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Extrait : " « Eh bien, que pensez-vous de mon jouet ? – Un jouet ?… Dites le point de départ de quelque chose d'énorme et de prodigieux, – Le résultat le plus important peut-être qui ait été atteint cinquante ans en physique !… Une dynamo activée par un simple mouvement d'horlogerie et développant par des oscillations isochrones la force qu'on obtient jusqu'à ce jour de la seule rotation… C'est tout uniment la force gratuite ou quasi gratuite, – la solution des solutions…"
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Seitenzahl: 353
Veröffentlichungsjahr: 2015
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« Eh bien, que pensez-vous de mon jouet ?
– Un jouet ?… Dites le point de départ de quelque chose d’énorme et de prodigieux, – le résultat le plus important peut-être qui ait été atteint depuis cinquante ans en physique !… Une dynamo activée par un simple mouvement d’horlogerie et développant par des oscillations isochrones la force qu’on obtenait jusqu’à ce jour de la seule rotation… C’est tout uniment la force gratuite ou quasi gratuite, – la solution des solutions, la découverte des découvertes. J’en reste ébloui, confondu et muet.
– C’est pourtant très simple et le hasard seul m’a fait rencontrer ce que vous voulez bien qualifier avec tant de bienveillance.
– Oh ! oh ! le hasard !… Il a bon dos, et vous êtes trop modeste. Est-ce le hasard, aussi, qui vous a amené à isoler l’irkon, ce métal si rare et si précieux dont vous faites vos bobines ?
– Évidemment non. Mais la propriété spéciale de l’irkon, celle qui le distingue nettement des autres métaux auxquels il est associé en quantités presque infinitésimales, et notamment du cuivre, – vous savez bien comment je l’ai constatée ?
– Oui, par une de ces bonnes fortunes qui échoient exclusivement à ceux qui les méritent !… Vous avez isolé l’irkon, vous avez reconnu sa prodigieuse conductibilité électrique, vous en avez conclu que c’était le métal prédestiné de la bobine d’induction.
–… Et, pour en avoir le cœur net, j’ai fait étirer les quelques grammes de ce métal que j’avais pu extraire ; je les ai isolés et enroulés en bobine. Mais je n’aurais jamais songé à la mise en activité spontanée de cette bobine sous l’influence d’un faible mouvement oscillatoire, – si le hasard, je le répète, l’aveugle hasard, ne m’avait pas conduit à déposer la bobine et son aimant sur la cheminée de ma chambre, juste à côté de la montre que j’y avais oubliée, et si le résultat aussi inattendu qu’immédiat de ce voisinage n’avait pas été un feu d’artifice d’étincelles suffisant pour foudroyer un bœuf.
– Évidemment. Pour que Galilée remarquât l’isochronisme du pendule, il a fallu qu’il fût assis dans une église, les yeux fixés sur le balancement d’un lustre. Pour que Newton formulât la loi de la gravitation, il était indispensable qu’il vit tomber une pomme. C’est toujours une coïncidence fortuite qui détermine les observations les plus fécondes. Encore faut-il être en mesure de noter la coïncidence et d’en dégager la philosophie…
– Admettons, mon cher Wéber, que j’étais l’homme du destin, comme l’irkon est le métal de l’avenir. Reste cette question : que faire de mon jouet ? Je veux dire : à quoi l’appliquer d’abord ?
– Vous demandez à quoi appliquer le moteur idéal qui pèse deux kilogrammes à peine et qui emprunte sa force de cent chevaux au réservoir commun de l’univers, sous la provocation la plus futile, celle d’un ressort de montre pareil à un cheveu ?… À coup sûr, vous n’avez que l’embarras du choix !…
– En effet, j’ai cet embarras. Je l’ai positivement. Et c’est pourquoi je vous consulte.
– Eh bien, mon cher Henri, je vais vous répondre avec une entière franchise. Votre moteur est propre à tout ; il peut tout ; il répond à tout, – puisqu’il emprunte au cosmos la force mécanique universelle, absolue et gratuite. Demain, il fera marcher les usines, les trains de marchandises, les voitures et les navires ; il fouillera le sol et fera germer les blés ; il transportera les montagnes, il percera les isthmes… Pour le présent, si vous m’en croyez, il commencera par nous donner la conquête de l’air.
– C’est votre première idée ?… C’est aussi la mienne. Un aérostat dirigeable…
– Un ballon ?… Jamais de la vie ! Pourquoi nous embarrasser d’une vessie indocile et encombrante, qui flottera toujours à l’aventure, comme un bouchon sur la vague ? Il y a mieux sous le soleil, puisque l’oiseau vole, et l’insecte aussi !… Il nous faut la machine volante, l’aviateur pur et simple, l’aéroplane plus lourd que l’air et qui ne sollicitera pas humblement la permission de l’atmosphère pour s’élever et se soutenir au-dessus du sol, mais la traitera en maître, par la raison qu’il puisera dans son activité propre ses moyens d’équilibre, de mouvement et de victoire…
– Vous avez étudié le problème ?
– Mieux qu’étudié, – résolu. J’ai dans mes cartons tous les plans de l’oiseau artificiel, de l’oiseau d’acier qui s’enlèvera d’un bond élastique et sûr, déploiera ses ailes, planera dans l’espace, ira droit au but et reprendra terre à volonté… Un seul organe manquait : le cerveau. Entendez le moteur assez puissant, assez léger, pour suppléer à la force nerveuse et animer mon oiseau mécanique. Je l’ai cherché six ans, sans aboutir. Vous l’avez trouvé : prêtez-le-moi !
– De grand cœur, mon cher Wéber. Mais avez-vous vraiment poussé si loin votre étude, et la croyez-vous pratique ?
