Le cinéma à son âge d'or - Ahmed Bedjaoui - E-Book

Le cinéma à son âge d'or E-Book

Ahmed Bedjaoui

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Beschreibung

Le public algérien m’identifie en priorité aux émissions que je produisais et animais pour l’unique chaîne de télévision qui existait à mes débuts. Mais avant de présenter ma première émission en décembre 1969, j’avais déjà accumulé une dizaine d’années d’activité dans le cinéma, d’abord comme animateur de ciné-club, puis de critique dans la presse écrite. Hormis le premier « papier » datant de juillet 1967, j’ai classé ma sélection dans des sections consacrées au cinéma arabe, au film national, à la production des œuvres du Tiers-monde et aux grands noms du cinéma mondial.

Le présent ouvrage a pour but de rappeler l’extraordinaire histoire d’amour qui liait les Algériens avec le cinéma de qualité. Je ne crois pas un instant que cet engouement ait disparu. Le succès des festivals nationaux de cinéma montre au contraire que le public ne néglige aucune occasion de manifester son amour pour le septième art ; à condition qu’on lui restitue des espaces de projection en nombre suffisant et en qualité, pour ne pas tomber dans le cercle vicieux de la rareté/désaffection.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Ahmed Bedjaoui est lauréat de l’Institut des Hautes Etudes Cinématographiques (IDHEC - Paris) et titulaire d’un Doctorat en littérature américaine. Il est professeur des Universités à la faculté de communication de l’Université Alger 3 et directeur artistique du festival du film engagé d’Alger. Il est l’auteur de quatre ouvrages Images et visages avec Denis Martinez, Cinéma et guerre de libération, des batailles d’images, Cinémas et littératures, La guerre d’Algérie dans le cinéma mondial, tous parus chez Chihab. Il est également l’auteur d’un ouvrage sur La Saga de la création de la cinémathèque algérienne (1965-1969). En 2015, l’UNESCO a décerné à Ahmed Bedjaoui, la médaille Féderico Fellini pour les services rendus à la culture cinématographique à travers le monde.

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Le cinéma à son âge d’or

Cinquante ans d’écriture au service du septième art

Ahmed BEDJAOUI

Le cinéma à son âge d’or

Cinquante ans d’écriture au service du septième art

CHIHAB EDITIONS

© Editions Chihab, 2018.

ISBN : 978-9947-39-321-5

Dépôt légal : octobre 2018.

Avant-propos

Certes, le public algérien m’identifie en priorité aux émissions que je produisais et animais pour l’unique chaîne de télévision qui existait à mes débuts. Mais avant de présenter ma première émission en décembre 1969, j’avais déjà accumulé une dizaine d’années d’activité dans le cinéma, d’abord comme animateur de ciné-club, puis de critique dans la presse écrite.

C’est au collège de Slane à Tlemcen que j’ai été amené à diriger mon premier ciné-club. Alors âgé de quinze ans, j’avais été mis « dans le bain » par le professeur qui dirigeait les séances de cinéma du lycée et qui m’avait lancé ce défi. J’ai continué à diriger les débats de ce ciné-club dans et hors du lycée. Même quand mes études m’ont entraîné à Oran, je suis revenu chaque dimanche pour animer le ciné-club hebdomadaire qui se tenait au cinéma Lux de Tlemcen, en présence de plusieurs centaines de membres abonnés.

Ma première critique a été publiée en 1963 dans Alger Républicain. Je l’avais envoyée au journal par l’intermédiaire de Halim Inal, le frère du moudjahid Sid-Ahmed Inal. J’étais à l’époque étudiant au lycée Pasteur d’Oran où je suivais les cours de Première supérieure (Hypokhâgne), pour préparer le concours d’entrée à l’Institut des Hautes études cinématographiques de Paris. Oran possédait au lendemain de l’indépendance, un large réseau de salles (d’un luxe rare) que je fréquentais assidûment. Je n’ai pas gardé de trace de ce premier article publié, mais je sais que je l’avais écrit après avoir été saisi par la beauté et la grandeur d’un film suédois d’Ingmar Bergman, La Source, que j’avais vu au cinéma Miramar. J’avais donc tenu à exprimer mon admiration pour ce cinéma moderne qui nous consolait de la platitude de beaucoup de films dits de la nouvelle vague française.

J’ai intégré l’IDHEC1 en 1964 et j’en suis sorti diplômé en juin 1966. J’étais pressé de rentrer au pays pour contribuer, à ma manière, à la construction de notre jeune État indépendant. Quelques jours après la fin de mes études, j’intégrais l’équipe de la toute jeune cinémathèque algérienne, fondée l’année précédente par Mahieddine Moussaoui et Ahmed Hocine. Lors de mes deux premières années, j’ai surtout cherché à me rendre utile en animant des débats mais aussi en prenant en charge la communication. Au lendemain de l’indépendance, les rubriques culturelles étaient le plus souvent tenues par des journalistes étrangers, amis de l’Algérie. C’était le cas de l’unique quotidien francophone de l’époque, El Moudjahid pour lequel Guy Hennebelle assurait la critique cinématographique sous le pseudonyme de Halim Chergui. Avec plus de quatre cents salles en activité et des millions de spectateurs à travers le pays, on peut imaginer l’importance que pouvait revêtir la page cinéma dans le seul quotidien paraissant en Algérie.

Le ministre de l’Information de l’époque voulait, tout en exprimant sa reconnaissance aux coopérants étrangers, algérianiser la critique de film. Il m’avait alors convoqué et dirigé vers Mohamed Bouraghda, directeur d’El Moudjahid et ancien journaliste au sein de la cellule du ministère de l’Information du GPRA à Tunis.

C’est ainsi qu’à partir de l’année 1967, j’ai commencé à écrire régulièrement des articles dans le quotidien dont le siège était tout proche de la salle de la cinémathèque algérienne, située rue Ben M’hidi, que beaucoup continuaient d’appeler rue d’Isly. La plupart de mes chroniques étaient liées aux activités de la cinémathèque, du moins jusqu’au début des années soixante-dix. Je garde un souvenir attendri de notre chef de rubrique culturelle, l’immense Halim Mokdad, aujourd’hui disparu, qui sous la supervision de Noureddine Nait-Mazi, nous a toujours entouré de sa sollicitude. Guy Hennebelle a quitté l’Algérie un peu plus d’un an après mon arrivée au Journal. Il a plus tard fondé avec son épouse la revue CinémAction à laquelle j’ai d’ailleurs collaboré. Les pages cinéma étaient suivies par un public très large. Preuve de cet engouement, nous recevions des centaines de lettres de lecteurs et de cinéphiles chaque semaine. L’objectif de ce recueil d’articles est avant tout de replonger le lecteur dans cet âge d’or du cinéma et de la relation magique qui liait le cinéma à ses publics.

