Le choix de Firuze - Bremond Jean-Luc - E-Book

Le choix de Firuze E-Book

Bremond Jean-Luc

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Beschreibung

Deux jeunes se rencontrent et tombent amoureux lors d'un long voyage entre la Mésopotamie et l'Iran.

Au Moyen Âge, entre la Mésopotamie et l’Iran, deux jeunes gens se rencontrent au sein d’une caravane, alors perturbés par un méditant soufi obstruant le passage. Pour se marier, ils omettent de dévoiler leur appartenance à chacun des deux courants qui divisent l’Islam ; mais le secret est découvert. Afin de ne pas répudier Firuze, comme l’exigent les oncles de son épouse, Alim est contraint de fuir avec elle. La dignité de femme libre exige des sacrifices. Commence un chassé-croisé teinté d’attente et de malheur.

Firuze et Alim arriveront-ils à contrer les obstacles qui se dressent face à leur amour et leur liberté ? Suivez leur périple dans cette romance historique sombre au temps du Moyen Âge !

EXTRAIT

« Je me nomme Galouzo. Mon père vous souhaite la bienvenue et vous dit l’honneur que vous lui faites en pénétrant son humble demeure. Vous pouvez rester le temps que vous voudrez. »
Issu d’une lignée de résistants à l’arabisation, bien qu’il communiquât en arabe avec Firuze, Alim fut peiné de retrouver la langue des envahisseurs en ce lieu. Néanmoins, il se devait de faire honneur à l’hospitalité.
« Merci pour l’invitation et le repas, retourna-t-il dans le langage coranique. Nous poursuivrons notre route demain. Je me nomme Alim Al Reza. Ma compagne, Firuze Al Wahid, et moi venons de Bagdad.
– Où vous rendez-vous ?
– En Extrême-Orient. »
Galouzo traduisit. Après un long échange, il rapporta l’opinion de son paternel.
« Mon père me demande de vous dire que vous ne mesurez sans doute pas les risques que vous prenez en vous rendant dans les steppes orientales. Vous vous jetterez dans la mêlée des guerriers et mourez transpercés sans avoir pu combattre l’ennemi.
– Pourtant les convois continuent à passer, s’inquiéta Alim.
– Les guerres perturbent l’économie de nos vallées.
– Que devons-nous faire ?
– Malgré nos conseils, notre invité s’obstine à vouloir poursuivre sa route. Peut-être pourriez-vous voyager avec lui. »
Firuze et Alim croisèrent le regard de l’inconnu enfermé jusqu’alors dans un inquiétant mutisme. Un sourire sur le visage de rapace, taillé à la hache, imberbe et tanné par le soleil, perlé d’iris de jais, fit fondre la glace de soupçon.
« Je me nomme Kendal et je suis Kurde, de Dinaver dans les monts du Zagros, se présenta-t-il. Je me rends également vers l’est. J’accepte la suggestion de notre hôte. En revanche, je ne partirai que dans deux jours ; le temps de me reposer et de constituer des réserves.
– Quel itinéraire comptez-vous suivre ?
– En direction de la Mongolie, le Tibet et le Sin Kiang, des régions que j’ai programmé de parcourir. »
Firuze et Alim acquiescèrent.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Jean-Luc Bremond est né en 1964. Depuis de nombreuses années, il vit avec sa famille dans une communauté axée sur la non-violence où il exerce le métier de boulanger et de potier. Il joue de la musique et anime des ateliers de danse traditionnelle. C’est en marchant dans les grands espaces ventés du haut Languedoc que des histoires sont nées, nourries de la richesse de l’expérience communautaire.

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Du même auteur

– La révolution du Klezmer

5 Sens Editions, 2017

 

– Le chant du tambour

5 Sens Editions, 2018

Jean-Luc Bremond

Le choix de Firuze

 

La caravane

Dans les montagnes d’Iran, à haute altitude, une petite ville subit les assauts du froid. Ses murs sont surélevés au souvenir des invasions mongoles. Les habitants patientent l’hiver devant l’âtre, par divers artisanats et de longues veillées. Les caravanes ne passeront pas ! Le bazar attendra le printemps pour fleurir de marchandises. Malgré la neige abondante, un vieillard, presque nu et la peau virant au violet, se tient au-dehors. Le corps embrasé de la chaleur du présent, après une longue vie d’errance, il revient chez lui pour renaître à nouveau. Avant de pénétrer l’enceinte de la cité et honorer ce qui lui reste de parenté, il chante au vent du silence le contentement. Il prend son grand tambour, le bat en un son ininterrompu et fredonne un poème d’Al-Jîlânî 1.

