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Extrait : "Il y a peu d'hommes qui aient été jugés avec autant de sévérité que le duc de Lauzun, il y en a peu qui l'aient moins mérité. La postérité en a fait le type du lovelace, du mari infidèle, de l'homme à bonnes fortunes, égoïste et sans cœur, qui n'a d'autre but, qui ne poursuit que le plaisir. Il est devenu pour le dix-huitième siècle, un véritable bouc d'Israël, et sa mémoire est chargée de toutes les erreurs, de toutes les iniquités de ses contemporains."
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Seitenzahl: 439
Veröffentlichungsjahr: 2016
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Comte de Biron puis Duc de Lauzun 1747-1793.
On trouvera dans le premier chapitre de cet ouvrage les raisons qui nous ont amenés à écrire la vie du duc de Lauzun. Nous ne voulons, dans cette courte préface, que rappeler les Mémoires dont il passe pour être l’auteur et discuter rapidement leur authenticité si souvent contestée.
Voici, en deux mots, l’histoire du manuscrit publié pendant la Restauration sous le titre de Mémoires du duc de Lauzun.
En 1811, la police impériale fut instruite qu’un manuscrit laissé par le duc de Lauzun allait être imprimé et qu’il s’ensuivrait un grand scandale. Le manuscrit fut saisi. La reine Hortense demanda à le lire, et elle obtint qu’on le lui prêtât pour quelques jours. Elle le fit copier en grande hâte, puis le manuscrit original fut rendu au ministre de la police et brûlé, dit-on, dans le cabinet et sous les yeux mêmes de l’Empereur.
C’est sur une copie de l’exemplaire conservé par la reine Hortense que fut imprimée la première édition des Mémoires de Lauzun, parue en 1821 chez Barrois l’aîné. Elle souleva le plus vif émoi dans toute la société, car plusieurs des personnes auxquelles il était fait allusion, et d’une façon fort indiscrète, vivaient encore. L’édition fut saisie, et de tous côtés s’élevèrent des protestations indignées ; l’ouvrage fut déclaré l’œuvre d’un faussaire. Mme de Genlis alla plus loin encore : elle déclara qu’elle avait vu et lu les véritables Mémoires de Lauzun et qu’ils n’avaient aucun rapport avec « le libelle infâme fait dans l’intention de décrier la noblesse et l’ancienne cour ». Malheureusement la parole de Mme de Genlis n’est pas d’un grand poids : elle a si souvent altéré la vérité, qu’une fois de plus ou de moins ne devait pas l’embarrasser beaucoup. Du reste, toutes les protestations qui s’élevèrent alors étaient trop intéressées pour ne pas être suspectes. Nous n’insisterons pas, et sans entrer dans une discussion qui n’offre pas grand intérêt, nous dirons en quelques lignes les motifs qui nous font croire à l’authenticité des Mémoires du duc de Lauzun.
Pour déclarer ces Mémoires apocryphes, on s’est basé non pas sur leur invraisemblance, mais sur la manière dont ils étaient écrits et composés, sur la légèreté avec laquelle l’auteur a compromis beaucoup de femmes de son époque. Un homme d’autant d’esprit que Lauzun, un si parfait galant homme, ne pouvait, a-t-on dit, avoir commis une œuvre aussi détestable dans tous les sens.
Nous reconnaissons bien volontiers que les Mémoires sont fort mal écrits, longs, diffus, bien souvent ennuyeux et d’une lecture difficile, mais cela ne prouve rien contre leur authenticité. Écrits au courant de la plume, à la diable, si l’on peut dire, et pour le seul amusement d’une maîtresse, ils n’avaient jamais été destinés à la postérité. La négligence même de la forme serait plutôt une preuve d’authenticité ; rien n’était plus facile que d’en faire une œuvre plus correcte et plus attrayante.
Le second argument n’est pas plus sérieux. On a dit que Lauzun était un trop galant homme pour avoir compromis volontairement plusieurs femmes de la société en les inscrivant publiquement sur son carnet d’amour. De nos jours, en effet, le reproche serait d’une exceptionnelle gravité ; il n’en était pas de même au dix-huitième siècle : l’homme qui se vantait de ses bonnes fortunes passait peut-être pour indiscret, mais il n’était pas déshonoré, car on attachait à cette époque aux faiblesses morales une importance beaucoup moins grande qu’aujourd’hui. Du reste, si Lauzun a été indiscret, a-t-il eu le tort grave de compromettre des vertus irréprochables, de ternir des réputations sans tache ? Mais presque toutes les femmes dont il nous raconte si complaisamment les bontés n’en étaient pas à leur coup d’essai ; on n’a qu’à ouvrir les Mémoires du temps pour y lire tout au long leurs aventures.
Bien des raisons morales militent, au contraire, en faveur de l’authenticité de ces Mémoires. S’ils étaient apocryphes, l’auteur, au lieu de nous montrer un Lauzun sentimental et qui se laisse si joliment berner par ses maîtresses, n’aurait pas manqué de nous le présenter conforme à la tradition, c’est-à-dire un vrai roué, un séducteur dans toute la force du terme. En outre, puisqu’il faisait œuvre d’imagination et qu’il cherchait uniquement le bruit, pourquoi a-t-il arrêté en 1783 les aventures de son héros ? pourquoi n’avoir pas poursuivi sa vie jusqu’en 1793 ? pourquoi n’avoir pas accumulé à plaisir les histoires scandaleuses ? Rien n’eût été plus facile.
À nos yeux, l’authenticité des Mémoires de Lauzun n’est pas discutable, et en voici la raison : sur tous les points, et ils sont fort nombreux, où nos documents particuliers nous ont permis de contrôler les Mémoires, nous n’avons jamais trouvé la moindre inexactitude : grands incidents, menus faits, dates, tout est d’une précision, d’une vérité absolue. Qui donc aurait pu connaître la vie de Lauzun d’une façon aussi précise et la pénétrer jusque dans ses détails les plus minutieux ? À chaque instant on trouve dans les Mémoires un fait jeté au hasard de la plume et auquel l’auteur attache si peu d’importance qu’il ne l’explique même pas ; toujours nous avons retrouvé dans nos documents la confirmation du fait et son explication. C’est là, à nos yeux, la preuve la plus évidente que Lauzun est bien l’auteur du manuscrit, car lui seul pouvait l’écrire.
Nous avons dû faire d’assez nombreux emprunts aux Mémoires, surtout dans la première partie de cet ouvrage ; mais nous laissons naturellement à l’auteur, c’est-à-dire à Lauzun, toute la responsabilité de ses assertions.
Pour ne pas donner à cet ouvrage une physionomie austère que le sujet ne comportait pas, nous avons cherché autant que possible à éviter les notes ; si donc nous n’avons pas indiqué toutes nos sources imprimées ou manuscrites, c’est pour éviter des renvois incessants qui auraient complètement déparé le volume. Nous avons largement puisé dans tous les dépôts publics et dans un grand nombre d’archives particulières, mais nous n’avons malheureusement pas été autorisés à les désigner toutes.