Pour nous remettre dans le contexte très socialisant de l’époque, on traitait de « cumulards » ceux qui avaient l’audace d’exercer plusieurs activités. J’ai donc décidé de prendre le pseudonyme de Réda Koussim, pour signer mes critiques. Je l’avais choisi pour l’admiration que je portais à l’époque au regretté Messaoud Koussim qui était l’un des rares footballeurs universitaires. C'est bien plus tard que je me suis mis à signer de mon vrai nom.

Poussé par le besoin d’écrire, j’ai rédigé depuis lors, des centaines d’articles pour différents organes de presse algériens et revues internationales. Je vous propose ici une petite sélection de ces textes qui portent encore la marque d’un passé mythique à tous points de vue. Moins d’un an après mon premier article pour El Moudjahid, Mohamed-Laïd Bouraghda, était nommé à la tête de la radio nationale. Il m’a alors demandé d’assurer une émission en français. C’est donc avec mon ami et grand cinéphile Mohamed Slim-Riad que j’ai co-animé un programme intitulé La tribune des Écrans. L’idée était de présenter une fois par semaine, précisément la veille des changements d’affiche dans les salles, une discussion critique portant sur les films de la semaine cinématographique à venir. Nous obtenions la liste des nouveautés grâce à Abderrezak Moussaoui qui était alors le responsable de la distribution au sein de l’Office du cinéma. Abderrezak, frère de Mahieddine Moussaoui, était lui-même issu de la grande tradition des professionnels formés dans les sociétés de distribution de l’époque coloniale. Cette présentation des films de la semaine était très suivie par les auditeurs, curieux d’avoir des informations sur les films à l’affiche le lendemain. « La tribune des Écrans » prolongeait en fait une rubrique hebdomadaire que je dirigeais dans El Moudjahid et dénommée Que verrons-nous cette semaine ?

La programmation des films dans les salles obéissait à des règles très strictes. Imaginez le grand Alger avec ses cinquante salles de cinéma dont une douzaine programmait des films en première vision, c’est-à-dire en exclusivité. Les salles étaient spécialisées en fonction du public qui les fréquentait et que les programmateurs connaissaient parfaitement. Cela concernait les grands films commerciaux américains, mais aussi les films français, européens ou encore égyptiens ou indiens qui dois-je le préciser étaient importés par des distributeurs privés. Ces derniers allaient des grandes compagnies américaines (Paramount, MGM, etc.) qui avaient pignon sur rue Didouche, aux sociétés françaises ou indienne à l’exemple de la famille Chandiramani. Les films importés par cette dernière rencontraient un énorme succès populaire. Il y avait aussi les distributeurs algériens qui exerçaient depuis la période coloniale comme Mansali. Chaque style de film était dirigé vers une salle précise. Ces films étaient maintenus dans les grandes salles du centre et des ailes et de la périphérie d’Alger (Bab-el-Oued et Belcourt), tant que la fréquentation dépassait au moins la barre des 50 % de tickets vendus au cours de la semaine écoulée. Lorsque les programmateurs estimaient que le film s’essoufflait, ils décidaient lors de leur réunion hebdomadaire de le « glisser » vers les ailes où il poursuivait sa carrière. Le même schéma était observé pour les grandes villes de l’intérieur du pays, en particulier Oran ou Annaba qui disposaient d’un nombre élevé de salles de cinéma d’une capacité d’environ mille sièges. Parmi les films proposés au public algérien, on retrouvait des œuvres de grands réalisateurs alors au firmament de leur renommée. Beaucoup avaient commencé leur carrière à l’époque du muet, c’est-à-dire avant 1930. Parmi eux, Joseph Von Sternberg (auteur de L’Impératrice rouge), John Ford ou encore Fritz Lang. Il y avait aussi les nouveaux venus comme Chahine, Godard, Visconti ou Nicholas Ray. J’ai consacré à certains d’entre eux des articles à travers lesquels j’exprimais avant tout mon admiration pour la maîtrise de leur art. Vous en trouverez une sélection dans le présent ouvrage.

L’émission de radio a duré deux ans, entre 1967 et 1969. Au cours de cette dernière année, les dirigeants du cinéma national avaient fini par convaincre le président Boumediene de confier à l’ONCIC2le monopole de la distribution, ce qui excluait de fait tous les professionnels privés nationaux ou internationaux. Cette décision, venant après le transfert des salles aux municipalités allait peser très lourd dans la dégradation qui, inexorablement, devait miner le cinéma algérien. Je l’ai souvent écrit, les mauvaises décisions ont été prises au cours des années soixante et elles continuent à compromettre les chances de relance d’une activité cinématographique obéissant aux lois du marché. Avant ces mesures catastrophiques, le cinéma algérien employait des milliers de personnes dans l’exploitation des salles mais aussi dans les sociétés de distribution et de production. Nous avons perdu depuis, non seulement des métiers et des expertises jamais retrouvées, mais aussi des milliers d’emplois et des centaines de salles qui ont fermé l’une après l’autre.

Le ver était donc déjà dans le fruit et il allait insidieusement infecter toute l’activité. Il suffit de voir l’image de l’immense file d’attente des spectateurs, lors de la projection de Les Vacances de l’Inspecteur Tahar de Moussa Haddad au cinéma Afrique d’Alger pour prendre la mesure de cette dégradation. Nous sommes en 1973 et ce film a été vu par des millions d’Algériens. Depuis, la salle de l’Afrique a été rénovée, ouverte puis refermée. Beaucoup de salles sont encore fermées et nous attendons toujours l’ouverture du premier multiplex, pour que les Algériens aient le droit de voir un film dans des conditions modernes et décentes. Beaucoup de promesses ont été faites dans ce sens et de manière récurrente, mais le cinéma (qui commence par la présence d’un public dans la salle) vit toujours dans les souvenirs. Cette image exprime pour moi à la fois la nostalgie d’une Algérie brillant par son cinéma et la détresse d’un secteur condamné à vivoter. On peut également citer les deux millions de spectateurs qui en Algérie, ont payé un ticket d’entrée pour regarder L’Opium et le bâton d’Ahmed Rachedi. Les plus fortes entrées ne dépassant pas aujourd’hui quelques milliers de spectateurs ; on croit rêver devant ces chiffres. À l’époque, le cinéma algérien était attractif, car il offrait également aux productions étrangères d’être présentes sur le marché local. Le résultat : nos seules et rares productions s’invitent dans des festivals ou sur des marchés extérieurs devenus de plus en plus réticents à accueillir nos films ; sauf s’ils sont financés par des producteurs étrangers ayant leur place dans le marché mondial.

Autre conséquence collatérale à cette disparition quasi-totale du marché et du public cinéphile, la diminution de l’impact du critique pour la promotion des œuvres. J’ai eu l’occasion d’intervenir à plusieurs reprises sur la situation de la critique cinématographique.

Peut-on encore parler de critique culturelle ?

