Le Morne-au-diable ou l’Aventurier - Eugène Sue - E-Book

Le Morne-au-diable ou l’Aventurier E-Book

Eugène Sue

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Beschreibung

L’aventurier Lugarto – l’un des personnages démoniaques les plus colorés de Sue. Il a 22 ou 23 ans, c’est un mulâtre qui a hérité d’une énorme fortune et on ignore comment il a obtenu le titre de comte et son blason. Sue souligne la maturation prématurée du héros, l’épuisement de sa vie. En ce sens, il est proche des personnages romantiques.

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Eugène Sue

Le Morne-au-diable ou l’Aventurier

Varsovie 2019

Table des matières

PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE I. Le passager

CHAPITRE II. La Barbe-Bleue

CHAPITRE III. L’arrivée

CHAPITRE IV. La maison curiale

CHAPITRE V. La surprise

CHAPITRE VI. L’avertissement

CHAPITRE VII. La caverne

CHAPITRE VIII. Le Morne-au-Diable

CHAPITRE IX. La nuit

CHAPITRE X. Un boucan

CHAPITRE XI. Maître Arrache-l’Ame

DEUXIÈME PARTIE

CHAPITRE XII. Le Mariage

CHAPITRE XIII. Le souper

CHAPITRE XIV. L’amour vrai

CHAPITRE XV. L’envoyé de France

CHAPITRE XVI. L’orage

CHAPITRE XVII. La surprise

CHAPITRE XVIII. Milord-duc

CHAPITRE XIX. La surprise

CHAPITRE XX. Le départ

CHAPITRE XXI. La trahison

TROISIÈME PARTIE

CHAPITRE XXII. Le vice-roi d’Irlande et d’Écosse

CHAPITRE XXIII. La surprise

CHAPITRE XXIV. L’entretien

CHAPITRE XXV. Révélation

CHAPITRE XXVI. Le dévouement

CHAPITRE XXVII. Le martyr

CHAPITRE XXVIII. L’arrestation

CHAPITRE XXIX. Le départ

QUATRIÈME PARTIE

CHAPITRE XXX. Regrets

CHAPITRE XXXI. Le départ

CHAPITRE XXXII. La frégate

CHAPITRE XXXIII. Le jugement

CHAPITRE XXXIV. La chasse

CHAPITRE XXXV. Le retour

ÉPILOGUE

CHAPITRE XXXVI. L’abbaye

CHAPITRE XXXVII. Réunion

PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE PREMIER

LE PASSAGER

Vers la fin de mai 1690, le trois-mâts la Licorne partit de La Rochelle pour la Martinique.

Le capitaine Daniel commandait ce navire armé d’une douzaine de pièces de moyenne artillerie; précaution défensive nécessaire, nous étions alors en guerre avec l’Angleterre, et les pirates espagnols venaient souvent croiser au vent des Antilles, malgré les fréquentes poursuites de nos flibustiers.

Parmi les passagers de la Licorne, très peu nombreux d’ailleurs, on remarquait le révérend père Griffon, de l’ordre des frères Prêcheurs. Il retournait à la Martinique desservir la paroisse du Macouba, dont il occupait la cure depuis quelques années, à la grande satisfaction des habitants et des esclaves de ce quartier.

La vie tout exceptionnelle des colonies, alors presque continuellement en état d’hostilité ouverte contre les Anglais, les Espagnols ou les Caraïbes, mettait les prêtres des Antilles dans une position particulière. Ils devaient non seulement prêcher, confesser, communier leurs ouailles, mais aussi les aider à se défendre lors des fréquentes descentes de leurs ennemis de toutes nations et de toutes couleurs.

La maison curiale était, comme les autres habitations, également isolée et exposée à des surprises meurtrières; plus d’une fois le père Griffon, aidé de ses deux nègres, bien retranché derrière une grosse porte d’acajou crénelée, avait repoussé les assaillants par un feu vif et nourri.

Autrefois professeur de géométrie et de mathématiques, possédant d’assez grandes connaissances théoriques en architecture militaire, le père Griffon avait donné d’excellents avis aux gouverneurs successifs de la Martinique sur la construction de quelques ouvrages de défense.

Ce religieux savait en outre à merveille la coupe des pierres et des charpentes; instruit en agriculture, excellent jardinier, d’un esprit inventif, plein de ressources, d’une rare énergie, d’un courage déterminé, c’était un homme précieux pour la colonie et surtout pour le quartier qu’il habitait.

La parole évangélique n’avait peut-être pas dans sa bouche toute l’onction désirable; sa voix était dure, ses exhortations rudes; mais le sens moral en était excellent, et la charité n’y perdait rien.

Il disait la messe assez vite et fort à la flibustière. On le lui pardonnait en songeant que l’office avait souvent été interrompu par une descente d’Anglais hérétiques ou de Caraïbes idolâtres, et qu’alors le père Griffon, sautant de la chaire où il prêchait la paix et la concorde, s’était un des premiers mis à la tête de son troupeau pour le défendre.

Quant aux blessés et aux prisonniers, une fois l’engagement terminé, le digne prêtre améliorait leur position autant qu’il le pouvait, et pansait avec toute sorte de soins les blessures qu’il avait faites.

Nous n’entreprendrons pas de prouver que la conduite du père Griffon fût de tout point canonique, ni de résoudre cette question si souvent controversée:–Dans quelles occasions les clercs peuvent-ils aller à la guerre?–Nous n’invoquerons à ce sujet ni l’autorité de saint Grégoire ni celle de Léon IV; nous dirons simplement que ce digne prêtre faisait le bien et repoussait le mal de toutes ses forces.

D’un caractère loyal et généreux, ouvert et gai, le père Griffon était malicieusement hostile et moqueur envers les femmes. C’était de sa part de continuelles plaisanteries de séminaire sur les filles d’Ève, sur ces tentatrices, sur ces diaboliques alliées du serpent.

Nous dirons à la louange du père Griffon qu’il y avait dans ses railleries, d’ailleurs sans aucun fiel, un peu de rancune et de dépit; il plaisantait joyeusement sur un bonheur qu’il regrettait de ne pouvoir même désirer; car, malgré la licence extrême des habitudes créoles, la pureté des mœurs du père Griffon ne se démentit jamais.

On aurait peut-être pu lui reprocher d’aimer un peu la bonne chère; non qu’il en abusât (il se bornait à jouir des biens que Dieu nous donne), mais il aimait singulièrement à s’entretenir de recettes merveilleuses pour cuire le gibier, assaisonner le poisson, ou conserver dans le sucre les fruits parfumés des tropiques; quelquefois même l’expression de sa sensualité devenait contagieuse, lorsqu’il racontait certains repas à la boucanière faits au milieu des forêts ou sur les côtes de l’île. Le père Griffon possédait entre autres le secret d’un boucan de tortue dont le récit pittoresque suffisait pour éveiller une faim dévorante chez ses auditeurs. Malgré son formidable et fréquent appétit, le père Griffon observait scrupuleusement ses jeûnes, qu’une bulle du pape rendait d’ailleurs beaucoup moins rigoureux aux Antilles et aux Indes qu’en Europe. Il est inutile de dire que le digne prêtre aurait abandonné le repas le plus exquis pour remplir ses devoirs religieux envers un pauvre esclave; que personne n’était plus que lui pitoyable, aumônier et sagement ménager, regardant le peu qu’il possédait comme le bien des malheureux.

Jamais ses consolations, ses secours ne manquaient à ceux qui souffraient; une fois sa tâche chrétienne accomplie, il travaillait gaiement et vigoureusement à son jardin, arrosait ses plantes, sarclait ses allées, émondait ses arbres; et le soir venu, il aimait à se reposer de ces salutaires et rustiques labeurs en jouissant avec une intelligente friandise des richesses gastronomiques du pays.

Ses ouailles ne laissaient jamais vides son cellier ou son garde-manger. Le plus beau fruit, la plus belle pièce de la chasse ou de la pêche lui étaient toujours fidèlement envoyés; il était aimé, il était béni; on le prenait pour arbitre dans toutes les discussions, et son jugement décidait en dernier ressort de toutes les questions.

