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Extrait : "Avec son long mugissement de bête antédiluvienne, dont la colère s'enfle sourdement et va bientôt éclater dans toute sa fureur, l'Atlantique, mal contenue par le massif granitique de Saint-Mathieu-fin-de-Terre et la haute avancée de grès quartzeux du Toulinguet, commença, de ses lames soulevées, à balayer tout l'espace entre la côte de Léon et la presqu'île de Crozon."
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Seitenzahl: 376
Veröffentlichungsjahr: 2015
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EAN : 9782335054835
©Ligaran 2015
Avec son long mugissement de bête antédiluvienne, dont la colère s’enfle sourdement et va bientôt éclater dans toute sa fureur, l’Atlantique, mal contenue par le massif granitique de Saint-Mathieu-fin-de-Terre et la haute avancée de grès quartzeux du Toulinguet, commença, de ses lames soulevées, à balayer tout l’espace entre la côte de Léon et la presqu’île de Crozon.
Une significative barre d’écume se traça au pied du Grand Gouin ; sans se laisser arrêter par le sillon naturel, amas de rocs et de galets, sur lequel se dressent la chapelle gothique de Notre-Dame de Roz Madou et le fortin rouge élevé par Vauban, la mer se mit à battre rudement la base des petites maisons du port de Camaret, au moment où les derniers rayons du soleil couchant frappaient de biais la muraille de porphyre des falaises de Roscanvel et donnaient à l’ouverture béante du Goulet de Brest l’embrasement sanglant d’une immense gueule de fournaise.
À cet instant précis, en plein centre de cette lueur d’enfer, doublant d’une envolée vertigineuse la pointe pyramidale des Capucins, seule, au milieu du blanchissement des vagues, une barque parut, ayant pris trois ris dans ses voiles, couchée sur le flanc, grandissant de minute en minute et se dirigeant vers Camaret.
Elle semblait enveloppée de neige et de feu, portée par quelque tragique destin, et avançait avec une rapidité presque fantastique, fuyant devant la tempête, aidée aussi par elle, ayant hâte de venir gagner l’abri de ce petit port, où déjà non seulement toutes les barques du pays, mais de nombreux bâtiments d’un fort tonnage avaient cherché un refuge.
Comme, ayant atteint la rade, sauvée des dangers du large, elle glissait en oiseau de mer derrière le fortin de Camaret, le soleil disparut, englouti, et ce fut, sans transition, la nuit, une nuit subite amenée par l’envahissement brusque d’épaisses et géantes nuées de deuil tendues par d’invisibles mains sur toute l’étendue du ciel et qui semblèrent faire planer la mort sur le pays.
De leur crêpe lugubre les ténèbres avaient pris, enveloppé la barque, ainsi que pour la cacher à tous les regards ; et, lui faisant traverser le port d’une seule bordée, au milieu de l’entassement des barques qui ne la sentirent même pas glisser entre elles, une lame plus forte, plus grondante, plus écumeuse que les autres, l’apporta avec un râle sourd et prolongé jusqu’aux marches, baignées par le flot, d’une maison un peu plus importante que ses voisines, et portant au front, en lettres noires :
À l’Abri de la Tempête,
puis, au-dessous, un nom :
Troadec.
Un homme mince, enroulé d’un manteau tout dégouttant d’eau de mer, sauta lestement sur les pierres glissantes et se secoua, en maugréant d’une voix railleuse :
« Voilà une traversée dont je me souviendrai, ventrebleu !
– À bon port que vous êtes à c’t’heure, citoyen, comme je vous l’avais promis ! répondit un organe rude et satisfait. Et il n’était que temps ! »
Dirigé vers la pleine mer, le bras du patron de l’embarcation montrait, à travers l’obscurité, l’étendue de plus en plus blanchissante ;
« Ma Doué ! Je m’aime mieux ici que dans le Goulet, et j’ai plaisir à penser que là-bas, entre Ouessant et Sein, l’Anglais doit danser une fameuse gigue !
– Tu es donc un bon patriote ? reprit le voyageur s’arrêtant un moment en haut de l’escalier.
– Nous le sommes tous tant que nous pouvons nous compter dans le pays. Et tenez, ici, chez les Troadec, les premiers de l’endroit que c’est pour l’hospitalité, et aussi pour détester l’Anglais, oh ! oui, vous trouverez du feu pour vous sécher, un gîte sûr et fameux accueil, si vous parlez ce langage-là, c’est moi qui vous le dis. »
Ensuite, passant à celui qui l’avait questionné une petite valise :
« V’là vos hardes ; vous n’avez plus besoin de moi : poussez la porte, la Corentine est toujours au logis. Pour nous, mes deux hommes et moi, nous allons conduire le bateau à son corps mort. »
Comme évaporée, la barque glissa dans la nuit, et l’homme resta seul, debout sur la plus élevée des dalles verdies formant les degrés, son sac à la main.
Après avoir vainement essayé de distinguer quelque chose autour de lui, il s’avança, appuya sans bruit sa main sur la porte dont le loquet bascula doucement, et entra, repoussant le battant derrière ses talons.
Plantée dans un chandelier de fer en spirale, une bougie de résine éclairait d’une flamme jaunâtre et fumeuse le visage d’une femme qui travaillait à raccommoder un filet, en chantonnant à mi-voix ; n’ayant rien entendu, elle n’avait pas fait un mouvement. Le courant d’air projeté par le battement d’éventail de la porte ouverte et refermée passa sur la lumière, la couchant un peu de côté, en même temps que dehors la clameur de la mer montait, grossissante ; la travailleuse s’interrompit de chanter pour soupirer avec un murmure d’angoisse :
« La mer est méchante ce soir ; pourvu que les gârs et l’homme puissent finir leur besogne et qu’Elle soit en sûreté ! »
Brusquement elle eut un cri, un sursaut, le filet lui tombant des mains, et ses prunelles, immobilisées d’effroi, s’arrêtèrent sur un visage inconnu, blême, d’où jaillissaient avec une acuité, une pénétration d’instrument mortel, des regards semblables à des pointes d’acier fixées sur elle, pour ainsi dire dans sa chair, dans sa pensée. Dans la pénombre de la pièce, on ne distinguait un peu nettement que cette face pâle, tout le reste du corps si grêle disparaissant sous les plis du manteau sombre roulé autour des épaules et retombant jusqu’à terre.