Jadis le critique de la rubrique culturelle, qu’il soit spécialisé dans la littéraire ou le cinéma exerçait une influence réelle sur les goûts du public. Les choses ont beaucoup évolué de nos temps. Pourquoi ? Sans doute la nature de la relation avec le produit culturel a-t-elle radicalement changé pour ne se limiter qu’à la dimension marketing et consommation. On voit apparaître, de par le monde, un nouveau type de « critiques » qui, le plus souvent, se contentent de faire la promotion du produit à partir de matériaux qui leur sont remis par les producteurs ou les éditeurs de l’œuvre. L’auteur (ou mieux encore les interprètes, car ils en raffolent) est convoqué par des critiques-animateurs qui vont utiliser les bandes-annonces et les fiches de lecture pré-rédigées, pour « lancer » le produit. Et puis le buzz média sur Internet et les réseaux sociaux feront le reste. Les leaders d’opinion se sont donc déplacés vers la toile et ont remplacé ce bon vieux critique. De nouveaux outils de « recommandation » seront bientôt là pour formater les goûts et faire disparaître ces nouveaux arbitres de la bourse des valeurs.

Pour la génération à laquelle j’appartiens, tout allait bien dans la critique culturelle. Il y avait des personnes « reconnues » pour vous dire (à la radio ou la télévision) ou vous écrire (dans Algérie Actualités ou Parcours Maghrébin par exemple) ce qu’il fallait lire, voir ou visiter dans un Alger où la production culturelle appartenait encore à des publics. Ne nous voilons pas la face, les élites algériennes n’étaient pas insensibles à quelques vedettes et chroniqueurs de référence de la presse écrite française. Mais nous avions nos « plumes » pour algérianiser les tendances. Je citerai (au hasard) Abdelkrim Djaad, Tahar Djaout pour la littérature, Kamel Bendimered pour le théâtre, Nourredine Feghouli pour la peinture, Mouny Berrah et bien d’autres (dont votre humble serviteur) pour le cinéma. En ces temps-là, nous avions des centaines de cinéma et pas encore de cassettes VHS pour fixer le spectateur dans l’isolement du foyer familial. L’arrivée du DVD a encore creusé la rupture entre la salle de cinéma et le public. En ces temps-là, nous n’avions que notre bonne chaîne unique qui n’était pas loin des normes des meilleures télévisions européennes. Paradoxalement, nous n’avions pas de ministère de la Culture, mais la culture était moins administrée et davantage partagée entre des artistes et des publics de la base sociale.

À partir de la fin des années quatre-vingt, de nouvelles offres et de nouvelles demandes sont apparues. Elles se sont manifestées d’une part par l’intrusion des chaînes satellitaires dans le ciel des médias et du côté du consommateur par des exigences plus grandes en matière d’information. À cet égard, le 5 octobre 1988 a sonné dans notre pays (et deux décennies avant bien des pays arabes) le glas de l’unanimisme. Cela s’est traduit par la primauté de l’information politique aux dépens de la production culturelle. Si les soubresauts d’Octobre ont permis à la presse indépendante d’exister, ce ne fut pas le cas du champ audiovisuel qui est resté fermé jusqu’à une période récente. On peut donc dire que la période intime de l’entre-soi artiste-public avec le critique comme médium ou médiateur, est bel et bien révolue. De nouvelles tendances nous ont sournoisement fait entrer dans l’ère du buzz et de la recommandation numérique du type j’aime/j’aime pas. Nous vivons actuellement une révolution culturelle, dopée par toutes les innovations technologiques.

La mort du critique culturel traditionnel

On peut plus parler aujourd’hui du « zappeur » que du téléspectateur. Ce dernier est devenu, face aux centaines de chaînes qui lui sont proposées, un téléphage volatile qui ne se fixe nulle part mais qui « consulte », ce qui permet à certaines chaînes de tricher sur leur audience pour les quelques minutes que dure cette visite. Mais ne sommes-nous pas en train de vivre la mort de la Télévision comme média dominant ? Trop de télévision finit par tuer le médium. Dans les années soixante, beaucoup prédisaient la mort du cinéma au profit de la Télévision. Non seulement le film n’est pas mort (même s’il a dû survivre sous des supports plus légers comme le VHS et le DVD) mais le cinéma a permis à la télévision de durer en lui donnant la meilleure part de ses créneaux spectacle. Aujourd’hui, les jeunes téléchargent des films grâce au VOD (Video on Demand), y compris sur leur portable. Il est vrai que les Algériens vont moins au cinéma puisque les salles qui doivent les recevoir restent fermées. Mais il est faux de dire qu’ils regardent moins de films. Ils en consomment plus que jamais, mais sur des supports nouveaux. C’est vrai aussi pour la production : parallèlement à une production officielle que personne ne regarde sinon les invités (toujours les mêmes) des avant-premières, il s’est développé une forme d’expression nouvelle et totalement libre, la Web série que des centaines de milliers d’internautes consultent.

Comment peut-on se proclamer critique de cinéma dans une situation d’absence totale de salles pour accueillir les publics ? La plupart des films qui sont produits actuellement ne verront jamais un spectateur payer au guichet pour les voir. Un critique parle à un public et non pas au seul auteur de l’œuvre. Est-il normal que le journaliste aujourd’hui se contente de suivre (avec toute la servitude que cela pourrait impliquer) le film dans des festivals pour en parler à ses lecteurs ? Le public aujourd’hui, il faut aller le chercher sur Internet. C’est là qu’il se nourrit et qu’il s’exprime, remplaçant souvent le journaliste pour les commentaires et les sanctions.

On voit bien à l’occasion de grands rendez-vous festifs comme le Ramadhan, que les attentes des téléspectateurs ne sont pas assouvies, malgré les efforts fournis par les chaînes publiques et privées. On peut dire, sans jeu de mots, que le spectateur reste sur sa faim. Ce qui est vrai pour l’audiovisuel l’est également pour le théâtre, le livre ou les expositions. Peut-on affirmer qu’une « bonne critique » d’un livre se traduit automatiquement par de meilleures ventes ? Rien n’est moins sûr.

D’une enquête menée en France auprès de libraires, de journalistes et de 450 lecteurs, il ressort que si le critique reste un support important pour la crédibilité du jugement, un bon article ne fera pas plus vendre l’ouvrage. On assiste en fait à une multiplication de ce qu’on appelle les « prescripteurs », des sortes de leaders d’opinion qui font des « recommandations ». Cette étude conclue que « Le buzz et Internet sont en train de transformer en profondeur la prescription culturelle. Et le critique traditionnel en est la grande victime car il n’a plus de prise sur les goûts du public. »3

Je me suis considéré comme un critique tant que je pouvais regarder un film dans une salle obscure au sein d’un public qui paie son ticket d’entrée. Mes articles étaient l’expression des impressions qui m’animaient en relation avec ce public. Peu à peu, et à partir des années soixante-dix, de nombreux critiques de cinéma talentueux sont venus enrichir la cinéphilie. Je citerai notamment Djamel-Eddine Merdaci, Tewfik Hakem, Azzedine Mabrouki et surtout la grande Mouny Berrah qui a apporté un éclat supérieur à l’analyse filmique. Tous ces critiques se sont regroupés sous la direction de Abdou B. qui dirigeait la seule vraie grande revue de cinéma que notre pays ait connu : Les Deux Écrans. Ce mensuel dédié à la production destinée au petit et au grand écran, a vécu par la volonté de Abderrahmane Laghouati le temps qu’il est resté à la tête de la RTA. Je faisais partie du comité de rédaction de la revue dans laquelle j’avais eu l’occasion de rédiger un certain nombre d’études. À titre d’évocation de cette merveilleuse aventure, je vous invite à lire dans cet ouvrage une chronique que j’avais rédigée en 1982 à l’occasion du cinquième anniversaire de la revue.