L’extérieur du père Griffon répondait parfaitement à l’idée qu’on pourrait peut-être se faire de lui, d’après ce que nous venons de dire de son caractère.

C’était un homme de cinquante ans au plus, robuste, actif, quoiqu’un peu replet; sa longue robe de laine blanche à camail noir dessinait ses larges épaules, une calotte de feutre couvrait son front chauve. Son visage coloré, son triple menton, ses lèvres épaisses et vermeilles, son nez long et fortement aplati à son extrémité, ses petits yeux vifs et gris lui donnaient une certaine ressemblance avec Rabelais; mais ce qui caractérisait surtout la physionomie du père Griffon, c’était une rare expression de franchise, de bonté, de hardiesse et d’innocente raillerie.

Au moment où commence ce récit, le frère Prêcheur, debout à l’arrière du bâtiment, causait avec le capitaine Daniel.

A la facilité avec laquelle il conservait sa perpendiculaire malgré le violent roulis du navire, on voyait que le père Griffon avait depuis longtemps le pied marin.

Le capitaine Daniel était un vieux loup de mer; une fois au large il abandonnait la direction de son navire à ses seconds ou à son pilote et s’enivrait régulièrement tous les soirs. Faisant très fréquemment le voyage de la Martinique à La Rochelle, il avait déjà ramené d’Amérique le père Griffon. Aussi ce dernier, habitué à l’ébriété du digne capitaine, surveillait assez attentivement la manœuvre; car, sans posséder la science nautique du père Fournier et autres de ses confrères religieux, il avait assez de connaissances théoriques et pratiques en marine.

Plusieurs fois le religieux avait fait la traversée de la Martinique à Saint-Domingue, et à la Côte ferme à bord des bâtiments flibustiers qui prélevaient toujours une sorte de dîme sur leurs prises en faveur des églises des Antilles.

La nuit approchait; le père Griffon aspirait avec plaisir l’odeur du souper que l’on préparait à l’avant; le domestique du capitaine vint prévenir les passagers que le repas était prêt; deux ou trois d’entre eux qui avaient résisté au mal de mer entrèrent dans la dunette.

Le père Griffon dit le Benedicite. On venait à peine de s’asseoir à table, lorsque la porte de la cabine s’ouvrit brusquement, et l’on entendit ces mots prononcés avec l’accent gascon le plus renforcé:

–Il y aura bien, je l’espère, illustre capitaine, une toute petite place pour le chevalier de Croustillac?

Tous les convives firent un mouvement de surprise et puis cherchèrent à lire sur la figure du capitaine l’explication de cette singulière apparition.

Le capitaine restait béant, regardant son nouvel hôte d’un air presque effrayé.

–Ah ça! qui êtes-vous? Je ne vous connais pas. D’où diable sortez-vous donc, monsieur? s’écria-t-il enfin.

–Si je sortais de chez le diable, ce bon père... et le Gascon baisa la main du père Griffon, ce bon père m’y renverrait bien vite, en me disant: Vade retro Satanas...

–Mais d’où venez-vous, monsieur? s’écria le capitaine stupéfait de l’air confiant et souriant de cet hôte inattendu. On n’arrive pas ainsi à bord... Vous n’êtes pas sur mon rôle d’équipage... vous n’êtes pas tombé du ciel, peut-être?

–Tout à l’heure c’était de l’enfer, maintenant c’est du ciel que je viens. Mordioux! je ne prétends pas à une origine si divine ou si infernale, illustre capitaine... Je...

–Il ne s’agit pas de cela, répondez-moi, s’écria le capitaine! Comment êtes-vous ici?

Le chevalier prit un air majestueux:

–Je serais indigne d’appartenir à la noble maison de Croustillac, une des plus anciennes de la Guyenne, si je mettais la moindre hésitation à satisfaire à la légitime curiosité de l’illustre capitaine.

–Enfin, c’est bien heureux! s’écria ce dernier.

–Ne dites pas que cela est bien heureux, capitaine, dites que cela est juste. Je tombe à votre bord comme une bombe, vous vous étonnez... rien de plus naturel... Vous me demandez comment je suis embarqué; c’est votre droit; je vous l’explique, c’est mon devoir... Complétement satisfait de mes explications, vous me tendez la main en me disant: C’est très bien, chevalier, mettez-vous à table avec nous; je vous réponds: Capitaine, ça n’est pas de refus, car je meurs d’inanition; bénie soit votre offre bienfaisante! Ce disant, je me glisse entre ces deux estimables gentilshommes; je me fais petit, petit, pour ne pas les gêner; au contraire, car le roulis est si violent que je les cale...

En parlant ainsi, le chevalier avait exécuté ses paroles à la lettre; profitant de l’étonnement général, il s’était placé entre deux convives, et se trouva bientôt muni du verre de l’un, du couvert de l’autre, de l’assiette d’un troisième, un profond ébahissement rendant ses voisins étrangers aux choses d’ici-bas.

Tout ceci fut exécuté avec tant de prestesse, de dextérité, de confiance, de hardiesse, que les convives de l’illustre capitaine de la Licorne, et l’illustre capitaine lui-même, ne songèrent qu’à jeter un regard de plus en plus curieux et étonné sur le chevalier de Croustillac.

Cet aventurier portait fièrement un vieux justaucorps de ratine autrefois verte, mais alors d’un bleu-jaunâtre; ses chausses, éraillées, étaient de la même nuance; ses bas, jadis écarlates, mais alors d’un rose fané, semblaient en quelques endroits brodés de fil blanc; un feutre gris complétement râpé; un vieux baudrier garni de larges passements de faux or couleur de cuivre rougi, supportait une longue épée sur laquelle le chevalier s’était appuyé en entrant d’un air de capitan. M. de Croustillac était un homme de haute taille et d’une maigreur excessive; il paraissait âgé de trente-six à quarante ans; ses cheveux, sa moustache et ses sourcils étaient d’un noir de jais; sa figure osseuse, brune et hâlée; il avait un long nez, de petits yeux fauves d’une vivacité extraordinaire, et la bouche énorme; sa physionomie révélait à la fois une assurance imperturbable et une vanité outrée.

M. de Croustillac avait en lui une de ces croyances fabuleuses qu’on ne trouve guère que chez les Méridionaux; il s’aveuglait tellement sur son mérite et sur ses grâces naturelles, qu’il ne croyait pas de femmes capables de lui résister; la liste de ses prétendues bonnes fortunes de tous genres eût été interminable. Si les mensonges les plus foudroyants ne lui coûtaient guère, on ne pouvait lui refuser un véritable courage et une certaine noblesse de caractère. Cette valeur naturelle, jointe à son aveugle confiance en lui, le précipitaient quelquefois au milieu des positions les plus inextricables, au milieu desquelles il donnait toujours tête baissée, et dont il ne sortait jamais sans horions; car s’il était aventureux et hâbleur comme un Gascon, il était opiniâtre et têtu comme un Breton.

Jusqu’alors sa vie avait été à peu près celle de tous ses confrères en Bohême. Cadet d’une pauvre famille de Gascogne, d’une noblesse douteuse, il était venu chercher fortune à Paris; tour à tour bas-officier d’une compagnie d’enfants perdus, prévôt d’académie, baigneur étuviste, maquignon, colporteur de nouvelles satiriques et de gazettes de Hollande, il s’était plus d’une fois donné pour protestant, feignant de se convertir à la foi catholique afin de toucher les cinquante écus que M. Pélisson payait à chaque néophyte sur la caisse des conversions. Cette fourberie découverte, le chevalier fut condamné au fouet et à la prison. Il subit le fouet, échappa à la prison, se déguisa au moyen d’un énorme emplâtre sur l’œil, ceignit une formidable épée dont il battit le pavé, et embrassa la profession d’enjôleur de provinciaux au profit de quelques maisons brelandières, dans lesquelles il conduisait ces innocents agneaux, qui n’en sortaient jamais que tondus à vif. On doit dire à la louange du chevalier qu’il restait toujours étranger à ces friponneries, et, comme il le disait lui-même, s’il tendait l’hameçon, il ne mangeait pas le poisson.