Nous adressons nos plus vifs remerciements à M. le marquis de Saint-Blancard, qui a bien voulu nous communiquer le délicieux portrait qui se trouve en tête de ce volume. M. le duc d’Audiffret-Pasquier, M. le comte Théodore de Gontaut-Biron et M. le marquis d’Imécourt ont mis à notre disposition avec la plus entière bonne grâce de riches et nombreux documents ; nous les prions d’agréer l’expression de nos sentiments bien reconnaissants.
État des mœurs pendant la seconde moitié du dix-huitième siècle.
Il y a peu d’hommes qui aient été jugés avec autant de sévérité que le duc de Lauzun, il y en a peu qui l’aient moins mérité.
La postérité en a fait le type du lovelace, du mari infidèle, de l’homme à bonnes fortunes, égoïste et sans cœur, qui n’a d’autre but, qui ne poursuit que le plaisir. Il est devenu, pour le dix-huitième siècle, un véritable bouc d’Israël, et sa mémoire est chargée de toutes les erreurs, de toutes les iniquités de ses contemporains.
Certes nous ne prétendons pas l’innocenter et nous comptons bien ne rien cacher de son existence, mais le libertinage n’était-il pas la règle absolue dans le monde où il a vécu ? L’infidélité conjugale n’était-elle pas admise ? Presque obligatoire pour le mari, n’était-elle pas pour la femme la moindre des peccadilles ? Lauzun a été de son temps. Pourquoi le lui reprocher ?
Mais à côté de ses défauts si soigneusement mis en relief, que de qualités charmantes on oublie de faire valoir ! Ce Lauzun si décrié n’était-il pas bon, généreux, de l’esprit le plus fin, ami sûr et fidèle, brave jusqu’à la folie ? Vit-on jamais cœur plus chaud, âme plus élevée et plus chevaleresque, amant plus tendre et plus passionné ? « Il avait tous les genres d’éclat, beau, brave, généreux, spirituel », dit de lui le prince de Talleyrand. Fersen, dont on ne récusera certes pas le précieux témoignage, l’aimait sincèrement, et après plusieurs mois de vie commune il ne pouvait s’empêcher de s’écrier : « C’est l’âme la plus noble et la plus élevée que je connaisse. »
Les contemporains se sont montrés pour Lauzun plus équitables que la postérité ; c’est sur eux que nous nous appuierons pour réhabiliter cette figure charmante et la mettre sous son véritable jour.
Nous allons accompagner notre héros pendant toutes les années de sa jeunesse et le suivre fidèlement à travers les aventures si variées de son existence. En étudiant sa vie avec sincérité nous verrons combien sont fausses et imméritées les préventions élevées contre lui.
Plus qu’aucun autre le duc de Lauzun a été la personnification la plus complète, la plus brillante de la fin du dix-huitième siècle ; il en a possédé tous les défauts, mais aussi tous les charmes, toutes les séductions, toutes les idées nobles et généreuses.
En le prenant pour sujet de cette étude, nous n’avons pas voulu seulement peindre sa vie orageuse et mouvementée ; nous avons voulu aussi faire revivre avec lui toute une société, qui est alors à l’apogée de son éclat et que la tourmente révolutionnaire va faire disparaître à jamais.
On éprouve un charme mélancolique à voir défiler toutes ces séduisantes et gracieuses figures, à les voir mener gaiement et insoucieusement leur vie alors que le doigt de la destinée les a déjà marquées pour de lamentables épreuves, beaucoup pour le pire destin.
C’est au moment même où cette société va disparaître à jamais qu’elle brille d’un incomparable éclat. D’autres époques ont pu produire plus d’hommes de génie ; à aucun moment il n’y a eu dans toutes les branches de l’esprit humain une culture plus complète, un raffinement plus rare.
Jamais l’esprit n’a été plus apprécié, plus recherché. Tous ces grands seigneurs, toutes ces nobles dames qui composent la cour et la société sont tous des gens du monde accomplis ; ils sont ornés de toutes les grâces que peuvent donner la race, l’éducation, la fortune et l’usage ; ils n’ont d’autre idée que de plaire : être aimable et avoir de l’esprit sont les seuls moyens de réussir. Aussi la conversation des salons est-elle arrivée à son maximum de finesse et d’agrément. Les plaisirs de la société sont le grand objectif ; tout leur est consacré. Les arts, qui sont inimitables comme goût, comme grâce, comme élégance, n’ont d’autre but que d’embellir ces intérieurs aristocratiques, ces boudoirs charmants où l’on se réunit, où l’on cause et où s’ébauchent ces intrigues incessantes, conséquences naturelles d’une intimité de tous les jours et de mœurs faciles.
L’esprit est devenu le dieu du jour, et on lui accorde l’influence qu’en d’autres temps mérita le talent. Avec de l’esprit on fait tout passer. Tout travers, tout vice franchement acceptés et avoués avec des formes spirituelles sont assurés de trouver la plus large indulgence. Il n’y a qu’une chose qu’on ne pardonne pas, c’est le ridicule. Le duc de Guines disait à ses deux filles, le jour de leur présentation à la cour : « Souvenez-vous, mes enfants, que dans ce pays-ci les vices sont sans conséquence, mais qu’un ridicule tue. »
Lorsqu’il s’agit de placer une repartie spirituelle, on n’épargne même ni ses parents ni ses amis. Le maréchal de Noailles avait une réputation de bravoure des plus suspectes. Un jour où il pleuvait, le Roi demanda au duc d’Ayen si le maréchal viendrait à la chasse : « Oh ! que non, Sire, mon père craint l’eau comme le feu. » Le mot eut un succès fou.
Mais l’esprit ne suffit pas seul pour réussir dans la société, il faut aussi avoir bon air, c’est-à-dire un ton excellent, beaucoup de noblesse et d’élégance dans le maintien, dans la manière de s’habiller, de meubler sa maison, de recevoir. Si l’on veut être de la bonne compagnie, il faut avoir bon air. Quand on manque aux usages reçus, on n’est plus qu’une espèce.
Ce raffinement d’esprit et d’élégance a amené insensiblement la suprématie de la femme. Tout pour elle et par elle. Jamais à aucune époque sa domination n’a été plus absolue, plus complète, plus ostensible ; son influence, son empire se retrouvent dans tout ce que nous a laissé le dix-huitième siècle.
Livres, gravures, correspondances, souvenirs, mobiliers, beaux-arts, tout nous parle d’une vie de plaisir et de volupté où la femme joue le premier rôle.
Cette domination incontestée, absolue, place l’homme dans une situation inférieure ; il est aux pieds de celle qui peut tout, qui dispose de tout.
Le règne de la femme amène le règne de l’amour.
L’amour devient la passion exclusive, le but unique de la vie.