– De tout point. Je n’ai fait d’ailleurs que suivre servilement la nature. Guidé, je dois le proclamer, par les admirables travaux du professeur Marey, je me suis attaché à réaliser artificiellement les conditions essentielles du vol de l’oiseau. J’ai imité l’aile, dans ses moindres détails d’articulation, de constitution et de forme, en substituant le fer creux et la feuille de caoutchouc au corps et à la barbe de la plume. J’ai reproduit la patte en boudins élastiques. J’ai planté mes leviers moteurs de manière à pouvoir leur imprimer, par des bielles distinctes et sous la direction de triples et quadruples manettes, les battements essentiels de l’organe naturel. J’ai fait de la queue à hélice le gouvernail de la machine ; de la cage thoracique, l’habitacle et le magasin des passagers ; de la boîte crânienne, avec son bec, la proue du navire aérien, le poste du pilote et la chambre du moteur… Il ne manquait que le moteur, et le voilà !… Mais venez plutôt voir mes épures, et vous ne douterez plus. Tout est au point. Le temps d’assembler quelques tubes et de tordre quelques fils d’acier ; trente kilogrammes de caoutchouc en feuilles ; deux ressorts monstres à tremper… Dans six semaines, l’oiseau mécanique peut être une réalité.
– S’il ne tient qu’à moi, c’est chose faite. Mon cher Wéber, à vous mon moteur léger… »
Cet entretien décisif se poursuivait par une belle matinée de printemps sur la terrasse d’une villa de Passy, au-dessus d’un jardin dont les pentes descendaient vers la Seine et dominaient le cirque dessiné autour de la tour Eiffel par les coteaux de la rive gauche.
C’est là qu’une famille de colons français, échappée aux désastres du Transvaal, où elle avait tenté naguère des entreprises minières et agricoles, était venue se réfugier, comme à son port d’attache abandonné dans un moment d’erreur.
M. et Mme Massey, leurs deux fils Henri et Gérard, leur fille Colette, avaient connu dans l’Afrique australe des jours tragiques et des jours heureux. Colette s’y était mariée avec un jeune savant, M. Martial Hardouin ; sa mignonne fillette Tottie, née sur les bords du Zambèze, ébauchait maintenant sa première éducation aux rives fleuries que chanta Mme Deshoulières. Autour de ce noyau familial, restaient groupés leurs compagnons de gloire et d’infortune, le docteur Lhomond, M. Wéber et sa fille Lina, destinée à devenir prochainement la femme de Gérard ; l’ancien matelot Le Guen et Martine, sa digne moitié, qui tenaient dans le ménage de Passy, comme autrefois au pays du Limpopo, les grands rôles du dévouement et de la fidélité.
Dans ce petit monde étroitement uni, les peines et les joies étaient en commun et, maintenant que toute inquiétude avait pris fin, au sujet de la vue de Mme Massey, grâce à la plus habile opération, le bonheur de tous aurait été parfait s’ils avaient pu oublier que le fils aîné, Henri, avait laissé son cœur au Transvaal, où sa charmante fiancée, Nicole Mauvilain, poursuivait héroïquement une lutte sans espoir.
Parce qu’il portait le poids de cet amer souci, chacun lui donnait une part plus grande de sollicitude et de tendresse. Aussi, ce matin-là, tandis que toute la famille s’était assise à la table du déjeuner, sa mère ne manqua-t-elle point de remarquer que la place de Henri restait vide.
« Que fait-il donc ? demanda-t-elle avec insistance. Je crains qu’il n’ait pas entendu la cloche.
– S’il l’a entendue, il a dédaigné un bruit si vulgaire, dit Gérard en se servant des œufs brouillés. Tous les mêmes, ces savants !…
– Ma foi, si l’on n’y prend garde, m’est avis que M. Henri va devenir un autre M. Wéber, fit observer Le Guen, qui présentait le plat, en se mêlant avec une affectueuse familiarité à la conversation. Pas moyen de le tirer de son laboratoire !… Un tremblement de terre bouleverserait tout autour de lui qu’il ne s’en apercevrait pas !…
– Il faudrait sonner de nouveau, mon bon Le Guen, en cas qu’il n’ait pas entendu.
– Bon, bon, madame… J’ai pourtant bien carillonné !… Mais il s’en moque pas mal de ma cloche !…
– Attendez ! fit Gérard en se levant, je vais le relancer… Tous permettez, maman ?…
– Oui, mon enfant. Tout sera froid.
– Pas de danger, madame, j’ai tenu le plat sur le réchaud.
Et j’aurai tôt fait de lui battre une omelette, » s’écria Martine en disparaissant vivement vers les régions culinaires.
Gérard revint, tenant par le bras son frère aîné.
« Voici le délinquant !… Il avait complètement oublié qu’il existât au monde des choses aussi peu importantes qu’un déjeuner ou une famille affamée.
– Pardonnez-moi, chère maman, dit Henri en baisant la main de Mme Massey avant de s’asseoir. Mais j’ai une excuse à vous présenter : l’extraordinaire intérêt de ce qui m’occupai… Ni plus ni moins que le grand problème résolu et la navigation aérienne assurée désormais ! »
Henri prononça ces mots avec un calme que démentaient l’éclair de son œil gris et l’imperceptible frémissement de ses lèvres.
