Le Crime de l'Opéra - Ligaran - E-Book

Le Crime de l'Opéra E-Book

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Extrait : "Nointel était un garçon méthodique. La vie militaire l'avait accoutumé à faire chaque chose à son heure, et à ne rien enchevêtrer. Au régiment, après le pansage et la manœuvre, le capitaine redevenait homme du monde et même homme à succès, car dans plus d'une ville de garnison il avait laissé d'impérissables souvenirs, et on y parlait encore de ses bonnes fortunes. Depuis sa sortie du service, il avait continué à pratiquer le même système."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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Seitenzahl: 637

Veröffentlichungsjahr: 2016

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Chapitre premier

Nointel était un garçon méthodique. La vie militaire l’avait accoutumé à faire chaque chose à son heure, et à ne rien enchevêtrer. Au régiment, après le pansage et la manœuvre, le capitaine redevenait homme du monde et même homme à succès, car dans plus d’une ville de garnison il avait laissé d’impérissables souvenirs, et on y parlait encore de ses bonnes fortunes. Depuis sa sortie du service, il avait continué à pratiquer le même système, en faisant toutefois une plus large part à l’imprévu qui joue un si grand rôle dans l’existence parisienne. Son temps était réglé comme s’il eût été surchargé d’affaires. Il en consacrait bien les trois quarts à la flânerie intelligente, celle qui consiste à se tenir au courant de tout, sans remplir une tâche déterminée ; le reste appartenait aux devoirs sociaux, aux relations amicales, et même à des liaisons plus ou moins dangereuses, mais passagères. Il n’avait pas renoncé à voyager au pays de Tendre, seulement il ne s’y attardait guère et il en revenait toujours.

L’aventure de Gaston Darcy était survenue dans un moment où son cœur se trouvait en congé de semestre. Il avait saisi avec joie l’occasion d’occuper son désœuvrement et de venir en aide au plus cher de ses amis. Depuis quarante-huit heures, il appartenait tout entier à la défense de Berthe Lestérel ; il s’y était dévoué corps et âme, il menait les recherches avec le même zèle et le même soin qu’il aurait dirigé une opération de guerre, il avait pris goût au métier, et la campagne s’annonçait bien. Le bouton de manchette trouvé par la Majoré, les récits de Mariette et les confidences de M. Crozon : autant de positions prises dont il s’agissait de tirer parti contre l’ennemi. L’ennemi, c’était la marquise de Barancos, un ennemi qu’il y avait plaisir à combattre, car il était de force à se défendre, et Nointel se faisait une fête de lutter de ruse et d’adresse avec ce séduisant adversaire, de le réduire par des manœuvres savantes, et finalement de le vaincre. Ses batteries étaient prêtes, et il ne demandait qu’à commencer le feu. Mais il pouvait disposer de quelques heures avant d’engager l’action, et il entendait les employer à sa fantaisie.

Or, il avait l’habitude d’aller, entre son déjeuner et son dîner, fumer quelques cigares au billard du cercle. Il aimait à y jouer et presque autant à y voir jouer, car son esprit d’observation trouvait à s’exercer en étudiant les types curieux et variés qui venaient là de quatre à six cultiver le carambolage. Il jugea qu’après avoir consacré un bon tiers de sa journée à servir la cause de l’innocence et de l’amitié, il avait bien gagné le droit de s’offrir sa récréation favorite. La marquise ne recevait qu’à cinq heures, et il n’avait pas besoin de rentrer chez lui pour s’habiller, son groom ayant ordre de lui apporter au cercle une toilette mieux appropriée à une visite d’avant-dîner que la tenue d’enterrement qu’il portait depuis le matin. Du reste, il n’espérait pas revoir le baleinier ce jour-là, car le correspondant anonyme qui troublait depuis trois mois le repos du malheureux marin lui faisait l’effet de ne pas être très sûr de ce qu’il avançait, et il doutait que ce correspondant en vînt si vite à nommer l’amant de madame Crozon.

– D’ailleurs, se disait-il en montant l’escalier du cercle, l’amant, c’était Golymine, selon toute apparence, et Golymine est mort. Mais du diable si je devine qui est le dénonciateur. Un ennemi de ce Polonais probablement, un homme qui avait un intérêt quelconque à le faire tuer par Crozon.

Nointel se dit cela, et n’y pensa plus. C’était sa méthode quand il avait des soucis, ce qui ne lui arrivait pas souvent. Il les laissait à la porte du salon rouge, absolument comme il ôtait autrefois son sabre en entrant au mess des officiers, et quand il franchissait le seuil de la salle de billard, il se retrouvait aussi libre d’esprit et aussi gai qu’au temps où il portait sa jeune épaulette de sous-lieutenant.

La partie était déjà en pleine activité, quoiqu’il fût de bonne heure. L’hiver, l’affreux hiver de cette année, faisait des siennes ; le Bois n’était pas tenable, et les plus déterminés amateurs des sports en plein air avaient été contraints de se rabattre sur des divertissements abrités. Nointel se trouva au milieu de gens qu’il connaissait et qu’il aimait à rencontrer, moins pour jouir de leur conversation que pour se moquer d’eux, quand il en trouvait l’occasion. Il y avait là le jeune financier Verpel, bien coté à la Bourse, à la Banque et dans le monde galant ; le lieutenant Tréville, hussard persécuté par la dame de pique et favorisé par les dames du lac ; M. Perdrigeon, homme sérieux, mais tendre, qui employait son âge mûr à protéger des débutantes et à commanditer des théâtres après avoir sacrifié sa jeunesse au commerce des huiles ; l’adolescent baron de Sigolène, fraîchement débarqué du Velay, aspirant sportsman et joueur sans malice ; Alfred Lenvers, un habile garçon qui se faisait trente mille livres de rente en élevant des pigeons au piquet et au bezigue chinois ; M. Coulibœuf, propriétaire foncier dans le Gâtinais ; le major Cocktail, Anglais de naissance, Parisien par vocation et parieur de son état ; l’aimable Charmol, ancien avoué et membre du Caveau, le colonel Tartaras, trente ans de service, vingt campagnes, six blessures et un exécrable caractère.

Simancas et Saint-Galmier manquaient à cette réunion ; mais Prébord et Lolif tenaient le billard.

La partie était fort animée, car les parieurs abondaient, et les deux joueurs passaient pour être à peu près d’égale force. Pour le moment, Lolif avait l’avantage, et il venait d’exécuter, aux applaudissements de la galerie, un carambolage des plus difficiles. Il souriait d’aise, et il se préparait à profiter d’une série qu’il s’était ménagée par ce coup triomphant, lorsqu’il avisa Nointel.

– Bonjour, mon capitaine, lui cria-t-il du plus loin qu’il l’aperçut. Étiez-vous à l’enterrement de Julia ? On m’a dit qu’on vous y avait vu. Moi, j’y étais ; malheureusement, je n’ai pas pu aller au cimetière. J’ai été appelé à une heure chez le juge d’instruction. Il y a du nouveau, mon cher. Figurez-vous que…

– Ah çà ! est-ce que vous allez encore nous réciter le Code de procédure criminelle ? s’écria le lieutenant Tréville. J’en ai assez de vos histoires de témoignages et de vos découvertes. D’abord il n’y a rien qui porte la guigne comme de parler procès. Quand il m’arrive par hasard de lire la Gazette des Tribunaux, j’en ai pour vingt-quatre heures de déveine. Et j’ai parié dix louis pour vous, mon gros.

– Le lieutenant a raison, grommela le colonel Tartaras. À votre jeu, sacrebleu ! à votre jeu ! j’y suis de quarante francs, jeune homme.

– Ils sont gagnés, mon colonel, dit Lolif en brandissant sa queue d’un air vainqueur. Il me manque neuf points de trente. Vous allez voir comme je vais vous enlever ça.

– Je fais vingt louis contre quinze pour M. Lolif, dit le baron de Sigolène.

– Je les tiens, riposta Verpel, le banquier de l’avenir.

Et Lolif, tout fier de la confiance qu’il inspirait à un gentilhomme du Velay, se mit en devoir de la justifier en carambolant de plus belle.

