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Emmanuel Tremon ne rêve que d’horlogerie. Autodidacte, prêt à prendre des risques incommensurables, il se lance dans l’acquisition d’une entreprise horlogère en faillite. Visionnaire, il construit un empire sans capitaux propres et devient ainsi homme d’affaires. Il partage ses moments de distraction avec son ami, Fred, aux mœurs légères.
À la suite du congé maladie de sa secrétaire, il rencontre Emma. Femme épanouie, au caractère bien trempé, elle bouscule ses habitudes. Sa présence déclenche en lui une infinie douceur dont il ne soupçonnait pas l’existence. Leurs échanges de joutes verbales précipitent sa détermination à se déclarer.
Seulement, Emma n’est pas femme à se laisser conquérir facilement…
À PROPOS DE L'AUTEURE
Parallèlement à son métier d’enseignante,
Heff Vez se consacre, dans ses moments libres, à l’écriture. Son premier roman,
Un amour singulier, donne racine à sa création romanesque. Dans ce deuxième roman,
Le damier, elle reste fidèle à sa curiosité et à son regard dénué d’a priori.
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Seitenzahl: 320
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Heff Vez
Le damier
Roman
© Lys Bleu Éditions – Heff Vez
ISBN : 979-10-377-1773-3
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Petit, je n’imaginais pas l’homme que je deviendrais plus tard…
Issu d’une famille aisée, la complaisance égaillait mes journées. Mon père, chirurgien-dentiste, affiche en permanence un sourire « pepsodent1 » et une fraîcheur florale. Homme d’une extrême bonté, ses patients lui restent fidèles. Ma mère, femme frivole et insouciante, se délecte dans la pâtisserie, la couture et l’amour de son enfant. C’est un couple ordinaire, sans ambages ni vices.
Enfant « roi », mes moindres besoins sont comblés, mes moindres émotions sont écoutées.
Arrivé à l’adolescence, je prends conscience du statut social dans lequel je baigne. Les regards envieux, les sous-entendus peuvent être source d’exclusion. Je décide donc de m’assumer en tant que leader et très vite, mon entourage se colore de suiveurs, d’opportunistes. Durant mes études universitaires, j’intègre le groupe représentatif des étudiants. Peu de temps après mon accession, je suis élu président du groupe, et ce, jusqu’à la fin de mes études. La voix académique choisie, principalement par mes parents, trouve refuge dans mon cerveau et s’installe suffisamment pour obtenir la mention voulue.
Seulement, mes projets sont tout autres. Je rêve d’horlogerie. Captivé par les rouages d’une montre, les mouvements circulaires des roues dentées et des roues pignons, je veux me lancer dans l’industrie horlogère. Autodidacte, prêt à prendre des risques incommensurables, je travaille dans la clandestinité, en parallèle de mon job établi. De nature audacieuse et optimiste, j’acquiers une entreprise en faillite sous un nom de subterfuge. Visionnaire de surcroît, je commence à construire un empire sans capitaux propres et deviens homme d’affaires.
Lorsque j’annonce à mes parents mon revirement professionnel, je crois que mon père fait une attaque. Ma mère, stoïque, se met en tête de me trouver « la femme » parfaite et surtout riche. Mon milieu stimule l’endogamie. Pourquoi une telle réaction ? Je ne saurais le dire. Sous la coupole de ses actions manipulatrices et spéculatives d’entremetteuse, mon père se moque d’elle à plusieurs reprises. Un jour, elle déjoue même une union afin que sa proie tombe dans mes filets. Des filets que je ne tends pas mais qui font partie de sa stratégie. Néanmoins, je lui fais confiance et épouse, sous le couvert de promesses alléchantes, Clara.
C’est une femme classique, à l’image de ma mère bien évidemment, et incroyablement belle. À la minute où je la rencontre, je sais qu’elle me correspond. Pas physiquement, mais intellectuellement. Dès le début de notre relation, elle s’intéresse aux affaires. Étant avocate, elle s’emploie à m’offrir un soutien dans la sphère médiatique. Chaque dîner organisé s’appuie sur la présence d’acteurs industriels et politiques. Hôtesse d’exception par sa parole éloquente, elle gagne le respect par son ouverture d’esprit et son humour.