Ce fut aussitôt autour de la table un joyeux concert d’exclamations et de questions. « La navigation aérienne ?… où ?… quand ?… comment ?… Dis-nous bien vite l’énorme nouvelle. »
En deux mots, le jeune ingénieur expliqua tout. Sa famille connaissait depuis la veille le moteur léger… Eh bien, l’application de cet incomparable agent de force mécanique était toute trouvée, grâce à l’excellent Wéber, qui était là, ne soufflant pas mot et riant dans sa barbe… Le digne homme avait, depuis des années, en ses cartons, les plans, étudiés jusqu’au moindre détail, d’un admirable oiseau artificiel, auquel rien ne manquait, sinon la vie… Cette vie, l’irkon allait la lui donner !… Henri en était sûr, les épures et calculs de l’ami Wéber ne lui laissaient pas l’ombre d’un doute… Non seulement l’oiseau artificiel pouvait désormais être considéré comme un fait, théoriquement acquis, – mais l’exécution allait être d’une facilité surprenante et dont il restait lui-même abasourdi. Le temps d’élever sur la terrasse du jardin un hangar clos et une petite forge, où les pièces commandées séparément à deux ou trois spécialistes émérites viendraient s’assembler ; le temps de mettre au point les organes élémentaires, sur mesures prévues par l’auteur de la machine, puis de l’actionner grâce à la bobine qui était là, immobile et inerte, sur la tablette du poêle… Que fallait-il ? un mois, six semaines au plus, – et le grand oiseau serait accompli !… L’aviation devenue une réalité… Trois passagers au moins, peut-être quatre, pourraient prendre leur vol au-dessus du globe…
« Bravo !… Hourra !… cria Gérard. J’en suis, n’est-ce pas, des quatre ou des trois ?… Tu ne voudrais pas me refuser un fauteuil ?
– Ni à toi, ni à notre cher Wéber, ni au docteur Lhomond, si le cœur leur en dit. Vous êtes les collaborateurs prédestinés et choisis d’avance de notre œuvre maîtresse, répliqua Henri, je vous demanderai seulement la permission d’essayer d’abord seul ma monture et de ne vous laisser mettre le pied à l’étrier qu’après une expérience décisive…
– Pardon, mon cher ami, je revendique mon droit, dit vivement M. Wéber. L’oiseau artificiel est bien quelque peu l’enfant de mes veilles, si le moteur est le vôtre ; à vous la fonction de capitaine ; à moi celle de pilote, pour la première épreuve comme pour celles qui suivront… »
Mme Massey écoutait ce débat avec une anxiété qui se révélait sur son doux visage par une pâleur croissante. Elle intervint tout à coup :
« Henri, mon enfant, fit-elle d’une voix dont elle s’efforçait en vain de réprimer l’angoisse, une seule question… Certes, je suis heureuse et fière au-delà de toute expression que tu aies résolu un problème aussi ardu… Mais enfin, voyons, cet oiseau artificiel, cet aviateur, si tu le construis, ce sera pour…
– Pour voyager à travers les airs, chère maman, n’en doute pas, répliqua Henri avec son grave sourire.
– Ah !… fit la pauvre mère en se laissant aller sur le dossier de son siège et eh joignant les mains d’un geste d’épouvante, voilà ce que je craignais !…
– Quoi, maman chérie, voudriez-vous que j’eusse fait une découverte aussi importante pour céder à d’autres l’honneur de la mettre en œuvre ?
– Oh ! ciel, je ne demande pas cela ! Construisez-le votre aviateur, si une force irrésistible vous le commande !… Mais ne me dites pas que vous allez vous lancer dans les airs sur une machine pareille !… Nous avons assez souffert, il me semble, et payé notre tribut tout entier !… Je vous ai vus tous courir des dangers suffisamment terribles pour avoir acheté le droit de vivre enfin en paix… Henri, ne me dis pas que tu veux tenter en personne la navigation aérienne !…
– Je ne puis vous dire autre chose que la vérité, chère maman : si j’ai le bonheur de mener à bien la construction de notre machine, je vous donne ma parole que je ne céderai à nul homme au monde le privilège d’y monter le premier !
– Alors, c’est fini…, murmura Mme Massey, dont les doux yeux un peu voilés s’embrumèrent de larmes. Adieu le repos que nous pensions avoir enfin conquis après tant de tribulations ! Adieu la douce quiétude de ce port tant souhaité… C’est un nouveau gouffre, béant sur une mer plus terrible et plus orageuse que les flots !… Je pensais avoir dompté l’infortune. Il m’est réservé, sans doute, de voir, de ces yeux tout exprès rendus à la lumière, mes deux fils, précipités du haut des airs, s’écraser à mes pieds sur le sol !…
– Allons, allons, chère amie, ne nous abandonnons pas ainsi aux idées noires ! s’écria M. Massey, terrifié lui aussi de ce tableau lugubre, mais résolu du moins à n’en pas convenir. Il faut savoir regarder le meilleur côté des choses, que diable !… L’aviateur n’est pas construit encore, tant s’en faut… Quand il le sera, s’il l’est jamais, nous pouvons être certains qu’Henri et l’ami Wéber seront les premiers à ne s’y embarquer qu’à bon escient et agiront avec toute la prudence requise… Ils n’ont aucune envie de se rompre le cou, évidemment… Et, la question de sécurité mise à part, croyez-vous qu’ils se soucieraient tous deux d’aboutir à un fiasco ?… Je connais mes gaillards… S’ils parlent, c’est qu’ils seront sûrs du succès !
Nous connaissons tous leur compétence, ajouta le docteur Lhomond. Et, pour mon compte, je n’hésiterai nullement à m’engager avec eux, s’ils estiment leur machine viable et pratique, pas plus que je n’hésiterais à m’embarquer pour Trouville sur le bateau du Havre… Il est d’ailleurs beaucoup trop tôt pour s’en inquiéter. Attendons de voir pour juger… Nous ne savons pas le premier mot de ce que doit être ce fameux oiseau mécanique. Peut-être, après avoir étudié et compris le plan, – si l’on veut bien nous admettre à ce régal scientifique, – deviendrons-nous tous de fervents adeptes de l’aviation, vous la première, chère amie… »
Mme Massey secoua douloureusement la tête, tandis que sa fille et Lina s’efforçaient de lui rendre courage, encore qu’elles eussent pâli, elles aussi, devant la redoutable perspective qui s’ouvrait.