Nointel était charmé des interruptions de la galerie qui l’avaient dispensé de répondre aux interpellations indiscrètes de Lolif, car il ne tenait pas du tout à apprendre aux oisifs du cercle qu’il venait d’honorer de sa présence les obsèques de madame d’Orcival. Il longea le billard sans saluer Prébord, qui, depuis la veille, aux Champs-Élysées, avait pris décidément une attitude hostile, et il alla s’asseoir tout au bout d’une des banquettes de maroquin établies contre les murs de la salle.

Lolif, surexcité peut-être par sa présence, venait de faire fausse queue, et son adversaire commençait à profiter de sa maladresse.

Le capitaine n’avait pas plus tôt pris place sur le siège haut perché où trônaient les spectateurs de ce tournoi, qu’un valet de pied vint à lui, portant une lettre sur un plateau d’argent. Nointel regarda l’adresse ; elle était d’une écriture qu’il ne connaissait pas, et il décacheta nonchalamment ce pli qui ne l’intéressait guère. Il changea de note en lisant la signature du général Simancas.

– Oh ! oh ! dit-il tout bas, que peut avoir à me dire ce Péruvien ? Voyons un peu.

« Cher monsieur, madame la marquise de Barancos me charge de vous informer qu’elle ne recevra pas aujourd’hui, mardi. Elle est très souffrante d’une névrose qui s’est déclarée subitement hier soir. Mon ami Saint-Galmier pense que cette crise pourra se prolonger quelques jours. J’avais eu l’honneur de dîner hier avec lui chez sa noble cliente, et c’est à cette circonstance que je dois le plaisir de vous écrire. La marquise s’est souvenue que, dimanche, à l’Opéra, vous lui aviez promis une visite ; elle a tenu à vous éviter un dérangement, et elle m’a prié de vous exprimer le regret qu’elle éprouve d’être forcée de fermer momentanément sa porte aux personnes qu’il lui serait le plus agréable de recevoir. Croyez, cher monsieur, aux meilleurs sentiments de votre tout dévoué serviteur. »

– Et c’est ce drôle qu’elle choisit pour m’avertir ! pensa le capitaine. Voilà un indice grave, plus grave que tous les autres. La Barancos employant Simancas comme secrétaire, et se faisant soigner par Saint-Galmier, c’est on ne peut plus significatif. Il faut que les deux gredins qui la tiennent si bien aient assisté au meurtre. Et si quelqu’un débarrassait d’eux cette marquise, m’est avis qu’elle ne marchanderait pas la reconnaissance à son libérateur. Il s’agit maintenant de décider s’il vaut mieux, dans l’intérêt de mademoiselle Lestérel, prendre le parti de la dame afin de lui arracher ensuite un aveu, ou bien forcer les deux maîtres chanteurs à la dénoncer. Ce dernier parti est évidemment le plus pratique ; mais, pour faire marcher ces coquins, il me faudrait un moyen d’action… il me faudrait posséder la preuve d’une des canailleries qu’ils ont sur la conscience. En attendant que je surprenne un de leurs secrets, je ne renonce pas à pousser ma pointe avec madame de Barancos ; nous verrons bien si elle persistera longtemps à me fermer sa porte, comme ledit don José Simancas, qui me payera cette impertinence un jour ou l’autre.

Ce monologue fut interrompu par des exclamations poussées à propos d’un coup douteux. Lolif prétendait que sa bille avait touché la rouge. Son adversaire contestait le fait, et les parieurs opinaient dans un sens ou dans l’autre. La majorité finalement donna raison à Prébord, et Lolif, qui n’avait plus que trois points à faire pour gagner, fut condamné à laisser le champ libre à l’ennemi qui était à vingt-quatre.

– Je suis flambé, mon capitaine, dit le lieutenant Tréville en s’asseyant à côté de Nointel. Cet imbécile de Lolif va me faire perdre les dix louis que j’ai pariés pour lui, et si vous étiez arrivé cinq minutes plus tard, il gagnait haut la main. Mais aussitôt qu’il aperçoit quelqu’un à qui parler de l’affaire de la d’Orcival, il ne sait plus ce qu’il fait.

– Ma foi ! je ne devine pas pourquoi il s’est avisé de m’interpeller à ce propos-là, répondit Nointel en haussant les épaules. Je ne suis pas du tout au courant de ce qui se passe chez les commissaires de police et chez les juges d’instruction.

– Bon ! mais vous êtes l’ami intime de Darcy, et Darcy a été l’amant de Julia ; Lolif suppose que tout ce qui se rattache au crime de l’Opéra vous intéresse, et il n’en faut pas davantage pour qu’il manque un carambolage sûr. Regardez-moi maintenant ce Prébord. Vous allez le voir jouer la carotte. Ce bellâtre a des instincts de pilier d’estaminet. Il amuse le tapis jusqu’à ce qu’il ait trouvé une bonne série dans un coin. Tenez ! il la tient. Voilà les trois billes acculées. Vingt-cinq ! vingt-six ! vingt-sept ! vingt… non, il vient d’attraper un contre. Allons, j’ai encore de l’espoir… pourvu que Lolif n’ait pas une nouvelle distraction.

– Pourquoi ne jouez-vous pas vous-même au lieu de parier ?

– Parce que je me fais battre par des mazettes. Je suis trop nerveux, et ces gens-là me font perdre patience. Ils sont tous plus assommants les uns que les autres. Il y a d’abord la tribu des carottiers. Prébord en tête, Verpel qui mène une partie comme une opération à terme, Lenvers qui met les morceaux de blanc dans sa poche pour empêcher son adversaire de s’en servir. Et puis les grincheux, Coulibœuf qui trouve que les lampes n’éclairent pas, et cette vieille culotte de peau de Tartaras qui se plaint qu’on fume pendant qu’il joue.

– Vous avez sir John Cocktail.

– Trop malin pour moi, ce major. D’ailleurs, il ne joue que contre le petit Sigolène, qui ne sait pas tenir sa queue, ou contre Perdrigeon, quand ledit Perdrigeon a trop bien dîné avec des figurantes.

– Et Charmol ?

– Charmol ? Il me corne aux oreilles les chansons qu’il élucubre pour charmer les membres du Caveau… et pour m’empêcher de caramboler. Sans compter qu’il m’étourdit avec ses tours de force. Il a toujours un pied en l’air. Il joue tout le temps les mains derrière le dos. Il finira par jouer avec son nez. Mais voilà Lolif qui vient de faire deux points. Nous sommes à vingt-neuf. Encore un, et mes dix louis sont doublés. Il faut voir ça de près, conclut le lieutenant Tréville en sautant de la banquette où il s’était juché.

Nointel le laissa partir sans regret, quoiqu’il goûtât assez son langage pittoresque. Nointel, qui était venu là pour se reposer l’esprit, se voyait, bien malgré lui, rejeté dans les réflexions sérieuses par la lettre de Simancas. Il l’avait mise dans sa poche, cette lettre, mais il ne pouvait pas s’empêcher d’y penser et d’en tirer des conséquences.

– Allons, mon garçon, cria Tréville à Lolif, penché sur le billard, tâchons d’avoir de l’œil et du sang-froid. Le coup est simple et facile. Prenez-moi la bille en tête et un peu à gauche… pas trop d’effet… du moelleux.

– Dites-moi, Lolif, demanda tout à coup Prébord, est-ce vrai ce qu’on m’a raconté… que la cabotine qui a tué la d’Orcival va être mise en liberté ?

La question avait été lancée par Prébord juste au moment où son adversaire poussait le coup, longuement visé, qui allait lui assurer le gain de la partie. Et cette question toucha si bien le cœur de Lolif que la bille de Lolif ne toucha pas la rouge. La passion du reportage fit dévier le bras du joueur, qui manqua honteusement le plus élémentaire des carambolages.

Cette faute lourde provoqua de bruyantes exclamations de la galerie, mais Prébord laissa crier les parieurs et compléta ses trente points en trois coups de queue.

– Sacrebleu ! dit le colonel, en regardant d’un air furieux l’infortuné Lolif, vous l’avez donc fait exprès ? Il fallait me prévenir que vous étiez nerveux comme une femme. Je n’aurais pas perdu quarante francs.

– Lolif a joué comme un fiacre, cria Tréville, mais Prébord ne devait pas lui parler. Ça ne se fait pas, ces choses-là.

