Le Maître inconnu - Ligaran - E-Book

Le Maître inconnu E-Book

Ligaran

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Beschreibung

Extrait : "Après la clôture de la bibliothèque, lorsque je rentrai chez moi, je trouvai devant la porte de l'hôtel un domestique vêtu de brun fauve et qui ressemblait assez à un gros dogue. Cet homme m'attendait fidèlement depuis midi en fumant une pipe de porcelaine capable de contenir une livre de tabac, et sur laquelle était une image coloriée facétieuse et obscène, suivant la mode du pays."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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Seitenzahl: 132

Veröffentlichungsjahr: 2016

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Introduction
I

Lorsqu’on trouve sur le livret d’un musée cette désignation malheureusement très fréquente « par un maître inconnu, » cela ne veut pas toujours dire qu’il y a incertitude sur le véritable auteur du tableau et que les avis peuvent être partagés. Cela veut dire le plus ordinairement que la touche du peintre diffère de tout ce qu’on connaît, et que le tableau ne peut être attribué à aucun des maîtres dont on sait les noms. Il n’y a presque pas de galerie qui ne renferme plusieurs de ces enfants trouvés de l’art. Au musée de Rouen, j’en comptais l’autre jour trente et un, parmi lesquels une dizaine au moins d’ouvrages de premier ordre. Quelle fatalité a pu maintenir dans l’obscurité tant d’hommes de génie ? Combien d’autres ont traversé ce monde en y laissant quelque gage isolé de ce qu’ils savaient faire ? Dira-t-on, après cela, que la gloire vient toujours chercher le vrai talent ? Le premier catalogue qui vous tombe sous la main, n’est qu’un registre affligeant de la légèreté humaine. À côté du chef-d’œuvre couronné, le chef-d’œuvre auquel personne n’avait pris garde ; à côté du maître comblé de biens et d’honneurs, dont cent biographes ont écrit la vie, le maître inconnu dont on ignore le nom et pour qui l’oubli ou le malheur ont efficacement remplacé le masque de fer du prisonnier de l’île Sainte-Marguerite.

Au mois de mai 1845, dans une petite chambre du Schwarz-Adler, à Munich, je parcourais les manuscrits vénitiens de la collection de Camerarius, que les très complaisants bibliothécaires avaient bien voulu me confier, lorsqu’un Français, M. M. vint me proposer de me conduire chez le baron de K., qui avait, disait-il, une fort belle galerie de tableaux. C’était par grande faveur que j’étais admis à contempler les trésors du baron, et mon guide me vanta si haut cette grâce, que j’en conçus un peu de défiance. Les possesseurs d’objets d’art n’ayant pas accoutumé de dérober aux curieux leurs découvertes, j’augurai mal de cette galerie dont le propriétaire semblait commander d’avance l’admiration, en feignant de craindre les profanes. Je trouvai cependant chez M. de K. plusieurs ouvrages rares et précieux, entre autres, un Albert Durer, un Holbein, des Ribeira et des paysages flamands. Il y avait encore deux grands Bassano ; et, comme je les regardai à peine, M. de K. paru piqué de mon indifférence. Nous eûmes une petite discussion au sujet de ce peintre ; après quoi le baron, craignant sans doute de me laisser sur une impression peu agréable, interrompit ma phrase d’adieu et de remerciement pour me dire d’un ton diplomatique :

– Ce n’est pas tout, cher Monsieur. Nous avons là-bas un petit post-scriptum ; c’est mon cabinet de travail, où jamais personne ne pénètre. Je ferai pour vous une exception à mes habitudes.

La porte de l’impénétrable cabinet s’ouvrit, et je me trouvai en face de cinq portraits de femmes d’une beauté remarquable, tous évidemment du même peintre. Je ne sais quoi d’exalté dans les attitudes et la physionomie de ces cinq figures semblait indiquer qu’un même sentiment ou une destinée semblable avaient uni de loin ces cinq personnes, qui peut-être ne s’étaient jamais rencontrées. Le peintre seul aurait pu dire quel lien secret avait existé entre elles. À la diversité des costumes, on voyait que le maître avait voyagé.

