Le Comte de Saint-Yon - Charles Guénot - E-Book

Le Comte de Saint-Yon E-Book

Charles Guénot

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Extrait : "Par une froide et nébuleuse matinée du mois d'avril 1483, vingt-quatre cavaliers venant de l'Anjou, et paraissant se diriger vers la Bourgogne ou la Champagne, suivaient la route d'Orléans. Arrivés à un endroit marécageux et parsemé de flaques d'eau, ils hésitèrent un instant ; mais comme il leur eût fallu retourner en arrière et faire sans doute un long circuit pour éviter ce mauvais pas, ils poussèrent résolument en avant."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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Seitenzahl: 187

Veröffentlichungsjahr: 2015

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EAN : 9782335102215

©Ligaran 2015

Ils sortirent du château et avancèrent vers le fleuve.
I La cavalcade

Par une froide et nébuleuse matinée du mois d’avril 1483, vingt-quatre cavaliers venant de l’Anjou, et paraissant se diriger vers la Bourgogne ou la Champagne, suivaient la route d’Orléans. Arrivés à un endroit marécageux et parsemé de flaques d’eau, ils hésitèrent un instant ; mais comme il leur eût fallu retourner en arrière et faire sans doute un long circuit pour éviter ce mauvais pas, ils poussèrent résolument en avant. Les abords de la vallée humide offraient à l’œil un aspect assez riant. À l’approche du printemps, du renouveau, comme on disait alors, la végétation avait commencé à se développer ; les renoncules jaunes, les véroniques d’un bleu pâle, et diverses fleurs aquatiques s’épanouissaient à la surface du sol. Des bouquets de saules et d’aunes qui commençaient à verdoyer, tranchaient sur la couleur vaseuse des eaux.

À peine les cavaliers eurent-ils avancé de quelques pas, que leurs destriers enfoncèrent jusqu’au poitrail et furent bientôt tout en sueur. Les hommes interrompirent leur conversation très bruyante un instant auparavant, et s’appliquèrent à sortir de ce marais sans trop d’éclaboussures et de dommages pour leur costume. Parfois d’énergiques exclamations témoignaient de leur impatience, mais les chevaux n’en avançaient pas plus vite ; ils renâclaient sous l’éperon, hennissaient de douleur, trébuchaient fréquemment, menaçant à chaque instant de se coucher dans le marais avec leurs cavaliers.

Il fallut une grande heure à la petite troupe pour franchir la vallée. Elle fit une courte halte pour reprendre haleine, puis elle se remit en marche d’un pas plus rapide. Mais alors les cavaliers, au lieu de chevaucher pêle-mêle, se partagèrent en deux groupes. Le premier, composé de cinq hommes, prit les devants ; le second, restant à une distance respectueuse, ne fut pas longtemps en silence. Les voix s’élevèrent, reprenant sans doute l’entretien interrompu.

Les personnages qui formaient la dernière troupe portaient des couleurs ou livrées différentes, attestant leur position subalterne et leur engagement au service de divers maîtres. Ils avaient en croupe des bottes de foin, des provisions de bouche, des cassettes contenant des armes, des vêtements, tout ce qui, en un mot, peut être utile à des guerriers en campagne.

En effet, c’étaient des valets, des pages, des écuyers, qui suivaient leurs chefs en expédition ou en voyage. Ces gais compagnons trompaient les ennuis de la route en devisant avec vivacité. Souvent une heureuse saillie, un bon mot, provoquaient les éclats de rire, qui allaient éveiller les échos d’alentour.

Les maîtres, dédaignant de se mêler à leurs serviteurs, chevauchaient à part et se distinguaient par la richesse de leur costume et de leurs armes. Ces chevaliers en voyage portaient un casque léger et de fin acier, dont les jugulaires simulaient des écailles ; une plume rouge ou blanche le surmontait, et la visière était levée. Un grand manteau brun à parements écarlates les enveloppait ; une agrafe de vermeil, enrichie de pierres précieuses, le retenait sur la poitrine. Sous le manteau à demi entrouvert pour laisser aux mains la faculté de tenir les rênes, apparaissait une armure élégante qui se composait d’un plastron d’acier poli, garnissant la poitrine, de brassards et de cuissards de même métal. De la ceinture de soie brochée d’or, pendaient une courte épée et une dague, dont la garde incrustée de pierreries indiquait l’opulence de ceux qui les portaient. Des chausses en cuir, recouvertes de velours cramoisi et armées d’éperons d’or, pressaient les flancs des chevaux.