Mais bien sûr, il y a un mais… je n’ai pas d’attirance physique pour elle. Je m’en suis accommodé et elle aussi. Elle ne désire pas d’enfant et moi non plus.
Au début de notre mariage, nous acquérons une demeure de 400 mètres carrés. Après quelques mois de partage du lit conjugal, les 400 mètres carrés se sont naturellement divisés en 200 mètres carrés pour chacun. Est-ce que consciemment la superficie choisie prévoyait un écartement à court terme ? Je le crois. Toutefois, j’entretiens avec ma femme des relations contractuelles et amicales. Je la vois plus comme une amie que comme une épouse.
Lorsqu’elle n’est pas accaparée par un dîner d’affaires, un cocktail ou une soirée caritative, elle s’adonne au shopping, aux sorties entre copines. Et moi, lorsque j’arrive à me dégager un peu de temps, je joue au tennis ou au golf.
Mes journées ressemblent aux journées types de l’homme d’affaires comme on peut le voir dans les séries télévisées. Habillé en costume-cravate, je passe d’une réunion à un client. Je consulte mes mails, m’entretiens avec mes collaborateurs et essuie quelques rendez-vous de dernière minute. Il est généralement 22 heures quand je rentre. Heure d’une journée sans problèmes, ce qui est plutôt rare.
Heureusement, Fred, mon ami d’enfance, de longue date, égaie mes moments libres. Souvent disponible, nous pratiquons les mêmes sports, les mêmes goûts pour l’évasion, sauf pour sa pratique du libertinage. Lors d’une de nos soirées dans un bar, il partage ce pan de vie avec moi.
Il pouffe de rire et murmure :
Plus tard, voyant que je ne comprends pas sa démarche, il me raconte :
Son air extatique me trouble, je n’arrive pas à comprendre son émotion.
Les yeux écarquillés, la bouche ouverte, il me dévisage :
Il part dans un fou rire sarcastique qui m’agace profondément.
Consciemment, je me détourne, je peine à le regarder.
Petite, je sais la femme que je deviendrai plus tard.
Issue d’une famille de commerçants, le travail de mes parents égaie particulièrement mes journées. Mon père, trituré entre le magasin, les clients, les commandes, se démène comme un forcené pour porter sa famille. Ma mère, femme autoritaire et tenace, mène d’une main de fer son entourage. C’est un couple explosif, où la communication est franche, sans fioritures.
Enfant unique, mes besoins sont survolés, mes émotions sont mises de côté.
Arrivée à l’adolescence, je prends conscience que le travail est l’essence même de la vie. Pas de travail, pas d’argent. Pas d’argent, pas de vie. Heureusement, dans ce monde du débit mercantile, la solidarité entre les commerçants apporte un soutien et une convivialité inestimable. Dès que je rentre de l’école, je nettoie une partie des étalages, les frigos. Je cours porter les commandes à domicile, pour terminer ma journée par mes devoirs. Le choix de mes études est fixé avant même que je puisse les imaginer : une secrétaire-comptable, sachant écrire sans fautes d’orthographe, manipulant un ordinateur avec dextérité…
« Payer un comptable une fortune, ça commence à bien faire ! »
Seulement, mes projets sont légèrement différents. Le métier de secrétaire-comptable me plaît mais pas dans le commerce. Je rêve d’être assistante de direction dans une grande entreprise. Et si je peux choisir, plutôt dans l’horlogerie. Captivée par les holdings, les OPA, les conseils d’administration et leur magouille, je veux être une collaboratrice sur laquelle on peut compter, et même se reposer. De nature spontanée et battante, je ne désire pas être une jeune louve voulant progresser dans sa carrière. Mais plutôt un élément important dont on ne peut se passer.