Elle fit un geste pour porter la main à son front et se barrer la poitrine du signe protecteur contre les apparitions, balbutiant :
« D’où sort-il à c’t’heure, celui-là, qu’il entre chez nous comme le malheur, sans qu’on s’y attende !… Est-ce un vivant ? Est-ce un mort ?… »
Ç’avait été rapide, instantané, dans la surprise de cette arrivée inattendue, par cette nuit subite, alors qu’elle n’avait rien vu, rien entendu, l’esprit uniquement occupé de la pensée des siens, les oreilles bourdonnant encore de la grosse rumeur de l’Océan.
Mais déjà le visiteur, souriant de l’effet qu’il avait produit, se présentait d’une voix moitié aiguë, moitié plaintive :
« L’hospitalité, citoyenne, pour un pauvre voyageur qui arrive de Brest, trempé, harassé et affamé ! » En présence d’un être de la terre et non pas d’une apparition surnaturelle, Corentine avait immédiatement retrouvé son calme, sa bravoure tranquille ; elle se leva, s’exclamant :
« Bonne Dame de Roz Madou ! un vrai naufragé qu’on jurerait, en vous voyant !… C’est donc que vous étiez dans la barque aux Le Goff, le bateau qu’on avait signalé sortant du Goulet, en pleine bourrasque ? » Débarrassant vivement le nouveau venu de son sac et de son manteau, elle jeta dans la cheminée une brassée de genêts secs et d’ajoncs, qui lancèrent de hautes flammes brillantes, dont cet intérieur si sombre fut aussitôt illuminé et égayé :
« Chauffez-vous et mettez-vous à votre aise, monsieur. Chez les Troadec, vous v’là chez vous !… Et si c’est un gîte de durée qu’il vous faut, on fera de son mieux pour vous contenter. »
Ayant jeté son chapeau sur une table et ayant approché une escabelle du foyer, le voyageur frottait longuement et voluptueusement ses mains, en tendant au feu ses bottes humides qui fumaient déjà sous la chaleur des braises ; il roula les épaules et cambra les reins avec une sensation de bien-être et fit :
« C’est bon de se sentir vivre !… Eh ! eh ! Là-bas, au sortir de ce damné Goulet, quand le coup de vent s’est jeté sur la barque, j’ai bien cru que je n’arriverais jamais jusqu’ici !… Hum ! fameuse perte que ç’aurait été, pour moi d’abord, et puis pour… pour… Ah ! ah ! ah !… Et j’en connais aussi qui auraient été si satisfaits !… Mais non, on a besoin de moi et je ne disparais pas comme cela, moi !… »
Il sautillait sur l’escabeau, ne semblant pas pouvoir tenir en place, se relevant à chaque instant pour faire le tour de la pièce, puis revenant s’asseoir ou se planter devant le feu, et parlant tout haut avec de petits rires, des exclamations, des soubresauts.
Habituée aux allures calmes et lentes, aux gestes mesurés des pêcheurs de la côte, la femme le regardait avec étonnement, se demandant d’où pouvait venir cet inconnu si nerveux, si remuant, si agité ;
Celui-ci surprit l’examen dont il était l’objet et observa :
« Hein ! Vous vous demandez qui je suis, bien certainement. Vous avez raison, il faut savoir à qui l’on a affaire et qui on abrite chez soi par ce temps, où tant de mauvaises gens courent nos routes de France. Eh bien ! c’est à un Français que vous donnez le gîte, à un Français de Paris, qui voyage pour se distraire, peur connaître son pays qu’il ne connaît point assez, en prenant des notes, des dessins sur tout ce qu’il voit d’intéressant, sur les monuments, sur les gens, sur les… »
Corentine Troadec l’interrompit, questionnant :
« Peut-être bien que vous cherchez les vieilles pierres, les choses d’autrefois, comme un voyageur que nous avons eu, il y a quelques années, un monsieur de Brest, qui écrivait dans les livres, M. Cambry ?… »
Une flamme de gaieté brilla dans les prunelles mobiles du voyageur qui riposta vivement, comme très amusé :
« Oui, oui, justement ; vous m’inscrirez comme étant archéologue, antiquaire !… Ah ! ah ! ah ! C’est tout à fait ça ; je fouille, je cherche partout ! »
D’un mouvement plus rapide il frottait toujours ses mains sèches, comme s’il eût espéré leur faire prendre feu, et un ricanement un peu sarcastique le secouait tout entier d’un frisson joyeux, sous lequel son échine ondulait bizarrement, pendant qu’il marmottait :
« Bonne idée, excellente idée !… Antiquaire !… Ceci me donne le droit d’être curieux ! Eh ! eh ! Il n’y a rien de tel que les voyages pour vous ouvrir l’esprit !… En même temps ça inspire le respect, ça vous place dans les milieux graves !… »
Il pirouetta sur ses talons, s’exclamant tout haut, comme s’il eût écouté la sonorité de ses propres paroles :
« Le chevalier de l’Espervier, membre de plusieurs sociétés savantes !… »
En entendant le nom jeté si légèrement par le nouveau venu, Corentine Troadec avait fait un mouvement de recul, murmurant très bas :
« L’Épervier que vous dites ?… Ar sparfel !… Seigneur Jésus, protégez-nous ! »
À cette première sensation d’effroi qu’elle avait ressentie, et dont elle était à peine remise, en voyant se dresser tout à coup devant elle, sans qu’elle l’eût entendu entrer, ce pâle visiteur, s’ajoutait en ce moment un second pressentiment, éveillé dans son âme superstitieuse de Bretonne, au choc de ce nom de l’Espervier ; malgré elle ses lèvres avaient traduit par le mot troublant de Ar Sparfel – l’Épervier – l’oiseau de deuil pour les gens de l’Armorique, celui qui frappe à la vitre pour annoncer que la mort est là, qu’elle rôde autour de la maison.
