum,
Sancte Joannes.

À l’attitude de Vilhem Girl, à son regard imperturbablement fixé sur les bouffées régulières de sa fumée, il était facile de voir qu’il s’intéressait peu aux discours du musicien, et qu’il était là, non pour écouter ni pour répondre, mais pour se chauffer, assis commodément, et fumer sans nul autre souci que de remplir sa pipe chaque fois qu’elle arrivait à ne plus contenir que de la cendre, et de vider son verre après l’avoir machinalement porté en avant pour rencontrer celui de maître Kreisherer. Thérèse joua de la harpe, et Vilhem, contre son habitude, parut plutôt attendre la fin de la musique que se laisser bercer aux douces rêveries que d’ordinaire elle excitait en lui. Il prit enfin la parole.

« Eh ! maître Kreisherer, dit-il, saviez-vous que j’étais neveu de la vieille Marthe Leben ? c’est une nouvelle que vient de m’apprendre ce papier qui m’annonce la perte douloureuse que j’en ai faite, et me convoque à son enterrement, et aussi cet autre qui m’invite à assister à l’ouverture de son testament.

– Et je vous prie d’agréer mes félicitations, dit maître Kreisherer ; car on n’attribue pas d’autre enfant à votre défunte tante Marthe qu’un fils mort il y a quinze ans ; et, si vous êtes héritier, tout porte à croire que notre ami Vilhem Girl sera riche comme un maréyeur.

– Vous croyez ? » dit nonchalamment Vilhem ; et il remplit sa pipe. Quand il l’eut allumée : « Une chose me fâche, ajouta-t-il, c’est que ma tante ait cru devoir aller mourir à Fécamp, ce qui nécessite pour moi un voyage de quatre ou cinq lieues pour assister aux derniers honneurs qui lui seront rendus, tandis qu’elle serait tout aussi bien morte à Vatteau, à une petite lieue d’ici, où elle a longtemps séjourné. Les vieilles gens ont d’étranges caprices ! »

Et quand Vilhem se remit à fumer, il resta sur sa physionomie l’expression visible de son mécontentement.

Le lendemain, il partit avant le jour.

Sur la tombe de la vieille Marthe, un monsieur vêtu de noir s’avança, qui tira de sa poche un rouleau de papier qu’il déploya ; puis il se moucha et fit entendre cette petite toux dénonciatrice d’une lecture imminente.

C’est singulier, dit Vilhem, ce que va lire ce monsieur me fait tout à fait l’effet d’une oraison funèbre ; je serais assez curieux de savoir ce que l’on peut dire de ma tante Marthe, et à coup sûr on a bien fait de ne pas me charger de cette besogne ; je n’aurais guère trouvé à dire que : « Son pouls battait, son pouls ne bat plus. »

Le monsieur vêtu de noir commença. Après des considérations générales sur la mort qui frappe en aveugle les riches et les pauvres, les bons et les méchants, après quelques doléances sur la fin prématurée d’honorable dame Marthe Leben, après soixante ans d’une vie irréprochable, il poursuivit :

« Certes, messieurs, ce n’était pas une femme vulgaire que Marthe Leben, et personne peut-être n’a aussi bien rempli les conditions que les sages de tous les temps et de toutes les nations ont imposées aux femmes. L’épitaphe là plus vantée parmi les Romains fut celle-ci :

CASTA VIXIT ;
LANAM FECIT ;
DOMUM SERVAVIT.
Elle a vécu chaste ;
Elle a filé de la laine ;
Elle s’est renfermée dans sa maison.

Et je le prouve, messieurs :

Marthe Leben était devenue paralytique, et n’aurait pu sortir, quand même son esprit éclairé ne se fût pas fait une joie de la nécessité que la nature lui imposait de cette vertu domestique ; donc, domum servavit.

Casta vixit. Ici, messieurs, s’arrête l’investigation permise ; la vie privée doit être murée ; je regrette de ne pouvoir, sans manquer au respect dû aux morts, déployer à vos yeux cette vie sans aucun doute pure et sans reproche.

Lanam fecit. À nous qui avons vécu dans l’intimité de cette femme supérieure, il est connu que personne ? dans toute la France peut-être, ne tricotait avec cette rare perfection qu’elle eût nécessairement apportée à tout ce qu’elle eût fait, si sa modestie ne l’eût toujours empêchée d’entreprendre autre chose.