Lorsque j’annonce à mes parents mon engagement dans une société d’investissement, ils se montrent enjoués et n’émettent aucune frustration. Je crois même qu’ils sont soulagés de ma décision. En pleine tractation de remise du commerce, mon départ tombe à pic. Après cette annonce, ma mère, organisée, se met en tête de me trouver un logement. Mon milieu stimule l’indépendance. Elle s’y emploie corps et âme. Passant de la colocation à la mansarde sous les toits, j’endure ses investigations en tout genre. Au vu de son empressement, je me dégote un studio dans la ville de Bienne. Pas trop cher et cosy à la fois. Le jour de mon déménagement, elle entreprend de me caser avec une de ses connaissances. Je lui claque la porte au nez.
Des hommes, j’en rencontre. Et nombre d’entre eux n’ont pas suffisamment de couilles pour rester avec moi. Femme autonome, épanouie, indépendante financièrement et au caractère bien trempé, qui dit ce qu’elle pense et pense ce qu’elle dit, attire peu la gent masculine.
Mais bien sûr, il y a un mais… je le rencontre. La première fois que je le vois, je me dis : « C’est lui ». C’est à l’occasion d’une fête de quartier. Je ne le quitte pas des yeux et lui non plus. Il n’est pas tendre comme un agneau afin de m’apprivoiser ; ou prétentieux, convaincu de ses charmes et m’épuisant de son extrême lourdeur. Il est différent… un homme qui ne ressemble à aucun autre. Le parler franc, le débit rapide, il a une aisance déconcertante qui me séduit. Une force intérieure qui présage de beaux échanges physiques et émotionnels. Seulement, deux colonels ensemble, ça ne fait pas bon ménage. Je le quitte, alors que je l’aime… J’accapare mes meilleures amies, Lucie et Claire, pendant des mois, pour qu’elles me consolent de cette séparation.
Après un troisième changement de travail dans l’entreprise de mes espérances, j’acquiers une petite maison dans un village autour de Bienne. Quelques hommes déposent leur bagage dans ma tanière mais leur passage éphémère modifie peu mon existence. Toutefois, je garde une affinité particulière avec l’un d’entre eux, Valentin, devenu mon complice des stratégies patronales.
Mes journées ressemblent aux journées types de l’assistante de direction comme on peut le voir dans les séries télévisées. Habillée d’un tailleur de couleur sobre et de chaussures à talons, j’ouvre le courrier, j’épingle les dossiers que je dispose sur le bureau de mon patron. À son arrivée, je lui apporte son café, je prends note de ses directives, et j’assume le rythme des décisions et des imprévus. Je n’ai pas encore atteint le poste désiré. Je suis encore dans une des succursales de l’entreprise. Le sommet de la direction générale pointe à l’horizon mais l’échelle comprend de nombreux échelons. Il est généralement 19 heures quand je rentre. Heure d’une journée sans problèmes, ce qui est plutôt fréquent.
Mon amie, Lucie, partage les moindres recoins de ma vie. Notre complicité est unique. J’ai l’impression qu’elle seule me comprend. Sachant que j’ai un caractère de feu, elle me donne des conseils réfléchis, me temporise. J’aime sa fraîcheur, sa manière de se moquer des autres et d’elle-même. Je sais qu’elle apprécie mes métamorphoses. En amour, nous vivons le même genre de schéma. On s’apporte de la stabilité et du soutien. Elle vit en ce moment une histoire passionnelle qui dériderait n’importe lequel d’entre nous. Quand je lui demande comment elle l’a rencontré, elle pouffe de rire et murmure :
Piaffant toutes les deux, son regard est éloquent
Je n’en reviens pas. Ma meilleure amie qui se fait culbuter en pleine rue.
Comme chaque matin, je me lève à l’aurore. Avant que le soleil fasse son apparition, avant que l’employée de maison, Nelma, prépare le petit-déjeuner.