Quelle résistance une femme peut-elle opposer aux séductions qui l’entourent ? Quel frein peut la préserver des chutes irréparables ?
Ce n’est pas le lien conjugal, pour lequel le mari affiche tant de dédain et qu’il est de bon ton de considérer comme un ridicule.
L’amour dans le mariage passe pour une faiblesse indigne de personnes bien nées, bonne tout au plus pour les petites gens, qui ne savent s’élever au-dessus des préjugés.
Les jeunes maris s’étudient même à négliger leurs femmes et à manquer vis-à-vis d’elles de soins et de procédés dans la seule crainte du qu’en-dira-t-on. Le libertinage est pour ainsi dire obligatoire, et cette situation singulière motive cette jolie réponse d’un jeune homme sentimental bafoué par ses amis : « Est-ce ma faute à moi si j’aime mieux les femmes que j’aime que les femmes que je n’aime pas ? » Le mariage n’est qu’une convention, un arrangement de famille, un acte utile à la fortune.
Lauzun en se montrant fort médiocre mari ne se distinguera donc nullement de ses contemporains, et il y aurait mauvaise grâce à lui reprocher une attitude qui était la règle commune.
Nous venons de voir comment les maris entendaient la fidélité conjugale ; voyons comment les femmes la comprenaient à leur tour.
Les jeunes filles sont presque toutes élevées au couvent, mais les bruits du monde pénètrent dans ces pieuses retraites, et l’écho des intrigues et des scandales de la cour trouble souvent ces jeunes têtes. Bien avant même d’entrer dans la vie, elles sont édifiées sur la façon dont il la faut envisager ; elles savent qu’on n’aime pas son mari, que c’est là un malheur général et dont on se console fort aisément.
Les parents eux-mêmes ne se désespèrent nullement à la pensée que leurs enfants pourront partager un jour les erreurs de leur temps. Témoin ce joli mot de d’Argenson à propos de sa nièce, Mlle de Bérelle, qui, toute jeune encore, joignait à l’esprit le plus vif une figure charmante. On le félicitait d’avoir une jeune parente qui réunissait tant de moyens de plaire : « Oui, dit-il en souriant, nous espérons qu’elle nous donnera bien du chagrin. »
Comment l’amour aurait-il pu exister dans le mariage ? Au sortir du couvent, la jeune fille épousait un homme qu’elle ne connaissait pas, qu’elle n’avait généralement jamais vu, et pour le choix duquel les parents n’avaient considéré que la position et la fortune. Le mariage avait lieu. Au bout de peu de jours, la jeune femme se voyait délaissée et trompée : sans soutien moral, sans appui, entourée des plus mauvais exemples, en butte à toutes les sollicitations, elle était bien mal armée pour résister au plus doux penchant de la nature : « Je ne saurais condamner une femme lorsqu’elle aime et qu’elle est tendrement aimée, dit Mme de X… à une amie. Je vous dirai même entre nous que je ne sais pas trop comment on fait pour résister. » Aussi ne résistait-on pas. Quant à celles qui par accident restaient fidèles, on ne leur savait nul gré de leur vertu. « La fidélité fait les plus sottes femmes », disait M. de Boissi.
Du reste la femme fidèle paraît aux contemporains un phénomène si surprenant que le prince de Ligne pouvait écrire : « La femme la plus sage a son vainqueur ; si elle l’est encore, c’est qu’elle ne l’a pas rencontré » ; et il ajoutait finement : « C’est cette moitié de soi-même qu’on cherche toujours qui fait faire tant d’extravagances. »
Les jeunes gens ne songeaient qu’à l’amour, et toutes les femmes étaient l’objet de leurs obsessions. « Vous entrez dans le monde, disait Mme de Montmorin à son fils, je n’ai qu’un conseil à vous donner, c’est d’être amoureux de toutes les femmes. » L’idée d’avoir un amant paraissait du reste aux jeunes femmes toute simple et toute naturelle ; lorsque Mme de M… fut quittée par le vicomte de Noailles ; elle tomba dans un grand désespoir et elle s’écriait naïvement : « J’aurai vraisemblablement beaucoup d’amants ; mais je n’en aimerai jamais aucun autant que j’ai aimé le vicomte de Noailles ! »
Les femmes qui ont la prétention de n’avoir qu’une seule passion sont les puritaines, les vertueuses. Mais la plupart pensent bien qu’elles en auront plusieurs ; car, « en amour, il n’y a que les commencements qui soient charmants, et c’est pour cela qu’on éprouve tant de plaisir à recommencer souvent ».
L’adultère est admis, tout le monde s’en fait le complice. La femme du monde déclare une liaison en se montrant en grande loge avec son cavalier à l’Opéra. Le jour où la désillusion arrive, elle rompt tout simplement et passe à d’autres amours. « Fais-moi grâce de tes raisonnements, dit une femme à sa sœur qui lui reproche son inconstance, mon amant m’ennuie, et je le quitte. J’ai cru l’aimer, je me suis trompée, voilà tout. »
Quant à l’amant abandonné, va-t-il se morfondre en de stériles regrets ? Quelle folie ! « Une jolie femme vous a quitté pour un de vos amis, chantez ; demain vous aurez la sienne, et il sera bien plus à plaindre que vous, parce qu’il ne sait peut-être pas qu’il faut chanter. »
Voilà la morale du temps. Mais l’inconduite de la femme amène-t-elle le mari à s’ériger en justicier ? Provoque-t-elle ces égorgements à huis clos, si chers à notre société et qui vengent à la fois, paraît-il, la morale et l’honneur du mari, également outragés ? Il n’en était rien, fort heureusement.
Le mari avait la sagesse de ne point exiger de sa femme une vertu qu’il ne gardait point lui-même. La loi cependant l’armait d’un pouvoir redoutable, puisque s’il fournissait la preuve de l’adultère, il pouvait obtenir une lettre de cachet et faire enfermer la coupable dans un couvent pour le restant de ses jours ; mais il n’usait presque jamais de ses droits. On peut compter les cas où il y eut recours.
L’insouciance était donc la vertu du mari ; il fermait les yeux et ne demandait qu’une certaine décence dans la conduite. Le marquis de X… disait à sa femme : « Je vous permets tout, hors les princes et les laquais. » En effet, ces deux extrêmes déshonoraient par le scandale. Rappelons ce mot d’une si surprenante philosophie échappé à un mari qui trouvait sa femme en galant entretien : « Quelle imprudence, madame ! si c’était un autre que moi ! » Mais si chacun vit de son côté et choisit ses amusements et ses sociétés, les époux ne manquent jamais cependant aux égards que l’on se doit. Devant le monde la tenue est parfaite.
Ces quelques exemples montrent bien quel était l’état des mœurs à cette époque. Le règne de l’amour a amené le règne du plaisir ; le sentiment passionné et élevé a été usé par l’abus même que l’on en a fait, on en plaisante les exagérations, on le raille agréablement ; il est remplacé par la volupté, et aux sentiments éternels a succédé le caprice, la fantaisie : « C’est une passade et rien de plus », dit une femme en parlant d’un amant heureux.