Ceux-ci étaient de nobles coursiers aux allures gracieuses, au galop plein d’ardeur. Richement caparaçonnés, ils se dégageaient fièrement des housses de drap écarlate, lamées d’argent, qui les recouvraient ; ils blanchissaient d’écume leur mors d’argent et paraissaient comprendre qu’ils avaient l’honneur d’appartenir à d’importants personnages.

Des cinq cavaliers qui cheminaient de compagnie, deux avaient la barbe blanche ; leurs traits mâles et sévères, les plis austères qui contractaient leurs lèvres, les rides creusées sur leur large front attestaient l’expérience de la vie et l’habitude du commandement. Leurs mouvements graves, mesurés, la dignité empreinte dans toute leur personne frappaient au premier abord. Ils marchaient en tête de la troupe.

Les deux cavaliers qui les suivaient immédiatement paraissaient être dans toute la force de l’âge. Leurs formes élégantes et robustes relevaient encore leur mine altière. Leur moustache noire et soigneusement entretenue, leurs yeux brillants d’audace, leur taille au-dessus de la moyenne et admirablement proportionnée, une souplesse et une élasticité merveilleuses des muscles indiquaient des gentilshommes accomplis.

Le cinquième cavalier, jeune homme de dix-huit ans tout au plus, contrastait par la physionomie avec ses rudes compagnons. Son visage, frais et légèrement rosé, annonçait encore l’adolescence. Un léger duvet ombrageait seulement sa lèvre supérieure, et faisait ressortir le contour sculptural de ses lèvres. Deux grands yeux bleus éclairaient sa figure ovale et pensive ; son nez, aux agréables inflexions, était finement modelé comme celui d’une statue antique. La visière du casque relevée laissait voir un front haut et d’une blancheur marmoréenne. Les boucles opulentes de sa blonde chevelure aux reflets soyeux, ruisselaient sur ses épaules. Au premier abord, cette physionomie, dans son ensemble, semblait plus timide et mélancolique que martiale ; pourtant, en l’observant de plus près, on y découvrait un certain air de grandeur et de majesté. On sentait que de généreux sentiments devaient se remuer sous cette poitrine délicatement dessinée, et qu’un cœur d’homme animait ce corps élégant aux proportions sveltes et gracieuses.

De temps à autre, un nuage de profonde tristesse assombrissait le visage du jeune cavalier, et ses yeux s’emplissaient de larmes qu’il n’empêchait de couler, on le devinait facilement, que par un effort de sa volonté. Alors, il se penchait sur le pommeau d’argent de sa selle, la tête s’inclinait sur sa poitrine, et il soupirait. Le coursier, parfois, comme s’il eût compris la douleur secrète de son maître, tournait la tête avec une sorte de sympathie et semblait écouter anxieusement ces accents arrachés par la souffrance morale.

L’adolescent montait un magnifique cheval blanc, façonné de longue main, et dont les naseaux se dilataient de plaisir, dans cette course rapide.

Les quatre premiers cavaliers jetaient parfois un regard de compassion sur le jeune homme ; ils le contemplaient de temps à autre avec une émotion mêlée de respect, et, s’ils le précédaient, c’est qu’il l’avait voulu, afin de se nourrir plus paisiblement des souvenirs amers qui le préoccupaient. L’adolescent se montrait insensible à ces marques d’intérêt, et semblai n’y point prendre garde ; il laissait flotter les rênes sur le cou de son cheval, et se livrait tout entier à sa rêverie.

Cependant la troupe traversait des plaines tour à tour boisées et marécageuses, ne ralentissant sa course qu’autant que les difficultés de la route l’y contraignaient. Quoique le pays fût désert, et qu’ils ne rencontrassent aucune habitation, les quatre guerriers plus âgés modéraient quelquefois le galop de leurs chevaux pour examiner les environs ; leurs allures circonspectes, inquiètes même, annonçaient qu’ils redoutaient quelque danger.