– Encore s’il n’avait fait que me parler, murmura piteusement le vaincu ; mais m’adresser une question pareille… à moi qui connais l’affaire Lestérel dans ses moindres détails et qui sais parfaitement qu’on n’a pas relâché la prévenue…

– Non, ça ne se fait pas, reprit le lieutenant. Et, en bonne justice, on devrait annuler la partie.

– Je m’y oppose, dit Verpel qui avait parié pour Prébord. Il n’est pas écrit dans la règle du billard qu’on jouera à la muette.

Sigolène, mon bon, vous me devez vingt louis.

– Il ne s’agit pas ici de la règle. Il s’agit de décider s’il est permis de déranger un joueur au moment où il envoie son coup. L’interroger à brûle-pourpoint sur un sujet qui l’intéresse, c’est absolument comme si on le heurtait. Je m’en rapporte au capitaine Nointel.

– Moi aussi, appuya Tartaras. Que pensez-vous du cas ?

– Ma foi ! mon colonel, je pense que le règlement ne l’ayant pas prévu, M. Prébord a le droit de prétendre qu’il a gagné. Reste la question de loyauté, qui peut être appréciée de plusieurs façons.

– Qu’entendez-vous par ces paroles ? demanda Prébord, très pâle.

– Tout ce qu’il vous plaira, répondit Nointel, en le regardant fixement.

– Messieurs ! messieurs ! s’écria Lolif, qui était né conciliateur, prenez-vous-en à moi, je vous en prie… Prébord n’avait pas de mauvaise intention… et je serais désolé d’être la cause d’une querelle…, j’aimerais mieux prendre à mon compte tous les paris que j’ai fait perdre.

– Rassurez-vous, mon cher, les choses en resteront là, dit le capitaine en souriant dédaigneusement.

Le bellâtre, en effet, n’avait pas l’air de vouloir les pousser plus loin. Il s’était replié sur un petit groupe d’amis qui tenaient pour lui et qui ne demandaient qu’à enterrer l’affaire. Il n’entrait pas dans les plans de Nointel de donner une suite à ce commencement de querelle. L’heure n’était pas venue d’en finir avec Prébord en le mettant au pied du mur. Il suffisait au capitaine d’avoir montré publiquement le cas qu’il faisait de ce personnage, et il n’ajouta pas un mot à la leçon qu’il venait de lui donner.

Lolif, du reste, ne lui laissa pas le temps de changer de résolution. Sans demander une revanche que son adversaire ne lui offrait pas, il s’empara de Nointel, il l’accapara, il finit par l’entraîner dans un petit fumoir qui communiquait avec la salle de billard, et Nointel se laissa faire, quoiqu’il lui en coûtât beaucoup de renoncer au repos qu’il s’était promis de goûter pendant quelques heures. Il prévoyait bien que Lolif ne l’emmenait que pour lui parler du crime de l’Opéra, et il s’attendait à recevoir une averse de nouvelles insignifiantes ; mais il se résignait, par amitié pour Darcy, à subir encore une fois ce bavardage. On trouve quelquefois des perles dans les huîtres et des indications précieuses dans les discours d’un sot.

– Mon cher, lui dit le reporter par vocation, je me demande où Prébord a pu entendre dire que mademoiselle Lestérel a été mise en liberté.

– Nulle part, cher ami, répliqua le capitaine. Ce propos n’était à autre fin que de vous troubler et de vous faire manquer votre carambolage.

– C’est bien possible… Prébord a une façon de jouer qui ne me va pas ; mais il n’est pas question de ça. Je sais que vous vous intéressez au grand procès qui se prépare et qui passionnera tout Paris.

– Moi ! oh ! très peu, je vous assure. C’est à peine si je lis les journaux.

– Vous ne pouvez pas y être indifférent, ne fût-ce qu’à cause de votre ami Darcy, qui doit désirer ardemment que le meurtre de madame d’Orcival ne reste pas impuni. Eh bien, quoiqu’il soit le propre neveu du juge d’instruction, je suis certain qu’il n’est pas si bien informé que moi.

– Je le crois. Son oncle a refusé péremptoirement de lui dire un seul mot de ce qui se passe dans son cabinet.

– Et son oncle a eu raison. C’est un magistrat de la vieille roche que M. Roger Darcy. Il connaît ses devoirs, et rien ne l’y ferait manquer. Mais, moi, je ne suis pas lié comme lui pas un serment. Je me suis tu scrupuleusement, jusqu’à ce qu’il ait reçu ma déposition ; maintenant que j’ai déposé, je suis libre de me renseigner et de dire à mes amis ce que j’ai appris.

– Absolument libre.

– Eh bien, mon cher Nointel, je n’ai pas perdu mon temps, car l’instruction n’a plus de secrets pour moi. Je me suis mis en relation avec quelqu’un que je ne vous nommerai pas, parce que je lui ai promis une discrétion inviolable…

– En échange de ses indiscrétions.

– Mais oui. Vous comprenez que, si on savait qu’il me donne des renseignements, il perdrait sa place. Je ne veux pas faire du tort à un père de famille, et puis il ne me dirait plus rien, et j’aurais dépensé mon argent inutilement. Vous vous doutez bien que les confidences de cet employé ne sont pas gratuites, et elles m’ont déjà coûté gros.

– Il s’agit de savoir si elles valent ce qu’elles vous ont coûté.

– Vous allez en juger. Voici ce qui s’est passé depuis dimanche, jour par jour. Hier, lundi, dans la matinée, perquisition au domicile de mademoiselle Lestérel. On y a découvert un fragment de lettre où madame d’Orcival lui donnait rendez-vous au bal de l’Opéra.

– À quelle heure ? demanda Nointel, qui n’avait pas vu Darcy depuis la veille.

– Mon homme ne me l’a pas dit, et je n’ai pas pensé à le lui demander. L’heure, du reste, n’importe guère. Il suffit qu’il soit prouvé que la prévenue est allée au bal.

– C’est juste, dit le capitaine qui pensait tout le contraire, mais qui voyait que, sur ce point, il n’y avait rien à tirer de Lolif.

– Or, il est prouvé qu’elle y est allée. Hier, dans l’après-midi, elle a été interrogée, et elle a persévéré dans son système, qui consiste à ne pas répondre.

– Pas mauvais, le système. Le silence est d’or, dit le proverbe.

– Le proverbe a tort, pour cette fois. Songez que, devant l’évidence des faits, le silence équivaut à un aveu.

– Allons donc ! Il est toujours temps de parler, et en ne répondant pas on ne risque pas de s’enferrer. Si j’étais accusé, je ne dirai pas un mot dans le cabinet du juge. Je n’ouvrirais la bouche qu’en présence des jurés.

– Mademoiselle Lestérel est de votre avis, car jusqu’à présent M. Darcy n’a rien obtenu, ni confession, ni explication ; mais les faits parlent. Elle aurait pu soutenir qu’elle n’était pas allée au rendez-vous donné par Julia d’Orcival. Malheureusement pour elle, hier, un commissaire très intelligent a eu l’idée de feuilleter le registre des objets perdus et déposés à la Préfecture. Il a vu, inscrits sur ce registre, un domino et un loup trouvés sur la voie publique dans la nuit de samedi à dimanche. M. Roger Darcy a été prévenu immédiatement ; il a donné des ordres, et on a opéré avec une célérité merveilleuse. Le soir même, on découvrait la marchande à la toilette qui avait vendu les objets, vendu, pas loué, remarquez bien. Elle les a reconnus tout de suite. Le domino n’était pas neuf, et il y avait une reprise au capuchon. Ce matin, à neuf heures, on l’a confrontée avec la prévenue, qu’elle a reconnue aussi de la façon la plus formelle.

– Et la prévenue a nié ?

– Non. Elle s’est contentée de pleurer. Elle ne pouvait pas nier. La marchande lui a rappelé toutes les circonstances de l’achat qui a été fait dans la journée du samedi. Il n’y a plus maintenant l’ombre d’un doute sur la présence de mademoiselle Lestérel au bal de l’Opéra.

– Le fait est qu’elle n’a certainement pas acheté un domino et un loup pour aller donner une leçon de chant.