Louable est mon ivresse, licite est le nectar, dont la vigne et son fruit n’ont pas eu de part. À la coupe divine où je portai mes lèvres, l’unique goutte bue, en mon âme soulève une extase dont le feu ne s’éteindra jamais. L’Amour ! lorsqu’il atteint le cœur d’un amoureux, fait que la nuit obscure, pour lui, devient clarté.

***

Sur la route de Bagdad à Ilam, en pays Kurde, un vieil homme, habillé d’une tunique en laine écrue, coiffé d’un turban blanc et torsadé autour d’un couvre-chef vert, dansait gracieusement. Les bras levés vers le ciel, en un mouvement continuel, il tournait sur la terre nue où gisaient son bâton de pèlerin et sa besace en toile tissée de rouille. Les monts du Zagros s’illuminaient dans le levant ; le voile blême de l’aube s’étirait, au jour naissant, en de longues traînées safran s’estompant peu à peu sous l’effet du soleil incandescent. Alors que la douce brise de l’orient soufflait dans le matin aride, aucun nuage de pluie ne s’annonçait pour rafraîchir l’été torride. La terre avait soif de la rosée qui sefaisait languir, les plantes espéraient la pluie. Tourbillonnant avec douceur, telle une feuille tombant doucement à la fin de sa vie, le danseur envoyait son chant à la nature en réveil, jusqu’à la cime élevée du pic Kabir Kuh.

Tout au long de sa longue route solitaire, le Derviche persan, un citoyen de Daskerah (actuellement Arak), dressait sa tente d’inspiration. Là, il scandait des versets du Coran. Dix ans plus tôt, il avait rejoint un cercle soufi. Il avait choisi la voie de la danse pour s’élancer vers l’absolu ; depuis peu, il avait découvert la pratique du chant pour s’y évanouir dedans. Sans bagage ni vêtement de rechange, il se rendait à Bagdad pour y rencontrer, dans son école, le cheikhAbdel Qadir Al-Jilani, le faucon gris des cieux, un ascète et savant, le vivificateur de la religion, qu’il savait mourant. On racontait sur ce maître une histoire. Sortie des nuages luminescents, une voix l’avait tenté en lui affirmant que tout était permis à celui qui était anéanti dans le divin. Abdel avait résisté en demandant à la voix de prononcer le nom de Dieu ; le nuage s’était obscurci. Après un long silence, la voix l’avait complimenté sur sa prudence et la science qui sauve du néant.

Firat, tel était le nom du vieillard, cessa de danser. Après avoir scruté la plaine cuivrée, où paissait placidement un troupeau de chèvres brunes, il s’agenouilla sur une plaque d’herbe jaunie et commença à méditer.

 

En l’année cinq cent quarante et un de l’hégire, soit mille cent soixante-trois de l’ère chrétienne, sur la route marchande de Mandali, dans l’Empire califal abbasside du Bas Iran, nommé Irak, une caravane se déplaçait en une file colorée de rubis, céladon, opale et turquoise. Chargés de céréales, épices, tissus de soie ou de laine, huile d’olive et thé, les premières bêtes de charge contournèrent nonchalamment l’étrange personnage qui, immobile, entravait avec impertinence leur voie seigneuriale. Le caravanier de tête alla se rendre compte de la raison de ce chaos. En apercevant le mendiant en contemplation face à la vallée ambrée, il pesta dans sa barbe.

« Encore un de ces Soufis exagérant l’ascèse demandée par l’Islam ! Leurs pratiques ésotériques ont une odeur de soufre ! » cracha-t-il à ses coéquipiers.