Aujourd’hui, il n’y a guère que les avant-premières qui permettent ces échanges, rappelant toutefois que les spectateurs sont des invités figurant sur une mailing-liste quasi immuable de film en film.À l’époque, la cinémathèque offrait au public algérien cinq séances par jour. Plus de quatre cents salles à travers le pays proposaient des centaines de titres aux cinéphiles. Depuis, les choses ont changé et l’activité cinématographique est quasiment réduite aux avant-premières et aux festivals nationaux et étrangers. Encore heureux que ces espaces soient disponibles pour les jeunes créateurs.

Hormis le premier « papier » datant de juillet 1967, j’ai classé ma sélection dans des sections consacrées au cinéma arabe, au film national, à la production des œuvres du Tiers-monde et aux grands noms du cinéma mondial. Le présent ouvrage a pour but de rappeler l’extraordinaire histoire d’amour qui liait les Algériens avec le cinéma de qualité. Je ne crois pas un instant que cet engouement ait disparu. Le succès des festivals nationaux de cinéma montre au contraire que le public ne néglige aucune occasion de manifester son amour pour le septième art ; à condition qu’on lui restitue des espaces de projection en nombre suffisant et en qualité, pour ne pas tomber dans le cercle vicieux de la rareté/désaffection.

J’ai tenu à clore mon récit par des hommages rendus à de grandes personnalités disparues et dont le nom est irrémédiablement lié à l’âge d’or de notre cinéma. J’ai cru également utile en guise d’hommage à l’auteur de Nahla, d’accompagner ma critique du film Le Retour de l’Enfant prodigue de Youssef Chahine, par une interview que j’avais faite avec Farouk Beloufa qui avait été l’assistant du maître égyptien.

En ouverture de cette sélection, je vous propose ci-dessous le premier de mes articles publié le 6 juillet 1967, dans El Moudjahid.

Mifune, Welles, Tcherkassov, Kateb

Propos sur le métier d’acteur

Depuis le mois de juin 1967, la Cinémathèque algérienne nous a proposé près de trois semaines d’hommage à dix-huit acteurs dont on peut affirmer qu’ils ont marqué le cinéma international. Il y a eu, du point de vue du spectateur, deux manières de considérer un film qui reportent à deux époques du Septième Art : durant l’âge d’or d’Hollywood, le film était surtout considéré comme une affaire commerciale ; l’acteur de renom était son meilleur représentant auprès du public. On allait voir et diviniser Rudolph Valentino, Gary Cooper, Marlène Dietrich sans se soucier de Rex lngram, Mamoulian et Von Sternberg. Le mythe seul comptait tant que « la marchandise » se vendait. Le cinéma américain envahissait la quasi-totalité du globe, et les prénoms de stars valaient souvent plus que le pain.

Depuis la dernière guerre mondiale, le cinéma a dépassé, aux yeux d’une grande partie du public, la condition de bien de consommation pour devenir un Art. Dès lors, on chercha du regard l’Artiste, le Metteur en Scène, même si le nom de ce dernier a mis du temps à se trouver une petite place en haut de l’affiche.

Charlie Chaplin, l’acteur qui invente

De tous ces remous, le public a conservé le souvenir de quelques noms célèbres, par ailleurs souvent associés à d’autres réalisateurs, non moins célèbres. Et puis, il y a ceux pour qui Charlot renvoie à Chaplin, et Welles ou Von Stroheim à eux-mêmes. Ceux-là sont les génies du spectacle entier, créateurs à part entière dans un monde fatigué, aspirant à la synthèse artistique et à la dissociation physique. Chaplin est acteur parce qu’il invente, et invente parce qu’il est acteur. Sa vision de l’univers est indissociable de l’attitude qu’il adopte en se plaçant comme le pourfendeur des oppresseurs. Le rythme de l’interprétation, l’outrance, l’égocentrisme, tout fait place à la motivation du spectacle et du rire. La férocité engendre le besoin de dignité de l’humble. Chez lui, le geste est intimement lié à la pensée. La dualité texte/interprète n’existe plus. Il incarne le rêve de l’humanité entière.

Orson Welles et le cynisme

Les grands acteurs ne vieillissent pas et ne meurent jamais.Je parlerai donc d’eux au présent. Toujours. À son génie créateur, le merveilleux acteur qu’est Welles ajoute le cynisme, l’intelligence et l’exploration de l’espace. En élargissant à loisir l’espace filmique conçu par le metteur en scène, l’acteur/auteur permet au cadre de sortir de sa rigidité et de s’émanciper des conventions imposées par les grands studios. Tandis que Chaplin ou Welles apparaissent comme des cas particuliers (à la limite, des épiphénomènes de la machine industrielle cinématographique) en raison de leur statut d’auteurs/interprètes, d’autres acteurs ont de leur côté beaucoup apporté au cinéma mondial, même s’ils ne sont que de simples interprètes.

À commencer par ceux qu’Hollywood a fabriqués. L’Acteur américain ne s’est pas contenté de jouer le rôle de produit d’appel pour la consommation massive d’un modèle commercial et industriel. Il facilita grandement la tâche des metteurs en scène. Il leur apporta l’âpreté, la violence de tout son tempérament. Beaucoup de noms pourraient être évoqués, mais en définitive, le comédien n’échappait pas à un formidable contexte technique dont il était l’élément le plus achevé. Il était le plus souvent figé, prisonnier d’une caméra, il était en quelque sorte le contre-pied du comédien de théâtre, prisonnier du verbe. C’est précisément ce qui a fait la grandeur de Mizoguchi et de Renoir. Tous deux ont mesuré dans leur jeunesse la supériorité du cinéma américain. Renoir a été à cette école et se signala comme l’un de ses rares admirateurs en France. Il comprit cependant, qu’on ne pouvait lui offrir une alternative qu’en faisant de ses acteurs (Gabin, Carette entre autres) les dépositaires du verbe et de la fluidité d’une narration différente. Renoir fit en sorte que ses comédiens ne soient plus au service de la caméra et de l’équipe technique, mais plutôt la clé de voûte de l’ensemble, la caméra étant appelée à suivre les performances (parfois les improvisations) de l’acteur récitant son texte.