Les varlets, pages ou écuyers, suspendaient alors leur conversation animée et se mettaient également à interroger l’horizon. Mais rien de suspect, pas une créature humaine n’apparaissait. Des bandes d’oiseaux s’élevaient de temps à autre des fourrés que traversait la petite caravane, ou des marais qui bordaient le chemin, sans réussir à attirer l’attention des voyageurs. Ces hôtes inoffensifs de la solitude n’offraient rien d’alarmant.

La route se poursuivait rapidement, quand soudain une bande de corbeaux, abaissée dans une prairie, reprit son vol et plana au-dessus du jeune homme. Celui-ci tressaillit, se leva tout droit sur ses étriers, et tendit la main vers les sinistres oiseaux qui s’éloignèrent à tire d’aile en croassant. Il se calma, mais demeura enseveli dans de sombres réflexions, que ses compagnons ne jugèrent pas à propos d’interrompre. Après un instant de silence, l’adolescent s’adressa au vieillard le plus rapproché, et lui dit d’une voix singulièrement triste :

– Messire, avouez que le malheur me poursuit cruellement.

– Je compatis sincèrement à vos épreuves douloureuses, enfant, répondit le guerrier ; mais je ne vois rien de nouveau qui puisse justifier en ce moment votre observation.

– Ce qui vient de se passer, messire Claude, n’est-il point de funeste présage ?

– De quoi voulez-vous parler ?

– De ces oiseaux maudits, dont vous avez entendu, comme moi, le cri insolent.

Claude sourit tristement, et, modérant l’allure de son cheval, il le mit au pas avec celui du jeune homme.

– Vous êtes superstitieux, enfant, murmura-t-il ; ne vous attachez point à ces puérilités et bannissez ces pensées, indignes d’un grand cœur tel que le vôtre.

– Vous n’avez donc pas foi aux augures ?

– Non, en vérité ; je trouve même ridicule d’attribuer de l’importance à certaines circonstances qui sont uniquement le produit du hasard.

– Beaucoup, cependant, pensent autrement que vous sur ce point.

– Je n’en disconviens pas.

– Eh bien !

– À ces aveugles croyances, je puis opposer des faits basés sur l’expérience.

– Pourriez-vous m’en citer quelques-uns ?

– Parfaitement.

– Je vous écoute.

– J’ai connu de braves guerriers, mes compagnons d’armes, qui se jouaient de ces terreurs vulgaires. Plusieurs portaient sur leur casque l’effigie du corbeau, à la grande stupéfaction des esprits faibles.

– Que leur est-il arrivé ?

– Les uns sont morts, ainsi que le voulait le cours ordinaire des choses ; mais la plupart se sont illustrés par de brillants exploits, et ont atteint comme moi une vieillesse honorable.

– Je vous crois, répondit simplement le jeune homme dont les traits demeurèrent sombres.

– En ce cas, ne vous alarmez plus.

– Hélas ! je n’ai que trop de motifs de m’inquiéter en ce moment.

– C’est à tort.

– Je le voudrais.

– Ressentez-vous quelque regret ?

– Nous n’aurions pas dû entreprendre ce voyage périlleux.

– Tranquillisez-vous, mon fils ; nous avons déjà fourni presque la moitié de notre course, et nous n’avons fait aucune rencontre fâcheuse.

L’adolescent laissa échapper un gémissement. Le vieillard ajouta :

– Ayez bon courage et pleine confiance dans le résultat définitif.

– Je désirerais, messire Claude, être animé de vos espérances, mais je ne le puis.

– Pourquoi ces doutes ?

– Parce que le but que nous poursuivons me semble impossible à atteindre.

– Vous raisonnerez autrement lorsque nous serons au terme de ce voyage. Nous allons pénétrer dans un pays tout dévoué à votre cause. Là, des amis nombreux, fidèles jusqu’à la mort, vous entoureront et vous défendront.