– Que pensez-vous de ces jeunes dames ? me dit le baron d’une voix flûtée. Les agréments de leurs visages vous parlent-ils en faveur de celui qui a copié leurs traits ?

– Ces visages-là, répondis-je, sont plus aimables que les légumes et les poissons du Bassano. Mais, outre le choix des modèles, la peinture est admirable, et pour vous prouver que je ne marchande point mon enthousiasme, je passerais avec plaisir une heure devant ces cinq toiles.

– J’y ai passé des années, reprit le baron, et ce longtemps n’a pas été perdu. Examinez un peu cela de près ; cherchez de qui ce doit être, et faites-moi part de vos conjectures.

– Si votre intention, répondis-je, est de vous assurer que je ne suis point un expert, vous en aurez bientôt la certitude. Mes conjectures ne me mèneront pas loin. Je ne connais point ce peintre ; mais je croirais volontiers qu’il a vécu au XVIIIe siècle, qu’il est sorti de l’école française, et qu’il a emprunté, en voyageant, quelques procédés aux maîtres étrangers.

– Peut-on savoir sur quoi vous fondez votre opinion ? Demanda M. de K…

– Le voici : pour le temps où vivait le peintre, on le reconnaît aux ajustements de ces dames. Celle-ci qui est française, porte des manches et une coiffure à la mode vers 1750. L’artiste semble s’être appliqué particulièrement à bien rendre l’expression du regard. Il y a réussi sans tomber dans l’exagération sentimentale et un peu maniérée de Greuse. Si je ne me trompe, il a donc précédé Greuse de quelques années. Sa manière est large et hardie. Quatre ou cinq séances ont dû suffire à terminer ces portraits, que l’on prendrait pour des têtes d’étude si les accessoires et un certain air de réalité que l’on distingue sur ces visages n’écartaient toute présomption d’idéal et de fantaisie. On ne sent point cette fatigue qui s’empare du modèle pendant les ennuis d’une séance. Les traits et la physionomie ont été saisis au vol. Rien ne paraît inventé. Le progrès qu’on remarque d’un ouvrage à l’autre indique leur ordre chronologique, et permet de suivre à la fois les études du maître et son itinéraire.

– Tracez-moi un peu cet itinéraire, dit le baron. Combien je vous aurais d’obligation, ô Monsieur, si vous pouviez me donner quelqu’éclaircissement sur les tableaux que je possède !

– Puisque vous avez envie, répondis-je, de vous divertir à mes dépens, je n’ai garde de vous refuser ce plaisir, à condition que vous relèverez mes erreurs, et que vous me direz ensuite le nom et l’histoire de ce peintre intéressant.

– L’itinéraire, cher Monsieur, l’itinéraire, je vous en prie.

– J’y consens. Le plus ancien en date de ces ouvrages, celui où l’on sent le génie qui cherche et la main qui essaie, est cette petite fille pâle et malade. Le second est cette dame avec des airs d’héroïne et une toilette pompadour. Ces deux figures témoignent que le peintre a fait ses études à l’Académie de Paris du temps d’un Coypel, ou de quelque autre maître français.

– Ou de quelque autre, en effet, interrompit le baron, à moins qu’il n’ait étudié dans aucune académie. Mais poursuivez, de grâce.

– Le troisième est cette jeune fille, avec de longues tresses de cheveux qui lui pendent sur les épaules. Le paysage que je vois par une fenêtre ouverte détermine le lieu, mieux encore que la coiffure du modèle. Votre peintre voyageait alors en Suisse.

– Vous brûlez ! s’écria le baron.

– Le quatrième ouvrage est cette femme qui joue du clavecin. À ses yeux couleur de myosotis, on la reconnaît pour allemande. Quand au cinquième portrait, le plus beau sans comparaison, nierez-vous qu’il ait été fait à Rome ? Ne voit-on pas le peintre échauffé par le contact des maîtres italiens ? Cette image est celle de sa Fornarina, et il sera mort entre les bras de cette belle personne.