Outré par le sarcasme du ressortissant de la ville de Bagdad, un jeune Iranien, du nom d’Alim, se rapprocha. En apercevant à son tour le Derviche, statique malgré la présence des centaines de chameaux, dromadaires et encore plus de marchands, il fut attiré par l’audace sereine que dégageait le méditant, planté là tel un vieux cyprès. Alim n’avait encore jamais rencontré ces mystiques que l’on nommait dans son village : les limpides, les gens du banc, les laineux, les éponges molles, mais que ses parents appelaient en secret les sages. Il se souvint alors des paroles d’un des caravaniers, au départ de sa ville : « ces religieux se laissent connaître par le très Généreux, ils accèdent à lui par son amour. Le soufisme est la voie du cœur de l’Islam. » Ces sages paroles ne venaient-elles pas de la bouche d’un Soufi ?

Les yeux mi-clos, l’homme fixait imperturbablement le désert de sable et de pierres. La rivière d’animaux poursuivit son cours, en se déversant de part et d’autre du rocher vivant ; en le frôlant, les convoyeurs frémirent de superstition. L’Iranien dit à son voisin : « Nous a-t-il même entendus ? »

Alim laissa passer les bêtes chargées de lourdes jarres d’huile, amphores de musc, balles de soie, bouteilles de camphre, boites de muscade, caisses de safran et poches d’oranges précautionneusement fixées sur leurs flancs. Parmi les blatèrements des chameaux, rehaussés des cris des caravaniers, il surprit le regard brillant, doux et ébène d’une femme. Il resta paralysé par sa beauté et ses iris de jais. De son côté, Firuze sourit timidement à celui qu’elle avait eu de cesse de dévorer du regard, durant le long voyage depuis Ilam. Alim plongea dans le reflet ambré des deux lunes enflammées.

Plissant les yeux sur la cohue satin, indigo, jade, craie et beige, fondue dans un nuage de poussière, Firat choisit de s’accrocher à la proue du vaisseau du désert jusqu’à Bagdad, la cité fleurissant le bassin de la Mésopotamie, sans se douter un seul instant qu’il influerait la destinée de deux jeunes gens. Il se releva et dévala la pente.

Amour

Après avoir remonté la rivière Karoun, laquelle, s’écoulant de la Perse à la Mésopotamie, fertilise la plaine du Khouzistan, un groupe d’hommes s’installe sur un mamelon face aux monts Zagros. Ils rejoignent leurs villages iraniens, fatigués d’avoir cherché, dans les cercles soufis, un maître auprès duquel se ressourcer. Malgré la chaleur torride et humide, ils chantent à l’unisson le résultat de leur quête ; en commençant par un poème d’Ibn Arabi.

De l’amour nous sommes issus. Selon l’amour nous sommes faits. C’est vers l’amour que nous tendons. À l’amour nous nous adonnons.

***

Chaulée de lait, la maison en pierre se reflétait en feu d’étoiles dans l’huile bleutée de l’Euphrate. Ses consœurs s’imprégnaient des sons des Ouds, flûtes, tambours et Santours sortant de la cour d’un des marchands de la cité de Hit. Par les chants, rires et poèmes, les nombreux invités à la noce rivalisaient pour célébrer les épousés. Habillés de vert, écru et indigo, les hommes enturbannés commentaient divers évènements ou leurs chiffres d’affaires. Les femmes, couvertes de pourpre, jaune ou noir, voilées de la tête aux pieds, entouraient la mariée. Portant à son cou une turquoise en l’honneur de son nom, Firuze attendait Alim, séparé d’elle par ses frères et autres célibataires qui le taquinaient sur son enterrement de vie de garçon ou ses péripéties pour obtenir la main de leur sœur.

Déboussolé par la mort hâtive de ses parents, écrasé sous le poids de sa jeune responsabilité de gérant légitime de la petite propriété familiale, Alim avait fui ses oncles, lesquels voulaient le marier à la fille d’un propriétaire de nombreuses terres fertiles. À Ilam, il avait rejoint une caravane de marchands en direction de la cité que l’on disait être une demeure vaste pour les riches, la capitale abbasside des Califes dirigée par les Oulémas et chantée par les poètes. Lors du convoyage, avec mille astuces pour ne pas éveiller les soupçons, il s’était rapproché de la belle Irakienne, sans la toucher ni l’effleurer ; assez cependant pour recevoir d’elle son fluide d’amour. Il s’était répandu sur les caravaniers en onguent de joie complice, et sur le père de Firuze, Latif Al Wahid, en élan de solidarité pour celui qu’il savait orphelin. À l’arrivée, délaissant le caravansérail, Latif avait désigné aux jeunes gens une auberge, où il les retrouverait après avoir vendu sa marchandise et négocié les produits pour sa ferme. À son retour, accompagné de son ami Mahmoud, un métayer, à qui il avait demandé d’accompagner son protégé dans l’exploitation d’une de ses connaissances, Muhsin Al-Qûlub, en dehors de la capitale, employant bon nombre de saisonniers, il avait ouvert les yeux, jusqu’alors aveuglés par la beauté de sa fille adorée.