L’adolescent, malgré ces paroles rassurantes, secoua la tête avec découragement ; deux larmes vinrent mouiller ses longs cils et il soupira :

– Que n’ai-je refusé d’écouter votre voix, messire ! Hélas ! j’ai sacrifié une position honorable, incontestée, pour me jeter dans les aventures.

– Oubliez-vous, interrompit Claude avec quelque sévérité, qu’il s’agit d’une couronne ?

– Et que m’importe le diadème ? Il ne donne pas le bonheur.

– Jean ! s’écria le vieillard avec un accent douloureux, ces plaintes ne sont pas dignes de vous. Rappelez-vous ce que vous êtes ; songez à l’attente de nombreux guerriers, et ne vous abandonnez pas comme les lâches à des craintes ou à des regrets chimériques.

– Vous ne devez pas me reprocher d’avoir manqué de courage.

– Je parle du présent et non du passé.

– À la bonne heure. C’est par vos conseils que j’ai quitté mon heureuse retraite, ma demeure tranquille, où je jouissais d’une vie douce et pleine de charmes. À l’âge où le plus grand nombre des hommes forment des souhaits d’avenir, je me trouvais comblé, et je priais Dieu seulement de ne point diminuer mes joies. Ces biens modestes mais réels, je les ai sacrifiés.

– Jean, je ne m’offenserai pas de ce langage plein de reproches, car je connais votre âme généreuse. Moi qui vous ai élevé, qui ai veillé sur vous dès les jours de votre plus tendre enfance, je vous pardonne. Je veux croire que l’inexpérience, ou un sentiment irréfléchi auquel vous avez cédé, vous ont dicté des paroles pénibles.

– Je ne recouvrerai jamais la paix des années écoulées.

– Cette paix que vous évoquez, reprit Claude en s’animant, à qui la deviez-vous ? À moi, j’ose l’affirmer. Vous n’avez pas été inquiété dans votre manoir, parce que, à force d’habileté, j’ai détourné les soupçons de Louis XI, du prince le plus méfiant qui jamais ait occupé un trône. Si vous avez obtenu la main d’une vertueuse et noble jeune fille, c’est moi qui vous ai procuré cette alliance enviée, et qui ai conduit votre épouse à votre foyer. Je ne vous rappelle point ces services, ô mon maître, pour affliger votre cœur d’un reproche, mais afin de fortifier votre confiance dans celui dont le dévouement et l’affection n’ont jamais failli.

Il y eut une pause, pendant laquelle le vieillard parut aussi triste que son jeune compagnon. Enfin il reprit :

– Je vous aime assez, Jean, pour éviter une indulgence coupable à votre égard. J’ai souffert, croyez-le, de troubler votre félicité, mais il le fallait.

En achevant ces mots prononcés d’une voix altérée, Claude essuya furtivement une arme qui roulait sur sa joue ; puis il ajouta :

– Il faut, enfant, que vous méritiez de posséder cette épouse dont l’affection vous paraît si chère ; et pour cela, vous devez demeurer digne de votre illustre race.

– Que parlez-vous de ma race ? balbutia le jeune homme.

– Pourquoi ne rappellerai-je pas ici le souvenir de vos glorieux ancêtres, qui marchèrent de pair avec les plus puissants souverains de l’univers ? Ils furent les alliés des empereurs et des rois, et vous n’avez pas le droit de déshonorer leur nom immortel. Je vous ai parlé souvent des rois fainéants des premiers temps de la monarchie française ; gardez-vous de ressembler à ces honteux fantômes, qui montraient dégradée dans leur personne l’image auguste des héros et des princes. Que ces leçons mémorables vous instruisent et relèvent votre courage.

– Je risquerais mon repos, ma sécurité, ma vie même de grand cœur, répliqua l’adolescent, si j’avais la certitude d’appartenir à la maison fameuse dont vous affirmez que je descends.

– Jean, je vous en conjure, dit le vieillard avec une poignante douleur, ne cherchez plus à ébranler nos convictions, nos plus chères croyances. Nous avons trop souffert, pour les abandonner sur un simple doute qui naît dans votre esprit inquiet.

