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EditorialSi les Pères ont dû lutter à l’extérieur contre les hérésies et les actions du Malin, ils n’en ont pas moins mené un combat spirituel en eux-mêmes, en particulier lorsqu’ils ont été face à eux-mêmes dans le désert ; aussi ont-ils personnifié cette lutte avec le mal à travers les figures protéiformes du diable et des démons qui abondent, par exemple, dans la Vie d’Antoine, que présente Jeannine Siat, et qui ont donné lieu à une iconographie multiforme. Mais les Pères n’en sont pas restés à cette lutte. Comme le Christ et avec lui, ils ont triomphé du Malin. Ainsi Antoine apparaît-il comme l’homme accompli, comme un alter Christus, à l’issue de cette lutte. C’est au discernement des esprits que les Pères invitent en des traités qui, par la finesse de leur analyse psychologique, sont toujours d’actualité. Lors des Rencontres nationales de patristique de Carcassonne, dont Patrick Laurence a été le maître d’œuvre, ce thème du diable et des démons a été étudié de diverses manières. Daniel Vigne et Régis Courtray l’ont repris à travers la figure de l’Antichrist chez S. Irénée et celle de Nabuchodonosor, qui s’effondrent avec l’avènement du Christ. Marc Milhau et Patrick Laurence l’ont envisagé à travers des Vies de saints, celle de saint Martin et de sainte Mélanie, où les métamorphoses du démon sont nombreuses et hautes en couleur. Finalement, Marie-Ange Calvet-Sebasti souligne que Grégoire de Nazianze identifie le diable aux ténèbres et elle montre qu’il prend, dans l’œuvre du Cappadocien, diverses expressions : celle du païen, de l’hérétique, de l’adversaire…, de celui qui choisit le mal.
Marie- Anne VANNIER
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« Il n ous faut être continuellement en éveil quant à cette triple cause de nos pensées, et appliquer à toutes celles qui émergent dans notre coeur un sagace discernement. Nous en rechercherons dès le principe l’origine, la cause, l’auteur afin de considérer, d’après le mérite de celui qui les suggère, l’accueil que nous leur devons faire. Ainsi deviendrons-nous, selon le précepte du Seigneur, d’habiles changeurs.
L’habileté et la science des changeurs triomphent à discerner l’or parfaitement pur et celui qui n’a pas subi au même degré l’épreuve du creuset. Qu’un vil denier de cuivre essaie d’imiter la monnaie précieuse, en se couvrant des apparences et de l’éclat de l’or, leur oeil exercé n’y sera point trompé. Puis, non seulement ils savent reconnaître les pièces portant effigie des tyrans, leur sagacité va encore plus loin, et discerne celles-là mêmes qui, marquées à l’empreinte du roi légitime, ne sont pourtant qu’une contrefaçon. Ils recourent enfin à l’épreuve de la balance, pour voir si rien ne manque du juste poids.
Notre devoir, à nous, est de porter dans les choses de Dieu toutes ces mêmes précautions, comme il ressort du nom même de changeurs que l’Évangile nous propose en exemple. »
Jean CASSIEN, Conférence I, 20, SC 42, pp. 101-102.
Le diable et les démons chez les Pères
CPE n° 120
Éditorial — Marie-Anne VANNIER
Le diable, adversaire acharné des Pères du désert — Jeannine SIAT
L’Antichrist chez S. Irénée — Daniel VIGNE
Nabuchodonosor, figure du diable chez Jérôme — Régis COURTRAY
Le diable dans la Vita Martini — Marc MILHAU
Mélanie la Jeune face à l’Ennemi : le diable dans l’hagiographie — Patrick LAURENCE
Visages du démon dans l’oeuvre de Grégoire de Nazianze — Marie-Ange CALVET-SEBASTI
Actualité des Pères de l’Église
Si les Pères ont dû lutter à l’extérieur contre les hérésies et les actions du Malin, ils n’en ont pas moins mené un combat spirituel en eux-mêmes, en particulier lorsqu’ils ont été face à eux-mêmes dans le désert ; aussi ont-ils personnifié cette lutte avec le mal à travers les figures protéiformes du diable et des démons qui abondent, par exemple, dans la Vie d’Antoine, que présente Jeannine Siat, et qui ont donné lieu à une iconographie multiforme. Mais les Pères n’en sont pas restés à cette lutte. Comme le Christ et avec lui, ils ont triomphé du Malin. Ainsi Antoine apparaît-il comme l’homme accompli, comme un alter Christus, à l’issue de cette lutte. C’est au discernement des esprits que les Pères invitent en des traités qui, par la finesse de leur analyse psychologique, sont toujours d’actualité.