Quelquefois, mais la chose était rare, le goût succédait à la jouissance, et l’on continuait à vivre ensemble, avec des ménagements mutuels ; alors on qualifiait une telle inclination du titre de respectable.
Dans une comédie de M. de Forcalquier, un valet de chambre moraliste disait plaisamment en parlant de la conduite de son maître avec les femmes : « N’en pouvant estimer aucune, il a pris le parti de les aimer toutes. »
C’était le parti auquel on s’arrêtait généralement. Il ne faudra donc pas attacher aux bonnes fortunes de Lauzun plus d’importance qu’elles ne comportent ; on voit ce qu’elles valaient à une époque où un contemporain pouvait aller jusqu’à dire : « Les femmes sont à présent si décriées qu’il n’y a même plus d’hommes à bonne fortune. »
Cette excessive liberté de mœurs n’était pas l’apanage exclusif de la société française, comme on semble le croire trop souvent. Dans toutes les cours de l’Europe régnait une liberté non moins grande, et les souverains eux-mêmes donnaient l’exemple de la vie la plus licencieuse. Les cours de Russie, de Prusse, d’Angleterre, de Saxe, de Portugal, d’Espagne, de Danemark, de Parme, etc., étaient le théâtre de tels scandales que la cour de Versailles pouvait presque passer pour le dernier asile de la vertu.
Les enfants auraient pu être pour la femme une sauvegarde précieuse ; mais, hélas ! elle ne les voyait jamais, les traditions aristocratiques excluant toute intimité, toute familiarité. Dès leur naissance les enfants étaient mis en nourrice ; plus tard, revenus au foyer paternel, ils étaient abandonnés à des mains mercenaires jusqu’au jour où les filles allaient au couvent ; les fils, au collège ou chez un précepteur.
Si les enfants, pas plus que le mariage, n’avaient d’influence comme frein moral, la religion n’en avait pas davantage. Elle n’existe plus dans les cœurs, et si on en garde encore les apparences, c’est comme un signe d’élégance et d’éducation.
Le haut clergé lui-même donne l’exemple de l’impiété. Ses places, réservées aux cadets de famille, sont devenues pour eux de grasses sinécures, mais quant à remplir les devoirs de leur charge, aucun ne s’en soucie.
On prend plaisir à saper toutes les croyances, à détruire tout ce qu’on a adoré : « Les pauvres gens ! dit Walpole, ils n’ont pas le temps de rire : d’abord il faut penser à jeter par terre Dieu et le Roi ; hommes et femmes, tous jusqu’au dernier, travaillent dévotement à cette démolition… Les philosophes ne font que prêcher, et leur doctrine avouée est l’athéisme ; Voltaire lui-même ne les satisfait point. Une de leurs dévotes disait de lui : Il est bigot, c’est un déiste. »
Du reste, dans cette voie, les femmes se montrent plus audacieuses encore que les hommes.
Qu’est-il advenu de la religion à une époque où, dans un cercle intime, une jeune femme peut hardiment proclamer l’athéisme et où elle ose ajouter, le sourire aux lèvres : « C’est à son amant qu’il ne faut jamais dire qu’on ne croit pas en Dieu, mais à son mari, cela est bien égal. Avec son amant on ne sait jamais ce qui peut arriver, il faut se réserver une porte de dégagement ; la dévotion, les scrupules coupent court à tout ; il n’y a ni éclat ni emportement à redouter avec cette raison de changement. »
Et cette jeune femme de vingt-deux ans qui, en pleine connaissance, voyant la mort approcher, repousse résolument le prêtre appelé en toute hâte, en disant : « Si je n’étais si mal, je pourrais m’amuser de ses billevesées, mais je n’en ai pas le courage. » N’est-ce pas là un des traits les plus tristement caractéristiques de l’époque ?
L’indifférence est complète. On disait à un évêque : « Vous devez être bien heureux, il n’y a plus de sacrilège. » À quoi il répondait : « Plût à Dieu qu’il y en eût de temps en temps, on penserait du moins à nous. »
L’on ne croit plus en Dieu ; mais comme le merveilleux et le surnaturel sont inhérents à la nature humaine, on croit en Mesmer, en Cagliostro, à la magie, au vendredi, aux diseuses de bonne aventure.
Les plus incrédules cependant continuent à regarder la religion comme un signe de bon ton et surtout comme un frein nécessaire pour les basses classes. Il y a là en effet une question de préservation sociale, car l’homme riche sans religion a remarqué qu’il était volé par des gens sans religion.
Aussi cette société sceptique et athée conserve-t-elle les apparences extérieures du culte et prétend-elle imposer au peuple ces mêmes croyances qui la font sourire. Elle va à la messe, rend le pain bénit, fait appeler le prêtre au chevet des mourants ; à certains jours de l’année, aux époques de jubilé, elle remplit les églises ; aux grandes fêtes, à la Fête-Dieu, cardinaux, évêques, cordons bleus, présidents enrobe rouge, tous les ordres de l’État environnent le saint Sacrement ; la pompe la plus solennelle accompagne le cortège, le canon tonne, l’armée présente les armes, tous les assistants sont pieusement agenouillés. Personne ne manque aux devoirs religieux ; mais combien d’athées parmi ces tristes fidèles !
Enfin de temps à autre et pour bien affirmer la sincérité de ses convictions, cette même société fait mourir sur la roue quelque incrédule. Témoin l’infortuné La Barre.
Il advint un jour à Marmontel une aventure qui indique bien les idées qui avaient cours.
Marmontel était à la Bastille pour avoir eu un différend avec le duc d’Aumont. M. de Choiseul avait dit de le traiter avec beaucoup d’égards. À peine arrivé, deux geôliers apportent le dîner. C’était un vendredi, le dîner était maigre, mais fort bon. Marmontel le mange, servi par son domestique qui partageait sa détention. Comme il se levait de table, voilà les deux geôliers qui rentrent avec des pyramides de nouveaux plats dans les mains, de beau linge, de l’argenterie et un dîner gras : tranche de bœuf, chapon, bouilli, etc. Marmontel avait mangé sans s’en douter le dîner destiné à son domestique. Quant à lui, on n’aurait jamais osé lui faire faire maigre.
On voit par ce bref exposé combien les idées de nos pères différaient des nôtres sur toutes les choses essentielles de l’existence, sur l’amour, le mariage, la famille, la religion.
Comment expliquer un changement si rapide, si profond ?
C’est que cette civilisation essentiellement raffinée que nous venons d’esquisser à grands traits a disparu tout à coup, l’édifice s’est écroulé tout d’une pièce sans laisser de traces. Il semble que le couperet révolutionnaire ne se soit pas contenté de faire tomber les têtes aristocratiques ; il a tranché du même coup et irrémédiablement tout lien avec le passé. Lettres, arts, mobilier, costumes, usages, bon air, élégance, tout ce qui a fait le charme, tout ce qui a été la fleur de l’esprit humain et de la civilisation a disparu.