Personne, messieurs, et pardonnez si je renouvelle vos douleurs en rappelant ici les brillantes qualités de la femme que nous avons perdue ; personne ne doute qu’avec son exquise sensibilité, son esprit si richement doté par la nature, si l’on eût semé le grain fécond de ; l’éducation, il n’en fût résulté une riche moisson ; personne ne doute que Marthe Leben n’eût été capable de réussir dans les sciences et dans les lettres. Pour ce qui est des arts, le savant Haller a parfaitement remarqué que les personnes que la nature destine à ce culte sacré ont le système nerveux prodigieusement développé. Marthe Leben n’avait peut-être pas les nerfs d’une très grande délicatesse ; mais, comme le travail et la méditation des arts doivent prodigieusement accroître cette disposition, il n’est pas douteux non plus que notre illustre amie ne se fût placée, dans les arts, au premier rang que lui ont, dans l’ordre moral, acquis, sans contredit, ses singulières vertus.

Certes, messieurs, un si extraordinaire assemblage des plus brillantes qualités et des talents les plus divers aurait dû exciter l’envie, l’envie qui… (Ici une paraphrase fort étendue et que nous nous abstenons de rapporter, attendu qu’elle se trouve partout.) Mais, conformément à la maxime du sage, qui dit que la femme la plus vertueuse est celle dont on parle le moins, Marthe a échappé aux traits de l’envie, de l’envie que… (autre paraphrase), par sa précieuse modestie ; car, messieurs, si la femme la plus vertueuse est celle dont on parle le moins, je vous prends tous à témoin que cette palme est encore due à la couronne de notre immortelle amie ! Jamais femme ne vécut dans une aussi respectable obscurité, et je suis certain qu’aucun de vous peut-être n’en a jamais entendu parler, et que vous n’avez appris qu’elle avait vécu que par l’annonce de sa mort.

Pleurons donc, messieurs, sur cette tombe ! Pleurons en ce jour où la terre perd encore une des femmes qui honoraient l’humanité ; mêlons nos regrets à ceux des pauvres dont elle était la providence et l’appui ; et si aucun n’a suivi son convoi, cela ne peut s’expliquer que d’une manière, puisqu’un cœur si noble et si généreux, comme je viens de le prouver facilement, n’a pu manquer de soulager la misère : c’est que, conformément au précepte du Christ, sa main gauche ignorait ce que donnait sa main droite, et que, par une fraude pieuse, piè mendax, elle a dérobé aux pauvres la main bienfaisante qui probablement répandait dans l’ombre de prodigieux bienfaits.

– C’est étonnant, se dit Vilhem Girl, combien sont honnêtes gens les gens qui meurent. »

 

À l’ouverture du testament, il se trouva que Vilhem, malgré le nombre prodigieux de cousins et de neveux que se trouvent d’ordinaire avoir les gens riches, héritait de soixante mille francs, dont trente mille pour sa part légale, et trente mille d’un legs particulier. Dès le lendemain, il fut accusé criminellement d’intrigue et de captation ; le legs qui lui était particulier fut attaqué en nullité, et le testament fut argué de faux.

Il fallut chercher un procureur ; le procureur lui conseilla de chercher un avocat.

« Monsieur, dit Vilhem, je n’ai besoin d’aucun avocat, je dirai moi-même à messieurs les juges : “Je défie que l’on prouve que j’aie jamais parlé ni écrit à la testatrice. ”

– Monsieur, dit le procureur, ce n’est pas ainsi qu’on plaide ; il vous faut absolument un avocat.

– Eh bien, monsieur, dit Vilhem, donnez-moi celui que vous voudrez.

– Monsieur, dit le procureur, vous serez content. »

Le premier procès était pour avoir négligé une formalité qui l’exposait à quelques francs d’amende.

Le jour du jugement, après qu’on eut lu l’acte d’accusation, Vilhem le trouva si juste que, sans son procureur qui le retint, il se serait levé et aurait dit qu’il était prêt à payer, sans permettre à l’avocat de prendre la parole.

« Messieurs, dit l’avocat,

Certes je craindrais pour ma cause et pour mon client, me voyant pour adversaire l’une des lumières les plus éclatantes du barreau, si je ne me confiais en votre justice et en cette respectueuse observation de la loi dont vous m’avez déjà donné tant de preuves.

On ne peut nier, messieurs, que la société ne soit dans un état de crise, et que les destinées de l’avenir ne nous apparaissent confuses et effrayantes comme de sanglantes comètes ; et permettez que je vous dise ici, messieurs, qu’ils n’étaient pas si fous, ces anciens qui considéraient ces signes célestes comme l’annonce de la colère divine. L’homme, quoi qu’il en ait, ne peut se dérober aux influences atmosphériques, et cède involontairement à l’effroi physique qu’inspirent à tout ce qui est créé ces grands bouleversements de la nature.

 

… Steteruntque comæ, et vox faucibus hæsit.

 

Or, messieurs, où devons-nous chercher les causes de ce malaise social, de cette agitation qui s’est emparée de diverses classes de la société ? C’est ce que je vais examiner, après avoir réfuté tour à tour les soixante-douze opinions différentes émises précédemment à ce sujet par des hommes dont j’estime les talents, mais qui me paraissent cette fois être tombés dans une grande erreur,