Lors des Rencontres nationales de patristique de Carcassonne, dont Patrick Laurence a été le maître d’oeuvre, ce thème du diable et des démons a été étudié de diverses manières. Daniel Vigne et Régis Courtray l’ont repris à travers la figure de l’Antichrist chez S. Irénée et celle de Nabuchodonosor, qui s’effondrent avec l’avènement du Christ.
Marc Milhau et Patrick Laurence l’ont envisagé à travers des Vies de saints, celle de saint Martin et de sainte Mélanie, où les métamorphoses du démon sont nombreuses et hautes en couleur.
Finalement, Marie-Ange Calvet-Sebasti souligne que Grégoire de Nazianze identifie le diable aux ténèbres et elle montre qu’il prend, dans l’oeuvre du Cappadocien, diverses expressions : celle du païen, de l’hérétique, de l’adversaire…, de celui qui choisit le mal.
Marie-Anne VANNIER
Qui ne connaît ces terribles attaques et ces luttes épuisantes des Pères du désert contre le diable sous toutes ses formes ! Luttes physiques, luttes spirituelles, elles sont légendaires. Elles sont les plus acharnées au début du mouvement érémitique, alors que les premiers anachorètes s’enfoncent dans le désert pour y trouver la solitude. Ils sont seuls dans l’immensité d’un monde hostile et leur spiritualité repose sur cette lutte contre le démon pour y trouver Dieu, tout comme Jésus lors de sa tentation dans le désert.
La période qui nous intéresse ici est celle des débuts, celle où les premiers anachorètes ont affronté le démon de manière presque continue, avec une violence inouïe. Les exemples les plus terrifiants viennent de ces périodes héroïques. En affrontant ces démons, ils attendent la purification de leurs péchés, le triomphe contre le mal et la récompense suprême, la vision de Dieu. Aller vers le Christ, la perspective de cette victoire définitive les soutient et les aide à surmonter toutes les embûches et toutes les ruses du démon.
Antoine et les premiers anachorètes connus, Paul, les deux Macaire, Amoun, forment le creuset d’un mouvement monastique tout à fait nouveau. La renommée de ce mouvement attire des personnages célèbres qui ont laissé leur témoignage : Rufin, Évagre, Basile ou encore Jérôme. Enfin Cassien. Ils sont tous séduits par ce nouveau style de vie spirituelle et leurs fondations monastiques seront marquées par ce mouvement égyptien.
La source la plus précieuse, celle qui présente de manière intense la densité de la vie de l’anachorète, est bien l’œuvre de S. Athanase. Dans la Vie d’Antoine écrite tout de suite après la mort du fondateur, l’évêque fait toucher du doigt cette lutte de l’homme contre le démon dans tous les instants de sa vie. Œuvre sans doute idéalisée qui voit le jour dans les déchirements de la crise arienne mais qui montre l’attachement de ce mouvement, malgré ses extravagances apparentes, à l’Église du Christ. Très vite traduite en latin, cette œuvre suscite un accueil enthousiaste en Occident. D’autres écrivains suivent les traces d’Athanase : Jérôme avec la Vie de Paul, Palladius avec l’Histoire lausiaque, de la fin du IVe siècle. Les Apophtegmes viendront plus tard. Mais aucun de ces textes ne nous introduit de manière aussi magistrale que la Vie d’Antoine dans la globalité de la vie de ces anachorètes avides de dépassement.
I. Aller au désert pour y affronter le démon
Les récits les plus terrifiants de ces luttes nous viennent de ces premiers anachorètes. Antoine est certainement le prototype de ceux qui ont dû affronter le démon avec une telle violence.