Les édits sur les duels étaient alors très sévères. Un jour le chevalier rencontra sur son passage un spadassin très connu, nommé Fontenay-Coup-d’Épée. Ce dernier coudoie violemment notre aventurier en lui disant: „Gare... je suis Fontenay-Coup-d’Épée.–Et moi, Croustillac-Coup-de-Canon„, dit le Gascon, en mettant sa rapière au vent. Fontenay fut tué, et Croustillac obligé de fuir pour échapper aux recherches.

Le chevalier avait souvent entendu parler des incroyables fortunes qui se réalisaient aux îles: il partit pour La Rochelle, espérant de s’y embarquer pour l’Amérique. Il voyagea tantôt à pied, tantôt sur des chevaux de retour, tantôt en charrette. Une fois arrivé, Croustillac devait, non seulement payer son passage à bord d’un bâtiment, mais encore obtenir de l’intendant de marine la permission de s’embarquer pour les Antilles.

Ces deux choses étaient aussi difficiles l’une que l’autre; les migrations des protestants, auxquelles Louis XIV voulait s’opposer, rendaient la police des ports extrêmement sévère, et le voyage de la Martinique ne coûtait pas moins de huit à neuf cents livres. Or, de sa vie l’aventurier n’avait possédé la moitié de cette somme.

Arrivant à La Rochelle avec dix écus dans sa poche, vêtu d’un sarrau, et portant au bout du fourreau de son épée, son justaucorps et ses chausses soigneusement empaquetés, le chevalier alla se loger, en fin compagnon, dans une pauvre taverne ordinairement fréquentée par les matelots. Là, il s’enquit d’un bâtiment en partance, et il apprit que la Licorne devait mettre à la voile sous peu de jours.

Deux maîtres de ce bâtiment hantaient la taverne que le chevalier avait choisie comme centre de ses opérations. Il serait trop long de raconter par quels prodiges d’astuce et d’adresse, par quels impudents et fabuleux mensonges, par quelles folles promesses Croustillac parvint à intéresser à son sort le maître tonnelier, chargé de l’arrimage des tonneaux d’eau douce dans la cale; qu’il suffise de savoir que cet homme consentit à cacher Croustillac dans un tonneau vide et à l’amener ainsi à bord de la Licorne.

Selon l’usage, les délégués de l’intendant et les greffiers de l’amirauté visitèrent scrupuleusement le navire au moment de son départ, pour s’assurer que personne ne s’y était embarqué en fraude.

Le chevalier se tint coi au fond de sa barrique, rangé parmi les futailles de la cale et il échappa ainsi aux recherches minutieuses des gens du roi. Son cœur bondit d’aise lorsqu’il sentit le navire se mettre en marche; il attendit quelques heures avant que d’oser se montrer, sachant bien qu’une fois en haute mer le capitaine de la Licorne ne reviendrait pas au port pour y ramener un passager de contrebande.

Il avait été convenu entre le maître tonnelier et le chevalier que ce dernier n’expliquerait jamais par quel moyen il était parvenu à s’introduire à bord.

Un homme moins impudent que notre aventurier se serait timidement tenu à l’écart parmi les matelots, attendant avec assez d’inquiétude le moment où le capitaine Daniel découvrirait cet embarquement frauduleux. Croustillac, au contraire, alla hardiment au but; préférant la table du capitaine à la gamelle des marins, il ne mit pas un moment en doute qu’il dût s’asseoir à cette table, sinon de droit, du moins de fait.

On le voit, son audace l’avait servi.

Tel était l’hôte improvisé sur lequel les convives de la Licorne jetaient des regards curieux.

CHAPITRE II

LA BARBE-BLEUE

–Allez-vous enfin, monsieur, m’expliquer comment vous vous trouvez ici? s’écria le capitaine de la Licorne, trop impatient de savoir le secret du Gascon pour le faire sortir de table.

Le chevalier de Croustillac se versa un grand verre de vin, se leva et dit à haute voix:

–Je proposerai d’abord à l’illustre compagnie de porter une santé qui nous est chère à tous, celle de notre glorieux monarque, celle de Louis le Grand, le plus adorable des princes.

Dans ces temps de despotisme inquiet, il eût été impolitique, dangereux même pour le capitaine, d’accueillir froidement la proposition du chevalier.

Maître Daniel, et à son exemple les passagers, répondirent donc à son appel. Tous répétèrent en chœur:

–A la santé du roi! à la santé de Louis le Grand!

Un seul convive resta silencieux. C’était le voisin du chevalier. Croustillac le regarda en fronçant le sourcil.

–Mordioux! monsieur, n’êtes-vous donc pas des nôtres, lui dit-il; seriez-vous l’ennemi de notre monarque bien-aimé?

–Point du tout, point du tout, monsieur; j’aime et je vénère ce grand monarque. Mais comment boirais-je? vous avez pris mon verre, répondit timidement le passager.

–Comment! mordioux! c’est pour un si frivole motif que vous vous exposez à passer pour un mauvais Français? s’écria le chevalier en haussant les épaules. Est-ce que nous manquons de verres ici? Laquais... laquais... allons donc, un verre à monsieur! Mon cher ami... à la bonne heure! maintenant debout et redisons tous: A la santé du roi... de notre grand roi!

Le toast porté, on se rassit.

Le chevalier profita de ce mouvement pour faire donner une assiette et un couvert à son voisin. Puis, découvrant un potage placé devant lui, il dit effrontément au père Griffon:

–Mon révérend, vous offrirai-je de ce potage aux pigeonneaux?

–Mais, corbleu! monsieur, s’écria le capitaine, outré des libertés du chevalier, vous vous mettez bien à votre aise.

Celui-ci interrompit maître Daniel et lui dit d’un air grave:

–Capitaine, je sais rendre à chacun ce qui lui est dû: le clergé est le premier ordre de l’État; je me conduis donc en chrétien en servant d’abord le révérend père que voici; je ferai plus, je saisirai cette occasion de rendre hommage, dans sa respectable et sainte personne, aux vertus évangéliques qui distinguent et distingueront toujours notre Eglise.

En disant ces mots, le chevalier servit le père Griffon.

De ce moment il devenait assez difficile au capitaine d’expulser l’aventurier de sa table; il n’avait pu refuser le toast du chevalier, ni l’empêcher de faire les honneurs des mets qui se trouvaient à sa portée. Pourtant il continua son interrogatoire:

–Allons, monsieur, vous êtes bon gentilhomme, soit! vous êtes bon chrétien, vous aimez le roi comme nous l’aimons tous, cela est très bien. Maintenant, dites-moi comment diable il se fait que vous soyez ici à manger mon souper?

–Mon père, s’écria le chevalier, je vous prends à témoin, ainsi que l’honorable compagnie...

–A témoin de quoi, mon fils? dit le père Griffon.

–A témoin de ce que vient de dire le capitaine.

–Comment! Qu’ai-je dit! s’écria maître Daniel.

–Capitaine! vous avez dit, vous avez reconnu, proclamé à la face de la société que j’étais bon gentilhomme!...

–Je l’ai dit, sans doute, mais...

–Que j’étais bon chrétien!

–Oui, mais...

–Que j’aimais le roi!

–Oui, parce que...

–Eh bien! reprit le chevalier, j’en prends de nouveau à témoin l’illustre compagnie... quand on est bon chrétien, quand on est bon gentilhomme, quand on aime bien son roi, que peut-on vous demander de plus? Mon révérend, vous servirai-je de ce hochepot?

–J’en accepterai, mon fils, car mon mal de mer, à moi, c’est l’appétit; une fois embarqué, ma faim redouble.

–Je suis ravi, mon père, de cette conformité d’organisation, car je ne me sens pas d’autre indisposition qu’une faim dévorante...

–Eh bien! mon fils, puisque notre bon capitaine vous met à même de satisfaire cette faim, je vous dirai, pour me servir de vos propres paroles, que c’est justement parce que vous êtes bon gentilhomme, bon chrétien et affectionné à notre bien-aimé souverain, que vous devez aller au-devant de la question que vous fait maître Daniel au sujet de votre séjour extraordinaire à bord de son bâtiment.

–Malheureusement voilà ce qui m’est impossible, mon père.