Renoir ou le culte de l’acteur

Le cinéma en reçut un choc. Il devint plus proche du spectateur. Heureusement, car le spectateur s’intéresse en premier lieu à l’acteur, non pas en tant que mythe mais comme élément humain incarnant ses propres émotions, un reflet de son moi profond. Il représente l’indicible et seul aspect irréductible à la technique pure. Avec Renoir, la part de création de l’acteur devint énorme. Plus d’un film fut dévié du cours de son découpage technique par une simple réaction comme une direction imprévue du regard de l’acteur. C’est alors que le réalisateur lui-même est magnifié, parce qu’en suivant l’acteur il découvre ce qu’il y a de vivant dans son sujet. La verve, la spontanéité, le souffle de vie dépendent entièrement d’une complicité qui peut s’établir entre le Réalisateur et son Acteur. C’est avec Renoir que Gabin a fourni ses meilleures compositions. Hors le cinéma de Renoir, il fut parfois cabotin, limité et sans envergure. Avec Renoir, l’acteur n’interprète plus, il crée un personnage et le cinéma devient l’évolution de ce personnage. Reportons-nous pour illustrer cela àLa Bêtehumaine, La Grande illusion ou Les Bas-fonds.

Tcherkassov4

En Union soviétique, le nom de Tcherkassov est lié à celui d’Eisenstein. Dans Alexandre Newski ou Ivan le terrible, il apporte la majesté et le rythme à l’œuvre d’un des maîtres du cinéma mondial. Il fut l’épopée, la cruauté, le défenseur du droit des peuples, le chef et l’homme modèle. Combien sont admirables sa virtuosité et sa maîtrise. Lui aussi a travaillé en étroite collaboration avec un réalisateur et la gloire de l’un renvoie à celle de l’autre.

Avec son masque fait tantôt de bonté et tantôt de cruauté, Tcherkassov a permis à Eisenstein d’exprimer, de raconter les tsars russes, qu’ils soient princes charismatiques ou tyrans féroces.Si Tcherkassov a permis à Eisenstein de rêver en prêtant à Alexandre Newski les traits d’un prince juste et proche de son peuple, il n’en fut pas de même pour le film suivant. Il est difficile d’ignorer en effet, la similitude entre Yvan le terrible et Staline. Ce qui valut au cinéaste un exil de quelques années au Mexique pour son inachevé Que Viva Mexico.

Toshiro Mifune5

Nous en arrivons à celui qu’on peut considérer comme le maître incontesté de l’Art cinématographique, le Japonais Toshiro Mifune. La tradition théâtrale japonaise est bien sûr extrêmement différente et sans doute plus riche que celle de l’Occident. La direction, l’expression même, sont tout autre. C’est peut-être la raison pour laquelle Mifune réunit tous les avantages de Chaplin, sa verve, son exubérance (Les Sept samouraïs), la majesté, la générosité et l’ascendant viril de Tcherkassov (La Forteresse cachée) et possède en plus la cruauté, l’intelligence et la ruse de Welles (Un Chien enragé, Les Trois trésors). Ce merveilleux acteur ajoute à ces caractéristiques, les particularismes de sa tradition tout en tenant compte des apports occidentaux – jeu devant la caméra, économie de gestes… – qu’il intègre à une tradition séculaire. Les rites sont différents, les gestes, l’intonation peuvent surprendre, mais n’ennuient jamais. Le spectateur les admet très facilement. Mifune, cependant, n’hésite pas à amplifier le geste, accuser le regard pour acquérir plus de présence, il sympathise avec son sujet et en fait sa chose parce que l’essentiel reste la construction d’un personnage par l’acteur.

Le jeune cinéma

Toshiro Mifune peut être un modèle pour tous les acteurs des cinémas des pays en voie de développement. Il est la preuve tangible qu’on peut respecter et développer ses traditions culturelles, parce que si le cinéma est une création de l’Occident, il n’est pas son monopole. C’est une conquête de l’humanité et pour qu’il en soit ainsi, il faudrait que chaque peuple y apporte son empreinte propre. Le cinéma des pays jeunes est médusé devant le problème des acteurs. Mustapha Kateb l’a évoqué en inaugurant ce cycle « portraits d’acteurs » à la Cinémathèque. Il s’en suivit un débat extrêmement édifiant durant lequel le directeur du Théâtre national algérien, interprète principal de La Nuit a peur du soleil et du Vent des Aurès – a mis l’accent sur la formation d’acteurs de théâtre et de cinéma, les méthodes étant nettement différentes. Le cinéma algérien a besoin d’acteurs et d’actrices capables de libérer le verbe et l’action. Madame Keltoum, Rouiched, Hassen el Hassani, Boualem Raïs et bien d’autres ont déjà prouvé qu’ils étaient dignes de la réputation de Mohamed Touri ou de Mahieddine Bachtarzi.

Réda KOUSSIM.

El-Moudjahid, 6 juillet 1967.

Introduction

Les premières années de la cinémathèque algérienne

La cinémathèque algérienne a été au lendemain de l’indépendance, au cœur de l’activité cinématographique algérienne. C’est là que battait le pouls de la cinéphilie ambiante. Placée à ses débuts cœur d’Alger, elle drainait les amoureux du cinéma qui fréquentaient assidûment les salles obscures. On ne saurait donc parler de cette période mythique qui a culminé avec le Festival Panafricain de 1969, sans évoquer le rôle central de la cinémathèque algérienne dans l’effervescence culturelle qui a marqué notre mémoire collective.