« Latif, mon ami, peut-être serait-il bon, avant toute chose, de régulariser la situation des deux tourtereaux » avait plaisanté Mahmoud.

Libérant ses deux iris noirs de la poussière de naïveté, Latif avait dû se rendre à l’évidence. Firuze et Alim étaient enlacés et couchés sur le lit, le regard tourné vers les intrus arrivés plus tôt qu’ils ne l’avaient escompté. Devançant le courroux de son protecteur, avec une audace qu’il ne se connaissait pas, Alim avait demandé la main de Firuze. À sa grande surprise, le visage de l’ancien, qui le toisait jusqu’alors avec fureur, s’était soudain détendu.

« Mes gars sont trop jeunes pour te corriger. Je ne sais rien de toi. Fais tes preuves chez Muhsin et ramasse de l’argent ; après j’étudierai la question. En attendant, déguerpis sur-le-champ ! Je ne veux plus te voir tourner autour de Firuze ! Quant à toi, ma fille, je vais de ce pas te remettre à ta mère afin qu’elle te rappelle les convenances. Mahmoud, mon ami, si tu voulais bien attraper l’effronté par le cou et le jeter dehors, je te serais reconnaissant. »

Allongé dans la poussière de la rue, Alim avait hésité entre soulagement et affolement. Bien que Latif lui eût laissé une lueur d’espoir, il se retrouvait dans l’obligation d’inventer une fable, avec le consentement de Firuze, pour suivre ensemble le sentier des amoureux.

Chaque groupe respectif accompagna les fiancés au centre de la pièce. D’un côté, la famille de Firuze, fortement représentée, et ses invités ; de l’autre, les cinq camarades d’Alim, venus avec lui de Bagdad. De la porte grande ouverte, une brise chaude et légère séchait les larmes d’émotion et de regret. Firuze allait bientôt quitter les rires de son enfance pour l’inconnu ; un nouveau foyer, certes, mais loin de la présence rassurante des siens.

Réputé pour sa piété, un ancien prit la parole.

« Je n’ai pas pu vous rencontrer un mois avant votre mariage, comme il se doit, puisque vous l’avez anticipé ; je demande donc aux parents, aux deux témoins d’Alim et aux trois témoins de Firuze de s’avancer. »

Un mouvement ; quatorze pieds traînant sur la terre battue.

« Vous pouvez maintenant exprimer vos vœux. »

Le représentant de la mariée prit le relais.

« Voulez-vous vivre ensemble comme mari et femme ?

Alim commença.

– Je fais vœu d’être ton compagnon pour toujours. Je te témoigne de mon affection en te faisant présent du douaire d’un montant de quatre pièces d’argent, deux chevaux, un bracelet de nacre et un collier en Lapis-lazuli, afin que tu puisses subvenir à tes besoins légitimes.

– Alim, je fais vœu d’être ta compagne pour toujours. »