En allant et venant, pour entretenir le feu et préparer le couvert sur une table, elle jetait à la dérobée des regards sur cet hôte étrange, l’examinant dans la lumière flambante des genêts et des brousses.
Elle remarqua la teinte cendreuse de cette face rasée et grimaçante aux traits perpétuellement en mouvement, à la peau du front se plissant et se déplissant sans cesse, aux joues creuses, aux lèvres narquoises et sifflantes, aux yeux gris foncé avec des paupières mobiles, plus claires que le reste de l’épiderme, ce qui complétait la ressemblance du personnage avec la race simiesque.
Si maigre, de taille médiocre, il découpait sur le foyer ardent, en silhouette bizarre et inquiétante, son corps étroit, ses bras longs et ses jambes minces, pendant que la tête, virant en véritable girouette sûr le cou, montrait à tout instant l’éclair rapide de ces prunelles perçantes, toujours en travail, s’enfonçant devant elles irrésistiblement comme d’un mouvement de vrille, taraudant les murs, les choses, les êtres, pénétrant jusqu’au fond des cerveaux et des cœurs. Puis, d’un tic particulier, l’intérieur de la pièce examiné, tout ce qui s’y trouvait ayant été comme ramassé par ce regard sondeur, il enfermait son butin de curiosité sous le rabattement passager et rapide de ses paupières, et, de nouveau, elles se relevaient pour laisser les pointes terribles recommencer leur incessante besogne d’inspection, de fouilles.
Mais la patronne n’avait pas eu le temps de s’appesantir sur cette impression intime, que, léger, papillotant, il questionnait :
« Un beau pays par ici, eh ?
– Un pays de misère plutôt ! fit Corentine d’un ton résigné. On vit de la pêche quand la mer le permet et on a des champs où il y a plus de sable que de terre. Heureusement que mes hommes sont de braves et rudes gârs qui ne craignent pas leurs peines ! »
Le chevalier fit glisser son œil en coup de sonde, tout en détaillant :
« Par la beauté, c’est la sauvagerie que j’entends, la solitude ; je me suis laissé conter à Brest que j’allais dans un pays d’épaves, de naufrages, où la mer est maîtresse de tout, où les gens ne dépendent de personne, ne font qu’à leur tête et connaissent seuls leurs plages inabordables, leurs grottes dangereuses. »
Le nez de furet du questionneur, un nez un peu retroussé et remueur, aux narines en trous ronds, se tendait, semblant flairer quelque chose, humer l’air autour de lui. Corentine en eut la vague sensation, avec une passagère défiance, en songeant à la contrebande que faisaient son mari et ses fils, grâce aux difficultés d’abordage, aux périls de ces côtes de la presqu’île de Crozon ; elle répondit :
« On est de braves gens, voilà tout ce que je peux dire. »
Et de fait les Camaretois n’avaient pas les mœurs de pilleurs d’épaves, de naufrageurs des populations du Raz de Sein ou du Nord du Finistère.
Son interlocuteur devina la crainte de ce cœur simple ; il répliqua d’un élan, les deux mains levées en manière de protestation :
« Oh ! mais bien sûr, c’est ce que je veux expliquer et c’est pourquoi je suis venu chez vous… Ce que je cherche, ce sont les endroits de mœurs patriarcales, franches, désintéressées, libres. On m’a assuré que chez vous je trouverais tout cela, et j’ai eu plaisir à quitter l’agitation et l’existence inquiète de Paris pour venir me réfugier pendant quelque temps dans une région salubre et honnête.
– C’est-y donc qu’on court des dangers dans votre Paris, qu’il faudrait croire, et que le Premier Consul, malgré toute sa vaillance, n’est pas si maître de tout et de tous qu’on le raconte ? »
Le voyageur eut un soubresaut de stupéfaction en entendant ces paroles s’échapper d’un angle obscur de la pièce, dans lequel la vrille de ses prunelles n’avait pu pénétrer ; il balbutia :
« Hein, quoi ? Qui parle là ? »
Corentine sourit, secouant doucement la tête :
« V’là le Toutou Maõ réveillé à c’t’heure. »
De derrière une table près du mur du fond, une forme émergeait lentement.
Le chevalier commença de distinguer, sous l’ombre d’un grand chapeau de feutre rond, entre de longs cheveux noirs à peine semés de mèches blanches, une figure osseuse, à la barbe de quelques jours, que divisait par le milieu un nez luisant courbé en bec d’acier sur des lèvres minces, et, ombragés par l’arcade proéminente des sourcils, de petits yeux vifs qui le guettaient comme du fond d’un buisson.
Il ondula des épaules sous un involontaire et inexplicable frisson de malaise, grommelant :
« Quel diable de museau de chouan est-ce là ? »
Très maigre, d’une sécheresse invraisemblable, presque momifié, n’ayant qu’une ossature sur laquelle étaient tendus des nerfs semblables à des cordes d’acier, un homme se dressait, quittant le banc de bois sur lequel il était assis ; il s’avança vers la cheminée, le dos un peu bombé s’arrondissant sous une casaque de drap roussi, couleur des voiles de barques, les cuisses enfermées dans une culotte de grosse toile bouffante à plis serrés, les genoux nus saillant hors de jambières tournant autour de mollets absents, traînant de lourds sabots ferrés pleins de paille, et s’aidant d’un penn baz attaché au poignet par une lanière de cuir.
Il poursuivait d’une voix rocailleuse et heurtée qui sonna sauvagement :
« Il n’a point cependant par chez nous la réputation d’un citoyen disposé à se laisser faire, ce Bonaparte ; il y en a pas mal, et des plus mauvaises têtes, qui l’ont appris à leurs dépens. Les grands noms, ça ne lui fait pas peur, qu’on assure, monsieur le Chevalier ! »
Les flammes agiles et pénétrantes des prunelles du Parisien se heurtèrent, sans pouvoir plonger plus avant, à la surface morne et opaque des yeux du paysan, qui était venu se placer, en face de lui, de l’autre côté de la cheminée et montrait une face de granit, aux plis immobiles, à la physionomie apathique, indéchiffrable.