Quant à Henri, il se levait déjà, son repas dépêché.
« Si vous voulez, les uns ou les autres, venir au laboratoire, je vous montrerai tout… Vous verrez, c’est extraordinairement simple.
– Il ne s’agissait que d’y penser ! fit Gérard.
– Ou plutôt, non ! reprit Henri… Ne perdons pas de temps. Wéber se chargera des démonstrations, ce soir après dîner. L’oiseau artificiel est son affaire, après tout !… Moi, j’ai à m’occuper sans délai de faire établir le hangar clos… Combien de mètres à votre estime ? demanda-t-il en ouvrant la porte-fenêtre du jardin et passant sur la terrasse.
– Trente mètres de large sur quarante de long suffiront, avec un appentis de trois mètres carrés pour la forge, » répondit M. Wéber.
Le jeune ingénieur mesurait déjà le terrain à grandes enjambées.
« Trente-neuf… quarante…, disait-il en comptant. Parfait !… Nous n’occuperons même pas toute la terrasse. Il restera treize mètres de soleil devant la salle à manger. C’est grandement suffisant pour l’hygiène des gens de terre. Et, au surplus, nous ne serons pas longtemps à l’ouvrage, pas vrai, Wéber ?… Cinq à six semaines peut-être… Voyons, procédons à la division du travail. Je vais mettre les charpentiers à l’œuvre et courir d’un coup d’automobile chez Cabrougnat, vous savez bien, ce brave démolisseur, boulevard Barbès… Il a toujours un choix de “fermes” toutes prêtes à poser, et je gage qu’en deux jours il nous campe notre hangar… De chez lui j’irai aux Forges et Chantiers d’Aubervilliers commander les tubes d’acier. Combien de mètres en tout ?
– Quatre-vingts pour la carcasse, autant pour les ailes, du diamètre deux, disons cent quatre-vingt-dix en tout, pour ne pas manquer, répliqua Wéber, aussi emballé que son ami. Le thorax et le crâne seront formés de seize pièces plates dont je donnerai sans tarder le dessin à Morizot. C’est l’homme indiqué pour ces pièces fines… Les bielles, leviers et articulations seront de Jaucourt… Je vais de ce pas choisir les feuilles de caoutchouc et commander une colle spéciale de sabot de cheval… Quant aux ressorts, on ne peut les demander qu’à Ransen, de Besançon… Nous aurons tout sous dix jours, ou ils diront pourquoi !… Avant un mois ce sera bâti…
– All right !… C’est long, mais n’importe ! Partez de votre côté, je vais du mien, » dit Henri.
Ils agissaient tous deux si délibérément et si posément, qu’il était impossible aux spectateurs de ce scénario soudain de n’en pas garder la notion de quelque chose de réel, de positif et de certain. Ces deux hommes n’étaient ni l’un ni l’autre des utopistes ; ils avaient fait leurs preuves et s’embarquaient dans l’entreprise en gens sûrs de leur affaire. Voilà la seule conclusion qui pût s’imposer à ceux qui les connaissaient le mieux, les ayant vus à l’œuvre.
Et, de fait, ils ne laissèrent pas chômer leurs fournisseurs.
Dès le lendemain matin, les fourgons de Cabrougnat arrivèrent avec des charpentes toutes montées, des solives, des planches, des boulons. Avant le soir, les « fermes » étaient plantées sur des poteaux gigantesques. Trente-six heures plus tard, le hangar était couvert en carton ardoisé, flanqué de la forge et clos sur deux côtés. Le troisième jour, il était fermé vers la vallée de la Seine d’un immense vélum de grosse toile à bâches, sur toute l’ampleur de la nef, haute de 15 mètres, au-dessus d’un quai ou plate-forme avancée.
Cependant, les tubes d’acier, les feuilles de caoutchouc vulcanisé et les barils de colle forte arrivaient d’heure en heure. Deux ouvriers émérites et d’une discrétion éprouvée, que M. Wéber avait souvent employés pour ses essais et inventions, s’étaient installés l’un à la forge, l’autre dans l’atelier. La charpente qui devait servir à monter et à porter l’oiseau mécanique s’élevait peu à peu, tandis que les tubes métalliques se soudaient un à un, s’agençaient, s’articulaient et que les pennes de caoutchouc s’effilaient en plumes artificielles tout au long des ailes projetées.
Puis, ce fut le tour des pièces confiées à Morizot, qui furent livrées séparément et mises au point pour s’emboîter de manière à former un thorax en carène et un crâne à bec-de-corbin.
Puis les fémurs et les bras, les bielles, les manettes, les manchons résistants et souples destinés à maintenir les condyles sur leurs billes d’acier, en leur laissant du jeu, comme dans la nature, furent successivement établis et ajustés, non sans cette remarque de Henri :
« Tout se tient, en mécanique pratique ! Sans les billes d’acier, créées pour le vélocipède, vous n’auriez jamais fait mouvoir vos ailes en tous sens, mon cher Wéber !…
– Bah ! le besoin crée l’organe, comme la fonction !… Si les billes d’acier n’avaient pas été inventées il y a quinze ans, elles le seraient maintenant, puisqu’elles nous sont indispensables.