J’enfile un survêtement, lace mes chaussures et rejoins le sous-sol. Je ne vais pas courir au milieu des arbres comme la plupart des gens. J’ai passé l’âge de me faire violence lors des premières foulées dans un brouillard épais, ne rencontrant pas âme qui vive. Je me défoule sur le terrain de squash que ma femme a fait construire à mon intention. La combinaison, sport d’intérieur et règles du tennis, me convient à merveille pour commencer la journée. Lorsqu’elle m’a annoncé l’aménagement du sous-sol en salle de sport, j’étais ravi. Ses idées sont bien souvent en accord avec mes besoins. Je me sens régulièrement ingrat vis-à-vis d’elle. Elle fait tout ce qu’elle peut pour conforter ma vie sans que je lui rende la pareille.
Sous la douche, je repasse mon agenda dans ma tête. Madame Chopard a, comme à son habitude, calibré ma journée. Le mythe de la secrétaire qui sert le café, et qui prend note des rapports de son manager, est révolu. Elle occupe la place d’une assistante avec des responsabilités propres, des capacités de communications hors pair. Je ne recrute pas le personnel qui m’entoure, j’ai un service pour ça. Mais ils connaissent mon caractère, mes habitudes et n’importe qui ne peut occuper ce poste.
Dans l’ascenseur, je suis déjà à mon troisième appel téléphonique. Le monde tourne à une vitesse vertigineuse. La réceptionniste prend ma serviette et me suit avec le courrier. Enfoncé dans le siège de mon bureau, je me bats frénétiquement pour l’obtention d’un brevet de cadran. Il est déjà enregistré auprès de l’office des brevets mais il semblerait qu’une contrefaçon soit déjà disponible.
Je n’entends pas madame Chopard entrer avec différents dossiers sous un bras et un café à la main. Tel un fantôme, elle se déplace avec légèreté. Je n’ai jamais compris pourquoi cette femme intègre n’était pas appréciée par ses collègues. Certes, quand on occupe une place comme la sienne, les envieux se bousculent au portillon. Je soupçonne que l’escalade du ressentiment envers lui trouve ses racines dans son attitude froide et dure. Il est vrai qu’elle remet régulièrement l’église au milieu du village et étouffe toute réflexion malveillante. Je crois aussi qu’elle s’est mis en tête de me protéger. L’assistante de direction d’un patron peut se comporter de deux manières différentes. Soit elle se conduit comme une mère, soit comme une maîtresse potentielle. Étant donné qu’elle pourrait être ma mère, elle écarte toute femme formatant une idylle fumante avec ma personne. L’année passée, à la suite du congé de maternité de la réceptionniste, une jeune femme l’a remplacée. La procédure, pour la direction générale, veut une affectation transitoire à l’interne. Ceci pour des raisons de confidentialité. La jeune femme en question débordait d’attention pour moi. Amusé dans un premier temps, je me suis laissé emporter sans pour autant dévoiler des signes d’intérêt. Madame Chopard a très vite flairé l’oignon et en collaboration avec les RH, elle s’est empressée d’effectuer un échange de service. À la place, un cerbère grandiloquent a tout de suite clos l’histoire.
Mon premier rendez-vous de la journée attise ma curiosité. Il y a quelques jours de cela, un jeune loup ambitieux a eu l’audace de m’envoyer un concept de montre holographique. J’avoue être séduit. Non seulement par son projet mais aussi par sa ténacité. « Accordez-moi un entretien pour qu’on bâtisse une histoire ensemble ». Des concepts de montre, j’en reçois régulièrement mais celui-ci est particulièrement attractif.