Des hululements. Percussions, Balaban et Zurna sonnèrent avec éclat. Chacun vint féliciter les mariés en une longue queue bruyante. Protégée du soleil de mai par les arbres ou les treilles ombrageant la cour, et garnies de mets comme de boissons, les tables faisaient face à un cuisinier tournant lentement une longue broche où grillait un mouton entier. À l’une d’elles se trouvaient les époux et les Al Wahid ; à droite d’Alim, Latif, et à gauche de Firuze, Salmâ. De l’autre côté, les quatre frérots et les deux sœurs de Firuze. L’Imam et le père adoptif d’Alim, trônaient chacun à un bout. Après la noce, le nouveau couple rejoindrait l’habitation cossue du pieux Muhsin, cultivateur et éleveur à Bagdad. Pour expliquer l’absence d’au moins un représentant de la parenté du marié, Muhsin avait proféré un mensonge enrobé de plaisanterie, afin d’empêcher la méfiance d’œuvrer. Il avait fait croire qu’Alim était un orphelin originaire d’Ilam, en Iran (ce qui était vrai), recueilli petit, alors que ses oncles, des connaissances, désespéraient de lui trouver un foyer. Alim avait dissimulé son éducation à Bagdad pour ne pas peiner le généreux Latif, charitable au point d’inviter son futur gendre dans une auberge et de se décarcasser pour lui trouver du travail. Suite à la déconvenue d’Alim qui l’avait envoyé dans la poussière de la cité, sa langue était restée collée à son palais pour offrir un silence de respect.

En tant que responsable d’Alim, Muhsin dut interroger son fils adoptif devant l’assistance, comme il était d’usage en la circonstance.

« Tu connais tes obligations envers ta compagne, peux-tu nous les rappeler ? »

Alors qu’il s’apprêtait à répondre, Alim fut coupé par Mustafa, l’un des frangins de Firuze.

« Il a le devoir de cohabitation, le devoir conjugal, le partage des nuits, le devoir d’entretien, l’abstention de tous sévices à son égard et le maintien de ses relations avec notre famille.

– Bien. Et quelles sont celles de ta sœur envers ton beau-frère ?

– Elle doit lui obéir et habiter avec lui. Elle lui doit fidélité et prendre soin des tâches ménagères.

– Je n’ai pas à m’inquiéter sur la surveillance de ma belle-fille par sa famille ; ce beau gaillard le fera très bien. Seulement, jeune savant, tu dois savoir que les corvées peuvent être partagées entre conjoints, comme le prophète aidait sa compagne à la couture ou au ménage. Puisque je représente l’homme, je me permets de rappeler qu’Alim n’a aucun droit sur la fortune de son épouse. Elle peut utiliser son argent comme bon lui semble ; lui doit entretenir le foyer. Donc, Mustafa, et c’est valable pour Fouad, Sayid et Jalîl, pensez dès à présent à travailler et à mettre de l’argent de côté avant de vous marier. »

La tablée partit à rire. Salmâ, la mère de Firuze, et ses deux aînées, Malak et Sabriyya, se firent un clin d’œil entendu. L’imam s’immisça dans la conversation.

« Je me permets de vous rappeler que votre mariage a déterminé la filiation et les droits de succession de vos descendants. Alim devrait recevoir l’héritage de ses parents défunts ; qu’en est-il exactement ? »

Le chant

Dans un bazar de Bagdad, croulant d’habits, aliments, condiments, mets cuisinés, bijoux et épices venus d’orient, déversés par la longue caravane avant de s’approvisionner en nouveaux produits, se côtoient marchands et artisans installés dans les ruelles ou les allées. D’un côté les magasins de tapis, tissus, ferblanteries ; de l’autre les ateliers de poterie, tissage d’objets en cuivre. Dans les deux parties, s’entremêlent les mosquées, bains, écoles et auberges. Un foisonnement d’apprentis, acheteurs, saltimbanques, caravaniers, voyageurs y déambule parmi les bruits et les animaux. Jouxtant les habitations de la cité, le caravansérail bondé de clients sert également d’entrepôt pour les marchandises et les bêtes de charge ; à l’écart, dans le sérail, traitent les négociants. Cherchant la tranquillité, un couple nouvellement marié contemple le fleuve descendu des monts Taurus. Un homme vêtu de laine s’avance vers les jeunes gens. De son instrument vocal, il leur adresse les mots de Dhul-Nun al-Misri.

Ô les belles épousées des chagrins dans les jardins du secret bien caché ! Elles ont répandu leur parfum dans les prairies du cœur, arrosées par l’eau des espérances. Les chagrins les bouleversent, et le désir les plonge dans l’anxiété.

***

Suite à la question de l’Imam, Alim et Muhsin croisèrent leurs regards embarrassés.

L’ancien rassembla les informations fournies par son protégé.