– Noble confiance ! murmura Henri en souriant. Mais peu importe, puisque nous les avons… Et, il n’y a pas d’erreur, elles répondent entièrement aux nécessités de la situation. Encore une douzaine de jours de travail, n’est-il pas vrai, et tout sera terminé, l’oiseau mécanique mis au-point… »
On ne l’aurait pas cru, à le voir, quoiqu’il commençât à prendre tournure. La machine se présentait sous l’aspect d’un grand squelette constitué par des côtes d’acier fixées sur la carène thoracique et sur la barre de fer creux qui remplaçait l’épine dorsale. À l’avant, le crâne, porté par une chaîne d’anneaux imbriqués, figurant le cou, renfermait la dynamo et le siège du pilote, derrière deux hublots de cristal, pareils à deux yeux. À l’arrière, une queue d’aronde formant gouvernail et mobile sur son axe, couvrait une hélice légère en aluminium. Aux deux omoplates s’adaptaient les ailes, dessinées par de longs doigts, conjugués et pourvus de pennes. L’ensemble pouvait avoir vingt-cinq mètres, de l’extrémité du bec à la pointe de la queue, sur cinq mètres de large au repos. Mais les ailes déployées devaient étendre l’envergure totale à trente-huit mètres. La tête, relativement grosse, en raison des organes multiples qu’elle était destinée à loger, ne mesurait pas moins de quinze mètres cubes ; la cavité thoracique en comptait cent-dix. Ces chambres prenaient jour en haut, en bas et sur les côtés par des fenêtres garnies de grilles.
Il ne s’agissait plus, désormais, que de compléter l’habillage de ce squelette métallique par un tégument externe de toile imperméable et d’y mettre en place les organes moteurs, bielles articulées, courroies de transmission, bras de levier et manettes. Tel quel, il présentait déjà une physionomie robuste, impressionnante et bien personnelle.
« Comment l’appellerez-vous ? demanda Gérard, de jour en jour plus épris du chef-d’œuvre.
– J’ai pensé à Albatros, en raison de l’ampleur de ses ailes, répondit Henri.
– Ce serait à la fois inexact et injuste, objecta M. Wéber ; l’albatros naturel n’est qu’un moineau franc auprès de nous. Le modèle que j’ai eu en vue par l’imagination, et cherché à réaliser, autant que j’ai pu le concevoir, car je n’en connais que la tête, – elle est au Jardin des Plantes, à côté de la baleine, – c’est l’oiseau géant des Mille et une Nuits, le Roc de Madagascar, dont les œufs fossiles ont 2 mètres de haut, l’épiornis, pour lui donner son nom moderne et scientifique.
– L’épiornis, c’est-à-dire le sur-oiseau, beaucoup plus réel que le sur-homme de Nietsche, dit Henri en approuvant de la tête… Eh bien, voilà le nom que nous cherchons. Appelons notre navire aérien l’Épiornis, et surtout lançons-le sous huitaine !…
– Je n’aime pas ce nom qui ne dirait rien aux profanes… Parlons français, voulez-vous ?… Notre oiseau artificiel est certes un géant en son genre. Il va s’élever dans les airs et l’azur sera son domaine… Que ce soit le Géant de l’azur ! »
À son retour en Europe, M. Massey avait renoué connaissance avec un ancien camarade de lycée, le capitaine Renaud, brave soldat sans peur et sans reproche, sinon doué d’un génie transcendant, que toute la famille aimait pour son âme simple et loyale. Cet honnête retraité s’ennuyait ferme, au moment où nos exilés reprenaient leur ancienne habitation de Passy. Comme beaucoup de ses pareils, il découvrait que les loisirs, la liberté tant souhaitée aux heures de surmenage ou de mécontentement, ne lui apportaient pas les satisfactions attendues. Il regrettait la vie active, l’existence large, les vastes champs de l’Algérie où il avait fait presque toute sa carrière ; il étouffait dans son petit appartement de garçon du boulevard Gouvion-Saint-Cyr, et nombreuses furent les doléances qu’il versa dans l’oreille de cet ami qu’il avait toujours considéré, avec raison, comme un conseiller sûr et avisé.
« Pourquoi ne prendriez-vous pas du service chez les Boers ? lui dit un jour M. Massey. Vous êtes célibataire ; solide et vigoureux comme à trente ans ; vous connaissez le métier militaire comme pas un ; vous pourriez rendre à ces gens des services incalculables. Si j’étais à votre place, je n’hésiterais pas, je vous assure…
– C’est une idée ! » s’écria le capitaine, qui brillait plus par le courage que par l’imagination.
Et, l’idée ayant fait du chemin, il avait fini par la mettre à exécution, par s’en aller au Transvaal, frapper un bon coup pour une cause juste et belle. Pendant plusieurs mois, on n’entendit plus parler de lui ; puis, un beau matin, on le vit reparaître enchanté de sa campagne, – bien qu’il y eût laissé le bras droit, – plein de récits enthousiastes sur la tactique des patriotes boers, leur endurance, leur intrépidité. Cependant, au milieu de ce flot de paroles, les Massey n’avaient pas tardé à démêler sur la physionomie transparente du capitaine une impatience ou une préoccupation qu’il cherchait vainement à dissimuler.
« Henri ! s’écria-t-il, trouvant soudain la transition cherchée, faites-moi donc faire un peu le tour du propriétaire ! Vos marronniers doivent être superbes à cette heure… J’ai hâte de les revoir !…
– À vos ordres ! » dit le jeune homme assez ému, tandis que les autres s’entre-regardaient, inquiets.