Plus tard, les heures paisibles reviendront, mais l’ébranlement aura été si violent, qu’on ne retrouvera rien du passé. Une société toute neuve s’élèvera sur les ruines amoncelées, mais elle ne gardera avec celle qui l’aura précédée aucun lien quelconque ; il semble que des siècles les séparent.
En présence d’une transformation aussi brutale, il n’est pas étonnant qu’il se soit produit dans les mœurs une modification non moins grande. C’est ce qui explique comment les habitudes, les coutumes de ce temps-là nous surprennent si vivement. Nous avons tant de peine à nous y accoutumer, qu’au lieu de nous avouer tout simplement que nos pères étaient de leur temps, nous nous ingénions à vouloir accommoder leurs usages à nos mœurs actuelles.
On a longtemps fait le procès au dix-huitième siècle, puis il est devenu de bon ton de vouloir le réhabiliter et de nous le présenter comme une époque de mœurs correctes, méchamment calomniée sur la foi de mémoires plus ou moins scandaleux.
Hélas ! nous craignons bien que ce dix-huitième siècle, entrevu à travers ce voile de candeur et de vertus familiales, ne soit qu’une généreuse chimère.
Tout proteste contre cette impression optimiste.
Pourquoi, du reste, vouloir enlever à cette société ce qui a fait son caractère, son originalité et son charme ? Pourquoi vouloir parer nos ancêtres de nos vertus bourgeoises qu’ils ignoraient ? Ne cherchons pas à les en affubler ; ils les auraient trouvées fort incommodes et déplaisantes.
Laissons-leur ce qui leur allait si bien, la légèreté de l’esprit, le charme et la grâce, et ne les déplaçons pas d’un cadre dans lequel ils ont vécu heureux.
Malgré tous les griefs que notre austérité morose peut évoquer contre eux, comment ne pas être séduit par le charme de cette société aimable, instruite, polie, aimant à la fureur les plaisirs de l’esprit ! Tous sont gais, amusants, spirituels comme on ne l’est plus. Nobles, généreux, chevaleresques, ils ignorent les sentiments mesquins, ils ont le mépris de l’argent et de toutes les bassesses qu’il inspire. Cette immuable sérénité n’est pas seulement l’apanage de la jeunesse, elle persiste jusqu’à l’âge le plus avancé. Du reste, est-ce que nos ancêtres étaient jamais vieux ? C’est la Révolution qui a amené la vieillesse dans le monde. « On savait vivre et mourir dans ce temps-là, dit si joliment Aurore de Saxe ; on n’avait pas d’infirmités importunes. Si on avait la goutte, on marchait quand même et sans faire la grimace : on se cachait de souffrir par bonne éducation. On n’avait pas ces préoccupations d’affaires qui gâtent l’intérieur et rendent l’esprit épais. On savait se ruiner sans qu’il y parût, comme de beaux joueurs qui perdent sans montrer d’inquiétude et de dépit. On se serait fait porter demi-mort à une partie de chasse. On trouvait qu’il valait mieux mourir au bal ou à la comédie que dans son lit entre quatre cierges et de vilains hommes noirs. »
En somme, pour ces aimables épicuriens, la vie n’est qu’une fête continuelle ; c’est un court voyage qu’il faut mener le plus gaiement possible, et, sans méconnaître absolument les biens futurs, ils font, pour plus de sûreté, leur paradis en ce monde.
Le tapage, les fêtes, les plaisirs, la guerre, l’amour, voilà leur existence. C’était le temps des spirituelles intrigues et des passions étourdies dont notre société mieux réglée ne parle plus qu’avec réserve. C’était un temps où il faisait si bon de vivre que tous ceux qui l’ont connu le pleuraient amèrement. « Qui n’a pas vécu avant 1789, a dit M. de Talleyrand, n’a pas connu la douceur de vivre. »
Leur point de vue et le nôtre sont diamétralement opposés. Furent-ils fous, sommes-nous sages ? Il ne nous appartient pas de décider.
Mais n’est-il point vrai que depuis un siècle, sous le couvert d’idées morales ou religieuses, nous avons singulièrement assombri la vie, nous nous sommes ingéniés à la rendre triste et monotone, à en enlever toutes les heures douces et bonnes ? Le prince de Ligne, qui avait si brillamment traversé l’époque dont nous nous occupons, vivait encore au commencement de ce siècle ; il voyait se produire ce mouvement des idées et il écrivait avec tristesse ces quelques lignes d’un sens si profond et si juste : « On a fait un crime de tout ce qu’il y a de plus charmant. La nature ne s’en doutait pas : on y a fait venir l’honneur, la réputation, la décence, l’amour-propre. S’il y a des hasards, des convenances, des rapprochements et puis quelque folie, c’est un temps passé bien heureusement, et c’est autant de pris sur les moments fâcheux de la vie ; mais on vit comme si on avait deux fois à vivre : on court après la réputation » ; et il ajoutait amèrement : « … C’est la sagesse qui nous conduira aux Petites-Maisons, c’est la folie de la raison. »
Cette société si insouciante, si raffinée, si heureuse de vivre, valait-elle donc vraiment moins que la nôtre ?
Mais ne verrons-nous pas, aux heures tragiques de la Révolution, ces courtisans frivoles, ces femmes délicates, tantôt affolées de plaisirs, tantôt accablées de vapeurs, supporter stoïquement la ruine, la misère, l’exil, la prison ? ne les verrons-nous pas monter à l’échafaud, la figure souriante, sans un cri, sans une larme, sans une plainte ?
Quelle fin après une telle vie !
Il était bon de rappeler cet état moral de la seconde moitié du dix-huitième siècle pour permettre au lecteur de porter sur nos personnages un jugement plus équitable et plus sûr.
1747-1760
Naissance de Lauzun. – Mort de la marquise de Gontaut. – La famille de Gontaut-Biron. – Le duc de Gontaut. – Le duc et la duchesse de Choiseul. – La Cour de France en 1760.
En l’an de grâce 1747, le 13 avril, un heureux évènement réunissait les principaux membres de la noble maison de Gontaut-Biron, dans l’hôtel familial, rue de Richelieu.
Le matin même, la jeune marquise de Gontaut était accouchée d’un enfant mâle. La naissance de ce rejeton, impatiemment attendu, comblait d’allégresse toute la famille, qui redoutait, non sans raison, de voir s’éteindre le nom glorieux des Biron. Le baptême fut célébré le même jour.
Le parrain du nouveau-né était son grand-père paternel, le duc de Gontaut, premier maréchal de France ; la marraine, sa grand-mère maternelle, la marquise du Châtel.
L’enfant reçut les prénoms de Louis-Armand et fut inscrit sur les registres de Saint-Eustache, paroisse de ses parents.