« Dans le monde dont je fais partie, nous n’avons pas de raisons de l’aimer, le général Buonaparte ! » laissa tomber avec une certaine négligence le chevalier, jetant les mots lentement comme s’il eût fait filer un plomb de sonde pour s’assurer des eaux dans lesquelles il naviguait ; et il avait accentué significativement, à l’italienne, le nom du Premier Consul.
Aucune lueur révélatrice n’ayant miroité dans les yeux de Tonton Maõ, son interlocuteur changea aussitôt de ton et conclut avec une apparente désinvolture que démentait la fin de sa tirade :
« Pour moi, ça m’est égal, je ne m’occupe que de vieilles pierres, de vieux monuments, de choses anciennes, et la politique ne m’intéresse pas. Cependant je ne puis pas blâmer ceux qui ont des motifs sérieux, des motifs de race, de religion, de famille, pour lui préférer… »
Avant qu’il eût achevé sa phrase et complété sa pensée, la porte, s’ouvrant toute grande sous un poing solide, livra passage à une sorte de géant aux larges épaules, aux grisonnants cheveux roux, courts et frisés dont les yeux bleu de mer mettaient comme des fenêtres ouvertes sur l’espace dans une peau tannée, couleur de cuivre rouge.
« Kornéli, te v’là déjà de retour ! s’exclama Corentine.
– Oui, la côte est déblayée en grand, et nous serons débarrassés des curieux, grâce au gros temps, à la brume, à tout le tremblement de la mer et du vent !… Mais ce n’est qu’un coup de suroît qui passe avec la marée et qui s’en ira avec elle ; aussi, cette nuit, on va pouvoir… »
Il s’interrompit brusquement et resta bouche ouverte, en rencontrant fixés sur lui, impératifs, les yeux du paysan, curieux ceux de l’inconnu, suppliants ceux de sa femme, puis bégaya, se ressaisissant :
« Enfin, me v’là à meilleure heure que je ne pensais, avec les petits, quoi ! tous en bonne santé !… On est revenu, on est content et on va souper de fameux appétit ! »
Il se retourna pour crier dans la nuit :
« Oh ! diable ! Avancez donc, vous autres ; il fait plus doux ici que dehors, vu qu’on est en plein dans les mois noirs ! »
Les petits entrèrent à sa suite, se dandinant lourdement sous le poids de leurs bottes de mer.
D’abord Alcide, l’aîné, ayant les six pieds de haut de son père, aussi fort, aussi large de poitrine, l’air placide et doux sous des cheveux blonds, ne paraissant pas ses trente ans révolus ; – Hervé, autre colosse, châtain clair celui-là, l’œil brun, avançait une face violente rougie par le sel des embruns de l’Océan, des bras herculéens aux poings énormes ; – la haute taille, la carrure épaisse de Loïz supportaient, sur un cou gros comme un mât, une tête ronde couverte d’une masse de cheveux noirs, et des yeux de goudron, brillant sous la double barre de sourcils touffus, complétaient sa ressemblance avec sa mère ; – Yves, plus ramassé, n’avait pas la stature gigantesque de ses trois aînés et de son père ; il se rattrapait en largeur ; avec l’acajou sombre de ses longs cheveux et de sa barbe naissante, ce même reflet de feu qui s’allumait en lueurs rapides dans ses prunelles trahissait une certaine facilité à la colère.
Les vingt et un ans de Yan se voyaient dans sa sveltesse, sa peau plus blanche que celle de ses frères ; des nerfs d’acier soutenaient cette charpente qui n’avait pas encore atteint son complet développement et des yeux clairs illuminaient sa figure franche ; – châtain aux prunelles grises, du gris breton des jours de brume, Alan, le suivant, souple, merveilleusement proportionné, paraissait plus petit qu’il n’était réellement à côté des géants ses frères, mais le granit de ses muscles valait celui des côtes de Bretagne ; – le dernier, Pierrik, le mousse, cheveux roux et œil vert d’Atlantique, c’était Kornéli Troadec, tel qu’il devait être à douze ans.
Quand les petits, comme les appelait leur père, furent tous entrés, la salle, bien qu’assez vaste, sembla pleine ; puis, une fois le voyageur présenté aux nouveaux arrivés, chacun s’installa à sa guise autour de la table principale, buvant, mangeant à grand bruit.
Immédiatement le chevalier de l’Espervier avait lié intime connaissance avec les pêcheurs, s’enthousiasmant pour la mer, pour tout ce qui les intéressait, riant plus fort qu’eux, les faisant causer sur le pays, sur les écueils, sur les grottes, accompagnant ses questions et ses observations de la perpétuelle gesticulation de ses bras et de ses jambes.
Fière de ses grands fils, de son colosse de mari, Corentine Troadec allait de l’un à l’autre, servant le souper, apportant au milieu de ces géants joyeux, la clarté de son visage blanc, dont les yeux noirs brillaient, dont les cheveux restés noirs luisaient en ailes de corbeau sous le blanc papillonnement de sa coiffe. Peu à peu, remise de ses primitives et vagues inquiétudes, elle s’abandonnait à cette gaieté communicative, riant la première des boutades du chevalier qui, plein de bonhomie, d’entrain, semblait trouver d’instinct tous les mots, toutes les plaisanteries pouvant le mieux égayer ces âmes simples et naïves.
Seul Tonton Maõ, resté à l’écart à une petite table, comme engourdi, demi-somnolent, ne prenait aucune part à la conversation ; les coudes sur les bois de la table, la tête dans les mains, les yeux fixés devant lui, il suivait les ombres, courant tantôt sur les murs, tantôt au plafond, images naturelles et mouvantes projetées par la lumière des résines flambant sur la grande table.
Ayant remarqué la direction persistante de ses regards, Corentine, à un moment où elle arrivait derrière lui, regarda à son tour.
Le long des murs, sur le plafond, autour des formes colossales de son mari, de ses fils, à chaque instant passait la silhouette grêle et mince du chevalier de l’Espervier, de ses bras en continuel mouvement, et, très nette, durant quelques secondes, elle eut la vision d’une immense araignée, semblable à celle dont parlaient les marins du pays qui avaient été aux Amériques, cette araignée monstre prenant dans ses rets jusqu’à ces oiseaux-mouches.