« Je connaissais personnellement Bahadour et Derya Al Reza, paix à leurs âmes, menti Muhsin. Alim a une sœur aînée du nom de Golestan ; elle habite la ferme familiale avec son époux et une fille, poursuivit-il honnêtement. Lors du décès de ses parents, elle n’était elle-même qu’une enfant. Alim a reçu des parcours à chèvres, pâtures pour les brebis, vignes et oliveraies, à Ilam, en pays kurde ; les terres sont louées en partie à des nomades et à sa sœur. Elle touche le loyer pour Alim et règle le sien par son travail. Le douaire est payé avec cet argent et le mien. Alim héritera de ma propriété. Nous y cultivons du sésame, vigne, blé, riz, abricots, oranges, citrons, légumes et lin ; nous y élevons des brebis, buffles, chevaux et chameaux pour le transport des produits. Ce n’est pas une grosse ferme, toutefois la culture y est diversifiée. Je ne vois donc aucun problème de succession. »

En écoutant l’homme le couvrir d’excuses et de fortunes, Alim laissa ses pensées divaguer dans son terroir, sa maison de naissance occupée par Golestam, sa parenté dispersée dans la province d’Ilam. La culpabilité lui serrait la gorge et les entrailles. Il privait les siens de la joie de sa noce, non en raison de leur éloignement géographique, mais parce qu’ils étaient séparés de sa belle-famille par l’épée de la Grande Discorde des débuts de l’Islam, au sujet de la succession de l’autorité du Prophète.

Alim était en effet de culture chiite, la grande minorité au sein de l’océan sunnite. Comment gagner la main de Firuze, autrement qu’en cachant ses origines à des gens qui, à l’instar des ouvriers de Muhsin, considéraient les Chiites comme non musulmans ou craignaient que le dévoiement ésotérique de l’Islam, venu de Perse et présent aussi en Irak, affecte le respect de la Loi ? Ce n’était pas par peur de la discrimination ou de la persécution, qu’Alim dissimulait sa tradition, mais par amour passionné pour Firuze, la fleur épanouie de Hit, que le destin lui avait donné de sentir puis plonger dans son pollen de bonheur. La soif d’informations de l’imam, du nom de Massoud, n’était pas encore étanchée.

« Pardonnez mon indiscrétion. N’avez-vous pas de descendants légitimes pour hériter de vos terres ?

Muhsin souffla d’exaspération.

– J’ai eu deux fils ; ils sont morts lors des guerres contre les Francs ! lâcha-t-il en contenant son agacement. Mon épouse, Hayat, ne s’est pas remise des décès d’Azim et Jamâl ; moi non plus. Je ne me suis jamais remarié après la mort de ma très chère compagne. À Bagdad, j’abrite une nièce d’Hayat, sa famille et les ouvriers agricoles. Mes garçons n’ont pas eu le temps de se marier et d’avoir des petits pour hériter de mon patrimoine. Je paye au califat la dîme sur mes terres libres. Celles en limite de mon petit domaine sont déjà exploitées par l’intendant du calife. La succession de mes terres à Alim, me permettra de les conserver. Ma nièce et son mari acceptent la situation, d’autant qu’ils sont assurés de pouvoir rester sur place.

Latif mit fin aux débats.

– Il suffit ! Nous sommes là pour nous réjouir et non pour nous juger ou faire l’inventaire de nos richesses. Nous-même ne sommes que métayers, producteurs et exportateurs de riz et d’huile d’olive. C’est comme cela que ma fille aînée, obtenant tout de son père, même d’aller en Iran convoyer notre marchandise, a rencontré son promis. Je suis certain qu’Alim assumera ses responsabilités d’époux plutôt que de se perdre dans un de ces nombreux fityân2, et qu’il protégera Firuze des errants voleurs qui sèment le trouble dans nos villes. Réjouissons-nous de notre bonne fortune. Je lève mon verre à la générosité de Muhsin Al-Qûlub, à la santé de notre imam et bien sûr à la vie de nos deux amoureux. »

Accompagnée par le Santour et le Kamânche, fredonnant une mélodie persane bien connue d’Alim depuis ses premiers langes, une femme s’avança vers la table des mariés. Faisant face à Firuze, elle enchaîna en kurde.

 

Une turquoise couronnée de roses ; d’épines et d’églantines.