Impassible, j’accueille ce jeune créateur. Lorsqu’il pénètre dans mon bureau, une impression favorable m’interpelle. Vêtu d’un costume sur mesure, il dégage une flexibilité et une confiance séduisantes. Une fois les présentations terminées, Il se lance dans une explication carrée, me rappelant mes cours à l’université. Avec des images 3D, il m’explique le potentiel d’une toute nouvelle technologie. Tout en l’écoutant, je me revois dans la même posture que lui, il y a quinze ans de cela. Face aux quatre responsables de l’usine que je convoitais, j’avais pris place en bout de table. Le moment de vérité était arrivé. J’avais répété cette scène à plusieurs reprises dans ma tête, tout comme j’avais répété chaque étape de l’obtention de garantie auprès des banques. Cependant, j’avais réalisé qu’il ne s’agissait pas de garantie bancaire mais de la vente de « leur usine ». Je sentais que c’était un crève-cœur pour eux. Tantôt hésitants, tantôt fiers de leur entreprise, ils devaient faire ce sacrifice pour la pérennité de la société et des employés. J’avais alors toussé dans ma main pour éclaircir ma voix et je m’étais lancé : « Messieurs… ». L’un d’entre eux m’avait tout de suite interrompu et m’avait demandé pour qui je travaillais. Le même avait souri, tout comme ses collègues, à l’annonce du nom de ma propre société : « Héméra2 ».Ils avaient alors croisé les bras et posé leur regard sur moi. J’avais tout simplement récité ce que j’avais en tête. Les chiffres, les conclusions de mes recherches. Un silence assourdissant s’était installé dès la fin de ma présentation. Puis l’un d’entre eux avait pris la parole, puis un autre, puis tous s’étaient mis à parler, m’ignorant complètement. Une décharge d’adrénaline s’était déversée dans mon sang tandis qu’ils me proposaient une visite de l’usine. C’était la première fois de ma vie que je visualisais une usine de rouages. J’avais trouvé chaque détail de la visite intéressant. Chaque fois qu’un rouage tombait dans sa boîte en métal, sa musicalité faisait un léger tintement, un « clic » mélodique. Aujourd’hui, quand je vois ce jeune loup, essayant de me persuader de son concept, je ris intérieurement.
Une fois seul dans mon bureau, je m’offre un temps mort. Les mains accrochées à mon expresso, je tourne dans ma tête la création de cette montre holographique. Bien sûr, c’est dans l’air du temps. Si nous ne le faisons pas, quelqu’un d’autre le fera. Dans une société comme la nôtre, il faut être inventif et booster constamment la gamme de produits.
Une petite discussion avec Philippe s’impose. Ami de mon père, je l’ai engagé dès que mon usine a démarré. Je le connaissais déjà, j’avais fait un stage d’été dans son entreprise quand j’étais à l’université. Je l’appréciais et j’étais surtout impressionné qu’il soit devenu assez rapidement PDG d’une société cotée en bourse. Je me souviens qu’il m’avait reçu chaleureusement dans son grand bureau où trônait un gigantesque fauteuil en cuir dans lequel il siégeait. La lumière provenant de la fenêtre derrière lui m’éblouissait et faisait scintiller ses lunettes. Il avait senti, avant mes parents, mon intérêt pour l’horlogerie. Malheureusement, sa société a périclité très rapidement dans les chiffres rouges et il a dû mettre la clé sous le paillasson. Bon ingénieur mais mauvais gestionnaire, je lui ai proposé ce poste et encore aujourd’hui, je ne le regrette pas.
Assis en face de moi, il feuillette les images crayonnées et 3D. Son expression fermée m’indique qu’il réfléchit à la manière de se connecter au smartphone via la montre pour afficher les appels, SMS, rendez-vous, etc.
La fenêtre de mon portable s’illumine, c’est Fred.
Il a raison d’être dubitatif, mais aujourd’hui, je m’offre une soirée.
Comme à son habitude, Philippe me propose la création d’un prototype. Il me convainc de poursuivre l’aventure. Il a ce côté zen qui m’emballe et rarement il se trompe.
La fin de l’après-midi arrive lorsque madame Chopard entre dans mon bureau. Les traits tirés, je devine un problème. Elle s’assied en face de moi, ce qui ne lui ressemble pas. Plutôt debout à mes côtés, j’avoue être perturbé par notre face-à-face.
Elle déglutit à plusieurs reprises et fuit mon regard. Ses jambes parallèles sont serrées et ses petites mains se tortillent sur ses genoux. Étonnamment, elle n’a pas pris de quoi noter.