–Comment, impossible? s’écria le capitaine courroucé.

Le chevalier prit un air de componction solennelle, et répondit en montrant le père Griffon:

–Le révérend père peut seul entendre ma confession et mes aveux: ce secret n’est pas seulement le mien; ce secret est grave, bien grave, ajouta-t-il en levant les yeux au ciel avec contrition.

–Et moi!... je pourrais vous forcer à parler, s’écria le capitaine, quand je devrais vous faire attacher un boulet à chaque pied et vous mettre à cheval sur une barre de cabestan jusqu’à ce que vous disiez la vérité.

–Capitaine, reprit le chevalier avec un calme imperturbable, je n’ai jamais souffert une menace, un clin d’œil... une moue... un signe... un zest... un rien qui me parût insultant... mais vous êtes roi à votre bord, par cela même je suis dans votre royaume... et je me reconnais pour votre sujet... vous m’avez admis à votre table (je continuerai à être toujours digne de cette faveur); pourtant ce n’est pas une raison pour m’infliger arbitrairement les plus mauvais traitements; néanmoins, je saurai m’y résigner, les supporter, à moins que ce bon père, l’appui du faible contre le fort, ne daigne intercéder auprès de vous en ma faveur, répondit humblement le chevalier.

La position du capitaine devenait embarrassante, car le père Griffon ne put s’empêcher de dire quelques mots en faveur de l’aventurier qui se mettait si brusquement sous sa protection, et qui promettait de révéler sous le sceau de la confession le secret de son séjour à bord de la Licorne.

La colère du capitaine se calma un peu; le chevalier, d’abord flatteur, insinuant, devint jovial, plaisant, bouffon: il fit, pour amuser les convives, toutes sortes de tours d’adresse; il mit des couteaux en équilibre sur le bout de son nez, il construisit des pyramides de verres et de bouteilles avec une habileté surprenante, il chanta de nouveaux noëls, il imita le cri de différents animaux.

Enfin, Croustillac sut tellement divertir le capitaine de la Licorne, assez peu difficile d’ailleurs sur le choix de ses amusements, qu’à la fin du souper il dit au Gascon en lui frappant sur l’épaule:

–Allons, chevalier, après tout, vous voici à mon bord; il n’y a pas moyen de faire que vous n’y soyez pas; vous êtes un gai compagnon, il y aura toujours pour vous un couvert à ma table, et on trouvera bien à vous accrocher un hamac dans quelque coin du faux-pont.

Le chevalier se confondit en remercîments et en protestation de reconnaissance, se rendit au gîte qu’on lui avait assigné, et s’endormit bientôt d’un profond sommeil, parfaitement rassuré sur sa condition pendant la traversée, quoiqu’un peu humilié d’avoir été obligé de souffrir les menaces du capitaine et d’être descendu jusqu’aux complaisances pour s’assurer de la bienveillance de maître Daniel, qu’il traita mentalement de bête brute et d’ours marin.

Le chevalier voyait dans les colonies un véritable Eldorado. Il avait tellement entendu vanter la magnifique hospitalité des colons, trop heureux, disait-on, de retenir des mois entiers les Européens qui venaient les voir, qu’il avait fait ce raisonnement statistique fort simple:

„Il y a environ cinquante ou soixante riches habitations à la Martinique et à la Guadeloupe; leurs propriétaires, qui s’ennuient comme des morts, sont ravis de pouvoir garder auprès d’eux des gens d’esprit, de joyeuse humeur et de ressources; je suis essentiellement de ces gens-là; je n’aurai donc qu’à paraître pour être choyé, fêté, adoré; en admettant que j’accorde six mois à chaque habitation l’une dans l’autre, elles sont au nombre de soixante environ, cela me fait donc une moyenne de vingt-cinq à trente ans de joyeuse et excellente vie parfaitement assurée, et encore je ne parle que de la chance la moins favorable. Je suis dans la pleine maturité de mes agréments; je suis aimable, je suis spirituel, j’ai toutes sortes de talents de société; comment croire que les opulentes héritières des colonies seront assez aveugles, assez stupides pour ne pas profiter de mon occasion, et s’assurer ainsi du plus charmant mari que jeune fille ou veuve agaçante ait jamais rêvé dans ses nuits d’insomnie?”

Telles étaient les espérances du chevalier; on verra si elles furent déçues. . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le lendemain matin, Croustillac tint sa promesse et se confessa au père Griffon.

Quoique assez véridiques, ses aveux n’apprirent rien de bien nouveau au révérend sur la position de son pénitent, qu’il avait à peu près devinée; tel fut à peu près le résumé de la confession du chevalier:

Il avait dissipé son patrimoine et tué un homme en duel; poursuivi par les lois, se trouvant sans ressources, il avait pris le parti désespéré d’aller chercher fortune aux îles; ne possédant pas de quoi payer son passage, il avait eu recours à la compassion du tonnelier qui l’avait introduit et caché à bord dans une barrique vide.

Cette apparente sincérité rendit le père Griffon assez favorable à l’aventurier; mais il ne lui dissimula pas que l’espoir de trouver la fortune aux colonies était un leurre; il faut y arriver avec des capitaux assez considérables pour y former le plus mince établissement; le climat était meurtrier, les habitants se défiaient généralement des étrangers, et les traditions de généreuse hospitalité laissées par les premiers colons étaient complétement oubliées, autant par l’égoïsme des habitants que par la gêne où ils se trouvaient par suite de la guerre avec l’Angleterre qui portait une grave atteinte à leurs intérêts.

En un mot, le père Griffon conseillait au chevalier d’accepter l’offre du capitaine, qui lui avait proposé de le ramener à La Rochelle après avoir touché à la Martinique.

Selon le religieux, Croustillac devait trouver en France mille ressources qu’il ne pouvait espérer de rencontrer dans ce pays à demi-barbare, la condition des Européens étant telle aux colonies que jamais, par égard pour leur dignité de blancs, ils n’occupaient d’emplois trop subalternes.

Le père Griffon ignorait que son pénitent avait tellement exploité les ressources de la France, qu’il s’était vu forcé de s’expatrier. Dans certaines circonstances, personne n’était d’ailleurs plus facile à abuser que le bon religieux; sa pitié pour le malheur nuisait à sa pénétration habituelle.

La vie passée du chevalier de Croustillac ne lui paraissait pas d’une blancheur immaculée; mais cet homme était si insouciant de sa détresse, si indifférent de l’avenir qui le menaçait, que le père Griffon finit par prendre à cet aventurier plus d’intérêt peut-être qu’il n’en méritait et qu’il lui proposa de l’héberger dans sa maison curiale de Macouba, tant que la Licorne resterait à la Martinique; offre que Croustillac se garda bien de refuser.

Le temps se passait: maître Daniel ne cessait d’admirer les talents prodigieux du chevalier, chez lequel il découvrait chaque jour de nouveaux trésors de prestidigitation.

Croustillac avait fini par mettre dans sa bouche des bouts de bougie allumée, et par avaler des fourchettes. Ce dernier trait avait porté l’engouement du capitaine jusqu’à l’enthousiasme; il avait formellement offert au Gascon une place à vie à son bord, pourvu qu’il lui promît de charmer toujours aussi agréablement les loisirs de la navigation de la Licorne.

Nous dirons enfin, pour expliquer les succès de Croustillac, qu’à la mer les heures semblent bien longues, que les moindres distractions sont précieuses, et que l’on est alors bien aise d’avoir toujours à ses ordres une espèce de bouffon d’une bonne humeur imperturbable.

Quant au chevalier, il cachait sous ce masque riant et insoucieux une triste préoccupation; le terme de la traversée s’approchait; le langage du père Griffon avait été trop sensé, trop sincère, trop juste pour ne pas vivement impressionner notre aventurier, qui avait compté mener joyeuse vie aux dépens des colons. La froideur que lui témoignèrent plusieurs habitants qui, se trouvant au nombre des passagers, retournaient à la Martinique, acheva de ruiner ses espérances. Malgré les talents qu’il développait et dont ils s’amusaient, nul de ces colons ne fit la plus légère avance au chevalier, quoiqu’il répétât sans cesse qu’il serait ravi de faire dans l’intérieur de l’île une longue exploration.