Antoine est né aux environs de 250, en Égypte moyenne, dans une famille d’agriculteurs assez aisés où il a été élevé dans la religion chrétienne. Il perd ses parents à dix-neuf ans et la tradition veut qu’il ait entendu l’appel de se retirer du monde lors d’une prédication à la messe du dimanche au cours de laquelle étaient lues les paroles de Jésus au jeune homme riche : « Va, vends tous tes biens et donne l’argent aux pauvres » (Mt 19, 21). Ce qu’il va faire. Il garde une part pour assurer l’avenir de sa sœur et se retire près d’Élie, un solitaire qui vivait près de son village. Plus tard, à des solitaires qui viendront le consulter il dira : « N’ayons donc aucun désir de rien posséder. Car, quel avantage y a-t-il à posséder des choses que nous ne saurions ensuite emporter avec nous ? Mais efforçons-nous d’en acquérir qui nous suivront dans le tombeau[1]. »
Durant ce premier séjour de solitaire Antoine lutte contre le démon qui essaie de le détourner de sa voie, sans succès. Et le diable lui apparaît sous une forme toute noire, Antoine lui résiste en fondant sa foi sur les paroles de l’Évangile et de S. Paul.
Antoine commence alors sa vie d’ascèse : veilles, jeûnes et surtout il décide de se retirer dans un sépulcre loin du bourg, demandant à un ami de lui apporter du pain de temps en temps. Et le diable va l’attaquer :
Le diable ne le pouvant souffrir et craignant que, dans un peu de temps, le désert ne fût rempli de solitaires, il vint de nuit avec une grande troupe de ses compagnons et le battit de telle sorte qu’il le laissa par terre tout couvert de plaies et sans pouvoir dire une seule parole, à cause de l’excès des douleurs qu’il ressentait et qu’il assurait depuis avoir été telles qu’elles ne peuvent être égalées par tous les tourments que les hommes sauraient nous faire endurer[2].
Il est sauvé par son ami qui le porte à l’église. À son retour dans son tombeau, à nouveau les démons le guettent et l’attaquent :
« Préparons-nous à l’attaquer d’une autre manière, puisqu’il ne nous est pas difficile d’inventer diverses sortes de méchancetés pour nuire aux hommes. » Ensuite à ces paroles cette troupe infernale excita un si grand bruit que toute la demeure d’Antoine en fut ébranlée et, les quatre murailles de sa cellule étant entrouvertes, les démons y entrèrent en foule et, prenant la forme de toutes sortes de bêtes farouches et de serpents, remplirent incontinent ce lieu de diverses figures de lions, d’ours, de léopards, de taureaux, de loups, d’aspics, de scorpions et d’autres serpents, chacun desquels jetait des cris conformes à sa nature […] et il n’y avait un seul de ces animaux dont le regard ne fût aussi cruel que farouche, et dont le sifflement ou les cris ne fussent horribles à entendre. Antoine, étant ainsi par eux accablé et percé de coups, sentait bien augmenter en son corps le nombre de ses blessures, mais son esprit, incapable d’étonnement, résistait à tous ces efforts avec une constance invincible[3].
Pourtant Antoine, ainsi accablé et dans une douleur excessive, se moque de tous ces démons et invoque le Seigneur et : « Les démons, ayant tenté en vain toutes sortes de moyens, grinçaient des dents[4]. » L’épreuve est achevée, les démons disparaissent, la lumière du jour apparaît et le tombeau retrouve son aspect primitif. Antoine prie : « Où étiez-vous mon Seigneur et mon maître, et pourquoi n’êtes-vous pas venu dès le commencement afin d’adoucir mes douleurs ? » Une voix lui répondit : « Antoine, j’étais ici, mais je voulais être spectateur de ton combat. Et maintenant que je vois que tu as résisté courageusement sans céder aux efforts de tes ennemis, je t’assisterai toujours et rendrai ton âme célèbre par toute la terre[5]. »
La grande épreuve d’Antoine est enfin achevée. En quoi a-t-elle consisté ? Fièvre, délire, fantasmes, tentations violentes résumées ici dans l’attaque des animaux sauvages ? Les réponses d’Antoine sont lucides, sensées, fondées sur les Écritures : est-ce une manière de présenter l’importance de la lutte contre soi-même lorsque l’on veut vivre dans le désert comme solitaire ? Antoine est le prototype, le père des autres solitaires : pour un anachorète il est indispensable de lutter contre le démon.