– Cher Monsieur, dit le baron, en prenant une voix de fausset aigre-doux, dans ces observations que d’autres m’avaient déjà communiquées, et qui, d’ailleurs, sautent aux yeux de tout homme un peu exercé, vous venez de déployer une sagacité bien rare. Autant de paroles, autant de traits de lumière. Regardez sur le catalogue de mes tableaux la confirmation de tout ce que vous avez si finement remarqué. Le compliment le plus fleuri pourrait-il vous flatter davantage ? Cherchez le nom de ce maître, ô Monsieur, et goûtez, en le lisant, la satisfaction d’Œdipe et du prince Calaf, les deux esprits les plus pénétrants qui aient jamais deviné des énigmes.

J’ouvris le catalogue que le baron me présentait, et j’y trouvai ces mots : « Cinq portraits de femmes par un maître inconnu. »

– C’est une chose insupportable, dis-je avec humeur, que de voir partout de beaux ouvrages dont on ignore l’origine. Puisque vous n’en savez pas plus que moi, je tiens mes conjectures pour bonnes ; mais, je vous déclare qu’à votre place, je ne voudrais manger pain sur nappe que je n’eusse découvert l’auteur de ces portraits, sa patrie, son histoire, dussé-je y consacrer dix ans. Vous êtes riche, Monsieur le baron ; vous aimez les arts, vous avez des loisirs. Allez, c’est une honte que de jouir de ces tableaux, sans rien tenter pour arracher l’auteur à son néant.

– Vous en parlez à votre aise, répondit le baron, et où voulez-vous que j’aille chercher les traces d’un vagabond qui a vécu on ne sait en quel temps et est mort on ne sait en quel lieu.

– Parcourez l’Europe entière, s’il le faut.

– Au hasard ? sans système et sans méthode ? Voilà bien une idée de Français ! Écoutez, cher Monsieur. Voulez-vous que je vous dise le moyen de combler, du moins en partie le vide énorme qui existe dans les catalogues de peinture ? Il est fort simple : vous savez que certains hommes, justement appelés connaisseurs, ont le don particulier de mettre à première vue le nom de l’auteur sur le tableau qu’on leur présente. Ce sont eux qui, dans toutes les collections, après avoir estimé et classé les ouvrages des peintres connus et séparé les originaux d’avec les copies, font un article à part des maîtres inconnus. C’est à eux qu’il appartiendrait de compléter leur travail, par un examen attentif de ces tableaux sans nom dans toutes les galeries du monde, de rechercher la même main sur ces diverses toiles, de constater que parmi ces orphelins, il y a des frères, de les réunir et de puiser dans la comparaison et dans le rapprochement des indices, qu’isolés ils ne peuvent point offrir. Une fois qu’on aurait ainsi assemblé les enfants d’un même père, on interrogerait chacun d’eux, on s’informerait de leur origine, à moins que l’enfer ne s’en mêlât, il faudrait bien qu’on arrivât à la source.

– Eh bien, que n’essayez-vous de ce procédé ?

– C’est précisément ce que j’ai fait. L’un de ces portraits m’a été vendu ici, à Munich. J’en ai plus tard acheté un autre en Italie, un troisième à Hambourg, un quatrième à Paris, un cinquième a été découvert par un artiste dans un bourg de Normandie chez un pauvre marchand de tabac. C’est celui de la petite fille. Quand au sixième…

– Il y en a donc un sixième ?

– Patience ! je vous le garde pour le bouquet.

– Et dans tout cela, pas un renseignement, pas un document, pas un nom propre ?

– Je n’ai point dit que je n’eusse pas un document en ma possession.

– À quoi bon ce mystère puéril, monsieur le baron ? Ne tardez pas une minute à inscrire sur votre catalogue le nom du maître. On lui a trop longtemps volé sa gloire.