– Et si elle les a achetés au lieu de les louer, c’est qu’elle avait l’intention de ne pas les rapporter et de s’en défaire.

– S’en défaire, comment ?

– En les jetant par la portière du fiacre qui l’a ramenée du bal. On n’a pas encore découvert ce fiacre, mais on le cherche.

– Et où a-t-on ramassé cette défroque ?

– Ah ! voilà. Deux sergents de ville qui faisaient leur ronde de nuit l’ont trouvée sur le boulevard de la Villette, au coin de la rue du Buisson-Saint-Louis. C’est curieux, n’est-ce pas ?

– Dites que c’est inexplicable. Si cette demoiselle Lestérel a tué Julia, elle devait avoir hâte de rentrer chez elle après l’avoir tuée. Que diable allait-elle faire du côté de Belleville ?

– C’est une ruse pour dépister les recherches.

– Elle prévoyait donc qu’on l’arrêterait dès le lendemain. Il eût été beaucoup plus simple de regagner tranquillement son domicile, d’ôter son domino dans le fiacre, si elle craignait d’être vue par son portier, et d’aller le lendemain soir jeter ledit domino quelque part… dans la Seine, dans un terrain vague, ou même au coin d’une borne.

– Mon cher, les criminels ne font pas des raisonnements si compliqués. Elle était pressée de se débarrasser d’un costume compromettant, elle ne voulait pas le semer dans son quartier…

– Et elle est allée le semer à l’autre bout de Paris. Quoi que vous en disiez, ce n’est pas naturel du tout, et, si j’étais à la place de M. Roger Darcy, j’ouvrirais une enquête sur les relations que mademoiselle Lestérel pouvait avoir dans les parages de la Villette ou des Buttes-Chaumont.

– C’est ce qu’il fera, n’en doutez pas. Mais convenez que je vous ai appris du nouveau. Darcy va être bien content quand vous lui direz que, dès à présent, la condamnation est certaine.

– Crétin ! pensait Nointel en regardant Lolif qui se rengorgeait.

Et il lui demanda d’un air indifférent :

– Savez-vous l’heure qu’il était quand les sergents de ville ont fait cette trouvaille ?

– Ma foi ! non, je n’ai pas pensé à m’en informer. Mais le juge d’instruction doit le savoir. Il n’omet rien, je vous assure. Les détails les plus insignifiants sont recueillis par lui avec beaucoup de soin.

– Eh bien, tâchez donc de vous renseigner sur ce point, et faites-moi le plaisir de me dire ce que vous aurez appris.

– Ah ! ah ! vous prenez goût au métier qui me passionne, à ce que je vois. Bravo ! mon cher. Pratiquez-le un peu, et vous reconnaîtrez que rien n’est plus amusant.

– Ça dépend des goûts, dit le capitaine en feignant d’étouffer un bâillement. Moi, je n’aime pas les problèmes. C’était bon du temps où je me préparais à Saint-Cyr. Je vous écoute volontiers, quand vous parlez de ces choses-là, parce que vous en parlez bien ; mais, au bout d’un quart d’heure, j’en ai assez. Retournons au billard, mon cher. J’éprouve le besoin de m’étendre sur une banquette et d’y sommeiller au doux bruit des carambolages.

Lolif soupira, car il avait espéré un instant que Nointel allait partager sa toquade ; mais le compliment fit passer le refus de collaborer.

Nointel, en rentrant dans la salle, se disait :

– Ce nigaud ne se doute pas qu’il vient de m’indiquer le point le plus intéressant à vérifier. S’il était moins de trois heures du matin quand les sergents de ville ont trouvé le domino, mademoiselle Lestérel serait sauvée, puisqu’il est prouvé que le domino lui appartient et que Julia a été tuée à trois heures. Je me renseignerai moi-même, si Lolif ne me renseigne pas.

Et il s’apprêtait, en attendant, à jouir d’un repos qu’il avait bien gagné. La marquise ne recevait pas, à ce que prétendait Simancas, et tout en se promettant de forcer plus tard cette consigne, le capitaine se félicitait de pouvoir disposer de sa soirée à sa guise. Il méditait de dîner au cercle et d’aller ensuite où sa fantaisie le conduirait, à moins que Darcy ne se montrât et ne le mit en réquisition pour quelque corvée relative à la grande affaire.

La partie avait repris. Le jeune baron de Sigolène, hardi, mais déveinard, jouait la décompte en seize contre le major Cocktail, qui lui laissait régulièrement faire douze points, et enfilait alors une série victorieuse de seize carambolages. Tréville, par patriotisme, s’obstinait à parier pour le gentilhomme du Vélay et perdait avec entrain contre Alfred Lenvers qui, n’ayant pas de préjugés sur les nationalités, soutenait l’Angleterre, en attendant qu’il se présentât un pigeon à plumer au piquet. Le colonel Tartaras rageait dans un coin. Il n’avait pas encore digéré le coup de Lolif. Coulibœuf racontait à Perdrigeon qu’un jour, au cercle d’Orléans, il avait carambolé soixante-dix-neuf fois d’affilée, et Perdrigeon, qui ne l’écoutait pas, lui demandait des nouvelles d’une Déjazet de province, en représentation, pour le moment, dans les départements du Centre. Prébord et Verpel avaient disparu. Le doux Charmol, chansonnier du Caveau, les avait suivis.

Lolif, encore tout honteux de sa récente bévue, se glissa timidement derrière les joueurs, et Nointel, après avoir choisi une place propice à la rêverie, s’établit dans une posture commode, et alluma un excellent cigare. Il n’en avait pas tiré trois bouffées, que l’imprévu se présenta sous la forme d’un domestique du Cercle, portant sur un plateau, non pas une lettre cette fois, mais une carte de visite.

Le capitaine la prit et y lut le nom de Crozon.

– Déjà ! pensa-t-il. Le dénonciateur anonyme lui a donc désigné l’amant de sa femme ? Voilà qui vaut la peine que je me dérange.

– La personne est là ? demanda-t-il au valet de chambre.

– Elle attend monsieur au parloir… c’est-à-dire, il y a deux personnes, répondit le domestique.

– Comment, deux ? Vous ne m’apportez qu’une carte.

– Ce monsieur est accompagné d’un… d’un homme.

– C’est bien ; dites que je viens, reprit le capitaine assez surpris.

Et il quitta, non sans regret, la banquette où il était si bien.

– Qui diable ce baleinier m’a-t-il amené ? pensait-il en traversant lentement la salle de billard. Un homme, dans le langage des laquais, cela signifie un individu mal vêtu. Est-ce que Crozon, ayant découvert que sa femme l’a trompé avec un maroufle, aurait eu l’idée baroque de traîner ici le susdit maroufle à seule fin de le châtier en ma présence ? Avec cet enragé, on peut s’attendre à tout. C’est égal, il aurait pu mieux choisir son temps. Je me délectais à ne penser à rien. Enfin ! il était écrit qu’aujourd’hui on ne me laisserait pas tranquille.

Le parloir était situé à l’autre bout des appartements du cercle, et, en passant par le salon rouge, Nointel aperçut Prébord, en conférence avec Verpel et Charmol.

– Aurait-il, par hasard, l’intention de m’envoyer des témoins ? se dit Nointel. Ma foi ! je n’en serais pas fâché. Un duel me dérangerait un peu dans ce moment-ci, mais j’aurais tant de plaisir à donner un coup d’épée à ce fat que je ne refuserais pas la partie.

Il affecta de marcher à petits pas et de se retourner plusieurs fois, pour faire comprendre à ce trio qu’une rencontre serait facile à régler. Mais le beau brun et ses deux amis firent semblant de ne pas l’apercevoir, et il eut la sagesse de ne pas les provoquer. Il méprisait de tels adversaires, et d’ailleurs il lui tardait de savoir quelle nouvelle apportait M. Crozon.

Il trouva le beau-frère de Berthe, planté tout droit au milieu du parloir, le chapeau sur la tête, le visage enflammé, l’œil sombre, les traits contractés : l’air et l’attitude d’un homme que la colère transporte et qui s’efforce de se contenir. Derrière ce mari malheureux, se tenait un grand flandrin, maigre et osseux comme un Yankee, portant la barbe et les moustaches en brosse, et paraissant fort embarrassé de sa personne. Ce singulier personnage était vêtu d’une redingote vert olive, d’un pantalon de gros drap bleu et d’un gilet jaune en poil de chèvre.