Après cette épreuve, Antoine se retire encore plus avant dans le désert vers la mer Rouge, dans les montagnes de Pispir où des disciples viendront écouter son enseignement et finalement il achève sa vie dans le désert de Thébaïde orientale où il aura la satisfaction de rencontre le premier ermite, Paul, qu’il enterrera.
Si Antoine continue à rencontrer le démon sous des formes animales ou monstrueuses, les violences qu’il a vécues sont achevées. Il est conscient que la voie qu’il a choisie est un combat sans répit pour triompher du mal. Imprégné de l’enseignement de S. Paul aux Éphésiens, il l’applique au sens littéral : il a revêtu l’armure de la foi, le casque du salut et la gloire de l’Esprit pour résister aux embûches du démon.
D’autres anachorètes sont poursuivis par le démon, ils sont affrontés à des visions, à des animaux fantastiques et à des fantasmes. Ainsi, Nathanaël raconte :
Je voulus une fois tenir mon esprit, pendant cinq jours, concentré sur Dieu. Cette décision arrêtée, je ferme ma cellule et ma cour, pour n’avoir à m’occuper de personne, et je commence, debout, à partir de lundi. Je donne donc cette consigne à mon esprit : « Ne descends pas des cieux ! Tu as des anges, des archanges, les puissances d’en haut, le Seigneur de l’Univers, ne descends pas au-dessous du ciel. » J’avais tenu bon deux jours et deux nuits ; mais je mis tellement le démon en furie qu’il se fit flamme de feu et brûla tout ce que j’avais dans ma cellule ; même la natte sur laquelle je me tenais fut consumée par le feu, et je pensai être moi-même complètement rôti. Finalement, prenant peur, j’abandonnai le troisième jour : je n’avais pas pu tenir concentré mon esprit[6]…
Heureusement pour lui !
Certains Pères, à cause de leur piété et de leurs aptitudes à lutter contre le Malin, ont obtenu la grâce de pouvoir chasser les démons chez les possédés. Le Père Antoine bien sûr, Macaire, mais aussi le frère Paul le Simple. Ce Père, dont nous verrons comment il est devenu moine, avait une confiance très grande en Jésus et au Père Antoine ; à cause de sa foi et de sa grande simplicité, il avait eu ce charisme de chasser les démons. Un jour, on amena à Antoine un démoniaque possédé d’un esprit terrible, Antoine l’amena à Paul, lui demandant de le délivrer. Paul fait une prière et interpelle le démoniaque : « Le Père Antoine le dit, sors de cet homme. » Le diable l’injurie. Paul tape dans le dos du possédé et redit la même formule ; même réponse, encore plus virulente. Alors Paul se fâche contre le démon, il sort de sa cellule et en pleine heure de midi s’expose au soleil et prie : « Jésus-Christ, crucifié sous Ponce Pilate, je ne quitte pas ce rocher, vois-tu, je ne mange pas ni ne bois, dussé-je en mourir, si tu ne chasses pas l’esprit hors de cet homme, si tu ne délivres pas cet individu ! » Or, avant que ces paroles fussent même achevées dans sa bouche, le démon se mit à vociférer : « Au secours ! On me met à la porte ! La simplicité de Paul me chasse ! Et où aller ? » Et, sur-le-champ, l’esprit sortit, et il se métamorphosa en un dragon énorme de soixante-dix coudées qui rampait vers la mer Rouge[7].
Le démon est omniprésent dans ces terres désertiques, il s’en prend aux moines et aux hommes en général car son projet est de les décourager, de les entraîner dans des frayeurs telles qu’ils ne peuvent supporter ces solitudes arides. Car, si le démon triomphait et faisait disparaître les premiers pas de ce monachisme original, ce serait un échec pour le Christ. Mais les Pères du désert mettent leur confiance dans ce Seigneur pour qui ils sont là, pour suivre son exemple. Ils sont venus pour affronter le démon dans la prière. C’est justement ce dont se plaignent les démons à Antoine : ils ont dû fuir la ville où les églises remplacent peu à peu les temples païens ; ils ont dû fuir les champs où le christianisme commence à prendre racine grâce à l’évangélisation depuis le IIIe siècle. Il ne leur reste que le désert. Comment peuvent-ils supporter que des hommes de Dieu s’y installent, où trouver désormais des refuges ? C’est pourquoi les démons mettent toute leur vigueur à empêcher ces hommes de s’y fixer définitivement ; les abattre est une nécessité pour les démons. C’est l’explication d’Athanase.