Quittant la véranda où l’on achevait de déjeuner, les deux hommes descendirent la vaste pelouse, admirèrent les corbeilles de roses, chefs-d’œuvre des talents combinés de Le Guen, de Colette et de Lina, et, ayant pris la gauche, s’engagèrent sous l’allée de marronniers qui longeait le jardin du côté de la Seine.
« J’ai un message pour vous, mon cher ami, fit brusquement le brave officier, aussitôt qu’ils se trouvèrent hors de vue ; et je ne vous cache pas que ce message est pénible… J’ai cru que vous préféreriez le recevoir seul… Le contrecoup de nos peines, réfléchi sur les visages consternés de ceux qui nous aiment, en augmente encore la rigueur – telle est du moins ma façon de sentir, et j’ai agi à votre égard comme je voudrais qu’on fit pour moi.
– Capitaine ! s’écria Henri pâlissant. Que dois-je comprendre ?… De grâce, épargnez-moi les préambules ! Oui, oui… merci pour le procédé… Mais parlez ! parlez vite ! Si vous m’apportez une nouvelle fatale, dites-la : je suis prêt ! L’incertitude est pire que tout le reste… J’ai entendu, allez, sans que vous parliez… Nicole… Mlle Mauvilain ?… »
Et comme l’autre esquissait un vague signe d’assentiment attristé :
« Morte ! » articula le jeune homme d’une voix étouffée. Et, pâlissant encore, il dut s’appuyer, pour ne point tomber, au tronc noueux d’un arbre près duquel ils s’étaient arrêtés.
« Non ! non ! non ! Un million de fois non ! criait le capitaine éperdu, désolé. Henri, revenez à vous !… Moi qui croyais bien faire en l’avertissant par degrés ! Triple bête ! Henri ! Entendez-moi !… Rien n’est perdu ! Elle est vivante ! bien vivante ! Plus active et plus bienfaisante, je vous jure, que beaucoup de gens qui ne sont pas dans sa triste condition.
– Vivante ! répéta Henri d’une voix de rêve. Que vouliez-vous dire alors ?
– Elle est, hélas ! prisonnière de guerre. Je craignais de mettre en paroles un fait si cruel ; mais, après ce que je vous ai donné à croire comme un fieffé crétin !… Non, je ne suis pas fait pour la diplomatie !
– Prisonnière ! répéta le jeune homme avec douleur. Prisonnière, ma pauvre Nicole ! Et sans doute endurant les plus affreuses privations ! Je sais, ajouta-t-il avec rage, comment un adversaire brutal traite les nobles combattants qui tombent en ses mains ! Comment il se venge sur des femmes, sur des enfants, de l’insulte permanente qu’inflige à son orgueil la résistance incomparable de cette poignée de héros !… Mais, dites, êtes-vous bien sûr qu’elle soit prisonnière ? reprit Henri, trouvant soudain de l’espoir. Peut-être est-ce un faux bruit… Tant de fois ils se sont vantés d’avoir capturé l’un ou l’autre des Mauvilain… Hélas ! plusieurs d’entre eux leur ont laissé leur dépouille, mais jamais avant qu’un cœur intrépide eût cessé de l’animer… Dites, capitaine, par qui avez-vous appris la capture de Mlle Mauvilain ?
– Pannes propres yeux, dit l’officier placide et apitoyé.
– Mais je croyais que vous aviez toujours guerroyé du côté du Cap, que vous ne vous étiez point rapproché du champ d’action où les Mauvilain défendaient comme des lions leur foyer en danger… Si j’avais pu penser un instant que vous les aviez rencontrés, mon premier mot n’eût-il pas été pour vous demander de leurs nouvelles !
– Les hasards de la campagne m’ont amené, il y a deux mois à peu près, sur le Transvaal propre, vers la limite où il prend le nom de Rhodesia. C’est là que j’ai rencontré cette admirable jeune fille. Nous avons combattu ensemble à l’affaire de Perekopje. C’est là que nous avons été faits prisonniers, – moi, parce que mon bras fracassé m’avait laissé sans connaissance sur le terrain ; elle, l’incomparable héroïne, parce que, sitôt fini de se battre, elle s’était mise au métier d’ambulancière… Quand je suis revenu à moi, au camp de Modderfontein, je l’ai retrouvée, active, calme, comme toujours, au milieu de cette scène d’horreur et de misère : tendre aux petits, habile à soigner les souffrants, regardant sans pâlir les plaies les plus hideuses ; pansant d’une main ferme et légère les blessures atroces que laisse la balle dumdum, secourable à tous, et accompagnant ce ministère de pitié de paroles plus précieuses encore… J’en parle à bon escient : sa douce présence, ses soins intelligents, ses encouragements m’ont rendu supportables des moments assez durs… Une vraie sainte… Un ange, je vous dis !… »
Et, sentant sa voix s’étrangler, le brave capitaine se contenta de montrer son bras mutilé, comme complément de son récit.
« Oh ! fit Henri, après une longue poignée de main silencieusement échangée, il ne se peut que nous durions ainsi davantage ! Je pars !… Rien ne peut désormais me retenir !… Je l’arracherai à cette cruelle captivité !… Mon père n’est pas sans amis, sans influence !… Nous mettrons tout en œuvre !… Un pareil état de choses ne peut se prolonger !… On ne retient pas des femmes prisonnières !… C’est inhumain ! barbare ! Cela crie vengeance ! C’est contraire à toutes les traditions d’un peuple civilisé, chevaleresque !…
– Hum ! fit le capitaine. Il ne faudrait pas s’emballer sur cet espoir. Mlle Nicole a été prise les armes à la main. Nul n’ignore qu’elle est aussi bonne tireuse, aussi indomptable patriote, aussi terrible adversaire que pouvaient l’être son père ou ses frères : dès lors, pourquoi la relâcherait-on ? Il faut être équitable, ne pas attendre de l’ennemi un excès de générosité qu’on ne pratiquerait pas soi-même, le cas échéant.