Une vierge passionnée de vie ; mère, elle choisit la liberté.

Une destinée seule et fidèle ; une beauté seule et éternelle.

L’aimable croise le faucon ; il la couve d’honnêteté.

Unique et lumineuse, l’extase ; exige patience et respect.

Pour la turquoise, connaissance ; l’élan de l’âme, la voie du cœur.

 

La voix fut recouverte d’une mélodie du Al-Anbâr. Sans laisser le temps aux mariés de se remettre de leur perplexité, la chanteuse adressa à Alim un chant en persan.

 

Au jardin des roses, le soleil se baigne.

Dans la fraîche source, du consentement.

Venant des pléiades, le héros descend.

D’un nuage brillant, envoie la nouvelle.

Attends, l’âme légère, et le cœur content.

 

Les cordes frappées du Santour aggravèrent le malaise provoqué par l’oraison de la prophétesse.

Firuze prit le bras d’Alim.

« Je souhaite me retirer maintenant ? »

Les épousés s’éclipsèrent, déjouant ainsi les préparatifs destinés à les conduire, en liesse, dans la chambre aménagée pour leur première nuit commune.

La voie

Dans un des quartiers de Bagdad, à proximité du Tigre qui sépare la ville populaire et la cité des riches, où vit depuis peu le Calife de la dynastie des Abbassides, un califat affaibli au profit des provinces de l’empire musulman pourvues d’autonomie, des hommes contemplent les pauvres faubourgs d’en face en sirotant du thé. Ils reviennent de la mosquée où, après l’appel du muezzin, ils s’étaient déplacés pour prier. Parmi ces dignitaires, militaires ou fonctionnaires, certains se rendront au palais. À la même terrasse, quelques théologiens joutent avec des philosophes, juges et astrologues. Plus loin, des marchands s’entretiennent sur leur négoce.

Satisfaits du développement des voies commerciales, par la voie terrestre ou la mer, jusque dans les contrées les plus reculées, apportant aux peuples la religion, l’instruction, la civilisation et l’esprit d’entreprise agréable au Miséricordieux, comme le recommande le Coran, ils envisagent de développer leur activité vers l’Inde, la Chine, l’Espagne, l’Afrique où, dit-on, les richesses sont inépuisables en matières premières ainsi qu’humaines. En les écoutant convoiter le monde, un joueur d’Oud gratte quelques accords puis, à l’adresse des notables de la cité, chante à voix forte une déclaration d’Al-Hallâj.

Ton esprit s’est fondu dans mon esprit, comme l’ambre se fond avec le parfum du musc. Donc si une chose t’atteint, elle m’atteint, car désormais tu es moi, nous sommes indissociables.

***

Alim creusait des sillons, afin que l’eau venant des canaux puisse irriguer les vignes et faire grossir les raisins rétrécis par la sécheresse, promesse d’un vin sucré. Une gourde en peau retournée à la main, Tayyib, le neveu de Muhsin, lui fit signe de venir se désaltérer sous un sycomore à la large couronne fournie. Alim posa sa houe contre un tamaris et vint retrouver son ami. Âgés chacun de dix-neuf ans, les deux compères s’entendaient comme des frères jumeaux. Tout en buvant, le jeune iranien observa les ouvriers s’activer à faire tourner les meules à sésame ou à blé, les paysans labourer la terre à l’aide d’un araire tiré par de puissants bœufs, en vue d’y semer l’orge et le riz. En contemplant les puits à balancier, il fut pris de nostalgie. Il se remémora les montagnes boisées de sa région d’origine, passant constamment de la canicule à la froidure, où les nomades transhumaient leur troupeau des plaines verdoyantes du sud au mont neigeux du nord. Il pensa.

« Me voici héritier d’un domaine au bord du Tigre et époux d’une fille d’un métayer non chiite. Ma famille ne pourra jamais le comprendre. Comment reprendre mes terres et annoncer mon mariage. Si un enfant naît de notre union, qu’adviendra-t-il d’elle ou de lui ? Quelle folie que ce voyage ! »

Il se souvint de son arrivée à Bagdad. Encore sur le coup de son audace, qui l’avait conduit en moins d’un an aux épousailles, il ne regrettait cependant rien, tant son adoration pour Firuze était douce, authentique et féconde. Une image envoûtait ses jours et ses nuits, celle du vieillard méditant sur la route, précisément le jour où il avait rencontré son aimée. Des paroles tournaient dans sa tête, telle la ronde des vents : les couplets de la prophétesse kurde qui l’accompagneraient jusqu’à ce qu’il s’arrache à l’attirance qu’ils lui procuraient. Il se dit en lui-même.