Je me redresse de ma chaise et appuie mes coudes sur mon bureau. De plus en plus troublé, je la fixe et ses yeux humides, me mettent mal à l’aise.
C’est la première fois qu’elle utilise un langage familier.
Sans voix, je la poursuis du regard se lever et tourner les talons. Sortie de mon bureau, je peine à réaliser ces mots. Je sais qu’elle mettra tout en œuvre pour bouleverser le moins possible mon travail, là n’est pas la question. Je n’ai jamais été confronté à la maladie de quelqu’un et je me sens impuissant.
Tout le monde change de boulot au moins trois fois dans sa vie… Cette phrase, je l’ai entendue et réentendue, sans pour autant y croire. Et pourtant…
Après avoir quitté le commerce de mon père, j’ai travaillé dans un cabinet d’expertise comptable. Nous n’étions pas nombreux. Avec trois comptables juniors, moi et le patron, l’ambiance était plutôt bon enfant. J’ai très vite oublié mon petit tailleur et mes talons afin de m’adapter aux jeans baskets de mes collègues. La taille modeste du cabinet rendait les relations pour le moins directes et l’expérience plutôt formatrice.
Mon premier mandat m’envoyait dans une entreprise de peinture. Comme j’étais seul sur le dossier, j’ai pu côtoyer, pendant pas mal de temps, le patron. Il n’avait que quatre ans de plus que moi et une complicité s’est naturellement installée. J’ai pu examiner ses dossiers tout en profitant de ses enseignements. Seulement ma tâche était bien trop lourde pour que je puisse apprécier pleinement l’expérience. Je travaillais dix heures par jour, six jours sur sept. Ce qui ne me laissait pas beaucoup de temps pour apprendre et surtout pour comprendre les rouages particuliers de l’expertise.
Ce travail m’offrait un beau salaire et mon premier achat fut une voiture. J’ai opté pour une petite Subaru 1000 de couleur gris métal. Elle m’a tout de suite fourni un sentiment de liberté et d’indépendance, tant recherché.
Quelques mois plus tard, l’envie de rejoindre une grande compagnie horlogère m’a reprise. Mes parents et plus particulièrement mon père, a rapidement détecté mon ennui et il a eu cette phrase :
« Emma, combien de temps penses-tu continuer à perdre ton énergie dans cette fiduciaire ? ». J’avais répondu que je ne savais pas mais il ne m’en a pas fallu plus pour postuler dans l’entreprise horlogère la plus convoitée du pays. À la suite de l’envoi d’une offre d’emploi spontanée, et un karma au zénith, j’ai été engagée dans la société de mes rêves. Même si ce n’était qu’une succursale, une grande joie subversive m’animait.
J’adore mon job. Je suis assistante de direction d’un patron charmant, attentionné et vraiment très compétent. Il me laisse l’espace désiré et je suis sur un petit nuage. J’ai même le temps de voir un homme. Nous nous sommes rencontrés à la foire de Bâle. Nos stands étaient contigus et les moments creux de la journée nous ont permis de nous découvrir.
Lorsque je lui ai demandé ce qui l’attirait dans l’horlogerie, il m’a répondu :
J’ai ri quand il m’a donné le nom de l’entreprise car nous travaillons avec elle. En revanche, je ne savais pas que c’était encore une société familiale.
Rigolant à gorge déployée, la tonalité de sa voix m’a littéralement enivrée. Il prononçait certains mots d’une façon aspirée ou roulée et je n’ai pas su tout de suite si cet accent venait du Suisse allemand ou de l’allemand. Quoi qu’il en soit, il était craquant.
Je me suis arrêtée et l’ai fixé intensément. Moi, rebelle ? Le rouge aux joues, nous avons continué à discuter comme si de rien n’était.