Pour l’histoire, la Cinémathèque algérienne a ouvert ses portes au public le 23 janvier 1965. Mais l’idée de sa création remonte au GPRA et à sa cellule cinéma et son animée par Mahieddine Moussaoui, sous l’égide du ministre de l’Information M’hamed Yazid. Trois ans après l’indépendance, ce projet a vu le jour sous l’impulsion de Mahiedine Moussaoui et d’Ahmed Hocine. Depuis Abane Ramdane, les efforts faits par les dirigeants de la Révolution pour internationaliser la question algérienne avaient conduit à une gestion de plus en plus rigoureuse des archives audiovisuelles. C’est l’ANP qui avait convoyé sur ses camions, à partir de Tunis, les archives du ministère de l’Information du GPRA dans les jours suivant la déclaration d’indépendance. Au cours de la guerre de libération, les images qui avaient joué un rôle si crucial dans les campagnes de médiatisation en faveur de la cause algérienne avaient été soigneusement classées par des personnes à la fois dévouées et très compétentes. Elles représentaient un fonds précieux pour l’écriture de l’Histoire après l’indépendance. Ce qu’il en reste, est aujourd’hui dispersé (notamment entre les Archives nationales, le Centre national de documentation de presse et d’information, l’APS et des particuliers) et nécessiterait un long et patient travail d’identification, de documentation et de préservation. Installé avec Ahmed Rachedi et d’autres cinéastes au centre audiovisuel de Ben Aknoun, René Vautier lançait de son côté, en 1963, le mouvement des ciné-pops. Profitant de la ferveur socialiste prônée par Ahmed Ben Bella, Vautier avait commencé à regrouper des films relevant du service public, dont le cinéma éducateur et du cinéma itinérant pour constituer un fonds qui ressemblait déjà à une petite Cinémathèque. En 1963, Mahieddine Moussaoui était nommé à la tête du nouveau Centre national du cinéma (CNC), regroupant l’ensemble des activités cinématographiques. Dans la continuité du travail mené par son équipe à Tunis, il a fait de la création d’un centre d’archives sa priorité. Son objectif principal était de regrouper en un seul endroit les archives photos et audiovisuelles rapatriées de Tunis. Son credo : « Un peuple sans histoire n’est pas un peuple, un pays sans archives n’est pas un pays. » Pour cela, il a fait appel à Valentin Pelosse, un déserteur français qui avait travaillé sous ses ordres à Tunis. Ce centre n’avait pas pour fonction de projeter des films à ses débuts. Il était plutôt conçu comme un service d’archivage et de conservation. Devant cette situation de dispersion, le projet de grand centre d’archives nationales audiovisuelles chargé uniquement de la conservation s’est effondré et a été remplacé par celui d’une Cinémathèque/musée du cinéma, essentiellement vouée à la conservation et à la projection d’œuvres filmiques. Cette nouvelle mission a été confiée par Mahieddine Moussaoui à son plus proche collaborateur au CNC, Ahmed Hocine. Valentin Pelosse, qui avait commencé à travailler à la classification des archives, se retira rapidement du projet. Moussaoui a alors contacté directement Jean-Michel Arnold par l’entremise de Henri Langlois, le mythique fondateur de la Cinémathèque française. Moussaoui l’engage alors pour organiser la programmation et les projections de films sous la direction d’Ahmed Hocine. Ce dernier a su s’entourer d’une équipe d’experts talentueux avec, à leur tête le grand Jean-Michel Arnold, Daniel Leterrier et François Roulet, le fameux concepteur des affiches. Hocine a encouragé de jeunes Algériens à intégrer le groupe qu’il animait et soutenait efficacement. À ses débuts, la Cinémathèque s’appuyait pour sa programmation sur les prêts des copies provenant des distributeurs privés. Pour compléter les cycles consacrés aux grands cinéastes, Hocine et Arnold faisaient parfois appel à la Cinémathèque française qui recevait en contrepartie des copies de films pour ses rétrospectives. À titre d’exemple, on peut citer l’intégrale des œuvres de Chahine organisée d’abord rue Ben M’hidi avant d’être envoyée à la Cinémathèque française. Il existait alors une coopération exemplaire entre les deux cinémathèques. Ainsi, et malgré les vives oppositions de la Fédération internationale des archives du film (FIAF) exprimées après l’ouverture d’une cinémathèque à Alger, Henri Langlois a aidé l’Algérie à adhérer à l’Union mondiale des Musées dont la Cinémathèque française était membre.

Une fois lancée la Cinémathèque, c’est Hocine qui a choisi la salle de l’ex-Club, située au 24 rue Ben M’hidi pour devenir la salle principale où seraient projetées les œuvres. Le Centre national du cinéma pouvait, dès le 24 janvier 1965, ouvrir un Musée du cinéma, qui, très rapidement, allait devenir l’un des premiers au monde pour ses activités de la diffusion de la culture par le film, l’indice de fréquentation de ses salles de répertoire, le nombre des personnalités reçues, la diversité de ses manifestations et la qualité de ses programmes. Il convient de faire l’effort d’imaginer l’innovation que représentait au milieu des années soixante, pour un pays nouvellement indépendant, la création d’une Cinémathèque. En Occident, la personnalité exceptionnelle d’Henri Langlois avait permis de tailler une brèche dans le monopole des commerçants du film. Pour l’Algérie, le défi était encore plus important. Né au cœur de la lutte armée, il s’est développé grâce à une équipe de haut niveau dirigée par Ahmed Hocine, lui-même issu d’une famille de militants résolument engagés dans la guerre de libération. Sa sœur Baya a été condamnée à mort avec ses consœurs de la bataille d’Alger. Dès son installation à la tête de la Cinémathèque, Ahmed Hocine a tenu à renforcer l’option diffusion. Le Français, rue Khelifa Boukhalfa, a été la première salle de répertoire confiée par le CNC à la Cinémathèque pour compléter la salle de l’ex-Club. Alors que la Cinémathèque française limitait ses activités à la seule ville de Paris, Hocine a doté Oran et Constantine de salles de répertoires. Il insistait également pour que les cinéastes qui venaient à Alger, se déplacent dans les deux villes de l’intérieur. Je me souviens avoir accompagné plusieurs fois Joseph Losey, Youssef Chahine et bien d’autres à Oran ou à Constantine. Parallèlement à ce travail de décentralisation, Ahmed Hocine s’est battu pour assurer à la Cinémathèque une totale liberté de fonctionnement. C’est ainsi qu’avec Mahieddine Moussaoui, il a fait passer un texte exonérant les salles de la Cinémathèque des procédures de visa. Cette mesure capitale a permis de faire enlever sans formalités les films à leur arrivée à l’aéroport, puis de présenter toutes sortes d’œuvres, même les plus audacieuses. Grâce à cela, la Cinémathèque jouit encore de ce statut particulier qui fait d’elle un espace de liberté absolue. L’année 1965, comme on le sait, a été agitée. Peu de temps après l’ouverture de la Cinémathèque, le Centre national du cinéma qui concentrait toutes les activités de production, de distribution et même d’exploitation cinématographiques a été dissous pour donner lieu à plusieurs organismes. Ce qui a permis d’octroyer des postes à plusieurs prétendants. C’est Ahmed Hocine qui fut chargé de gérer le Centre national du cinéma (CNC) après l’éviction de Moussaoui et de préparer la restructuration. Il a donc été à la tête de l’ensemble du cinéma pendant une période cruciale pour le cinéma algérien. En 1967, le CNC fut remplacé par l’Office national pour le commerce et l'industrie cinématographique (ONCIC) et l’Office des actualités filmées (OAA) pour la partie commerciale, tandis que Moussaoui devenait secrétaire général du ministère de l’Information sous la houlette de Mohamed-Seddik Benyahia. De son côté, Ahmed Hocine héritait du Centre algérien de la cinématographie, chargé de la partie réglementaire. La Cinémathèque devenait ainsi un département du CAC, tandis qu’Ahmed Hocine était contraint d’assumer la responsabilité conjointe du CAC et de la Cinémathèque. À cette période, une de ses priorités était de pourvoir la Cinémathèque de locaux pour entreposer les centaines de copies qui arrivaient de diverses sources. Dans un entretien accordé en 1979 à la revue Les Deux Écrans, Ahmed Hocine résumait bien les priorités qui avaient guidé son action : « La Cinémathèque a un patrimoine de films très important. C’est d’autant plus remarquable que nous sommes partis de zéro, le cinéma et plus particulièrement les archives, la conservation des films, c’était quelque chose de neuf en Algérie. Il n’y avait pas de tradition dans ce domaine lorsque nous avons débuté en janvier 1965. Malgré cela, nous sommes une des Cinémathèques les plus riches en matériel filmé. L’origine de ce matériel est très diverse, très variée. Il provient soit de dons et d’achat, soit d’un travail de récupération et de reconstitution des films… Ce nombre important de copies pose forcément des problèmes de stockage. »