Le jeune homme, touché du chagrin de Claude, lui dit :

– Pardonnez à mon âge, mon cher et fidèle précepteur ; j’essaierai de mettre en pratique vos généreux enseignements. Ne m’imputez pas à crime ni à lâcheté des regrets bien légitimes, mais qui ne m’empêcheront pas d’obéir à vos conseils et de poursuivre jusqu’au bout l’entreprise que nous commençons. Souffrez que je donne une dernière larme à mon épouse, au toit paisible qui abrita mon enfance. Maintenant, plus d’arrière-pensée. Je m’efforcerai de marcher sur les traces de mes vaillants ancêtres.

– Bien, mon noble maître, dit Claude en reposant sur l’adolescent un regard de paternel orgueil ; je savais bien que vous ne feriez point mentir le sang illustre qui coule dans vos veines, et que vous étiez incapable de manquer à la grande résolution que vous avez prise, naguère, au milieu de nous.

– Je me confie entièrement à vous, messire Claude.

– Et vous avez raison. L’évènement, je n’en doute pas, prouvera que nous avons agi sagement. Dès que nous aurons dépassé Orléans, et que nous nous serons éloignés du repaire redouté de Louis XI, nous serons à peu près hors de danger. Nous ne tarderons pas d’arriver à Beaume, au milieu de nos amis, sur la terre de Bourgogne enfin.

– Le roi de France est puissant et nos moyens bien faibles.

– Louis est mourant, s’il faut ajouter foi à la renommée. À la disparition de ce prince, notre tâche deviendra facile ; le succès sera immanquable.

– Dieu vous entende !

– Il nous protégera, enfant. Quoi qu’il arrive, vous serez entouré de cœurs fidèles, prêts à mourir pour vous, s’il le fallait.

Claude prononça ces paroles en se tournant vers ses trois compagnons, qui confirmèrent les protestations du vieillard par un serment solennel. Le jeune homme les remercia tous de leur dévouement sans bornes, et déclara qu’il ne fléchirait point dans l’œuvre entreprise.

La cavalcade continua sa route. Les varlets insouciants s’avançaient joyeusement, s’entretenant avec bruit ; les gais propos ne tarissaient pas dans cette troupe pleine de jeunesse et d’ardeur. Dans le groupe des cinq cavaliers, au contraire, de rares monosyllabes furent échangés ; chacun d’eux paraissait absorbé dans de profondes méditations.

Deux heures s’écoulèrent ainsi, au bout desquelles les voyageurs atteignirent une plaine accidentée, que parsemaient des arbres fruitiers en fleurs. Des haies épaisses bordaient la route, clôturant quelques coins de terre ensemencés de blés en herbe. Le paysage s’animait ; des troupeaux paissaient çà et là, sous la garde de quelques paysans. Parfois, le galop des chevaux faisait fuir un daim, blotti sur la lisière d’un bois, ou quelque lièvre matinal. Le ciel, jusque-là brumeux, s’éclaircit et les rayons de soleil, perçant les nuages, réchauffèrent la nature.

Enfin, une auberge apparut, isolée, à demi-perdue au milieu des haies et des vergers. Au signal de messire Claude, toute la troupe s’arrêta et mit pied à terre. Les chevaux harassés paraissaient plus satisfaits encore que les hommes de cette halte, et ils hennirent de plaisir, dans l’espoir d’une provende copieuse.

– Enfants, dit le vieillard aux varlets, hâtons-nous ; chaque instant est précieux pour nous ; il faudra tout à l’heure remonter en selle. Tenez-vous à la portée de ma voix.

Les serviteurs promirent d’être prompts à se restaurer, et de ne point perdre de vue leurs maîtres.

Il y avait une demi-heure à peine que les cavaliers étaient arrivés, et déjà messire Claude, attablé dans la grande salle de l’auberge avec ses quatre compagnons, se préparait à remonter à cheval, quand un grand tumulte éveilla son attention. Il se leva vivement ainsi que ses amis, et tous s’élancèrent dans la cour. Ils virent leurs gens qui fuyaient dans toutes les directions. Ils n’avaient pas eu le temps de s’enquérir de la cause de cette panique, qu’une troupe nombreuse d’hommes d’armes les enveloppa et les mit dans l’impossibilité de s’évader.