La fin de la foire arrivait à grands pas et je n’avais pas du tout la tête aux rencontres. Du coup, j’ai commencé à l’éviter. Mais il ne l’entendait pas de cette oreille et a continué à me poursuivre de ses assiduités. J’ai fini par céder et il a déroulé son numéro de séducteur. Flattée mais pas folle, je me connais trop bien et sais qu’émotionnellement, les hommes sont des nains de jardin. Je l’ai laissé me tenir la main, échanger notre premier baiser…
Après le rush de la foire, revenir à une cadence « normale », représente un havre de paix. L’afflux des visiteurs, la réalisation de bonnes affaires engendrent pas mal d’euphorie. Les nuits sont courtes.
Comme chaque début de semaine, je retrouve mon patron dans son bureau pour parler logistique, budget, avec en plus, l’élaboration du bilan de la foire. La tête appuyée contre le haut de son siège, les yeux dans le vague, il contemple le lac de Bienne. Dès qu’il se tourne vers moi, je sens son humeur morose.
Le regard soudain grave, j’ai l’impression qu’il va m’annoncer une catastrophe.
Enfin ! Mon rêve devient réalité.
Une émotion de joie emplit mon cœur qui transparaît instantanément.
Il me regarde comme un père et me fait signe de m’en aller
De retour à ma table de travail, je saute sur ma chaise de contentement. Mon portable s’illumine, c’est Antoine.
En début d’après-midi, une enveloppe épaisse trône sur mon bureau avec la mention « Assistante de direction à la DG ». Je me rue littéralement sur mon coupe-papier. Lorsque je l’introduis dans la fente de l’enveloppe, un sentiment d’excitation me gagne. À l’intérieur, un cahier des charges de la fonction, épinglé d’une carte de visite, m’indique qu’il provient de madame Chopard.
Elle me donne rendez-vous demain à la première heure, avec comme consigne, la lecture du document joint. La lourdeur de celui-ci, affichant 256 pages, me fait perdre un peu mon enthousiasme. Mais très vite, je me plonge dans le dédale des pages et oublie le temps.
Antoine m’envoie plusieurs textos afin que je le rejoigne. À 19 heures, n’étant qu’à la moitié du document, je décline le resto. Un peu agacé, je lui promets de me rattraper durant le week-end, il capitule.
Tandis que j’ouvre les fenêtres de ma chambre, l’air du matin calme me rassérène et présage une journée douce comme je les aime. Ce nouveau départ professionnel m’a tenue éveillée une partie de la nuit et mon petit-déjeuner a du mal à passer. Lorsque j’ouvre mon dressing, je retire de sa housse une robe tailleur correspondant au code vestimentaire de ce genre de poste. Je choisis des bas de soie doux et légers avec un porte-jarretelles, et un soutien-gorge plongeant. Devant le miroir de la salle de bains, je déploie un effort tout particulier à l’application de mon maquillage. Dans des moments marqués comme celui-ci, ces petits rituels m’ont toujours soutenue et donné une certaine assurance.
Je connaissais les bureaux de la DG pour y avoir fait une visite organisée. Chaque nouvel employé commence sa première journée de travail par la tournée des succursales et de la DG.
Déjà très admirative la première fois, un sentiment de victoire me parcourt et pleine d’énergie, je passe la porte d’entrée principale de la société « Héméra ». Je me retrouve dans un environnement translucide, si bien que je vois les différents étages constituant les différents bureaux. Telle une fourmilière, je ne perçois que des costumes cravate et des tailleurs foncés se déplaçant à toute allure.
La réceptionniste, un sourire mannequin aux lèvres, me tend un badge sur lequel est écrit :
« Emma Jacquet-Droz, assistante de direction ».
Dans l’ascenseur et dans les couloirs, je remarque un nombre incalculable de nano caméras de surveillance. Bien sûr, les bureaux de la direction se trouvent au dernier étage, emblème de la pyramide du pouvoir.
Là, encore, une réception. Cependant, le cerbère derrière le comptoir est beaucoup moins sympathique que la panthère du rez-de-chaussée. Un salut très bref, glacial comme une banquise, m’accueille et m’introduit dans le bureau de madame Chopard.