Elle était là, tissant une invisible toile, qui, petit à petit, enveloppait de fils de plus en plus serrés, d’un réseau de plus en plus épais, Kornéli Troadec et ses sept grands gârs !
Entre la plage de Pen hat, vaste bande de sable dont le croissant échancre l’extrémité Nord-Ouest de la presqu’île de Croton, près de la pointe du Toulinguet, et la pointe de Pen hir ou pointe des Pois, la côte, précipice à pic sur l’insondable abîme de l’Atlantique, dresse partout un infranchissable rempart de cent quatre-vingts pieds de haut qui peut se garder tout seul des attaques du large et défie l’escalade. Au Toulinguet et à Pen hir seulement, des postes de surveillance occupés par des gardes-côtes et des batteries balayant les grèves accessibles.
En un point cependant vis-à-vis le village de Kerbonn, une taille verticale, sorte de petit fjord norvégien, entaille le monstrueux bloc de grès quartzeux dans toute sa hauteur, et forme un énorme entonnoir, où, par les gros temps, les lames s’engouffrent avec un tapage formidable, couvrant d’embruns salés la lande pierreuse et les toits du misérable amas de masures voisin. Parfois il est impossible de passer dans le sentier de douaniers qui court en cet endroit, suivant la crête de la falaise. En bas une voix de tempête mugit sans cesse, rauque, profonde, répercutée par d’invisibles grottes.
On appelle cette échancrure, cette caverne presque toujours sous-marine, le Voroc’h.
Toute cette sombre soirée de novembre 1803, et une partie de la nuit, le meuglement de taureau du Voroc’h avait retenti, jetant l’épouvante aux environs, et le garde-côte Nédélek Poulmic, renfermé soigneusement dans la maisonnette de la pointe des Pois, tout heureux de se sentir à l’abri, disait à son camarade Guillaume Le Gall, de garde avec lui :
« Mauvaise voix qu’il a ce soir, le Voroc’h, sa voix de malheur et de naufrage ! »
Guillaume avait riposté :
« C’est un endroit d’où il ne peut sortir que du mal pour le pays et pour nous. »
Poulmic souffla d’une intonation basse, et étranglée de terreur ;
« D’autant qu’on assure que les âmes des noyés y reviennent et que souvent on voit leurs ombres y errer et s’en élever sous des formes qui font peur ! »
Par la petite fenêtre du poste donnant de ce côté, il jetait des regards craintifs, là-bas, vers ce Voroc’h redouté ; mais rien n’en sortait qu’une vague fumée blanchâtre, à peine visible dans ces ténèbres, écume des longues lames venues du large, buée humide de la mer.
Peu à peu, à mesure que les heures du soir passaient faisant place aux heures plus lourdes, plus opaques, de la nuit, les grondements diminuaient d’intensité, plus espacés, moins caverneux.
Le Gall observa ;
« Le vent a tendance à calmer, qu’on jurerait ; le coup de suroît ne tiendra pas longtemps cette fois. »
Au bas de la roche escarpée qui termine la pointe de Pen hir, et tout autour des Tas de Pois, ces écueils à forme de pyramide, semblables à des montagnes tombées dans la mer et prolongeant au loin le promontoire, les rugissements paraissaient moins forts, moins terribles.
Poulmic continua :
« C’est grande basse mer, cette nuit ; bien sûr que la tempête s’en ira aussi vite qu’elle est arrivée. »
De Gall regardait dans le Sud ; il compléta cette affirmation par une observation nouvelle ;
« Ah ! ah ! La brume accourt derrière Sein et le Raz ; elle va aplatir la mer plutôt qu’on ne pensait : on aura du calme pour tout le restant de la nuit.
– Allons, va te reposer ; de minuit à deux heures je prends le quart. »
Plus lentes encore, dans l’engourdissement de la nature, les minutes glissèrent, enveloppant de somnolence le veilleur solitaire qui constata, l’oreille machinalement attentive :
« Ça s’apaise de plus en plus. À deux heures, c’est la fin du jusant, le flot va reprendre bientôt. »
Le moment du tour de garde de son camarade approchait. Instinctivement, par dernière précaution, avant d’aller l’éveiller, il examina tour à tour la mer, puis la lande, d’une rapide inspection, essayant de percer les étendues brumeuses, impénétrables par endroits, et laissant cependant par place des trouées où plongeaient assez facilement les yeux.
Une exclamation sourde lui échappa :
« Ma Doué ! »
Et après s’être orienté un instant pour s’assurer qu’il ne se trompait pas, il ajouta ;
« Les v’là ces visions du Voroc’h dont Poulmic parlait ce soir ! »
Là-bas, à quelques centaines de pieds, et certainement au-dessus de la béante ouverture du gouffre, une lueur étrange, tantôt rouge, tantôt jaune, éclairait la brume, formait un halo inquiétant et mouvant.
Il balbutia, tenaillé de crainte :
« Du feu ! du soufre ! La flamme du Purgatoire que ce serait !… Les âmes des noyés qui se lamentent, Seigneur Dieu !… »
Tout avait soudain disparu, et ses prunelles se heurtaient à un mur opaque de brouillard. Il passa dans une pièce voisine et revint accompagné de Poulmic, en lui racontant ce qu’il croyait avoir vu.
Frissonnants, épaule contre épaule, ils concentrèrent toute leur puissance de vision dans la direction de l’abîme, et, au bout de quelque temps, Nédélek s’écria :
« Tu as dit vrai, Guillaume ; ça flambe encore ! »
De nouveau une dansante lumière filtrait, fantastique, irréelle, semblant venir d’en bas, des profondeurs de l’Océan, des entrailles de la terre ; les deux hommes serrés l’un contre l’autre, muets d’effroi, observaient toujours ; tout à coup, Le Gall s’écria, le bras tendu :
« L’ombre !… L’ombre qui monte du gouffre, vois-tu ? »
Tandis que Poulmic, les prunelles fixes, la bouche béante, laissait échapper d’une voix frémissante :
« Bonne Dame de Roz Madou, ayez pitié des trépassés ! C’est l’âme d’un malheureux péri en mer qui remue là-bas, et qui réclame des prières, avec ses bras ainsi agités, qu’on jurerait des ailes ! »
Dans l’orbe lumineux et sur l’écran blanchâtre de la brume, une ombre gigantesque dessinait la forme d’une chauve-souris monstrueuse. Puis d’autres ombres parurent, les unes après les autres, semblant envelopper, étreindre la première, et le brouillard ondula, tourbillonna, roula sur lui-même, brouillant toutes les formes, en même temps qu’un long mugissement plaintif passait en rafale sur la lande. Tout s’éteignit, noyé dans la reprise plus profonde des ténèbres.