Louis-Armand de Gontaut de Biron était le premier enfant mâle de la famille ; on peut donc aisément supposer avec quel bonheur son arrivée fut accueillie, quelles espérances furent placées sur cette tête si chère. Cet unique descendant d’une illustre lignée paraissait naturellement appelé au plus brillant destin.
Un funeste évènement vint inopinément transformer en tristesse profonde la joie générale ; le lendemain même de sa délivrance, la marquise de Gontaut était prise d’une fièvre violente ; on crut d’abord qu’on pourrait se rendre maître de la maladie, mais le troisième jour la malheureuse jeune femme succombait, à peine âgée de dix-neuf ans et six mois.
Elle fut inhumée le 18 avril à Saint-Eustache.
Louis-Armand de Gontaut fut placé en nourrice, comme il était d’usage constant à cette époque ; « la mode des soins paternels n’était pas encore arrivée ». Talleyrand raconte que le même sort lui advint et qu’il resta dans un faubourg de Paris jusqu’à l’âge de quatre ans. C’était l’usage pour les enfants d’une famille fixée à la cour. Si l’on agissait ainsi, « ce n’était point par indifférence, mais par cette disposition d’esprit qui porte à trouver que ce qu’il faut avant tout : c’est de faire, c’est d’être comme tout le monde. Des soins trop multipliés auraient paru de la pédanterie ; une tendresse trop exprimée aurait paru quelque chose de trop nouveau et par conséquent de ridicule. Les enfants, à cette époque, étaient les héritiers du nom et des armes. On croyait avoir assez fait pour eux en leur préparant de l’avancement, des places, quelques substitutions ; en s’occupant de les marier, en améliorant leur fortune. »
Abandonnons Lauzun pendant les années de son enfance, qui ne peuvent nous offrir aucun intérêt, et voyons, avant d’aborder le récit de son existence si curieuse et si mouvementée, à quelle famille il appartenait et quels en étaient à cette époque les membres principaux ; appelé à les rencontrer fréquemment, il nous importe de bien connaître leur physionomie physique et morale.
La famille de Gontaut de Biron est une des plus anciennes et des plus illustres de la Guienne. Dès le onzième siècle, son nom figure avec honneur dans les fastes de l’histoire. Sous le règne d’Henri IV, sa fortune brille d’un vif éclat. Après avoir rendu au Roi des services éminents, Armand de Gontaut, baron de Biron, meurt glorieusement au siège d’Épernay ; il a la tête emportée d’un coup de canon. Amiral, maréchal de France, duc et pair, gouverneur de Bourgogne, son fils Charles de Gontaut de Biron n’est pas encore satisfait des bienfaits dont le Roi l’accable : il conspire avec les Espagnols. Il est arrêté et décapité le 31 juillet 1602, à l’âge de quarante ans.
Pendant tout le dix-septième siècle, il n’est plus question des Biron.
Charles-Armand de Gontaut releva sa famille de l’obscurité volontaire qu’elle s’était imposée durant de si longues années ; il rendit au nom de Biron toute sa gloire et tout son éclat. Écuyer du Régent, duc et pair, maréchal de France, il vivait encore à l’époque dont nous nous occupons, et nous venons de le voir tenir sur les fonts baptismaux son petit-fils Louis-Armand. Doyen des maréchaux de France et de tous les officiers généraux, le duc de Biron était, après le Roi, la plus haute personnalité militaire du royaume.
Il avait épousé Marie-Antoinette de Bautru, fille d’une sœur du duc de Lauzun et d’Armand, comte de Nogent-le-Roi. C’est par ce mariage que le duché de Lauzun est entré dans la maison de Biron.
La Providence, qui aime les nombreuses familles, n’avait pas ménagé ses bénédictions au maréchal de Biron et à Antoinette de Bautru. De leur union, en effet, étaient nés dix enfants, dont six filles.
Nous ne nous occuperons que des quatre enfants mâles, dont le dernier fut le père de notre héros.
L’aîné meurt jeune ; le cadet abandonne son titre et entre dans les ordres.
Louis-Antoine de Gontaut, troisième fils du maréchal, prend le nom de duc de Biron après la mort et la démission de ses aînés. Colonel du régiment de Biron, puis maréchal de camp, lieutenant général, chevalier des ordres du Roi, il est nommé, en mai 1745, au poste si envié de colonel du régiment des gardes françaises. C’est la plus belle charge militaire du royaume.
Le duc a épousé en 1740 Pauline-Françoise de La Rochefoucauld de Roye, mais ils n’ont pas d’enfants.
C’était un beau gentilhomme, renommé par sa politesse et son élégance, qui rappelaient les manières du grand siècle. « Il avait une taille majestueuse, une très belle figure, et l’air le plus imposant que j’aie vu, raconte Mme de Genlis. On dit de Brutus qu’il fut le dernier des Romains, on peut dire du maréchal de Biron qu’il fut en France le dernier fanatique de la royauté. Il est certain qu’il était né pour représenter dans une cour, pour être décoré d’un grand cordon bleu, pour parler avec grâce, noblesse, à un roi. »
Il avait beaucoup de bon sens, une droiture et une loyauté qui se peignaient sur sa belle physionomie, il aimait le monde et passait pour conter volontiers ses prouesses. « C’est le plus intrépide courtisan et conteur que j’aie vu de ma vie », dit Cheverny. Du reste, il avait montré à la guerre la plus brillante valeur, et il était adoré de ses soldats. Jamais le régiment des gardes françaises ne fut tenu comme de son temps.
Le quatrième fils du vieux maréchal de Biron était Charles-Antoine-Armand, marquis, puis duc de Gontaut . Il servait avec distinction comme brigadier des armées du Roi, lorsqu’il fut blessé assez grièvement à la bataille d’Ettingen, en même temps que ses amis le prince de Dombes, le comte d’Eu, les ducs d’Harcourt et de Boufflers. Il quitta le service et épousa, le 21 janvier 1744, Antoinette-Eustachie Crozat du Châtel, une des plus riches héritières de la capitale.
Mlle du Châtel, âgée de seize ans, était grande, bien faite, d’un visage agréable, mais elle manquait de grâce. Trois ans après, elle succombait, comme nous venons de le voir au début de ce chapitre, en donnant le jour à un fils qui fut appelé tout d’abord le comte de Biron, et plus tard, vers sa vingtième année, le duc de Lauzun. Pour éviter toute confusion, nous lui donnerons dès aujourd’hui le nom sous lequel il est resté célèbre.
Le vieux maréchal de Biron eut encore la joie de pouvoir embrasser cet unique petit-fils, le seul héritier des Biron, et de voir grandir jusqu’à sa dixième année cet enfant sur lequel reposaient toutes les espérances de cette branche de la famille.