II. Aller au désert pour y combattre ses propres démons
Le combat des Pères du désert revêt aussi des aspects moins matériels, il est de plus en plus un combat spirituel durant lequel l’anachorète est affronté à une lutte tout aussi difficile mais plus subtile.
Bien conscients que le Christ a vaincu le démon, ils se sentent appelés à suivre ce même combat pour déloger les démons du Royaume. Lutte constante de l’homme confronté à ses tentations et à ses faiblesses mais qui lui permet de se découvrir tel qu’il est et de perdre ses illusions sur ses capacités. La tentation va devenir chemin vers Dieu grâce au combat mené par chacun pour sa propre purification et pour celle du monde.
Si l’anachorète est parti dans le désert pour se dépouiller de ses habitudes et de sa vie précédentes, il n’est pas facile d’y parvenir sans jeter un regard en arrière. Même le grand Antoine a été tenté par le démon qui voulait le pousser à penser à sa maison et à son confort. D’autres sont hantés par des défauts qu’ils avaient précédemment : gourmandise, paresse, débauche, brigandage ! La seule voie pour s’en sortir est l’ascèse, continue, exigeante, jusqu’à rompre les forces physiques du corps, lutte continue contre le démon intérieur qui les assaille. Ils s’imposent jeûnes, veilles et autres pratiques, pour mater leur corps et leur instinct.
Le Père Nathanaël eut bien du mal à garder sa cellule à ses débuts de vie d’anachorète. Le démon en profite. Nathanaël occupe une première cellule qu’il s’est construite. Au bout de quelques mois le démon le pousse, par l’ennui, à se construire une autre cellule, plus proche du village. Mais au bout de trois ou quatre mois, le démon survient auprès de lui dans sa cellule, vêtu en soldat, avec un fouet. Nathanaël l’interroge et le démon lui répond : « Je suis celui qui t’a poussé en dehors de ta cellule là-bas. » Nathanaël comprend alors qu’il a été joué par le démon, il repart dans sa première cellule dont il ne sortira plus. Pourtant le démon continue à le poursuivre. Des évêques viennent lui rendre visite et la politesse aurait voulu que le moine les raccompagne pour les saluer. Mais il reste dans sa cellule. À ceux qui lui reprochent son manque de respect et de politesse, il répond : « Moi, je suis mort à ces messieurs et au monde, j’ai mon idée dans ma tête et Dieu connaît mon cœur, aussi je ne les reconduis pas. » Il a préféré se faire mal juger plutôt que d’enfreindre son vœu de ne pas quitter sa cellule.
Une autre fois encore le démon tentera de l’entraîner au dehors en empruntant la voix d’un enfant. Celui-ci appelle Nathanaël à son secours pour l’aider à distribuer les pains avant la nuit afin de ne pas être attaqué par les hyènes. Nathanaël est perplexe, il hésite et il prie. Puis il répond au gamin d’avoir confiance en Dieu qui le protégera. Nathanaël ne sort pas et échappe à la ruse du démon. Celui-ci comprend sa défaite et s’évanouit dans un bruit de tempête et d’onagres bondissants[8].
Macaire s’imposait une vie ascétique très dure. Il essayait aussi de se priver de sommeil ; il réussit à ne pas dormir durant vingt jours. Mais finalement, il dut reconnaître ses limites : « Si je n’avais pas pris de sommeil mon cerveau aurait éclaté[9]. » Mais lui aussi est pris par le désir de voyager, d’aller à Rome. Pourtant il comprend qu’il s’agit d’une ruse du démon. Alors, il se couche sur le seuil de sa cellule, les pieds à l’extérieur et invective les démons : « Tirez, démons, traînez-moi car je ne m’en irai pas sur mes jambes. » Et il reste ainsi toute la journée. Mais la nuit venue, les démons l’attaquent encore. Il décide alors d’épuiser son corps. Il charge sur ses épaules un lourd panier de sable qu’il transporte à travers le désert. Rencontrant un frère qui se propose de l’aider, il répond : « J’éreinte qui m’éreinte, car, quand je lâche prise, il me met le voyage en tête. » Et il circule jusqu’à ce que son corps soit épuisé. Il peut alors rentrer dans sa cellule, il a vaincu le démon[10].