« Hein ! L’as-tu entendue, la pauvre âme ?… Quel gémissement de désespoir, au moment où les démons l’ont emportée !… »
Poulmic hoquetait d’épouvante, tombé à deux genoux sur le carrelage, son chapelet égrené fébrilement, tandis que Le Gall, blémi, se signait rapidement, répondant :
« Le Voroc’h l’a ressaisie ! Dieu ait miséricorde d’elle !… Quelle plainte, Seigneur, quand elle s’est sentie perdue !… »
Et, tout le long de l’inébranlable muraille de roches, la mer recommença de se lamenter, pendant que le vent soufflait, plus aigre, balayant l’Océan, balayant la lande et emportant l’ombre jaillie du gouffre.
À onze heures, malgré la houle encore violente, malgré les sifflements du suroît, qui, pour les observateurs inexpérimentés semblait devoir poursuivre durant toute la nuit son œuvre de dévastation, Kornéli Troadec, ses sept fils et Tonton Maõ quittaient silencieusement l’Abri de la Tempête.
Tout reposait dans Camaret ; les barques ballottées dansaient dans le port. Le voyageur, ses volets clos, ayant gagné le lit qu’on lui avait préparé dans une chambre au premier étage de la maison, s’endormait bercé par les derniers hurlements de l’ouragan, et fermait hermétiquement ses lourdes paupières sur ses vives et fouilleuses prunelles, ainsi qu’après un travail consciencieux, sans se douter que c’était maintenant surtout qu’il eût pu utilement faire manœuvrer leurs pointes aiguës et curieuses. Peut-être aussi s’en remettait-il, confiant, à l’avenir, ne pouvant se hasarder, de nuit, à travers un pays inconnu pour suivre ses hôtes dans l’expédition mystérieuse que le mari de Corentine avait failli raconter.
Dehors, ayant échangé quelques phrases rapides, le paysan et les pêcheurs se séparèrent.
Le premier, une peau de bique aux épaules pour combattre la fraîcheur nocturne, portant roulé sous le bras un vêtement de drap, sorte d’épais manteau, tourna le dos au port, se glissa le long d’une ruelle, et bientôt ses sabots sonnèrent contre les cailloux mêlés au sable de la lande, à mesure qu’il gagnait la hauteur, entre des ailes immobiles de moulins endormis, tête baissée, son chapeau rabattu sur les yeux pour donner moins de prise à la bourrasque, son penn baz solidement tenu dans sa main droite.
La marée n’étant qu’à moitié, il y avait assez d’eau pour qu’un canot pût flotter ; Kornéli et ses enfants sautèrent dans celui qui les avait débarqués. Pierrik se mit à la godille, et, quelques minutes plus tard, tous embarquaient à bord des Sept-Frères.
Il n’était pas la demie après onze heures, que, ses voiles brunes déployées, avec deux ris pris dans la toile, le solide bateau ponté des Troadec sortait du port, piquait droit vers la pleine mer, bondissant par-dessus les vagues et laissant derrière lui un long sillon d’écume. Il disparaissait derrière la pointe du Grand Gouin, sans que nul ne l’eût vu sortir de Camaret, pas même le poste de la tour rouge de Vauban.
Par cette nuit profonde, sans lune, sans étoiles, il fallait admirablement connaître le pays pour s’y aventurer à travers de telles ténèbres et suivre, sans se tromper, sa direction au milieu du désert pierreux de la lande. Cependant, Tonton Maõ ne mit pas une demi-heure à parcourir l’espace qui s’étend du port à l’anfractuosité du Voroc’h.
Arrivé là, après avoir soigneusement examiné l’étendue muette et solitaire autour de lui, après s’être assuré que l’humble village de Kerbonn dormait et avoir lancé un coup d’œil de défi et de dédain à la faible étoile qui brillait, indiquant vers la pointe de Pen hir l’exacte situation du poste des gardes-côtes, il déplaça quelque, pesants blocs de pierre, et tira d’une cachette un câble solide, muni de distance en distance de nœuds, et terminé par un fort grappin de fer.
Ayant fixé celui-ci dans une fente du roc, il lança le cordage goudronné dans le vide ; puis, ayant laissé ses sabots, s’aidant des pieds et des mains descendit sans aucune hésitation, en suivant une sorte de rigole naturelle creusée dans un des côtés de l’échancrure de la falaise.
Par moments des pierres, des terres meubles se détachaient, roulant sous ses pieds ; mais, cramponné à la corde, il allait toujours, et déjà, quelques embruns arrivaient jusqu’à lui, inondant sa peau de bique, lui annonçant le voisinage de plus en plus proche de la mer.
Un dernier effort, une glissade suprême et il sentit sous ses orteils, la surface polie des galets que la marée descendante laisse à sec au fond de cet abîme. C’est à peine si de légères écumes venaient encore mourir autour de lui.
Il marcha résolument vers l’Océan, tâtant de la main la muraille lisse, absolument verticale et murmura après un nouvel examen attentif autour de lui :
« La grotte doit commencer à se vider, il va être l’heure. »
Quelques instants s’écoulèrent, et, tout à coup, une lueur d’abord assez faible, ensuite plus forte, plus étendue, ouvrit une gueule de fournaise, un cratère de volcan, au pied même de la falaise.
La grotte principale du Voroc’h s’illuminait, merveilleuse voûte de cathédrale naturelle, soutenue par des piliers énormes, encore luisants d’eau et montrant, sous le jeu mouvant du brasier allumé par Tonton Maõ, des parois drapées de teintes rouges, jaunes ou violettes, dans lesquelles dansaient les étincelles de milliers de pierres précieuses, rubis, topazes, améthystes, évoquées magnifiquement par les flammes.