– Qu’est-ce que c’est que cet oiseau-là ? se demandait le capitaine. Il ressemble à un trappeur de l’Arkansas, et il est habillé comme Nonancourt, dans le Chapeau de paille d’Italie.

– M. Bernache, premier maître mécanicien à bord de l’Étoile polaire que je commande, dit le baleinier d’une voix rauque, et avec un geste d’automate.

En toute autre occasion, Nointel aurait ri de bon cœur de cette façon de présenter quelqu’un en lui donnant du revers de la main à travers la poitrine ; mais il sentit que la situation était sérieuse, et il répondit avec un flegme parfait :

– Je suis charmé de faire la connaissance de M. Bernache. Veuillez m’expliquer, mon cher Crozon, ce que je puis pour son service… et pour le vôtre.

– Vous ne devinez pas ? lui demanda le marin, en le foudroyant du regard.

– Non, sur ma parole.

– Monsieur est mon témoin.

– Ah ! très bien. Je comprends. Vous avez reçu la lettre que vous attendiez. Vous savez maintenant à qui vous en prendre, vous allez vous battre, et vous avez choisi pour vous assister sur le terrain un camarade éprouvé, qui a navigué avec vous. Je ne puis que vous féliciter de ce choix, et je ne vous en veux pas du tout de m’avoir préféré monsieur, qui vous connaît plus que moi et qui vous représentera beaucoup mieux.

Nointel croyait être fort habile en parlant ainsi. Il craignait que Crozon n’eût l’idée de lui adjoindre ce mécanicien comme second témoin, et il prenait les devants pour éviter la ridicule corvée dont il pensait être menacé. Il ne s’attendait guère à être interpellé comme il le fut aussitôt.

– Ne faites donc pas semblant de ne pas comprendre, lui cria le baleinier. C’est avec vous que je veux me battre, et j’ai amené Bernache pour que nous en finissions tout de suite. Vous devez avoir ici des amis. Envoyez-en chercher un, et partons. Nous irons où vous voudrez. J’ai en bas, dans un fiacre, des épées, des pistolets et des sabres.

Le capitaine tombait de son haut, mais il commençait à entrevoir la vérité, et il ne se troubla point :

– Pourquoi voulez-vous donc vous battre avec moi ? demanda-t-il tranquillement.

Crozon tressaillit et dit entre ses dents :

– Vous raillez. Il vous en coûtera cher.

– Je ne raille pas. Je n’ai jamais été plus sérieux, et je vous prie de répondre la question que je viens de vous adresser.

– Vous m’y forcez. Vous tenez à m’entendre proclamer ce que vous savez fort bien. Soit ! c’est un outrage de plus, mais je réglerai tous mes comptes à la fois, car je veux vous tuer, entendez-vous ?

– Parfaitement ; mais pourquoi ?

– Parce que vous avez été l’amant de ma femme.

Nointel reçut cette extravagante déclaration avec autant de calme qu’il recevait autrefois les obus lancés par les canons Krupp. Un autre se serait récrié et aurait essayé de se justifier. Il s’y prit d’une façon toute différente, et il fit bien.

– Si je vous affirmais que ce n’est pas vrai, vous ne me croiriez pas, je suppose, dit-il sans s’émouvoir.

– Non, et je vous engage à vous épargner la peine de mentir. Comment voulez-vous que je vous croie ? Vous m’avez déclaré vous-même, il n’y a pas deux heures, qu’en pareil cas un galant homme niait toujours.

– Je l’ai dit et je le répète. Mais vous admettez aussi qu’un galant homme peut avoir été accusé faussement.

– Non. Personne n’a intérêt à vous désigner comme ayant été l’amant de ma femme.

– Qu’en savez-vous ? J’ai des ennemis, et je m’en connais un entre autres qui est très capable d’avoir imaginé ce moyen de se débarrasser de moi, sans exposer sa personne. Remarquez, je vous prie, que je ne proteste pas, que je ne discute pas, et même que je ne refuse pas de vous rendre raison.

– C’est tout ce qu’il me faut. Marchons.

– Tout à l’heure. Veuillez me laisser achever. Je ne serai pas long.

Vous avez reçu, ce que je vois, une nouvelle lettre du drôle qui ne cesse depuis trois mois de dénoncer votre femme, et cette fois il a plu à ce drôle de me désigner à votre vengeance. J’ai le droit de vous demander si cette lettre est signée, et, si elle l’est, je puis exiger que vous m’accompagniez chez son auteur, afin de me mettre à même de le forcer à avouer en votre présence qu’il m’a lâchement calomnié. Je l’y forcerai, je vous en réponds, et je lui ferai avaler son épître, s’il refuse le duel à mort que je lui proposerai.

– La lettre n’est pas signée.

– Très bien ! Alors, je ne peux m’en prendre qu’à vous, qui ajoutez foi à une accusation anonyme portée contre moi par un vil coquin. Et si vous ne me cherchiez pas querelle, c’est moi qui vous demanderais satisfaction, car vous m’insultez en supposant que je vous ai trompé, vous qui avez été mon camarade, et presque mon ami.

– Ces trahisons-là sont très bien vues dans le monde où vous vivez.

– Cela se peut, mais ce qu’on ne tolérerait dans aucun monde, c’est le procédé dont j’aurais usé aujourd’hui en vous faisant raconter vos infortunes de ménage si je les avais causées. Me croire capable d’une action si basse, c’est m’insulter, je vous le répète, et je ne tolère pas les insultes. Donc, nous allons nous battre.

– À la bonne heure ! trouvez vite un témoin et partons.

– Pardon ! je n’ai pas fini. Je tiens absolument à vous dire, avant de vous suivre sur le terrain, ce que je compte faire après la rencontre. Vous allez m’objecter que je ne ferai rien du tout, attendu que vous êtes certain de me tuer. Eh bien, je vous affirme que vous ne me tuerez pas. Vous êtes d’une jolie force à toutes les armes, mais je suis plus fort que vous.

– Nous verrons bien, dit le marin avec impatience.

– Vous le verrez, en effet. Je vous blesserai, et quand je vous aurai blessé, pour vous apprendre à me soupçonner d’une vilenie, je prendrai la peine de vous prouver que l’accusation que vous avez admise si légèrement était absurde, et que non seulement je n’ai jamais été l’amant de votre femme, mais que je ne l’ai jamais vue.

Maintenant, j’ai tout dit et je suis prêt à vous suivre partout où il vous plaira de me conduire. Permettez-moi seulement d’aller prendre chez lui un ami que je tiens à avoir pour témoin, par la raison qu’il est inutile d’ébruiter cette affaire, et que je suis sûr de sa discrétion.

Le baleinier semblait hésiter un peu. La péroraison du capitaine avait fait sur lui une certaine impression, mais il n’était pas homme à reculer après s’être tant avancé, et il fit signe à Bernache de le suivre. Le maître mécanicienne payait pas de mine et n’avait pas l’élocution facile, mais il ne manquait pas de bon sens, et il risqua une observation fort sage.

– Moi, à ta place, mon vieux Crozon, dit-il timidement, avant d’aller me cogner avec monsieur, qui n’a pas plus peur que toi, ça se voit bien, je lui demanderais de faire avant le coup de torchon ce qu’il te propose de faire après.

– Qu’est-ce tu me chantes là, toi ? grommela le loup de mer.

– Elle est bien facile à comprendre, ma chanson. Monsieur déclare qu’il n’a jamais vu ni connu ta femme, et je mettrais ma main au feu qu’il ne ment pas. Mais, puisque tu refuses de croire la parole d’un officier, pourquoi ne le pries-tu pas de te montrer qu’il dit la vérité ?

– Je suis curieux de savoir comment il s’y prendrait, dit Crozon, en haussant les épaules.

– Parbleu ! il me semble que c’est bien simple, répondit le judicieux mécanicien. Ta femme ne sait rien de ce qui se passe, n’est-ce pas ? Tu ne lui as jamais parlé de monsieur ?

– Non. Ensuite ?