Ils ne pouvaient penser à se défendre. Outre qu’ils étaient bien inférieurs en nombre à leurs ennemis, ils n’avaient pas leurs armes qui gisaient éparses sur la table de l’auberge et sur les bancs de bois qui longeaient les murs. Seul, messire Claude avait gardé son épée. Il la tira sans hésiter et la leva pour frapper. Mais le chef de la troupe adverse lui retint le bras.

– Laissez-moi, lâche ! s’écria le vieillard furieux.

Mais l’autre répondit sans s’émouvoir :

– Vous voyez bien que toute résistance est inutile : que pouvez-vous contre nous ?

– Te punir du guet-apens que tu nous as tendu ! s’écria Claude.

– Voulez-vous donc que nous versions ici votre sang ?

Et comme le vieillard le regardait avec indignation, il ajouta :

– Au nom du roi Louis, rendez votre épée !

Claude abaissa son glaive, et, continuant de fixer sur l’inconnu son regard indécis :

– Qui êtes-vous donc ? demanda-t-il d’une voix altérée par la colère.

– Ne me reconnaissez-vous pas ? dit le chef avec un hideux sourire.

– Non. Votre nom ?

– Tristan l’Hermite, le prévôt du roi.

À ce nom détesté, l’œil de Claude étincela, ses lèvres frémirent de rage.

– Malédiction ! hurla-t-il : j’aurai ta vie, cette fois, infâme compère du plus dissimulé des princes.

Et il leva de nouveau son épée ; mais Tristan le retint encore, et le menaçant de sa rondache, il reprit :

– Un geste, un seul, et vous êtes mort. Vous avez la tête nue, vieillard insensé ; je puis d’un seul coup vous fendre le crâne.

Claude, au désespoir, laissa retomber son arme impuissante.

– Rendez-vous, comte de Chimay, ajouta Tristan qui fit signe en même temps à ses archers d’approcher.

Claude de Chimay, hors d’état de résister, brisa son épée plutôt que de la livrer, et se laissa prendre par les hommes d’armes.

Le prévôt se tourna alors vers le vieillard qui se trouvait avec le comte de Chimay, et s’adressant à lui :

– Comte de Nassau, reprit-il, rendez-vous également : vous êtes le prisonnier du roi.

Le comte de Nassau subit en frémissant la honte de cette arrestation. Tristan, interpellant ensuite les deux chevaliers dans la force de l’âge, poursuivit :

– Messire de Torcy, et vous, messire de Cravant, vous me suivrez aussi, de par le roi, notre souverain seigneur.

Et les archers entourèrent les nobles guerriers. Alors, le prévôt, fixant son regard de tigre sur le jeune homme, lui dit avec une amère ironie, en étendant vers lui sa main immonde :

– Je vous tiens enfin, M. de Saint-Yon !

– Jamais ! s’écria Jean au paroxysme de la fureur.

Et, de son bras désarmé, il s’efforça de repousser Tristan. Mais celui-ci, dont l’œil jeta des lueurs fauves, appela les archers.

– Ce fou résiste, dit-il ; garrottez-le.

L’adolescent se débattit avec frénésie pour échapper à cet outrage, mais il fut bientôt maîtrisé et chargé de liens ignominieux. Les hommes d’armes, sur l’ordre du prévôt, emmenèrent les cinq prisonniers. La troupe de Tristan, qui se montait à cent hommes, s’élança aussitôt à cheval et s’éloigna rapidement, sans se mettre en peine de poursuivre les varlets, qui fuyaient à toute bride.

II Au Plessis-lès-Tours

Le surlendemain, dans la journée, la bande de Tristan l’Hermite arriva à Tours, où elle se reposa quelques heures. Le soir, un peu avant le coucher du soleil, elle quitta la vieille cité et prit la route de Plessis-lès-Tours, dont les remparts se dessinaient à l’horizon. Cette retraite choisie par Louis XI pour abriter les derniers actes d’un règne qui avait été si grand et si dur en même temps, apparaissait, avec ses tours de briques, comme une tache, une ombre lugubre, sur le jardin de la France, le doux pays de Touraine.