Le père de Lauzun, M. de Gontaut, était un homme aimable et bon. « Mon père, dit Lauzun, était un très parfait honnête homme, d’un cœur compatissant et charitable, d’une dévotion franche et qui ne s’étendait pas plus loin que lui-même. Il n’avait pas infiniment d’esprit, et encore moins d’instruction ; mais un sens juste et droit, un prodigieux usage du monde et de la cour, un très bon ton, une manière noble et agréable de s’exprimer, une grande gaieté naturelle, beaucoup d’éloignement pour l’intrigue et une ambition mesurée en avaient fait un homme aimable et recherché. »
Après avoir quitté le service, M. de Gontaut se fixa à la cour. C’était pendant le règne de Mme de Châteauroux ; il devint l’ami de la favorite. Quand la duchesse tomba malade, il lui prodigua des soins empressés qui ne purent la sauver ; touché de ce dévouement, le Roi, qui se croyait inconsolable, le prit pour confident de sa douleur, et c’est à lui qu’il adressa ce mot, d’un égoïsme si naïf : « Me voilà malheureux jusqu’à quatre-vingt-dix ans ! car je suis sûr que je vivrai jusque-là. »
Lorsque la marquise de Pompadour eut succédé à Mme de Châteauroux, M. de Gontaut jouit auprès de la nouvelle maîtresse d’une faveur non moins grande. Il représentait bien en effet le type de l’homme de cour : facile, aimable, amusant, il savait se rendre indispensable et, tout en se pliant aux volontés du maître, garder cependant, dans une certaine mesure, sa dignité et son indépendance. « Il était fort gai et passait pour faire de la gaieté », écrit malicieusement Mme du Hausset ; « c’était, disait quelqu’un, un meuble excellent pour une favorite ; il la fait rire, il ne demande rien, ni pour lui ni pour les autres ; il ne peut exciter la jalousie et ne se mêle de rien. On l’appelait l’Eunuque blanc. »
Loin d’abuser de son crédit, en effet, il n’en usait même pas, et se bornait à quelques petits services qui le faisaient aimer, et prouvaient son caractère bienfaisant. Il n’avait d’autre ambition que de se laisser vivre agréablement dans une société qui lui plaisait et où il trouvait beaucoup de charme.
Il ne quittait guère Mme de Pompadour, et il était devenu son compagnon le plus assidu. C’est lui qui l’accompagne dans ses promenades, dans ses visites mystérieuses chez les somnambules plus ou moins lucides, chez les sorcières, comme on disait alors. Quand la favorite inaugure les représentations des petits cabinets, nous voyons figurer M. de Gontaut au premier rang des acteurs bénévoles ; il joue successivement, et non sans talent, Cléante de Tartufe, Jasmin de l’Enfant prodigue, Champagne des Dehors trompeurs, Frontin du Méchant, etc., etc.
Quand nous avons dit que M. de Gontaut n’usait de son influence ni pour lui, ni pour les autres, ce n’est pas rigoureusement exact. Il y eut un homme au service duquel il mit son crédit tout entier, sur lequel il accumula toutes les faveurs dont il pouvait disposer : ce fut son beau-frère, le marquis de Stainville, plus tard duc de Choiseul.
Les raisons de cette affection si exclusive et si profonde n’apparaissent pas très nettement au premier abord. En effet, s’il faut en croire les indiscrétions des contemporains, M. de Stainville fut l’amant, « et l’amant éperdument aimé de Mme de Gontaut » ; il n’était même pas douteux que Lauzun ne fût son fils.
La passion de Mme de Gontaut eut le résultat le plus inattendu ; avant de mourir, la pauvre femme, pour assurer la fortune de l’homme qu’elle aimait, arracha à sa sœur, qui n’avait que douze ans, la promesse d’épouser Stainville. L’engagement fut fidèlement tenu, et le 22 décembre 1750, la jeune fille devenait marquise de Stainville ; elle apportait en dot plus de 120 000 livres de rente.
Nous aurons si fréquemment à parler du duc et de la duchesse de Choiseul, nous les verrons jouer dans la vie de Lauzun un rôle si important, qu’il nous faut donner de ces deux personnages très sympathiques, mais à des titres différents, une légère esquisse.
D’une bonne famille lorraine, mais sans fortune, M. de Stainville servit d’abord dans l’armée. Il vivait à Paris avec ce qu’il y avait de plus grand, et le charme de son esprit lui attira mille succès. Introduit par M. de Gontaut dans le cercle intime de la favorite, il fit tous ses efforts pour plaire ; mais il passait pour mordant, et Mme de Pompadour se méfiait de lui. Un incident imprévu et qui jette un jour étrange sur la façon dont on comprenait l’honneur à cette époque fut le début de sa faveur.
Il y avait alors à la cour une cousine de M. de Stainville, la comtesse de Choiseul-Romanet, belle comme un ange, tendre, sage, fidèle. Le Roi la distingua, et lui écrivit quelques lettres pressantes. Mme de Pompadour, instruite de ce caprice royal, et fort inquiète des suites qui en pouvaient résulter, pria M. de Stainville de lui fournir les moyens de confondre le Roi.
« Il n’en fallut pas davantage. M. de Stainville déploya tous ses moyens de séduction ; Mme de Choiseul-Romanet succomba. Il fit le jaloux, se fit désirer, et obtint, par le manège le plus fin, les lettres du Roi. Dès qu’il les eut, il les porta à la marquise, qui s’en servit si victorieusement que Louis XV convaincu fut obligé de renoncer à cette nouvelle inclination. »
Trois mois après, Mme de Choiseul-Romanet était emportée par une fièvre maligne, et le bruit courut que M. de Stainville l’avait fait empoisonner. C’était du reste une abominable calomnie.
Depuis lors sa faveur est complète. Mme de Pompadour le fait entrer dans la diplomatie et l’envoie d’abord à Rome ; il y réussit parfaitement, malgré une désinvolture d’allures qui tranche singulièrement avec la gravité de la cour pontificale. De Rome il passe à Vienne, où il conquiert bien vite les bonnes grâces de Marie-Thérèse. En 1758, le Roi lui confie le ministère des affaires étrangères, où il remplace le cardinal de Bernis.
Grâce à l’amitié de M. de Gontaut et à la protection de la favorite, il est accablé d’honneurs et de dignités.
La place de colonel général des Suisses et Grisons rapportait plus de 100 000 livres par an. Le duc de Gontaut la fit encore obtenir à son beau-frère. La scène se passe chez Mme de Pompadour et vaut la peine d’être rapportée.