– Mais, vous-même, n’avez-vous pas été relâché ?
– Le cas est différent. Je suis hors de combat, tandis que Mlle Mauvilain n’a pas reçu la moindre égratignure dans les vingt affaires où elle a si vaillamment besogné. Par le ciel ! cette jeune fille est protégée par un charme ! Elle se meut au milieu des balles, de la poudre, du massacre, de l’air pestilentiel des camps, de la misère et des fatigues… aussi aisément que nous le pouvons faire à cette heure sous l’ombre bienfaisante de ces arbres…
– Ah ! interrompit Henri se tordant les mains, n’est-il pas affolant de penser que nous jouissons ici de nos aises, de la liberté, de tous les biens, tandis que là-bas !… Capitaine ! n’avez-vous pas exagéré par bonté d’âme ?… Est-elle aussi bien portante que vous dites ? N’a-t-elle vraiment reçu aucune atteinte soit en sa santé, soit en son courage ?
– Je vous donne ma parole d’honneur que, lorsque j’ai quitté le camp de Modderfontein, Mlle Nicole paraissait en parfait état de santé physique et morale ; son joli visage sérieux de jeune sainte exprimait comme à l’habitude le calme, la bonté, le courage plus puissant que tous les coups de l’adversité… Mais d’ailleurs, reprit le brave capitaine, j’ai ici un témoignage qui vaudra sans doute davantage à vos yeux que toutes mes paroles… Quelques mots de lettre qu’elle a pu tracer et me remettre sans être surprise au matin de mon départ.
– Quoi ! s’écria Henri, tremblant d’impatience, vous avez une lettre et vous ne me la donnez pas ? L’avez-vous apportée au moins ? De grâce, de grâce, donnez-la-moi, si vous l’avez !
– La lettre est ici ! dit le capitaine frappant sa poitrine de sa main unique. On m’aurait ôté la vie plutôt que de me l’arracher ; et je suis venu au débotté, littéralement, pour la remettre. Mais elle n’est pas à votre adresse, Henri ; elle est destinée à madame votre sœur.
– Eh bien, courons la lui porter, la lui entendre lire. Qu’attendons-nous ?
– Un moment ! Ne serait-il pas prudent, convenable, de préparer un peu cette chère dame ?
– Préparer ! fit Henri avec explosion. Ah ! certes, si le cœur doit être broyé, il importe assez peu, croyez-moi, que ce soit d’un coup ou par morceaux… Et, d’ailleurs, ne savez-vous pas quelle femme est Colette ? Pour le courage, elle ne le cède pas à Nicole elle-même !… »
On reprit d’un pas vif le chemin de la véranda, où chacun attendait un peu anxieux le résultat de cette conférence, et, Henri avant brièvement annoncé la triste nouvelle, le digne officier se décida à tirer de sa poche un portefeuille, à en extraire un pli qu’il remit à Colette, non sans gémir à part soi sur une manière de procéder contraire à tous ses principes d’étiquette.
Le charmant visage de Mme Hardouin s’était couvert de pâleur aux paroles de Henri, mais, comprenant mieux que l’honnête soldat l’impatience qui devait dévorer son frère, elle sut dompter d’un effort énergique les larmes qui montaient à ses yeux ; ouvrant la lettre, elle lut immédiatement à haute voix :
Ma chère Colette,
C’est à vous, ma correspondante habituelle, que j’adresse ce mot, mais c’est à tous que je parle, vous tous que je chéris individuellement et en bloc à l’égal de ma propre famille.
En même temps que ce pli, vous recevrez sans doute la nouvelle de ma captivité ; qu’elle ne vous afflige pas trop : j’ai la vie sauve et j’espère !
Le Seigneur nous a beaucoup éprouvés au courant des derniers mois. Mon père est tombé glorieusement à Kleinsdorp. Vous l’avez sans doute appris. J’ai eu la consolation de lui fermer les yeux ; son dernier mot a été : Je suis content ! Les Boers n’auront pas à rougir devant l’histoire ! Et pourtant, chère Colette, au moment où il disait ces héroïques paroles, tous les siens, sauf moi, lui avaient été ravis un à un : ceux de mes frères qui avaient atteint l’âge d’homme, abattus dans leur force ; les autres, les petits, saisis, dispersés en des « camps de concentration », ces repaires où la fièvre, la famine, l’air impur font plus de fatale besogne que les balles et les obus !…
En vain, j’ai écrit, plié ma fierté (il m’en a coûté), supplié humblement qu’on voulût bien m’informer où se trouve ma pauvre mère ; ou bien me réunir à l’un des petits, – s’il en est qui survivent ! – mes prières sont restées sans réponse, et je demeure dans l’incertitude sur le sort de tant d’êtres si chers, incertitude plus difficile à supporter avec constance que les désastres irrémédiables. Vous le savez, j’ai vu mourir ma sœur Lucinde, frappée en pleine poitrine alors qu’elle faisait son glorieux devoir d’infirmière, qu’elle ramassait indistinctement amis et ennemis sur le champ de Langelauden. Et, devant le spectacle navrant de cette jeune plante fauchée dans sa fleur, j’ai eu, je l’avoue, un mouvement de rébellion ; j’ai été tentée de me révolter contre les décrets de l’Éternel ; de les appeler cruels, injustes, barbares… C’est à grand-peine que mon noble père m’amena à répéter, après lui, les paroles du patriarche Job : Dieu me l’avait donnée, Dieu me l’a reprise !… Eh bien, je le répète, ces déchirements affreux, ces affres indicibles, ne sont pas pour les courages une épreuve aussi démoralisante que l’attente ou l’incertitude. On se dit pour les glorieux disparus : « Ils ont cessé de souffrir ; ils partagent, au sein de l’Éternel, la récompense si bien méritée. » Mais comment trouver réconfort ou résignation devant le tableau toujours présent à l’esprit d’une mère solitaire, errante, rongée de chagrin ; de petits enfants abandonnés, manquant de tout appui, et, qui sait ? peut-être d’un morceau de pain !…
Je ne trouve de recours contre ces noires pensées qu’en m’absorbant dans un travail acharné. Il ne manque certes pas autour de moi de misères à soulager ; et, quand je pense : « Peut-être une autre en cet instant rend aux petits ou à ma mère les soins que j’administre ici », je retrouve un peu de tranquillité. Ce qui me soutient encore, c’est la connaissance que j’ai de leur caractère ; ils pâtiront, ils mourront peut-être jusqu’au dernier, mais ils ne manqueront pas au nom qu’ils portent. Tous patriotes et héros de naissance, depuis le chef jusqu’au bambin de quatre ans qui commence à peine à avoir une demi-douzaine d’idées… Quelle race que la nôtre, chère Colette ! Nous pouvons nous enorgueillir ensemble, vous Français, qui avez fourni la plus noble essence de cette plante superbe, nous qui en sommes la fleur.