– Et elle est chez toi, malade… hors d’état de sortir. Par conséquent, elle n’a pu te suivre…

– Non, cent fois non.

– Eh bien, il me semble que si nous allions la voir tous les trois, et si tu lui disais que monsieur est un camarade à toi, tu connaîtrais bien sa figure si…

– Pardon, monsieur, interrompit Nointel ; je ne sais si votre proposition serait agréée par M. Crozon, mais moi je refuse absolument de me soumettre à une épreuve de ce genre. Je trouve au-dessous de ma dignité de jouer une comédie qui d’ailleurs n’amènerait pas le résultat que vous espérez. Madame Crozon n’éprouverait aucune émotion en me voyant, puisque je lui suis absolument inconnu ; mais M. Crozon pourrait croire qu’elle a dissimulé ses impressions. Ce n’est pas par de tels moyens que je me propose de le convaincre… lorsque je lui aurai donné la leçon qu’il mérite.

Le capitaine avait manœuvré avec une habileté rare, et il avait calculé d’avance la portée de ses discours qui tendaient tous à calmer un furieux et qui semblaient être débités tout exprès pour l’exaspérer davantage. Le capitaine connaissait les jaloux, pour les avoir pratiqués, et il s’était dit que plus il prendrait de haut l’accusation portée contre lui par cet affolé, plus il aurait de chances de le ramener à la raison. Le pis qui pût lui arriver, c’était d’être forcé d’aller sur le terrain, et cette rencontre ne l’effrayait pas, car il se croyait à peu près certain de mettre Crozon hors de combat, et par conséquent hors d’état de tuer sa femme. Il se demandait même s’il ne valait pas mieux que l’affaire finit ainsi.

Mais, pendant qu’il parlait, un revirement s’opérait dans les idées du mari, qui commençait à réfléchir. Il hésita longtemps, ce mari malheureux ; il lui en coûtait de faire un pas en arrière, et pourtant il était frappé du calme et de la fermeté que montrait Nointel. Enfin il s’écria :

– Vous ne voulez pas du moyen de Bernache… vous prétendez que vous en avez un autre pour me prouver que je vous accuse à tort. Dites-le donc, votre moyen.

– À quoi bon ? Vous ne l’admettriez pas.

– Dites toujours.

– Non. J’aime mieux me battre.

– Parce que vous savez bien que vous ne me convaincriez pas.

– Je vous convaincrais parfaitement. Mais pour cela, il me faudrait peut-être du temps, et vous n’avez pas l’air d’être disposé à attendre. Moi, je n’y tiens pas non plus. Finissons-en. Avez-vous une voiture en bas ?

– Du temps ? Comment, du temps ? Expliquez-vous.

– Vous le voulez ? soit ! mais avouez que j’y mets de la complaisance. Eh bien, si vous étiez de sang-froid, je vous proposerais de me montrer la lettre anonyme que vous venez de recevoir. Vous m’avez offert tantôt de me faire voir les autres, les anciennes. Vous pouvez bien me faire voir celle-là.

– Sans doute, et quand vous l’aurez vue ?

– Quand je l’aurai vue, il arrivera de deux choses l’une : ou je reconnaîtrai l’écriture de votre aimable correspondant, et, dans ce cas, nous irons ensemble, sans perdre une minute, le forcer à confesser qu’il en a menti ; ou je ne la reconnaîtrai pas tout de suite, et alors j’ouvrirai une enquête, et cette enquête aboutira, j’en suis sûr, à la découverte du coupable. C’est un de mes ennemis intimes qui a fait cela, et je n’en ai que trois ou quatre. Je me ferais fort de trouver l’auteur de la lettre parmi ces trois ou quatre, mais ce serait trop long. N’en parlons plus.

Crozon hésita encore un peu, puis il tira brusquement un papier de sa poche, et il le tendit à Nointel, qui éprouva, en y jetant les yeux, la sensation la plus vive qu’il eût ressentie depuis la mort de Julia d’Orcival.

Les écritures n’ont pas toujours un caractère particulier qui saute aux yeux tout d’abord. Par exemple, les cursives usitées dans le commerce se ressemblent toutes ; les anglaises allongées aussi, ces anglaises que les jeunes filles apprennent au pensionnat. Mais celle de la lettre anonyme était trios-grosse, très espacée et très régulière, une écriture du bon vieux temps. Nointel n’eut qu’à la regarder pour constater qu’elle ne lui était pas inconnue ; seulement, il ne se rappelait pas encore où ni quand il l’avait vue.

– Eh bien ? lui demanda Crozon.

– Eh bien, répondit-il sans se départir de son calme, je ne puis pas vous nommer immédiatement l’auteur de cette lettre, mais je suis à peu près certain que je saurai bientôt de qui elle est, surtout si vous permettez que je la lise.

– Lisez… lisez tout haut. Je n’ai pas de secrets pour Bernache.

Le capitaine prit le papier que Crozon lui tendait et lut lentement, posément, comme un homme qui se recueille pour rassembler ses souvenirs.

La lettre était ainsi conçue :

L’ami qui vous écrit regrette de ne pas être encore en mesure de vous apprendre où se trouve l’enfant dont votre femme est accouchée secrètement, il y a six semaines. Cet enfant a été confié par elle à une nourrice qui a changé de domicile au moment où celui qui la cherche pour vous rendre service était sur le point de la découvrir. La mère a sans doute eu vent des recherches, et elle s’est arrangée de façon à les empêcher d’aboutir. La nourrice a été avertie, et elle a su se dérober. Mais on est sûr qu’elle n’a pas quitté Paris, et on la trouvera.

– Convenez, dit Nointel, convenez que s’il dit la vérité, votre correspondant est un sinistre coquin. Dénoncer une femme coupable, c’est lâche, c’est ignoble ; mais enfin il peut prétendre que son devoir l’oblige à éclairer un ami trompé. Rien ne l’oblige à vous livrer l’enfant. S’il connaît votre caractère, il doit penser que vous le tuerez, ce pauvre petit être qui est assurément fort innocent. Il tient donc à vous pousser à commettre un crime.

– Faites-moi grâce de vos réflexions, interrompit le baleinier, plus ému qu’il ne voulait le paraître.

– Si tel est le but que se propose cet homme, reprit le capitaine, cet homme mériterait d’être envoyé au bagne, et je me chargerais volontiers de lui faciliter le voyage de Nouméa. Mais je crois qu’il se vante, je crois qu’il ment. Il n’a pas trouvé l’enfant, parce que l’enfant n’existe pas. Il a inventé cette histoire à seule fin de vous entretenir dans un état d’irritation dont il compte bien tirer parti. Quels sont ses projets ? Je n’en sais rien encore, mais je soupçonne qu’il veut vous employer à le débarrasser de quelqu’un qui le gêne.

– Lisez ! mais lisez donc !

– M’y voici :

« En attendant qu’il puisse vous montrer la preuve vivante de la trahison de votre femme, l’ami tient aujourd’hui la promesse qu’il vous a faite de vous désigner l’amant, ou plutôt les amants, car il y en a eu deux. »

– S’il continue, il finira par en découvrir une douzaine, dit railleusement Nointel.

Et, comme il vit que ce commentaire n’était pas du goût de Crozon, il reprit :

« Le premier, celui qui l’a détournée de ses devoirs, et qui a été le père de cet enfant, était un aventurier polonais, nommé Wenceslas Golymine. Cet homme prétendait être noble, et s’attribuait le titre de comte. Il vivait dans le grand monde et il dépensait beaucoup d’argent, mais il n’a jamais été qu’un chevalier d’industrie. »

À ce passage, le capitaine s’arrêta court, non parce que l’indication l’étonnait-il avait toujours pensé que les lettres rendues par Julia à mademoiselle Lestérel étaient du pendu-mais parce que la mémoire, aidée par cette indication, lui revenait tout coup. Il se souvenait que l’écriture, cette belle écriture du dix-huitième siècle, était précisément celle du billet qu’il avait reçu un quart d’heure auparavant, du billet où don José Simancas l’informait que la marquise de Barancos ne recevait pas ce jour-là.