Le terme du voyage arrivait, les dernières illusions de Croustillac étaient détruites; il se voyait réduit à la déplorable alternative de naviguer à tout jamais avec le capitaine Daniel, ou de revenir en France affronter les rigueurs des gens du roi.

Le hasard vint tout à coup offrir à l’esprit du chevalier le plus éblouissant mirage et éveiller en lui les plus folles espérances.

La Licorne n’était plus qu’à deux cents lieues environ de la Martinique, lorsqu’elle rencontra un bâtiment de commerce français venant de cette île et faisant voile pour la France.

Ce bâtiment mit en panne et envoya un canot à bord de la Licorne pour avoir des nouvelles d’Europe; aux colonies tout allait assez bien depuis quelques semaines; on n’avait pas vu un seul bâtiment de guerre anglais. Quelques autres communications échangées, les deux navires se séparèrent.

–Pour un bâtiment d’une telle valeur (les passagers avaient évalué son chargement à 400,000 francs environ), il n’est guère bien armé, dit le chevalier, ce serait une bonne capture pour les Anglais.

–Ah! bah! reprit un passager d’un air d’envie, la Barbe-Bleue peut bien perdre ce bâtiment-là.

–Pardieu! oui; il lui resterait assez d’argent pour en acheter et en armer d’autres.

–Une vingtaine même si elle le voulait, dit le capitaine Daniel.

–Oh! vingt... c’est beaucoup, reprit un passager.

–Ma foi, sans compter sa magnifique plantation de l’Anse-aux-Sables, et sa mystérieuse maison du Morne-au-Diable, reprit un autre; ne dit-on pas qu’elle a pour cinq ou six millions d’or et de pierreries... enfouis dans quelque cachette.

–Ah! voilà... enfouis on ne sait où, reprit le capitaine Daniel, mais pour sûr elle les a, car, moi, je tiens du vieux père l’Ouvre-l’œil, qui avait été une fois voir le premier mari de la Barbe-Bleue, au Morne-au-Diable, lequel mari était, disait-on, jeune et beau comme un ange, je tiens de l’Ouvre-l’œil que la Barbe-Bleue, ce jour-là, s’amusait à mesurer dans un couï des diamants, des perles fines et des émeraudes; or, toutes ces richesses sont encore en sa possession, sans compter qu’on dit que son troisième et dernier mari était puissamment riche, et que toute sa fortune était en poudre d’or.

–Les uns la disent si avare qu’elle ne dépense pas pour elle et les siens 10,000 fr. par année... reprit un passager.

–Quant à cela, ça n’est pas sûr, reprit maître Daniel, personne ne peut savoir comment elle vit, puisqu’elle est étrangère à la colonie, et qu’il n’y a pas quatre personnes qui aient mis le pied au Morne-au-Diable.

–Certes, et l’on fait bien: ce n’est pas moi qui aurais la curiosité d’y aller, dit un autre; le Morne-au-Diable ne jouit pas pour cela d’une assez bonne renommée... On dit qu’il s’y passe des choses... des choses...

–Ce qui est certain, c’est que le tonnerre y est tombé trois fois...

–Cela ne m’étonnerait pas; l’on entend, dit-on, des bruits étranges autour de cette habitation.

–On dit qu’elle est bâtie en manière de forteresse inaccessible au milieu des rochers de la Cabesterre...

–Cela se conçoit, si la Barbe-Bleue a tant de trésors à garder...

Croustillac écoutait cette conversation avec une excessive curiosité. Ces trésors, ces diamants miroitaient singulièrement à son imagination.

–Mais de qui donc parlez-vous ainsi, mes gentilshommes? demanda-t-il enfin.

–Nous parlons de la Barbe-Bleue!

–Qu’est-ce que la Barbe-Bleue?

–La Barbe-Bleue? Eh bien! c’est la Barbe-Bleue...

–Mais, enfin, est-ce un homme ou une femme? dit le chevalier.

–La Barbe-Bleue?

–Oui, oui, dit impatiemment Croustillac.

–Eh! mon Dieu! c’est une femme!

–Comment! une femme? Et pourquoi l’appelle-ton la Barbe-Bleue?

–Pourquoi? Parce qu’elle se débarrasse de ses maris, comme l’homme à la barbe bleue du nouveau conte se débarrassait de ses femmes.

–Et elle est veuve!... c’est une veuve!... ce serait une veuve! comment!... s’écria le chevalier avec un battement de cœur inexprimable; une veuve... répéta-t-il en joignant les mains, une veuve! riche à éblouir! à donner le vertige par le seul calcul de ses richesses... une veuve!!

–Une veuve, si veuve qu’elle l’est pour la troisième fois depuis trois ans, dit le capitaine.

–Et elle est aussi riche qu’on le dit?

–Mais, oui, c’est connu, tout le monde le sait, dit le capitaine.

–Riche à millions!! riche à armer des bâtiments de 400,000 livres... riche à avoir des sacs de diamants et d’émeraudes et de perles fines..., s’écria le Gascon, dont les yeux étincelaient, dont les narines se gonflaient, dont les mains se crispaient.

–Mais on vous répète qu’elle est riche à acheter la Martinique et la Guadeloupe, si cela lui faisait plaisir, reprit le capitaine.

–Et vieille... très vieille?... demanda le chevalier avec inquiétude.

Son interlocuteur regarda les autres passagers d’un air interrogatif, et dit:–Quel âge peut bien avoir la Barbe-Bleue?

–Ma foi, je n’en sais rien, dit l’un.

–Tout ce que je sais, reprit un autre, c’est que lorsque je suis arrivé dans la colonie, il y a deux ans, elle en était déjà à son second mari, et qu’elle entamait le troisième..., qui ne lui a pas seulement duré un an.

–Pour ce qui est du troisième mari, on ne dit pas qu’il soit mort, mais il a disparu, reprit un autre.

–Il est si bien mort, au contraire, qu’on dit avoir vu la Barbe-Bleue en grand deuil de veuve, dit un passager.

–Sans doute, sans doute, ajouta un troisième interlocuteur; la preuve qu’il est mort, c’est que le desservant de la paroisse de Macouba, en l’absence du révérend père Griffon, a dit une messe des morts pour lui.

–Au reste, il ne serait pas étonnant qu’il eût été assassiné, dit un autre.

–Assassiné... par sa femme, sans doute, reprit-on avec une unanimité qui prouvait peu en faveur de la Barbe-Bleue.

–Non pas par sa femme!

–Ah! ah! voilà du nouveau.

–Pas par sa femme? et par qui donc alors?

–Par des ennemis qu’il avait à la Barbade.

–Par des colons anglais?

–Oui, par des Anglais, puisqu’il était, dit-on, Anglais lui-même...

–Toujours est-il, mon gentilhomme, que le troisième mari est mort... et bien mort?... demanda le chevalier avec anxiété.

–Oh! pour mort..., oui, oui, répéta-t-on en chœur.

Croustillac respira; un moment comprimées, ses espérances reprirent leur vol audacieux.

–Mais l’âge de la Barbe-Bleue le sait-on? reprit-il.

–Pour son âge, je puis vous satisfaire: elle doit avoir environ... de vingt... oui, c’est à peu près cela, de vingt... à soixante ans, dit le capitaine Daniel.

–Mais vous ne l’avez donc pas vue? dit le chevalier impatienté de cette plaisanterie.

–Vue!! moi? et pourquoi diable voulez-vous que j’aie vue la Barbe-Bleue? demanda le capitaine. Est-ce que vous êtes fou?

–Comment?

–Entendez-vous... mes compères..., dit le capitaine à ses passagers; il me demande si j’ai vu la Barbe-Bleue.

Les passagers haussèrent les épaules.

–Mais, reprit Croustillac, qu’est-ce qu’il y a d’étonnant à ma question?

–Ce qu’il y a d’étonnant? dit maître Daniel.

–Oui.

–Tenez... vous venez de Paris, vous, n’est-ce pas? et c’est bien moins grand que la Martinique.

–Sans doute!

–Eh bien! avez-vous vu le bourreau à Paris?