On peut nous appeler barbares, paysans, – sauvages – disent parfois nos agresseurs dans la fureur de leur humiliation. Barbares ou sauvages, nous ne le sommes à aucun degré. Des paysans, soit ! Étrangers à beaucoup de luxe et raffinements, soit encore ! Mais des hommes dans la plus haute acception du mot. Des hommes qui grandissent dans le péril et que la souffrance rend plus courageux. J’ai vu à l’œuvre ces Anglais tant vantés ; je connaissais en gros leur histoire ; j’admirais sincèrement leurs annales militaires ; je savais leurs ressources inépuisables, leur morgue sans pareille… Comment, dès lors, n’être pas saisi d’un saint orgueil à penser que c’est nous, paysans paisibles, infime poignée de laboureurs, de femmes et d’enfants, qui faisons trembler ces gens-là ! qui les forçons à mettre sur pied deux cent mille hommes, à réquisitionner leurs plus savants tacticiens, à épuiser leur trésor – et à reculer constamment !…
On m’assure que ce sont eux, après tout, qui auront le dernier mot. Je ne veux pas le croire. Je veux espérer jusqu’au bout. Mais, quoi qu’il arrive, il est un trésor que ni la force, ni la richesse, ni le nombre ne nous pourront jamais arracher : c’est le souvenir des faits accomplis par nous ; une grande page d’histoire que nul peuple ne dépassera, que peu ont égalée sans doute…
Parmi les innombrables humains qui peinent et qui manquent de tout à Modderfontein, je retrouvai, après le premier tumulte de l’internement, votre brave compatriote, le capitaine Renaud, lequel a généreusement sacrifié son bras droit pour la cause des Boers (que le Seigneur lui rende au centuple ce qu’il a fait pour nous !). Ce camp n’est pas une ambulance proprement dite, mais, dans la hâte des coups de main, on entasse provisoirement où l’on peut les blessés-et les prisonniers. Dès que je l’eus reconnu, je réclamai comme une faveur le privilège de l’assister dans son épreuve. J’étais présente à l’amputation du bras, qui fut tout d’abord déclarée inévitable, et qu’il subit en héros, dédaignant le secours des anesthésiques. J’eus ensuite la consolation de voir sa prompte convalescence, son parfait rétablissement, et enfin d’apprendre que l’ordre de libération lui était parvenu. Sa qualité de Français était déjà une recommandation à mes yeux : pensez combien s’accrut cet intérêt quand je découvris qu’il était ami assez intime de M. Massey !… qu’il vous avait tous connus enfants ! Je lui contai votre séjour au kopge, le dévouement de vos frères comme ambulanciers, les inoubliables souvenirs que toute votre chère famille a laissés dans les cœurs boers ; je lui dis le grand désir que j’avais de communiquer avec vous, et il me promit que son premier soin, de retour à Paris, serait de courir à vous, de vous remettre cette lettre… Il ne reste plus maintenant que peu de minutes avant l’heure fixée pour son départ. Le jour se lève sur une scène de tristesses, de souffrances et de mort. Je suis heureuse de le voir échapper à ce séjour inhospitalier, bien que je regrette son amitié qui me rappelle la vôtre, si gaie, si aimable, si française, c’est tout dire ! Nous ne connaissons plus, nous, frustes habitants du veldt, ces arts si gracieux que nos ancêtres avaient cultivés sans doute, mais que les pauvres huguenots abandonnèrent avec tous leurs biens périssables, n’emportant dans l’exil que le trésor sacré de leur conscience. Nous ne les pratiquons plus, mais nous les sentons, nous les admirons quand ils viennent à nous. Rappelez-vous les succès de Gérard, et dites si son esprit, son enjouement délicieux pourraient être plus goûtés dans un salon parisien que sous la rude lente des Boers. Et votre noble père, votre exquise mère, Lina, Tottie… Quel est celui d’entre vous dont le charme ou le mérite nous aient échappé ? Chers amis ! les retrouverai-je jamais ? Donnez-leur à tous, du plus grand au plus petit, mon souvenir affectueux. Dites à Henri que, si nous ne devons pas nous revoir sur cette terre, j’ai la ferme espérance qu’après avoir fait notre devoir ici-bas nous nous réunirons dans un monde meilleur.
NICOLE MAUVILAIN.