Il avait en poche la pièce de comparaison, et un autre que lui n’aurait pas manqué de l’exhiber et de signaler au mari une similitude qui ne laissait aucun doute sur la véritable personnalité du dénonciateur anonyme. Mais Nointel, en cette occurrence, montra un sang-froid et une présence d’esprit extraordinaires. Il ne lui fallut qu’une seconde pour envisager toutes les conséquences d’une déclaration immédiate : Crozon se lançant aussitôt la poursuite du Péruvien, le sommant de fournir des preuves, en un mot, cassant les vitres, pataugeant brutalement à travers les combinaisons du capitaine, le tout au détriment du succès de l’enquête si bien commencée. Il ne lui fallut qu’une seconde pour se dire que mieux valait cent fois garder pour lui seul le secret de cette découverte qui lui fournissait justement un moyen d’action sur Simancas, tenir ce gredin sous la menace de dévoiler ses manœuvres honteuses, puis, quand le moment serait venu d’en finir avec lui, le livrer au bras séculier de Crozon, en démontrant ce mari peu commode que son correspondant n’était qu’un vil calomniateur. Et il eut la force de se taire, de sourire et de s’écrier :

– Parbleu ! le drôle qui vous écrit a d’excellentes raisons pour dénoncer le comte Golymine. Ce personnage ne peut plus le démentir, car il s’est suicidé la semaine dernière.

– Oui, la veille de mon arrivée à Paris, dit le baleinier, et le lendemain, ma femme a eu une attaque de nerfs en apprenant qu’il était mort. Continuez, je vous prie.

Nointel se disait :

– Je crois que j’aurai de la peine à lui persuader que madame Crozon est immaculée, mais ce n’est pas là que j’en veux venir.

Et il se remit à lire :

« Le soi-disant comte Golymine a été obligé, il y a quelques mois, de quitter la France pour fuir ses créanciers, et ses relations avec votre femme ont cessé à cette époque. Elles ne se sont pas renouées lorsqu’il est rentré à Paris, où il vient de finir, comme finissent tous ses pareils, en se donnant volontairement la mort.

– Comme finissent tous ses pareils ! pensait Nointel ; écrite par cet escroc d’outre-mer, la phrase est un chef-d’œuvre.

– Lisez jusqu’au bout, tonna le marin.

– Très volontiers, répondit doucement le capitaine.

Elles ne se sont pas renouées parce que votre femme avait pris un autre amant.

– Bon ! je commence à comprendre.

Cet amant a mis autant de soin à cacher sa liaison que le Polonais en avait mis à afficher la sienne.

– Bien trouvé, cela !

L’ami que vous écrit…

Il tient à sa formule.

L’ami qui vous écrit a eu beaucoup de peine à la découvrir.

– Je le crois aisément.

Cependant, il y est parvenu, et maintenant il est sûr de son fait.

– Je suis curieux de savoir comment il s’y est pris pour acquérir cette certitude… Mais il ne s’explique pas sur ce point.

Il s’empresse donc de vous nommer l’homme qui vous a déshonoré. C’est un ancien officier de cavalerie. Il a quitté le service pour mener une vie scandaleuse. Il fait profession de séduire les femmes mariées, et il se plaît à porter le trouble dans les ménages.

– Voilà un portrait bien ressemblant ! s’écria Nointel. Si c’est de moi qu’il s’agit, comme je n’en doute pas, je déclare que votre anonyme est un imbécile. Mais voyons la fin.

Ce lovelace s’appelle Henri Nointel. Il habite rue d’Anjou, 125, et il va tous les jours, dans l’après-midi, au Cercle de…

– Il tient essentiellement à ce que vous m’exterminiez sans perdre un instant. Je suis surpris qu’il ne vous indique pas aussi le moyen de m’assassiner sans courir aucun risque. Mais, non… il se borne à la jolie appréciation que voici :

« Le sieur Nointel est universellement haï et méprisé. Celui qui délivrera de cet homme le monde parisien aura l’approbation de tous les honnêtes gens. On ne trouverait pas de juges pour le condamner. »

– Eh ! eh ! cette conclusion ressemble fort à une excitation au meurtre. Est-ce tout ? Non. Il y a un post-scriptum :

« Les recherches se poursuivent. Dès que le nouveau domicile de la nourrice sera connu, l’ami vous avertira. Sa tâche alors sera remplie, et il se fera connaître. »

– Bon ! cette, fois c’est complet, et je suis fixé. Voici la lettre, mon cher, dit froidement le capitaine en présentant au marin le papier accusateur.

– Essayez donc au moins de vous justifier, s’écria Crozon.

– Je m’en garderai bien. Si vous êtes aveuglé par la jalousie au point de prendre au sérieux de pareilles absurdités, vous qui connaissez mon caractère, pour avoir vécu dans mon intimité à un âge où on ne dissimule rien, si vous ajoutez foi à de si stupides calomnies, tout ce que je pourrais vous dire ne servirait à rien. J’aime mieux vous répéter que je suis à vos ordres. Battons-nous, puisque vous le voulez. J’espère que vous ne me tuerez pas. J’espère même que plus tard vous reviendrez de vos préventions et que vous songerez alors à châtier le misérable qui, sous prétexte de vous rendre service, vous insulte à chaque ligne de cet odieux billet, « Votre femme a eu un amant », il n’a que ces mots-là au bout de sa plume. Et, je vous le jure, si j’étais marié et qu’un homme m’écrivit de ce style, je n’aurais pas de repos que je ne l’eusse éventré.

– Nommez-le-moi donc alors, dit le baleinier, un peu ébranlé par ce simple discours.

– Je vous le nommerai, soyez tranquille ; je vous le nommerai avant qu’il vous ait indiqué l’endroit où on cache ce prétendu enfant qui n’est pas né.

– Pourquoi ne le nommez-vous pas maintenant, si vous avez reconnu son écriture ?

– Je ne l’ai pas reconnue, dit hardiment Nointel, mais je suis détesté par des gens qui ne m’ont jamais écrit. Je les connais fort bien, ces gens-là. J’en soupçonne deux ou trois, et je trouverai le moyen de me procurer quelques lignes de leur main. Pour cela, je n’aurai même pas besoin de comparer les pièces. Les caractères que vous venez de me montrer sont imprimés dans ma mémoire. Seulement, je vous préviens que je ne vous laisserai pas la satisfaction de traiter ce pleutre comme il le mérite. Je me réserve le plaisir de le crosser d’abord, et de l’embrocher ensuite, si tant est qu’on puisse l’amener sur le terrain.

Mais je m’amuse à faire des projets, et nous perdons un temps précieux. Les jours sont très courts au mois de février, et, pour peu que nous prolongions cette causerie, nous allons être obligés de remettre notre affaire à demain.

– Il est déjà trop tard. On n’y verrait pas clair pour se couper la gorge, se hâta de dire le maître mécanicien. D’ailleurs, je suis d’avis que ça ne presse pas tant que ça.

– Comment ! grommela Crozon, toi aussi, Bernache ! tu te mets contre moi.

– Je ne me mets pas contre toi, mais je trouve que monsieur dit des choses très sensées. D’abord, un homme qui dénonce quelqu’un sans signer est un failli gars. Et on voit bien ce qu’il veut, ce chien-là. Il a une rancune contre M. Nointel, et il compte que tu le tueras. Il aura entendu dire que tu es rageur, et que tu tires bien toutes les armes. Et il lui tarde que tu t’alignes, car il a soin de te dire où tu trouveras monsieur, l’endroit, l’heure, et tout.

– Oh ! il connaît mes habitudes, dit en riant le capitaine. Il savait que je serais ici de quatre à cinq. Par exemple, il ne savait pas que je vous y avais donné rendez-vous éventuellement, car il ne se doute guère que nous sommes d’anciens camarades. Sa combinaison pêche en ce point. Et c’est tout naturel. Le coquin ne pouvait pas deviner qu’il y a treize ans j’étais embarqué avec vous sur le Jérémie. C’est parce qu’il ignorait cette particularité de ma vie militaire qu’il s’est risqué à nous tendre ce piège à tous les deux.

Nointel parlait d’un air si dégagé, son ton était si franc, son langage si clair, que l’intraitable baleinier entra, malgré lui, dans la voie des réflexions sages. Il regardait alternativement le capitaine et l’ami Bernache. On devinait sans peine ce qui se passait dans sa tête. Après un assez long silence, il dit brusquement :

– Nointel, voulez-vous me donner votre parole d’honneur que vous n’avez jamais vu ma femme ?