Malgré la brume qui s’épaississait, étendant son rideau mobile au-dessus de l’Atlantique et venant frôler d’une caresse humide, continue, les falaises, l’amas de brousses et d’ajoncs secs que le paysan avait eu soin d’apporter, projetait sa clarté dans un rayon assez étendu pour miroiter sur l’ondulation des vagues, dont les dernières étalaient leur frange neigeuse à l’entrée même de la caverne.
Il y avait déjà un certain temps que l’homme à la peau de bique, assis sur un énorme galet, en face du brasier dont il alimentait attentivement la flamme onduleuse, mesurait les minutes en égrenant son chapelet et en murmurant des Pater et des Ave, quand, des profondeurs obscures de l’Atlantique, une sorte de mélopée lente et rythmée arriva jusqu’à lui, glissant sur l’élasticité des lames.
Il se redressa d’un mouvement brusque, la tête tendue vers le large, et des syllabes rauques se détachèrent, de plus en plus nettes, cadencées régulièrement avec une progression grandissante de sonorité, à travers la cotonneuse épaisseur de la brume, duvet qui en ouatait les barbares consonances :
« Ho ! hisse ! Ha ! ha ! hollà ! »
Un sourire dilata les mille plis de son vieux visage, tandis que son cœur battait d’un mouvement plus rapide, d’un élan de joie, à entendre, à reconnaître le signal convenu, la rude mélopée des pêcheurs et des marins à la manœuvre :
« Ho ! hisse ! Ha ! ha ! hollà ! »
– Ce sont eux, tout va bien ! fit-il.
Il trempa dans le brasier l’extrémité d’une torche résineuse, et, s’avançant vers la mer jusqu’à ce que l’eau lui montât à mi-jambes, il balança autour de sa tête, en formant un répété signe de croix, le brandon enflammé, tandis que de son gosier s’envolait, en réponse, l’air séculaire de la Bretagne, dont les notes venaient gronder mélancoliquement jusqu’au fond des grottes :
Elles sonnaient tendres et vibrantes les syllabes éternelles qui chantent l’indestructible amour du vieux pays breton, comme caractérisent sa force l’éternel granit et le grès éternel des côtes armoricaines :
Un coup de sifflet strident leur répondit, avec une grande phrase d’appel :
« À toi, Tonton Maõ, croche dedans l’amarre !… » Balayant l’air, l’extrémité d’un cordage vint s’abattre en rouleau aux pieds du vieillard, qui, sans lâcher sa torche, saisit le câble et hala fortement dessus.
Dans l’auréole de lumière, qui formait éventail autour du Voroc’h, l’avant noir d’un canot parut, émergeant de la brume, et les unes après les autres se détachèrent, soulignées par les derniers éclats braisillants du feu, les faces rougies de Kornéli, d’Alcide, de Loïz, d’Alan, de Pierrik ; à l’arrière, dans l’ombre, près du mousse qui poussait l’embarcation avec sa rame, on distinguait une forme assise.
Le premier, Kornéli Troadec sauta, faisant rejaillir l’eau sous ses lourdes bottes et aidant Tonton Maõ à tirer sur l’amarre pour amener le canot aussi près que possible de la grotte ; il semblait triomphant et murmurait, égayé d’un rire demi contenu :
« Un vrai temps de bénédiction pour nous : on n’y voit pas à dix mètres. Fameux pour le genre de contrebande que nous faisons à c’t’heure ! Ah ! ah ! ah ! » Tout en essayant de reconnaître l’ombre indécise pelotonnée près de la barre, le paysan questionna :
« Alors ça a marché ? »
Alcide retombait à son tour, après s’être enlevé d’un saut par-dessus le bord ; il grommela :
« Oui, on a vu l’Anglais nez à nez !… Malheur, que ça n’ait pas été pour le prendre à l’abordage, on aurait eu la partie belle ! »
Mais Kornéli, mécontent, intervint :
« On avait mieux à faire, le gârs ; il y a temps pour tout, et une autre fois on se rattrapera. Aujourd’hui, c’est du bonheur du pays qu’il est question, et de la fidélité aux vrais maîtres ! »
En même temps ses yeux se dirigeaient avec une tendresse dévouée vers le bateau, comme s’ils eussent cherché à se mettre en communication avec la frêle silhouette, autour de laquelle se dressait le rempart solide de ses grands gârs.
Tonton Maõ fit, ému, la voix tremblante :
« Elle est là ? »
Le colosse inclina la tête, faisant « oui » du geste, sans une parole, une flamme de victoire dans ses prunelles candides, de la couleur des eaux profondes. Maintenant, l’un après l’autre, Loïz et Alan étant débarqués, Alcide tendait son énorme poing, sur lequel s’appliquait une main blanche, toute frêle, en même temps que Pierrik, resté à son poste du gouvernail, pesait sur l’aviron calé contre les galets, et une fine et délicate figure de jeune fille s’avança, encadrée de cheveux noirs sans poudre, l’œil noir plein d’énergie ; le nez gracieusement arqué achevait, avec la barre droite des sourcils, le pourpre éclatant des lèvres et la ligne ferme du menton, de donner à cette physionomie un incroyable caractère de décision, tout en lui conservant la grâce de la femme.
Des vêtements entièrement noirs, sans la moindre note blanche, l’enveloppaient d’un deuil qu’on sentait voulu, deuil d’orpheline, seule au monde, et deuil de fidèle sujette de la monarchie frappée à mort, exilée.
Mince, admirablement proportionnée en sa stature moyenne, elle offrait cependant une réelle et impressionnante grandeur, et la sensation qu’on se trouvait en présence d’une volonté.