–Le bourreau? non... mais quel rapport?

–Eh bien! une fois pour toutes, sachez qu’on est aussi peu curieux de voir la Barbe-Bleue, qu’on est curieux de voir le bourreau... mon gentilhomme. D’abord, parce que la maison qu’elle habite est située au milieu des solitudes du Morne-au-Diable, où l’on ne se soucie pas de s’aventurer... Puis, parce qu’une assassine n’est pas d’une agréable société, et puis parce que la Barbe-Bleue a de trop mauvaises connaissances.

–De mauvaises connaissances? fit le chevalier.

–Oui, des amis... des amis de cœur... pour ne pas dire plus, qu’il ne fait pas bon rencontrer le soir sur la grève, la nuit dans les bois ou au coucher du soleil sous le vent de l’île, dit le capitaine.

–L’Ouragan... le capitaine flibustier, d’abord..., dit un des passagers d’un air d’effroi.

–Puis Arrache-l’Ame... le boucanier de Marie-Galande, dit un autre.

–Puis Youmaalë... le Caraïbe anthropophage de l’anse aux Caïmans, reprit un troisième.

–Comment! s’écria le chevalier, est-ce que la Barbe-Bleue serait à la fois en coquetterie réglée avec un flibustier, un boucanier et un cannibale... Peste... Quelle matrone!

–Comme vous dites, mon gentilhomme... elle passe pour une matrone, une buonaroba, comme disent les Espagnols.

CHAPITRE III

L’ARRIVÉE

Ces singulières révélations sur le moral de la Barbe-Bleue parurent impressionner assez le chevalier.

Après quelques moments de silence il demanda au capitaine:–Quel est cet homme, ce flibustier qu’on appelle l’Ouragan?

–Un mulâtre de Saint-Domingue, dit-on, reprit maître Daniel, l’un des plus déterminés flibustiers des Antilles; il est venu habiter la Martinique depuis deux ans, dans une maison isolée, où il vit maintenant en bourgeois; on dit qu’il se servait, lorsqu’il faisait sa course, de pirogues à soupape.

–Qu’est-ce qu’une pirogue à soupape? demanda le chevalier.

–C’est une grande embarcation, noire, longue et mince comme un serpent; au fond de son arrière, près du gouvernail, il y a une large soupape qui s’ouvre à volonté. Dès qu’un navire était en vue, on dit que l’Ouragan s’embarquait dans une pareille pirogue avec une cinquantaine de flibustiers armés de coutelas et de pistolets, voilà tout; la pirogue marchait à rames, parce qu’en se privant de voiles elle pouvait s’approcher plus près de l’ennemi sans être aperçue; la pirogue piquait donc droit au navire: si ledit navire se défiait et se défendait, son artillerie n’avait guère de prise sur l’avant de la pirogue, avant étroit et tranchant comme le coupant d’une hache: quant à la mousqueterie de l’ennemi, l’Ouragan n’y croyait pas, dit-on. Lorsqu’il abordait le navire qu’il voulait enlever, l’Ouragan, qui gouvernait toujours, ouvrait sa soupape; l’embarcation commençait à couler à fond par l’arrière, ce qui obligeait nécessairement les plus engourdis à s’élancer sur le pont du bâtiment ennemi afin d’échapper à la noyade; une fois à l’abordage, les flibustiers poignardaient tout ce qui résistait et jetaient à la mer tout ce qui ne résistait pas; l’Ouragan conduisait sa prise à Saint-Thomas, où il vendait l’huître et sa coquille (c’est ainsi que les pirates appellent le bâtiment et ses marchandises), et il partageait l’argent avec ses compagnons. Quand il n’avait plus le sou, l’Ouragan faisait construire une nouvelle pirogue à soupape, la faisait bénir par un prêtre et recommençait sa course; on dit que quand il est en bonne humeur, il calcule avec la Barbe-Bleue le nombre des Espagnols et des Anglais qu’il a tués ou noyés, lui et ses flibustiers; il dit que cela ne va pas loin de trois à quatre mille. Voilà ce que c’est que l’Ouragan, mon gentilhomme.

–Et vous croyez que ce matamore n’est pas indifférent à la Barbe-Bleue? demanda négligemment le chevalier.

–On dit que tout le temps que l’Ouragan ne passe pas chez lui, il le passe au Morne-au-Diable.

–Cela prouve au moins que la Barbe-Bleue n’aime guère les Céladons de Bergerades, dit le chevalier. Ah çà! mais le boucanier?

–Ma foi, s’écria un passager, je ne sais si je n’aimerais pas mieux encore avoir pour ennemi l’Ouragan que le boucanier Arrache-l’Ame!

–Peste! voilà du moins un nom qui promet, dit Croustillac.

–Et qui tient, dit le passager, car le boucanier, je l’ai vu...

–Et il est... terrible?

–Il est au moins aussi farouche que les sangliers ou les taureaux qu’il chasse. Je puis vous en parler. Il y a un an environ, je suis allé à son boucan de la grande Tari, au nord de la Martinique, lui acheter des peaux de bœufs sauvages; il était tout seul avec sa meute de vingt chiens courants, qui avaient l’air aussi méchants et aussi sauvages que lui; quand je suis arrivé il se frottait le visage avec de l’huile de palmes, car il n’y avait pas un seul endroit de sa figure qui ne fût bleu, jaune, violet et pourpre.

–J’y suis, dit le chevalier, les nuances irisées d’un coup de poing sur l’œil, mais... en grand.

–Juste, mon gentilhomme. Je lui demandai ce qu’il avait; voici ce qu’il me raconta: „Mes chiens, menés par mon engagé, me dit-il, avaient lancé un taureau de deux ans; il me passe, je lui envoie une balle à l’épaule; il bondit dans un hallier; mes chiens arrivent, il fait tête et m’en découd deux. Pendant que je rechargeais en double, mon engagé arrive, tire et manque le taureau. Mon garçon se voyant désarmé, veut couper le jarret du taureau, mais le taureau l’éventre et le foule aux pieds. Placé comme j’étais, je ne pouvais tirer l’animal, de peur d’achever mon engagé; je prends mon grand couteau de boucan et je me jette entre eux deux; je reçois un coup de corne qui m’ouvre la cuisse; un second me casse ce bras-là (il me montre son bras gauche qui, en effet, était serré contre son corps avec une liane); le taureau continue de me charger; comme il ne me restait que la main droite de bonne, je prends mon temps, et au moment où l’animal baisse la tête pour me découdre, je le saisis aux cornes, je l’abaisse à ma portée, je lui saute aux lèvres avec mes dents, et je ne démords pas plus qu’un boule-dogue anglais, pendant que mes chiens lui travaillaient les côtes.”

–Mais c’est une vraie mâchoire que cet homme-là? dit dédaigneusement Croustillac. S’il n’a pas d’autres moyens de plaire, mordioux! je plains sa maîtresse...

–Je vous disais bien que c’était une espèce d’animal sauvage, reprit le narrateur; mais je continue mon récit: „Une fois mordu aux lèvres, ajouta le boucanier, un taureau est bien bas. Au bout de cinq minutes, épuisé par la perte du sang, car mes balles avaient porté, le taureau tombe à genoux et se renverse; mes chiens montent sur lui, le prennent à la gorge et l’achèvent. La lutte m’avait affaibli, je perdais beaucoup de sang: pour la première fois de ma vie, je m’évanouis ni plus ni moins qu’une petite femme... Vous allez voir que mal m’en a pris! Ne voilà-t-il pas mes chiens qui, pendant mon évanouissement, s’amusent à dévorer mon engagé!!! tant ils sont mordants et bien dressés! Comment, dis-je tout effrayé à Arrache-l’Ame, parce que vos chiens ont dévoré votre engagé, cela prouve qu’ils sont bien dressés? Et je vous avoue, monsieur, ajouta le passager qui racontait au Gascon la prouesse du boucanier, je vous avoue que je regardais avec un certain effroi ces féroces animaux qui tournaient et rôdaient autour de moi en me flairant d’une façon très peu rassurante...