« Je me souviens des mots de mon voisin, lors du convoyage. Il disait que le soufisme était apprendre le sourire des roses. Étant tous issus de l’amour, il est normal de tendre vers l’amour et d’y consacrer sa vie. Celui pour Firuze dépasse les clivages religieux et ne s’embarrasse pas des omissions que j’ai dû faire pour être accepté en terre sunnite. Comme ses parents ont été touchés par la clarté de notre sincérité, ma famille doit rencontrer ma turquoise pour s’enivrer de bonté. Golestam, mes oncles, tantes et cousins seront touchés par sa beauté d’âme et la source de bonheur qu’elle me procure. »

Une pression sur son épaule le fit revenir à la réalité.

« Cousin Alim, que fais-tu la nuit pour rêver aussi le jour ? Laisse-moi finir le travail et va retrouver ta Firuze ! Vous devez boucler vos bagages. »

Agenouillée près du lit, occupée à rouler délicatement des vêtements et les glisser dans un sac en peau de chèvre, Firuze sentit la présence d’Alim.

« Ne t’inquiète pas. Nous ne sommes pas à un petit mensonge près. Nous leur dirons que je suis d’une famille soufie » rassura-t-elle sans se retourner.

Surpris par la sagacité de son épouse, mais aussi par l’évocation du mouvement religieux auquel il pensait plus tôt, Alim resta bouche bée.

« Que connais-tu d’eux ? finit-il par demander.

– Rien, si ce n’est qu’ils font remonter leurs pratiques directement au prophète et à ses révélations mystiques reçues avec le Coran. Ces Marabouts, Fakirs ou Derviches, comme tu veux, en vivant l’Islam des premiers temps, sortent du clivage de nos deux religions et cela me convient très bien.

– Eh bien, ma savante de femme, c’est entendu. Tu seras une Soufie de Hit sur l’Euphrate. Pour cela, tu dois t’habiller de laine, car ma famille voit beaucoup de ces mystiques circuler sur les routes.

– À part celui qui a obligé notre caravane de se scinder en deux, je n’ai pas eu l’occasion d’apercevoir de laineux. En revanche, mon aimé, je ressens que tu as de l’attraction pour eux. J’espère qu’ils ne t’éloigneront pas de moi.

– Ne t’inquiète pas. Tu incarnes la voie qu’ils se sont choisie ; celle du cœur qui bat dans le mien, se justifia Alim, déstabilisé par la crainte de son aimée.

– Je ne dis pas cela en vain. J’ai gardé le stigmate des chants de nos noces. Loin de me rassurer, ils me donnent encore la chair de poule.

– Pourtant, ils décrivaient l’extase et non l’enfer des mécréants.

– Ils mentionnaient ma solitude et ton attente.

– Je suis ton héros descendu du ciel pour t’apporter la bonne nouvelle que je serai toujours à tes côtés.

– Alors, hâte-toi de faire ton sac ; nous nous réveillerons tôt demain matin. »

Vérité

Face à un lac, au fond craquelé en une mosaïque de sel, cinq femmes voilées de noir et vêtues de blanc, protégées par une toile fixée entre quatre piquets, accordent leurs instruments. Elles parcourent en groupe les contrées arides de l’Iran, des rares oasis aux tentes des bergers, solides et résistantes aux tempêtes. Autour d’elles, s’étend le désert de pierres ou de sable, où percent quelques arbustes et un peu plus d’armoises. Des passereaux survolent les musiciennes, prêts à attraper de leur bec les notes qui sortiraient bientôt de leurs doigts. Une gazelle s’avance avec prudence vers les nomades sans troupeau. À son adresse, de leur Santour, Tambur, Kamânche, Daf et Zurna, les Soufies jouent une mélodie, par-dessus laquelle l’une d’elles entonne un chant de leur inspiratrice, Râbi’a.