Nointel resta froid comme la mer de glace, et répondit, en pesant ses mots :

– Mon cher Crozon, si vous aviez commencé par me demander ma parole, je vous l’aurais donnée bien volontiers. Nous n’en sommes plus là. Voilà une demi-heure que vous m’accusez de très vilaines choses et que vous doutez de ma sincérité… J’ai supporté de vous ce que je n’aurais supporté de personne. Mais vous trouverez bon que je n’obéisse pas à une sommation de jurer. Vous pourriez ne pas croire à ma parole d’honneur, et, ce faisant, vous m’offenseriez gravement. Je préfère ne pas m’exposer à ce malheur. Souvenez-vous aussi que vous regrettez d’avoir ajouté foi à un serment fait dans une circonstance identique…

– Par ma belle-sœur ! Ce n’est pas du tout la même chose. Les femmes ne se font pas scrupule de jurer à faux. Mais vous, Nointel, je vous tiens pour un homme d’honneur, et si vous vouliez…

– Oui, mais je ne veux pas.

– Eh bien, s’écria le marin, convaincu par tant de fermeté, affirmez-moi seulement que ce n’est pas vrai, que vous n’êtes pas…

– L’amant de madame Crozon. Mais, mon cher, depuis que je suis entré ici, je ne fais pas autre chose, dit Nointel, en éclatant de rire.

Cette fois, le baleinier était vaincu. Le sang lui monta au visage, les larmes lui vinrent aux yeux, ses lèvres tremblèrent, et il finit par tendre à Nointel, qui la serra, sa large main, en disant d’une voix étranglée :

– Je vous ai soupçonné. J’étais fou. Il ne faut pas m’en vouloir. Je suis si malheureux.

– Enfin ! s’écria le capitaine, je vous retrouve tel que je vous ai connu jadis. Moi, vous en vouloir, mon cher Crozon ! Ah ! parbleu ! non. Je vous plains trop pour vous garder rancune. Et j’ai déjà oublié tout ce qui vient de se passer ici. Il n’y a qu’une chose dont je me souviens… l’écriture de ce gredin qui a failli me mettre face à face avec un vieux camarade, une épée ou un pistolet au poing. Et je vous réponds qu’il payera cher cette canaillerie.

– Voulez-vous sa lettre pour vous aider à le trouver ?

Nointel mourait d’envie de dire : oui. Cette lettre serait devenue entre ses mains une arme terrible contre Simancas ; mais il se contint, car il sentait la nécessité de ne pas aller trop vite avec ce mari ombrageux, et il répondit vivement :

– Merci de ne plus vous défier de moi. Mais conservez la lettre. Je vous la demanderai quand j’aurai trouvé mon drôle, ou plutôt je vous prierai d’assister à l’explication que j’aurai avec lui et de lui mettre vous-même sous le nez la preuve de son infamie.

Permettez-moi maintenant de remercier aussi M. Bernache. C’est en partie à son intervention que je dois de ne pas m’être coupé la gorge avec un vieil ami. Je le prie de croire que je suis désormais son obligé et qu’il peut compter sur moi en toute occasion.

Le mécanicien balbutia quelques mots polis, mais Nointel n’avait pas besoin qu’il s’expliquât plus clairement. Il voyait bien que les plus vives sympathies de ce brave homme lui étaient acquises à jamais. Et la conquête de Μ. Bernache n’était point à dédaigner, car il exerçait une certaine influence sur Crozon, et le capitaine n’en avait pas fini avec le baleinier. Il tenait au contraire à le voir souvent, dans l’intérêt de mademoiselle Lestérel et de sa malheureuse sœur, qui restaient exposées, l’une aux violences de son mari, l’autre aux incartades de son beau-frère. Crozon, momentanément calmé, pouvait d’un instant à l’autre être pris d’un nouvel accès de fureur, motivé par une nouvelle dénonciation. Il pouvait aussi se lancer dans quelque démarche imprudente et aggraver involontairement les charges qui pesaient encore sur Berthe. Nointel était bien décidé à ne pas le lâcher, et il commença sans plus tarder à le travailler ; ce fut le mot qui lui vint à l’esprit, et ce mot exprimait très bien ses intentions.

– Mon cher camarade, reprit-il, du ton le plus affectueux, puisqu’il ne reste plus de nuages entre nous, je puis bien vous parler à cœur ouvert. Mon sentiment est que vous avez été victime d’une abominable machination. Ce drôle qui vous a écrit s’est fait un jeu d’empoisonner votre existence et celle de madame Crozon.

– Pourquoi ? demanda le baleinier, dont le front redevint sombre. Je n’ai pas d’ennemis… à Paris surtout.

– C’est-à-dire que vous ne vous en connaissez pas. Mais on a souvent des ennemis cachés. D’ailleurs, cet homme a peut-être quelque motif de haine contre madame Crozon. Il y a de par le monde des lâches qui se vengent d’une femme, parce qu’elle a dédaigné leurs hommages.

– Si c’eût été le cas, Mathilde m’aurait désigné ce misérable. Sa justification était toute trouvée.

– Vous ne songez pas qu’en le désignant elle vous obligerait à vous battre avec lui. Une honnête femme n’expose pas, même pour se défendre d’une accusation injuste, la vie d’un mari qu’elle aime.

– Qu’elle aime ! répéta le marin en secouant la tête.

– Mais, reprit Nointel, sans relever cette expression d’un doute qu’il partageait, ce n’est pas ainsi que j’envisage la situation. L’anonyme, à mon avis, n’en veut ni à vous, ni à madame Crozon, mais il en veut à d’autres.

– À qui donc ?

– À moi, d’abord. Il est évident que je le gêne et que n’étant probablement pas de force à me supprimer lui-même, il a imaginé de me faire supprimer par vous, mon cher Crozon.

– C’est possible, mais… ce n’est pas vous seul qu’il accuse.

– Non, et c’est précisément pour cela que je suis presque sûr de ce que j’avance. Si vous voulez bien m’écouter avec attention, vous allez voir comme tout s’enchaîne logiquement.

L’autre, c’est le comte Golymine. J’ai connu de vue et de réputation ce Polonais, et je tiens à vous dire en passant qu’étant donné la vie qu’il menait, il est à peu près impossible qu’il ait jamais rencontré madame Crozon. Il vivait dans un monde interlope où, en revanche, il a dû se lier avec plusieurs gredins très capables d’écrire des lettres anonymes, et de cent autres infamies. Supposez qu’un de ces gredins ait eu intérêt à se défaire d’un complice dangereux, un complice qui était Golymine. Supposez encore que ce gredin soit un étranger ; c’est très possible, puisque Golymine n’était pas Français. Tous les aventuriers exotiques forment entre eux une sorte de franc-maçonnerie. Et si le susdit coquin était Américain, par exemple, il a pu vous rencontrer au Brésil, au Mexique, au Pérou, en Californie, ou tout au moins, entendre parler de vous dans ces pays-là. Or, partout où on vous connaît, vous avez la réputation d’être un homme qui n’a pas froid aux yeux, comme vous dites, vous autres marins. On sait que vous n’êtes pas d’humeur à supporter un outrage, que vous vous êtes battu souvent et que vous avez toujours tué ou blessé vos adversaires. On sait encore… ne vous fâchez pas si je vous dis vos vérités… on sait que vous avez un caractère très violent, et qu’il vous est arrivé quelquefois d’agir avant de réfléchir.

Crozon fit un mouvement, mais il ne dit mot. Évidemment, il s’avouait à lui-même que l’appréciation du capitaine était juste.

– Sur ces indications, reprit Nointel, mon drôle a bâti un plan ingénieux. Il a pensé qu’en dénonçant le Polonais, il ferait de vous une manière d’exécuteur des hautes… non, des basses… œuvres ; que, n’écoutant que votre colère, vous iriez, sans vous renseigner, sans admettre aucune explication, attaquer le soi-disant comte, et que vous le tueriez net, soit en duel, soit autrement. C’était précisément ce qu’il voulait, et, pour atteindre son but, peu lui importait de calomnier une femme.