–Le fait est que ce sont là des mœurs tant soit peu brutales, dit Croustillac, et l’on serait mal venu à parler à cet homme des bois le beau langage de la belle galanterie... Mais quelle diable de conversation peut-il avoir avec la Barbe-Bleue?

–Dieu me préserve d’aller les écouter! dit le narrateur.

–Une fois qu’Arrache-l’Ame à la Barbe-Bleue a dit:–J’ai mordu un taureau au nez, et mes chiens ont dévoré mon engagé, reprit le Gascon, la conversation doit devenir languissante, et, mordioux! on ne fait pas tous les jours manger un homme aux chiens pour avoir un sujet d’entretien.

–Ma foi, monsieur, on ne sait pas, dit un auditeur, ces gens-là sont capables de tout!

–Mais, dit impatiemment Croustillac, un pareil animal ne doit pas savoir ce que c’est que les petits soins, le parler fleuri qui subjugue les belles...

–Non certainement, reprit le narrateur (que nous soupçonnons fort d’exagérer les faits), car il sacre, il jure à faire abîmer l’île, et il a une voix... une voix... qui ressemble au beuglement d’un taureau.

–C’est tout simple, à force de les fréquenter il aura pris leur accent, dit le chevalier, mais la fin de votre histoire, je vous prie.

–M’y voici. Je demandai donc au boucanier, comment il osait soutenir que des chiens qui dévoraient un homme étaient bien dressés.–”Sans doute, reprit-il; mes chiens sont dressés à ne jamais donner un coup de dent à un taureau lorsqu’il est mis bas, car je vends les peaux, et il faut qu’elles soient intactes; une fois l’animal mort, ces pauvres bêtes, si affamées qu’elles soient, ont le courage de le respecter et d’attendre la curée; or, ce matin ils avaient une faim d’enfer: mon engagé était à moitié tué et couvert de sang. Il était très dur avec eux: ils ont sans doute commencé par lécher ses blessures: puis, comme on dit, l’appétit leur sera venu en mangeant; ça leur a mis l’eau à la bouche, à ces pauvres bêtes; finalement ils ne m’ont laissé que les os de mon engagé. Sans la morsure d’un serpent à tête d’agouti qui pince fort, mais qui n’est pas venimeux, je serais peut-être encore évanoui. Je reviens à moi, j’arrache le serpent de ma jambe droite où il s’était enroulé, je le prends par la queue, je le fais tourner comme qui dirait une fronde et je lui écrase la tête sur un tronc de goyavier; je me tâte, je n’avait presque rien... la cuisse fendue et le bras cassé; je bande la plaie de ma cuisse avec une feuille de balisier bien fraîche, attachée avec une liane. Quant à mon aileron gauche, il était brisé entre le coude et le poignet; je coupe trois petits bâtons et une longue liane, et je ficelle mon bras cassé comme une carotte de tabac; une fois pansé, je cherche mon engagé, car je ne m’étais pas encore aperçu du tour... je l’appelle, il ne répond pas; mes chiens étaient couchés à mes pieds, ils faisaient les innocents, les sournois! et me regardaient en remuant la queue, comme si de rien n’était; enfin je me lève et qu’est-ce que je vois à vingt pas: la carcasse de mon engagé! je le connais à sa corne à poudre et à sa gaine à couteaux. Voilà tout ce qu’il en restait. C’était pour en revenir à ce que je vous disais, ajouta Arrache-l’Ame en terminant son horrible histoire, et pour vous prouver que mes chiens étaient bien mordants et bien dressés; car il ne manque pas un poil à la peau du taureau.”

–Allons, allons, le boucanier vaut le flibustier, dit Croustillac. Tout ce que je vois là-dedans, c’est que la Barbe-Bleue est furieusement à plaindre de n’avoir eu jusqu’ici que le choix entre de pareilles brutes... Et le Gascon ajouta avec compassion: C’est tout simple: cette pauvre femme-là n’a pas d’idée de ce que c’est qu’un aimable et galant gentilhomme. Quand on a toute sa vie mangé du lard et des fèves, on ne se figure pas qu’il peut exister quelque chose d’aussi parfait, d’aussi délicat qu’un faisan ou un ortolan... Allons, mordioux! je vois qu’il m’était destiné d’éclairer la Barbe-Bleue sur une infinité de choses, et de lui dévoiler un monde tout nouveau... Quant au Caraïbe, il doit être digne de figurer à côté de ses farouches rivaux?

–Oh? pour le Caraïbe, dit un des passagers, je puis en parler à bon escient. J’ai fait cet hiver, dans son balaou, la traversée de l’Anse-au-Sable à Marie-Galande; j’avais hâte d’arriver dans ce dernier endroit, la rivière des Saintes était débordée, il m’aurait fallu faire un détour énorme pour trouver un endroit guéable. Au moment de m’embarquer, je vis à l’avant du balaou d’Youmaalë une espèce de figue brune; je m’approche, qu’est-ce que je vois? Jésus, mon Dieu! une tête et deux bras desséchés en manière de momie, qui formaient la figure d’ornement de sa pirogue. Nous partons; le Caraïbe, silencieux comme un sauvage qu’il était, pagayait sans mot dire. Arrivé à la hauteur de l’îlot des Crabes où avait échoué quelques mois auparavant, un brigantin espagnol, je lui demande:–N’est-ce pas là où a péri le bâtiment espagnol? Le Caraïbe me fait signe que c’est là... Il est bon de vous dire qu’à bord de ce navire se trouvait le révérend père Simon, des Missions étrangères. Sa réputation de sainteté était telle qu’elle était parvenue jusque chez les Caraïbes; le brigantin avait péri corps et biens, du moins on le croyait. Je dis dont au Caraïbe:–C’est là qu’est mort le père Simon, tu en as entendu parler? Il me fit un nouveau signe de tête affirmatif... car ces gens-là regardent à prononcer une parole de trop.–C’était un excellent homme? ajoutai-je.

–J’en ai mangé, me répondit ce malheureux idolâtre, avec une sorte de satisfaction orgueilleuse et farouche.

–C’est une manière comme une autre de goûter quelqu’un, dit Croustillac, et de partager ses principes.

–D’abord, reprit le passager, je ne compris pas ce que voulait dire cet horrible anthropophage; mais, lorsque je l’eus fait s’expliquer, j’appris qu’ensuite de je ne sais quelle cérémonie sauvage, le missionnaire et deux matelots qui s’étaient sauvés sur un îlot désert avaient été surpris par les Caraïbes et ensuite dévorés... Comme je reprochais à Youmaalë cette atroce barbarie, en lui disant qu’il était affreux d’avoir sacrifié ces trois malheureux Français à leur rage sanguinaire, il me répondit sentencieusement et d’un ton approbatif, comme s’il eût voulu me prouver qu’il comprenait la force de mes arguments, en classant sinon la valeur, du moins la saveur de trois différents peuples:–Tu as raison: Espagnol, jamais; Français, souvent; Anglais, toujours.

–Ce qui prouve que l’Anglais est incomparablement plus délicat que le Français, et que l’Espagnol est coriace en diable, dit Croustillac; mais avec ces gourmandises-là, il finira un jour par manger la Barbe-Bleue de caresses... si tout ceci est vrai...

–Tout est vrai, mon gentilhomme...

–Il en résulte alors positivement que cette jeune ou vieille veuve n’est pas insensible aux agréments féroces de l’Ouragan, d’Arrache-l’Ame et de l’anthropophage.

–C’est la voix publique qui l’en accuse.

–Ils la fréquentent donc souvent?

–Tout le temps que l’Ouragan ne passe pas en flibuste, tout le temps qu’Arrache-l’Ame ne passe pas à son boucan, tout le temps qu’Youmaalë ne passe pas dans les bois, ils le passent auprès de la Barbe-Bleue.

–Sans jalousie les uns des autres?

–On dit que la Barbe-Bleue est une manière de femme aussi despotique et aussi impérieuse que le sultan des Turcs... et qu’elle leur défend d’être jaloux...

–Mordioux! quel sérail elle s’est choisi là... Mais, allons, allons, messieurs, vous me savez Gascon, vous savez qu’on nous accuse d’exagérer, et vous voulez railler...