Quant à Moïse l’Éthiopien, un ancien brigand converti, il a subi des assauts terribles du démon. Il a beau demander conseil, faire cinquante prières par jour, les démons ne le lâchent pas : il avait tellement pris de mauvaises habitudes ! Décidé à ne plus se laisser entraîner par ces démons dans « les désordres de la luxure[11] » et à se débarrasser d’eux, il prend la résolution de ne plus dormir : il va rester debout dans sa cellule durant six ans et passe les nuits à prier. Sans succès. Alors il s’impose une nouvelle ascèse : durant les nuits, il va chercher les cruches des anciens pour les remplir d’eau au puits, un peu trop éloigné pour certains. Une nuit, le démon, fâché de cette résistance, le guette et lui donne un coup de massue. Il le laisse pour mort près du puits. Le lendemain matin, quelqu’un trouve Moïse et le porte à l’église. Il mettra un an à se remettre. Le Père Isidore le pacifie et finalement, le démon qu’il a vaincu ne le poursuit plus.
Antoine met en garde ses jeunes frères contre ces démons infatigables dans leur dessein de faire tomber les moines :
Or, comme (les démons) ne haïssent rien tant que les chrétiens, il n’y a point d’artifices dont ils n’usent pour tâcher de nous empêcher de monter vers le ciel et de remplir les places d’où ils ont été chassés à cause de leur orgueil et de leur révolte. C’est pourquoi nous avons besoin de beaucoup de prières et de saints exercices, dans la vie dont nous faisons profession, afin que, recevant du Saint-Esprit le don de savoir discerner ces esprits de ténèbres, nous puissions connaître quelle est leur nature, lesquels d’entre eux sont les moins méchants, lesquels sont pires, à quelle sorte de malice l’inclination de chacun les porte, et quels moyens il faut tenir pour les terrasser et les mettre en fuite ; car leurs méchancetés sont diverses, et il n’y a point de moyens qu’ils ne tentent pour nous surprendre par leurs embûches[12].
Antoine a expérimenté comme aucun des Pères du désert les assauts du démon et les a combattus de toutes ses forces et de toute sa foi dans le Christ ; il sait mieux que personne combien les ruses du démon sont difficiles à décrypter pour y faire face.
La mission principale que se sont donnée ces Pères est de combattre le démon de toutes leurs forces, démons autour d’eux et en eux, démons chez leurs visiteurs, que ce soient des esprits mauvais qui torturent l’homme ou des maladies réputées incurables, donc provoquées par des démons. Une telle démarche est difficile à comprendre par un esprit rationnel. Comment une poignée d’hommes peut-elle se donner la mission de chasser le mal du monde avec des moyens apparemment si dérisoires ? Qu’est-ce qui les motive, qu’est-ce qui a fait naître en eux une telle vocation ?
III. Aller au désert pour ne plus être qu’un moine et trouver Dieu
Ces hommes qui ont tout quitté, qui s’imposent une vie de plus en plus dépouillée ont un but, un vrai, un but immense.
Être un anachorète, rompre avec tout ce qui pouvait être leur vie précédente, s’imprégner de la prière pour ne plus s’attacher aux choses matérielles, se préparer à l’issue. Toute leur vie devient une tension vers la fin, c’est-à-dire la rencontre avec Dieu. Le chemin est difficile, presque impossible aux yeux de l’homme de nos jours. Certaines pratiques de ces Pères semblent insensées : faut-il ne pas dormir, ne pas manger, se vêtir à peine, avoir si peu d’hygiène… pour aller vers Dieu ? Jésus est leur exemple car il a été tenté ; par contre Jésus a vécu une vie selon les normes de son temps. Ces lieutenants de l’ascèse à outrance se battent pour devenir de « vrais » moine et, à leur mort, retrouver le Christ après avoir vaincu leurs péchés et tous les démons. Ils suivent une voie qui dépasse de loin celle qu’enseignent les Écritures.
Devenir un vrai moine n’est pas simple.
Lorsque Paul vient trouver Antoine pour être moine, le premier des Pères ne lui répond rien, il va d’abord le tester.