Changement de décor. Une femme aux cheveux grisonnants, la tête plongée dans des dossiers, derrière un bureau de ministre, feuillette des documents. D’un geste directorial, elle m’invite à m’asseoir sans relever la tête. Ajustant ma robe, je pose mes fesses sur le bord de la chaise et dépose ma serviette sur le sol. Je profite de ce moment de solitude pour zoomer l’endroit. Une lumière éblouissante inonde une partie de la pièce. Des œuvres d’art contemporaines jonchent les murs et les meubles. Elles représentent essentiellement des éléments constituant une montre. Mon œil est particulièrement attiré par un balancier cuivré. Il oscille autour d’un axe comportant un poids à son extrémité. Hypnotisée par son mouvement semi-circulaire, je ne me rends pas compte que madame Chopard me déshabille du regard.
Revenant sur terre, je secoue la tête comme un chien expulsant l’eau de son poil et la regarde intensément. Son visage anguleux, percé d’yeux bleu gris, me sonde. Le sourire bienveillant, elle me fait penser à ma mère.
Bizarrement, son ton plaisantin me désarme et je m’enfonce dans ma chaise.
J’opine de la tête et lui souris béatement.
De plus en plus amusée, j’ai l’impression de la connaître depuis des années.
La vache ! Comme enculeur de mouche, on ne fait pas mieux ! C’est quoi cette espèce de toc ?
Je n’ai pas connu beaucoup de patrons mais celui-ci a l’air spécialement pénible…
Mon père, bordélique invétéré, cultivait des cascades de papiers défiant les lois de la gravité. Le foutoir était sa seconde nature. Mon patron précédent était plutôt ordonné, mais pas maniaque. L’actuel, ça dépend des jours. Mais alors celui-ci, il dépasse l’entendement.
Sans préambule, elle me désigne mon bureau comme un chef d’orchestre et me dit : « Ce n’est pas le grand luxe mais vous vous y ferez ». Je découvre une espèce de cagibi sans fenêtre, qui indubitablement devait servir de pièce de stockage. À peine ai-je la possibilité de me retourner entre le bureau et le mur du fond. Il y règne une odeur de carton et de poussières qui me donne des haut-le-cœur. Un meuble de travail sur lequel vit un PC emplit l’espace. Je ne comprenais pas pourquoi il y avait des étagères dans le couloir, collées au mur juxtaposant la porte d’entrée de mon nouveau territoire. Maintenant, je sais. Je ne me démonte pas et prends le parti de m’installer sans faire de vague. Accrochant mon manteau au dossier de ma chaise, j’entreprends les dossiers maculant ma table de travail.
Alors que je suis absorbée dans une étude de marché, mon estomac gronde.
Quatorze heures ! Et merde !
Je pensais me délecter de ce nouveau travail et en fait, la sensation d’être évincé de cet univers élitiste me peine. Je suis désormais assistante de direction à la DG, dans un réduit suranné, inconnue de tous. Je m’étais imaginé une place au soleil, pourvue d’une magnifique rangée de pins mais celle-ci cache la forêt.
Je sors de mon trou à rat, la mine boudeuse et percute un homme à l’allure élégante.
Et il repart en direction de l’ascenseur.
De retour dans ma pièce borgne, je m’attarde sur un nouveau concept de montre. L’innovation trouve sa source dans sa technologie. Attablée depuis quelques heures, je suis frigorifiée et l’envie d’une boisson chaude me prend. Madame Chopard ne m’a pas montré la salle de pause et je décide de m’aventurer dans l’entreprise.
Dans les couloirs règne une atmosphère sereine jusqu’au moment où j’atteins la réception. La pollueuse d’un climat polaire qui séjourne derrière son comptoir va être un de mes premiers chevaux de bataille.
Le sourire gras, mi-figue, mi-raisin, elle me regarde avec ses yeux de porcin.
Dans la salle, plusieurs collaborateurs discutent joyeusement. Même après m’être présentée, l’ambiance demeure détendue.
Un homme, au regard compatissant et inquiet, m’interpelle.
Tout sourire, il m’invite à m’asseoir.