– Le nom du maître, murmura M. de K. en se mordant les ongles, le nom, le maudit nom, c’est tout ce qu’il me manque. J’ai son histoire depuis l’âge de quinze ans jusqu’à sa mort. Mais au diable le nom ! Jamais je n’ai su le trouver. Je sais celui de l’aïeul de sa mère ; le sien, mordieu ! je donnerais mille écus de grand cœur à qui me le dirait. On ne me le dira point. Il y a des raisons de l’autre monde pour que le nom de cet homme demeure inconnu. Mais voyons le sixième et dernier portrait.

Au moyen d’un cordon de soie, le baron écarta lentement un petit rideau pareil à ceux dont on couvre les madones dans certaines chapelles d’Italie, et il courut ensuite s’asseoir dans un fauteuil en faisant une mine tout à fait espiègle.

– Cher monsieur, dit-il avec une insouciance affectée, jetez un simple regard sur ce morceau, et parlons d’autre chose. C’est inachevé ; c’est incomplet ; cela ne vaut rien.

Je regardai attentivement le portrait ; c’était une belle tête de jeune homme avec des sourcils noirs et accentués. La bouche et les yeux étaient finis avec un soin extrême, tandis que le reste n’était qu’ébauché, ce qui dénotait, comme dans les autres portraits, l’empressement particulier de l’auteur à étudier la physionomie de son modèle. On retrouvait sur ce visage l’air exalté qui animait les autres figures.

– Voilà sans doute, dis-je au baron, l’homme pour qui toutes ces dames ont soupiré ; il leur a brisé le cœur, et puis, un beau jour, une de ses maîtresses lui a rendu le mal qu’il avait fait aux autres. Le peintre a complété sa galerie en y ajoutant le Lovelace puni.

– Tarare ! murmura le baron. Vous parlez ; vous parlez avec assurance. Il n’y a pas un mot devrai dans vos suppositions. Vous plairait-il d’examiner ma collection de médailles ?

– Grand merci ! répondis-je. Ce serait abuser de votre complaisance. J’ai une promenade à faire au Parc-Royal. Si par hasard vous éprouviez le besoin de vous entretenir de votre maître inconnu, vous me trouverez prêt à en causer avec vous ; mais pour des monnaies et des médailles je vous confesse mon peu de curiosité. Recevez, monsieur le baron, mes sincères félicitations sur l’heureuse méthode que vous avez imaginée pour combler les lacunes des catalogues, sur les beaux résultats que vous avez déjà obtenus, sur votre vivacité à les publier et sur le sentiment de justice qui vous pousse à rendre aux pauvres enfants égarés de l’art la lumière que l’indifférence de leurs contemporains ou l’aveuglement de la fortune leur avaient dérobée.

J’ajoutai à ces compliments tant d’autres politesses que le baron avala le tout de la meilleure grâce du monde ; nous nous séparâmes à peu près quittes de mots ironiques, et par conséquent bons amis. Si j’eusse interrogé M. de K. sur les documents qu’il prétendait avoir, il se serait bien gardé de me satisfaire. Quelque idée impossible à deviner lui aurait peut-être représenté mon désir comme un piège effroyable. J’espérais qu’il arriverait de lui-même à me communiquer ses trouvailles. Je le rencontrai le lendemain à la bibliothèque, et comme je lui parlais des relazioni de Jean Carrero, ambassadeur à la cour de Charles IX :

– Vous êtes plongé dans les manuscrits, me dit-il, et vous ne songez plus à mon peintre inconnu.

– Il dépend de vous que j’y songe.

– Si je vous donnais à lire mes documents, n’auriez-vous pas l’envie de les étudier pour y chercher quelque lumière ?

– Peut-être.

– Il est douteux que cette biographie vous parût mériter tant d’honneur.

– Douteux, en effet, je suis fort occupé avec ces manuscrits vénitiens.

– Travaillez, ô monsieur. Ce serait grand dommage de vous distraire. Le seigneur Carrero passe avant un misérable barbouilleur de tableaux.

Le baron s’éloigna en faisant un rire affecté où l’on sentait plus de dépit que de malice, et je m’enfonçai d’un air affairé dans une interminable et prolixe relation qui ne contenait pas un mot intéressant.

II