D’un rapide jet circulaire, ses prunelles enveloppèrent et unirent en une reconnaissante caresse tous ceux qui l’entourèrent, et, d’une voix douce et nette dont la sonorité avait une intonation musicale très séduisante, elle dit :
« Merci, mes amis, merci de tout mon cœur ! Grâce à vous, à votre dévouement, à votre fidélité, me voici enfin en terre bretonne, en terre française, revenue chez les miens ! Il y a si longtemps que je l’ai laissé, mon cher pays ! Je compte sur vous pour ne plus jamais le quitter ! »
À peine eut-elle débarqué que, sur l’ordre de son père, le mousse repoussa le canot au large pour aller rejoindre Les Sept-Frères, à bord duquel étaient restés Yan, Yves et Hervé, et qu’ils devaient tous quatre ramener à Camaret avant le jour. Ainsi nul n’aurait connaissance de cette expédition nocturne, qui avait conduit les huit Camaretois au milieu de l’escadre anglaise, où, d’après une entente préalable, ils étaient allés prendre la jeune femme qu’ils venaient de débarquer avec tant de mystère, en plein milieu de la nuit, à cette grotte mal famée du Voroc’h, au pied des hautes falaises considérées comme inaccessibles,
Il avait failli des pêcheurs aussi vigoureux, aussi hardis et surtout aussi expérimentés que les Troadec, pour oser un pareil débarquement, une nuit de tempête et de brume, en ce point périlleux de la côte de Cornouailles, entre les batteries et les postes du Toulinguet, de Pen hat, de la pointe des Pois et de l’anse du Veryhac’h. En tout autre endroit, ils se fussent, en effet, heurtés à des artilleurs, à des gardes-côtes, à une surveillance vigilante que, seuls, leurs habitudes de fraudeurs de la douane avaient été capables de déjouer. Plus d’une fois, cette faille inquiétante et dangereuse du Voroc’h leur avait servi à des expéditions pour rapporter des marchandises, soit des îles de la Manche, où leur barque allait fréquemment, soit des îles de l’Atlantique, comme Hoëdic, où les Anglais descendaient constamment. C’est ainsi qu’à Jersey, Guernesey, aux îles Chausey, ils avaient noué des relations avec les émigrés et servi à différentes reprises de trait d’union entre les monarchistes restés en Bretagne et ceux qui avaient quitté la France.
Dès que la jeune fille eut pénétré dans la caverne du Voroc’h, où achevait de mourir le feu allumé comme signal pour guider la barque de Kornéli et lui servir de fanal, le paysan, s’avançant à sa rencontre, mit un genou en terre et, portant d’un mouvement de respect le bas de sa robe noire à ses lèvres, déclara ;
« Le fidèle serviteur du défunt comte Huon de Coëtrozec salue la fille de ses seigneurs, et met aux pieds de demoiselle Anne tout son dévouement. »
Mlle de Coëtrozec posa sa main sur la tête courbée de Tonton Maõ et répondit :
« Mathieu Plourac’h, de La Feuillée, près de notre ancien château, n’est-ce pas ?… J’ai assez souvent entendu parler de toi par les amis de mon pauvre père, et je sais qu’on peut être sûr de ta fidélité.
– Pour Dieu et pour le Roi, jusqu’à la mort ! » s’exclama-t-il d’une voix sourde et sauvage, tandis qu’avec une sorte d’adoration ses yeux s’élevaient vers le pâle et ardent visage de celle qui lui apparaissait comme la nouvelle Jeanne d’Arc appelée à ramener le Roi, comme l’héroïne désignée pour faire triompher enfin la cause qu’il avait, jusqu’à ce jour, si désespérément et si inutilement défendue.
Ils restaient là tous deux, lui courbé devant elle ainsi que le dévot écrasé sous la divinité d’une madone, elle, immobile, rêveuse, pleine d’espoir, contemplant ce rugueux, fanatique et toujours solide combattant des longues luttes de la Vendée et de la Chouannerie. Une voix grave les rappela impérieusement à la réalité ; Kornéli annonçait :
« V’là le flot qui commence ; il n’est que temps de quitter le Voroc’h : ça monte vite ici ! »
Un murmure puissant grandissait au large, indiquant le retour de la marée, qui allait de nouveau envahir la base des falaises, battre le roc et effacer toute trace de leur passage. Tonton Maõ se releva vivement, alluma une nouvelle torche et guida la jeune fille vers l’angle de la faille, où pendait l’extrémité du câble à l’aide duquel il était descendu.
Grâce à certaines sinuosités de la rigole creusée par les pluies, grâce à quelques anfractuosités pratiquées de distance en distance, l’escalade n’était pas aussi impossible qu’un examen superficiel aurait pu le faire supposer. En s’aidant de la corde à nœuds, Anne de Coëtrozec, qui, sous son apparence frêle, cachait une vigueur souple proportionnée à sa volonté presque masculine, parvint, sans trop de difficultés, à se hisser derrière le paysan qui montait le premier, tenant toujours sa torche flambante, afin de lui indiquer le chemin. Dès qu’elle eut atteint le sommet de la falaise, il lui jeta sur les épaules le vêtement qu’il avait apporté, expliquant :
« Monik Kervella m’a donné sa mante pour vous garantir du froid de la nuit.
– Monik ?… La nourrice de mon infortuné père ! Quelle joie pour moi de la revoir, après tant de dures années d’exil !… Pourvu qu’elle me reconnaisse ! J’étais si petite, une enfant, et aujourd’hui une femme !
– Dans une heure vous serez en sûreté, ignorée de tous, dans sa maison à Kerloc’h ; mais sa tête est bien faible et sa raison envolée ! »
Derrière eux, Kornéli, Alcide, Loïz et Alan venaient de prendre pied sur la crête rocheuse.
Une dernière fois, à la sortie du gouffre, dans la circulaire vapeur blanche dont les cernait le brouillard, l’ombre d’Anne de Coëtrozec se projeta, grandie encore par la mante à larges ailes déchiquetées et à capuchon bizarre de Monik Kervella ; étendus par la rafale, ses plis lourds voletèrent, et, autour d’elle, s’allongèrent les hautes silhouettes sombres des colosses qui l’escortaient, protégeant sa marche.
Puis, le cordage roulé et glissé dans sa cellule de pierre, les torches écrasées sous les pieds, les ténèbres pesèrent de nouveau sur la lande et ensevelirent le Voroc’h.