M. de Gontaut cause avec la comtesse d’Amblimont. Tout à coup il s’écrie : « D’Amblimont, à qui donnes-tu les Suisses ? – Attendez un moment, dit-elle, que j’assemble mon conseil… À M. de Choiseul. – Cela n’est pas si bête, mais je t’assure que tu es la première qui y ait songé. »
La favorite survenant : « Il est venu une idée singulière à d’Amblimont, dit M. de Gontaut, c’est de donner les Suisses à Choiseul. – Quelle folie ! s’écrie la marquise. – Pas trop folie, riposte le duc ; si les engagements du Roi avec M. de Soubise ne sont pas trop positifs, je ne verrais rien de mieux. – Le Roi n’a rien promis, reprend Mme de Pompadour, et c’est moi qui ai donné à Soubise des espérances plus que vagues ; je l’aime, mais je ne crois pas qu’il puisse être mis en comparaison avec Choiseul. »
Deux jours après, Mme d’Amblimont disait au duc de Gontaut : « J’ai deux grandes joies : M. de Soubise n’aura pas les Suisses et Mme de Marsan en crèvera de rage ; voilà la première ! et M. de Choiseul les aura ! voilà la seconde et la plus vive. »
La haute et rapide fortune de Choiseul n’était pas imméritée ; il la devait autant à ses propres qualités qu’au crédit de son beau-frère.
« Bon, noble, franc, généreux, galant, magnifique, libéral, fier, audacieux, bouillant et emporté même, le duc de Choiseul, dit le baron de Gleichen, rappelait l’idée des anciens chevaliers français. » D’une taille médiocre, avec des cheveux presque roux et une figure plutôt laide, il avait cependant l’abord le plus aimable, et son aspect seul prévenait en sa faveur. Ses petits yeux bouillaient d’esprit ; son nez au vent lui donnait un air plaisant, et ses grosses lèvres riantes annonçaient la gaieté de ses propos. Son esprit, sa verve étincelante le rendaient irrésistible. « Il n’y a plus que lui en qui on trouve de la grâce, de l’agrément et de la gaieté, dit Mme du Deffant ; hors de lui, tout est sot, extravagant ou pédant. »
La bonté de son cœur, la sûreté de ses relations le faisaient adorer de ses amis, et il en avait beaucoup. Au début de sa carrière, on le jugeait peu favorablement : « Ce n’est, disait-on, qu’un petit-maître sans talent, qui a un peu de phosphore dans l’esprit. » Il fallut bientôt changer d’avis et rendre justice à ses éminentes qualités. Mais les rares mérites de Choiseul étaient gâtés par sa vanité, sa présomption, une légèreté et une insouciance impardonnables chez un homme d’État.
Il était trop de son temps pour ne pas aimer les femmes avec passion et pour ne pas le leur témoigner, sans se soucier beaucoup des humiliations et des chagrins qu’il infligeait à la délicieuse créature qui vivait près de lui. Dès son entrée dans le monde, il avait pris le rôle d’homme à bonnes fortunes, « ce qui prouve bien, dit méchamment Duclos, que tout le monde peut y prétendre ». Son mariage n’avait rien changé à ses habitudes de galanterie.
Les infidélités publiques du duc furent longtemps pour Mme de Choiseul un cruel déchirement ; elle finit cependant, sinon par en prendre son parti, du moins par se faire une raison, et ne pouvant trouver le bonheur tel qu’elle l’avait rêvé d’abord, elle sut se créer, dans son admiration pour celui dont elle portait le nom, des compensations aussi nobles qu’élevées. Bien que fort mauvais mari, le duc était pénétré d’estime et de considération pour une femme qui lui faisait honneur et dont les vertus formaient avec son libertinage un si saisissant contraste.
Si le duc est une des figures les plus sympathiques de son siècle, Louise-Honorine Crozat du Châtel, duchesse de Choiseul, en est assurément la plus séduisante. Quand il s’agit d’elle, on ne trouve chez les contemporains qu’un sentiment unanime d’admiration et de respect ; il n’y a pas une voix discordante : « Il est fâcheux qu’elle soit un ange, écrit Mme du Deffant, j’aimerais mieux qu’elle fût une femme ; mais elle n’a que des vertus, pas une faiblesse, pas un défaut. »
« Elle est le type le plus accompli de son sexe, dit Walpole, elle a plus de bon sens et plus de vertu que presque aucune créature humaine » ; et dans un accès d’enthousiasme sincère, il ne peut s’empêcher de s’écrier : « Oh ! c’est bien la plus gentille, la plus aimable, la plus gracieuse petite créature qui soit jamais sortie d’un œuf enchanté. »
Sans être régulièrement jolie, elle avait de beaux yeux, une figure pleine d’expression et de charme, un son de voix d’une douceur infinie. De petite taille, mais très bien faite, elle présentait l’ensemble le plus harmonieux et formait un type d’une grâce incomparable.
Ses qualités intellectuelles et morales ne le cédaient en rien à ses qualités physiques. C’est à elle, à elle seule, qu’elle les devait ; sa mère la laissa à des soins mercenaires et ne s’en occupa jamais. La seule instruction qu’elle se rappelait avoir reçue d’elle, était celle-ci : « Ma fille, n’ayez pas de goûts. » C’était vraiment un peu trop succinct. Livrée dès son enfance à elle-même, elle acquit une expérience précoce qui devait la vieillir avant l’âge et lui faire perdre bien vite toutes ses illusions : « Je n’ai jamais eu de la jeunesse, dit-elle, que cette heureuse duperie qu’on m’a sitôt et si inhumainement enlevée. »
Tels sont les principaux personnages de la famille du duc de Lauzun, ceux avec lesquels il se trouvera en relations constantes et qu’il nous importait de connaître avant de commencer notre récit.
Ce préambule serait insuffisant si nous ne le complétions par une légère esquisse de la cour au moment où Lauzun y va faire ses débuts. Pour pouvoir, en effet, porter un jugement équitable sur la conduite de notre héros et l’apprécier en connaissance de cause, il est utile de bien montrer dans quel milieu ce jeune homme s’est trouvé placé, quels exemples il a eus sous les yeux depuis sa plus tendre enfance, à travers quelles intrigues il a été appelé à vivre.
Il y a, pour ainsi dire, quatre cours différentes qui se tiennent soigneusement éloignées les unes des autres, ne conservant que les rapports strictement officiels, vivant même souvent dans un état de sourde hostilité.
Le Roi et la favorite forment la cour véritable, celle où l’on s’amuse, celle qui dispose des grâces et des faveurs, celle que recherchent tous les courtisans ; puis vient la vieille Reine, isolée, démodée, entourée seulement de quelques rares fidèles ; le Dauphin et la Dauphine forment également une cour à part, non moins triste et morose, et que les courtisans ne suivent que par obligation ; enfin, Mesdames, vieilles filles avant l’âge, dévotes, dominées comme leur frère par les Jésuites, forment la quatrième cour.
Le Roi, malgré son âge, il a plus de cinquante ans, n’a rien perdu de sa beauté et de son élégance : « Louis XV, dit Casanova, avait la plus belle tête qu’il soit possible de voir, et il la portait avec autant de grâce que de majesté. Jamais habile peintre n’est parvenu à rendre l’expression de cette magnifique tête, quand le monarque la tournait avec bienveillance pour regarder quelqu’un. » Sa santé est excellente, et son goût pour le beau sexe, conséquence naturelle de l’ardeur de son tempérament, se manifeste toujours aussi vivace que par le passé.