L’essentiel du stock était en réalité constitué par les copies récupérées dans les agences privées de distribution à l’échéance des droits commerciaux. La tradition voulait à l’époque qu’en fin de droits (généralement de cinq ans), les copies fussent hachées en présence d’un notaire. En réalité, le bourreau détruisait des bandes d’actualités qui remplaçaient les bobines de films d’Hitchcock ou de Visconti, qui pendant la nuit précédente avaient déjà pris le chemin des archives, rue Roumieux ou à Bab-el-Oued. Lorsqu’en 1969 l’État algérien a décidé de prendre le monopole de la distribution, la plupart des copies de films en cours d’exploitation ont été ainsi « discrètement » transférées à la Cinémathèque. Cette opération a concerné plusieurs milliers de copies représentant le fonds le plus important de la Cinémathèque. Quand Ahmed Hocine a quitté la direction du CAC à la fin des années 70, la Cinémathèque algérienne était considérée comme la deuxième du monde par le nombre de copies conservées et par la richesse de ses activités. C’est un héritage exceptionnel qu’il nous a légué et qu’il est de notre devoir de préserver.

Première partie : Cinéma arabe, cinémas du sud

Salah Abou Seif et Youssef Chahine ou la permanence du cinéma égyptien

Le mérite essentiel des récentes rencontres organisées par la cinémathèque en juillet 1967 à Cherchell, avait été d’accorder une place importante au cinéma en provenance des pays du tiers-monde. C’est dans ce cadre que furent projetés trois films égyptiens : Le Monstre, Gare Centrale et Les Eaux noires ; le premier était de Salah Abou Seif, les derniers de Youssef Chahine. Pour avoir eu le privilège de présenter ces films, j’ai pu mesurer l’ampleur des préjugés défavorables dont souffre le cinéma égyptien, auprès des stagiaires tant algériens que français. On peut à la limite comprendre que les cinéphiles européens soient conditionnés par leur presse, qui n’a jamais pardonné à l’Égypte de Nasser d’avoir appuyé notre lutte de libération. Mais que l’anathème s’étende aux spectateurs d’un pays arabe comme l’Algérie, nous paraît être une aberration qui relève de la pure ignorance. Il est vrai que les distributeurs de films égyptiens en Afrique du Nord se sont longtemps efforcés de limiter leurs acquisitions aux œuvres les plus commerciales, et souvent les plus médiocres. Cette constatation n’explique pas le mépris porté à ce cinéma. Des critiques européens honnêtes comme Georges Sadoul, Jean-Louis Bory, Yves Thoraval ou encore Claude Michel Cluny ont contribué à faire connaître le film arabe à l’Europe. Le déclic s’est produit en 1955, quand Le Monstre (Al Wahch) de Salah Abou Seif et Gare Centrale (Bab el Hadid) de Youssef Chahine avaient été présentés et primés au festival de Cannes. Puis ce fut le tour de Le Péché (Al Haram) de Henri Barakat (1965) d’être remarqué, ce qui a fini par convaincre bon nombre de spécialistes qu’il existait bel et bien une grande école du cinéma égyptien.

Le cinéma égyptien avant 1955

Pourtant ce cinéma était loin d’être nouveau. C’est même l’un des plus vieux cinémas nationaux. Dès les débuts du « parlant », les capitalistes britanniques avaient construit des studios au Caire dans le but de conquérir les marchés arabes. Ils y arrivèrent en imposant la bêtise et l’ineptie. Jusqu’à la fin de la dernière guerre mondiale, en effet, la censure anglaise et à sa suite celle de l’ex-roi Farouk avaient effectivement poussé les cinéastes vers le roucoulement et la danse du ventre. Malgré cela, il y eut des films de qualité. Ils ont surtout été le fait de Kamel Selim, auteur d’El Azima (La volonté, 1939) et d’El Boassa (Les Misérables adapté de Victor Hugo en 1943).

Malheureusement, Kamel Selim est mort prématurément en 1944, privant le cinéma de son pays d’un héritage de grande qualité. Car malgré le talent de Hussein Kamal de Kamal Chawky et quelques autres, la censure royale était bien trop rigide. Si bien qu’il fallut attendre la chute de la monarchie et la génération de Barakat, Abou Seif et Chahine pour que le cinéma d’auteur prenne un nouvel essor en Égypte. Héritier de Kamal Selim, Salah Abou Seif a marqué le destin de l’art et de l’industrie cinématographique à partir du début des années cinquante. Nous pensons en particulier à Raya et Sekina (l953), Antar et Abla et l’Épervier (1950). En 1962, il est nommé directeur artistique de la production d’État, la quasi totalité du cinéma étant nationalisée en RAU6.

« Le Monstre » de Salah Abou-Seïf

Mais on peut affirmer que c’est El Wahch (Le Monstre) qui fit découvrir ce grand cinéaste au monde. Le film est adapté d’un fait divers criminel réel : l’histoire d’un bandit bénéficiant d’appuis solides au sein de milieux féodaux. Il s’accapare des terres environnantes par le vol, l’assassinat et l’incendie. Le film s’ouvre sur le calme et l’inertie de la campagne égyptienne, et en dernière analyse de son absence de conscience politique. Un jour « El Wahch » s’attaque à tous et tout le monde a peur. Un officier vient du Caire s’occuper de l’affaire. Ce fait divers trouve une singulière actualisation dans la révolution de 1952. L’officier incarne un révolutionnaire en lutte contre le féodalisme. El Wahch est un gros propriétaire foncier qui trouve auprès des autorités civiles, appui et complicité ; le pacha en particulier pourrait rappeler Farouk dans ses relations avec l’oppresseur britannique. À mesure que le récit évolue, on constate une prise de conscience progressive de la population qui finit par prendre les armes et s’insurger contre le « monstre » et ses acolytes. La scène finale ressemble fort à mouvement populaire contre la féodalité et le passéisme.

Il y a une très belle séquence dans le film qui se déroule dans la mosquée : le muphti met en garde ses fidèles contre la peur qui les habite tandis que l’officier les harangue en faisant appel à des aspirations de progrès social dans son discours.