Le capitaine Daniel répondit d’un air sérieux qui ne pouvait pas être feint:

–A notre arrivée à la Martinique, demandez au premier créole venu ce que c’est que la Barbe-Bleue, et que saint Jean, mon patron, me maudisse si on ne vous dit pas ce qu’on vient de vous dire à propos de cette femme et de ses trois amis, le flibustier, le boucanier et le Caraïbe!

–Et de ses immenses richesses... m’en parlerait-on aussi? demanda le chevalier.

–On vous dira que l’habitation qui dépend du Morne-au-Diable est une des plus belles du pays, et que la Barbe-Bleue possède un comptoir au Fort-Saint-Pierre, et que ce comptoir, tenu par un homme à elle, en expédie chaque année cinq ou six bâtiments comme celui que nous avons rencontré tout à l’heure.

–Je vois ce que c’est alors, dit le chevalier d’un air railleur. La Barbe-Bleue est une femme blasée sur les richesses et sur les plaisirs de ce monde; pour se distraire elle est capable de boucaner, de flibuster, voire même de cannibaler, si le cœur lui en dit.

–Si cela lui plaît, il y a toute apparence qu’elle ne se gêne guère, dit le capitaine.

A ce moment le père Griffon monta sur le pont, Croustillac lui dit:

–Mon père, je disais tout à l’heure à ces messieurs qu’on nous accuse, nous autres Gascons, de faire des bourdes, mais ce qu’on dit de la Barbe-Bleue est-il vrai?

La figure du père Griffon, ordinairement placide ou joyeuse, se rembrunit tout d’un coup; et il répondit gravement à l’aventurier:

–Mon fils, ne prononcez jamais le nom de cette femme.

–Comment! mon père, il serait vrai? Elle remplacerait ses défunts maris par un flibustier... un boucanier... et un anthropophage...

–Assez, assez, mon fils... je vous prie, ne parlons pas du Morne-au-Diable et de ce qui s’y passe.

–Mais, mon père... cette femme est-elle aussi riche qu’on le dit? reprit le Gascon, dont les yeux brillaient de convoitise, a-t-elle d’immenses trésors? est-elle belle? est-elle jeune?

–Que le ciel me préserve de m’en informer!

–Est-il vrai que ses trois maris aient été tués par elle, mon père? Si cela est vrai... comment la justice a-t-elle laissé de pareils crimes impunis?

–Il est des crimes qui peuvent échapper à la justice des hommes, mon fils, mais ils n’échappent jamais à la justice de Dieu. Je ne sais d’ailleurs si cette femme est aussi coupable qu’on le dit; mais encore une fois, mon fils, n’en parlons plus... je vous en conjure, dit le père Griffon que cet entretien affectait péniblement.

Tout à coup le chevalier se campa fièrement sur sa hanche, enfonça son vieux feutre sur sa tête, caressa sa moustache, se dressa sur ses orteils comme un coq qui se prépare au combat, et s’écria avec une audace dont un Gascon était seul capable:

–Messieurs, dites-moi le quantième de ce mois?

–Le 13 juillet, lui répondit le capitaine.

–Eh bien! messieurs, reprit l’aventurier, que je perde mon nom de Croustillac, que mon blason soit à jamais entaché de félonie, si dans un mois d’ici, jour pour jour, malgré tous les boucaniers, tous les flibustiers et tous les anthropophages de la Martinique et de l’univers, la Barbe-Bleue n’est pas la femme de Polyphème de Croustillac!

Le soir, au moment où il allait se retirer dans l’entre-pont, l’aventurier fut pris en particulier par le père Griffon; celui-ci tâcha, par tous les moyens possibles, de pénétrer si le Gascon en savait plus qu’il ne paraissait savoir à l’endroit de la Barbe-Bleue. L’insistance extraordinaire avec laquelle Croustillac s’était occupé d’elle et des gens qui l’entouraient avait éveillé les soupçons du bon père.

Après s’être entretenu longtemps à ce sujet avec le chevalier, le religieux fut à peu près certain que Croustillac n’avait parlé ainsi que par outrecuidance et par vanité.

–Il n’importe, dit le père Griffon d’un air pensif en voyant le chevalier s’éloigner, je ne perdrai pas cet aventurier de vue... il a l’air fou et évaporé, mais les traîtres savent prendre tous les masques... Hélas! ajouta-t-il tristement, ce dernier voyage m’impose de grands devoirs envers ceux qui habitent le Morne-au-Diable. Maintenant leur secret est pour ainsi dire le mien... mais j’ai dû faire ce que j’ai fait, ma conscience le voulait... puissent-ils jouir longtemps encore du bonheur qu’ils méritent en échappant aux piéges qu’on leur tend... Ah! ce sont de dangereux ennemis que les rois... et on paye souvent bien cher le triste honneur d’être né sur les marches d’un trône... Hélas! reprit le bon père avec un profond soupir, pauvre et angélique femme... cela me navre d’entendre ainsi parler d’elle... mais il serait impolitique de la défendre... ces bruits font la sûreté des nobles créatures auxquelles je m’intéresse si vivement.

Après de nouvelles réflexions, le père Griffon se dit:

–J’avais un instant pris cet aventurier pour un secret émissaire de l’Angleterre, mais je me suis sans doute trompé... Malgré cela, je surveillerai cet homme... mais au fait, j’y songe, je lui offrirai l’hospitalité... de cette manière aucune de ses démarches ne m’échappera; en tout cas, je préviendrai mes amis du Morne-au-Diable de redoubler de prudence, car je ne sais pourquoi l’arrivée de ce Gascon m’inquiète.

Nous devons nous hâter d’avertir le lecteur que les soupçons du père Griffon à l’égard de Croustillac n’étaient pas fondés, le chevalier n’était rien autre qu’un pauvre diable de chevalier d’industrie, tel que nous l’avons dépeint. L’excellente opinion qu’il avait de lui-même était la seule cause de son impertinente gageure:–d’être avant un mois l’époux de la Barbe-Bleue.

CHAPITRE IV

LA MAISON CURIALE

La Licorne était mouillée à la Martinique depuis trois jours.

Le père Griffon, ayant quelques affaires à terminer avant que de retourner dans sa paroisse du Macouba, n’avait pas encore quitté le Fort-Saint-Pierre.

Le chevalier de Croustillac se trouvait transplanté aux colonies avec trois écus dans sa poche. Le capitaine et les passagers avaient regardé comme une fanfaronnade l’engagement pris par l’aventurier d’être avant un mois l’époux de la Barbe-Bleue.

Loin d’avoir abandonné ce projet, le chevalier y persistait de plus en plus depuis son arrivée à la Martinique; il avait pu s’informer des richesses de la Barbe-Bleue, et se convaincre que si l’existence de cette femme bizarre était entourée du plus profond mystère et le sujet des plus folles exagérations, il était du moins avéré qu’elle était colossalement riche.

Quant à sa figure, à son âge, à son origine, comme personne n’était à cet égard aussi instruit que le père Griffon, on n’en pouvait rien dire. Elle était étrangère à la colonie. Son intendant l’avait précédée dans l’île pour acheter une plantation magnifique et faire bâtir l’habitation du Morne-au-Diable, située au nord et dans la partie la plus inaccessible et la plus déserte de la Martinique.

Au bout de quelques mois, on apprit que le nouvel habitant et sa femme étaient arrivés; un ou deux colons, poussés par la curiosité, s’aventurèrent dans les solitudes du Morne-au-Diable; ils furent reçus avec une hospitalité royale, mais ils ne purent voir les maîtres de la maison.

Six mois après cette visite, on apprit la mort de ce premier mari, mort qui eut lieu pendant un petit voyage que les deux époux avaient fait à la Terre-Ferme.

Au bout d’une année d’absence et de veuvage, la Barbe-Bleue revint à la Martinique avec un second époux.

Ce dernier mari fut, dit-on, tué par accident, au milieu d’une promenade qu’il faisait tête-à-tête avec sa femme; le pied lui avait manqué, et il était tombé dans un de ces abîmes sans fond qu’on rencontre fréquemment au milieu du sol volcanisé des Antilles.

Telle était du moins l’explication que sa femme avait donnée de cette mort mystérieuse.