Cinéma spectacle ou cinéma révolutionnaire

Les dimensions sociales et politiques du problème traité font d’El Wahch un film engagé socialement et politiquement. L’œuvre est à notre avis d’autant plus importante, qu’elle traite de problèmes communs à l’ensemble des sociétés arabes dans leur quête d’émancipation. Pour ne rien gâcher, le film est du point de vue technique, remarquablement bien fait ; ce qui a conduit certains stagiaires à l’identifier au cinéma américain. Mais quel mal y a-t-il à utiliser des techniques américaines si elles sont les plus avancées, sachant que l’auteur les a mises au service de son message social et politique. C’est d’ailleurs la méthode utilisée par des cinéastes américains progressistes comme Martin Ritt, Elia Kazan ou John Huston pour dénoncer l’injustice sociale. Ce qui importe chez nous, c’est de faire du cinéma de qualité afin de convaincre les réticents et élever le niveau de conscience du peuple, car on ne croit qu’aux personnages bien construits et véridiques artistiquement. Ce n’est pas le privilège de l’art bourgeois. Parce qu’il répond à tous ces critères de qualité et de vérité, Abou Seif s’impose comme un grand du cinéma mondial et son film dans le top des films d’auteur.

« Bab el Hadid » de Youssef Chahine

Bab el Hadid est le nom de la gare centrale du Caire. Ce film de Chahine est une œuvre encore plus finement maîtrisée, tant du point de vue technique que par sa structure dramatique. Elle est basée sur une construction des personnages réellement impressionnante.

Après avoir achevé ses études à Pasadena en Californie, le jeune Chahine avait dû accepter des commandes pour s’imposer dans le monde du cinéma. Ce qui ne l’a pas empêché de diriger des films qui conciliaient engagement politique et intrigues populaires. C’est le cas de Les Eaux noires (Sera’a fil wadi, 1954), de Ciel d’enfer (Sera’a fil mina, 1953) et de Salah Eddine (Saladin, 1963). Il est aussi celui qui a révélé au grand public l’acteur Omar Sharif et son épouse, la grande actrice Faten Hamama. Rappelons qu’il a été en 1959, le premier cinéaste du monde à signer un film de fiction en soutien à la lutte des femmes algériennes pour l’indépendance avec Djamila l’Algérienne.

Gare Centrale met en scène un jeune infirme déséquilibré que Chahine interprète lui-même de façon poignante. Son personnage, Kinaoui, tombe amoureux d’une jeune vendeuse de boissons dans la gare du Caire. Le héros vit dans une cabane entouré de gravures pornographiques qui évoquent son univers fantasmé. Repoussé, il finit par tuer une jeune fille la prenant pour la petite vendeuse. Il est arrêté par les services psychiatriques.

Dans sa genèse Gare Centrale est une profonde réflexion sur les problèmes de la création dans un pays comme l’Égypte. Chahine a en effet, été marqué par ses études aux États-Unis. À son retour, il a bien sûr constaté que l’enseignement qu’il avait reçu ne correspondait pas exactement aux réalités de son pays. Il a alors transposé ce décalage en incarnant un personnage inadapté entouré d’images d’importation occidentale. Ces images qui l’avaient poussé à quitter son pays pour l’Amérique, tout comme le jeune fou quitte son village pour Le Caire pensant pouvoir y assouvir ses désirs refoulés.

La seule issue pour le cinéaste est de créer une œuvre qui le transporte au cœur de l’Égypte, un peu comme le héros tue sa bien-aimée pour la posséder oniriquement. Mais la société se méfie des créateurs (ne l’oublions pas, nous sommes en 1955) et on passe à Kinaoui la camisole de force des censeurs. On le voit bien, la genèse de ce film reporte aux fondements de la création cinématographique et il est troublant que ce soit Chahine qui interprète le rôle principal. Son héros est plein de poésie et du désir de se transcender.

La construction du film est d’une très grande rigueur, puisqu’elle obéit aux règles de l’unité de lieu, de temps et d’action. Et de fait, tout se passe en une seule journée et entièrement au sein de la gare centrale du Caire. Seule l’horloge de la station égrène le temps qui passe, ce qui nous rappelle le poids du destin et l’influence du cinéma allemand à l’époque de l’expressionnisme.

Film exceptionnel, comme on en voit peu de par le monde, et qui suffirait à lui seul à accorder ses titres de noblesse au cinéma égyptien dont la richesse n’est plus à démontrer dans l’absolu, mais dont la réputation reste à faire.

Réda KOUSSIM.

El Moudjahid, 5 septembre 1967.

Le retour de l’enfant prodigue

Un événement dans le Cinéma Arabe

Après Le Moineau (El Ousfour) la deuxième coproduction algéro-égyptienne, Le Retour de l’enfant prodigue est un film ambitieux. El Ousfour l’était tout autant, mais sur un plan essentiellement esthétisant et politique. Ce qui explique le succès d’estime qu’il a remporté en dépit du peu de succès populaire. El Ousfour était un film ardu, à la trame complexe. Le récit, ou plutôt les récits, se situaient à des niveaux aussi multiples que divers. L’enchevêtrement qui en découlait était typique de la forme de collaboration qu’avaient développée Youssef Chahine et Lotfi El Kholi, chacun avec sa sensibilité et son parcours politique. En effet, les aspects politiques et esthétiques se croisent et se décroisent dans ce scénario extrêmement élaboré. Ce qui n’a pas empêché le réalisateur et le scénariste de faire coexister les idées avec l’émotion, une fois dépassé le point de croisement du fait divers avec l’événement politique.

C’est apparemment ce niveau de rencontre dans le scénario entre les multiples personnages qui a abouti au carrefour où se sont égarés de nombreux spectateurs. Spectateurs habitués à voir des films simplifiés, linéaires, des produits formatés pour en somme accompagner le public dans ses rêves. Spectateurs arabes préparés à l’évasion plus qu’à l’introspection et qui ont perdu le réflexe de regarder autour d’eux lorsqu’il s’agit d’une œuvre d’art comme si la réalité était à séparer radicalement de la création de fiction.

C’est un lourd handicap qu’un cinéaste arabe doit à chaque fois surmonter, car la réalité culturelle dans laquelle il évolue n’est jamais simple. Les forces sont souterraines, résurgentes, apparemment endormies et soudain agressives. Simplifier cet amalgame serait trahir la réalité. La décadence culturelle, le colonialisme brutal, l’impérialisme sournois, l’humiliation des défaites, mais aussi l’aspiration à la liberté sont autant de sources de tiraillement auxquelles ni l’intellectuel ni le citoyen lambda ne peuvent échapper.

Dans El Ousfour, Chahine avait tenté de reconstituer le puzzle enchevêtré que la société égyptienne a dû vivre et subir au cours de ces journées terribles de juin 1967. Bien que le public du Caire qui découvrit ce film après la guerre d’octobre 1973 le plébiscitât, l’accueil général fut réservé. Cette réception mitigée ne nous empêchera pas de persister à croire que Le Moineau était un film en avance sur l’attente culturelle des publics arabes. C’est à notre avis un film extrêmement élaboré, à qui la postérité ne tardera pas à restituer sa juste valeur et qui se situe en haut de l’échelle des valeurs filmiques de notre temps.

Cette longue introduction concerne autant El Ousfour que Le Retour de l’enfant prodigue, l’un expliquant et préparant l’autre. En fait, la métamorphose chez Chahine remonte à La Terre (El Ardh