Le Palais de Saint-Cloud - Jean Vatout - E-Book

Le Palais de Saint-Cloud E-Book

Jean Vatout

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Extrait : "C'est un des mystères de l'esprit humain que notre prédilection pour le récit des grandes catastrophes, et pour les lieux qui leur doivent une triste célébrité. Le lecteur, en parcourant l'histoire, attache involontairement un regard plus avide sur les pages ensanglantées par le malheur ou par le crime ; et le voyageur, en parcourant les palais, recherche avec plus d'empressement la trace d'événements douloureux ou sinistres".

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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St Cloud
CHAPITRE PREMIEROrigine

C’est un des mystères de l’esprit humain que notre prédilection pour le récit des grandes catastrophes, et pour les lieux qui leur doivent une triste célébrité. Le lecteur, en parcourant l’histoire, attache involontairement un regard plus avide sur les pages ensanglantées par le malheur ou par le crime ; et le voyageur, en parcourant les palais, recherche avec plus d’empressement la trace des évènements douloureux ou sinistres dont ils ont été le théâtre : ainsi, à Fontainebleau, il demandera la pierre teinte du sang de Monaldeschi, et le cabinet où Napoléon abdiqua l’empire ; à Versailles, la chambre d’où une reine de France, dans une nuit de deuil, s’enfuit à demi-nue pour se dérober à la fureur des assassins ; à Amboise, les vieux créneaux où furent attachées les têtes des complices de la Renaudie ; à Blois, la porte derrière laquelle étaient apostés les bourreaux de Henri de Guise le Balafré ; aux Tuileries, la salle où Robespierre, tout mutilé, fut apporté sur un brancard ; au Louvre enfin, le balcon du haut duquel un prince en délire présidait aux horreurs de la Saint-Barthélemy.

Le palais de Saint-Cloud peut à son tour satisfaire aux instincts de cette curiosité mystérieuse, car le crime et le malheur l’ont aussi visité ; mais cette royale demeure n’a pas compté seulement des jours de deuil ; ses jardins ont retenti du bruit des fêtes ; son cabinet a dicté le mot d’ordre à l’Europe ; et aujourd’hui, ses galeries étincellent de toutes les magnificences des arts. C’est à nous de peindre ce mélange d’éclat et d’obscurité, de grandeur et de tristesse, afin de conserver à Saint-Cloud sa couleur et son intérêt historiques.

Sur un de ces coteaux dont le pied baigne dans la Seine et dont le front domine Paris, s’élevait sous le nom de Nogent, dans les premiers jours de notre monarchie, un petit village abrité par les grands arbres de la forêt de Rouvres. Placés au milieu des luttes de la domination romaine, ses habitants, qui professaient la foi chrétienne, avaient vécu paisibles, défendus par leur pauvreté autant que par les abords sauvages de leur impénétrable retraite.

C’est là que, vers le milieu du VIe siècle, un prêtre vint se consacrer tout entier au culte de Dieu. La vie de ce saint homme avait été un mélange d’élévation et d’humilité. Son enfance s’était écoulée dans les palais, sa jeunesse dans la solitude, son âge mûr dans la prière ; et ce qui lui restait de jours était dévoué à la charité et à la propagation du christianisme. Il pouvait troubler son pays, il aima mieux le servir ; il pouvait aspirer à la royauté, il travailla à mériter une autre couronne, celle que Dieu réserve à ses élus.

Ce prêtre était Clodoald, fils de Clodomir, roi d’Orléans, et petit-fils de Clovis, le fondateur de la monarchie française. Après la mort de son père, tué en 524 ? dans une bataille contre les Bourguignons, il avait été recueilli, ainsi que ses frères Théobald et Gonthaire, par la reine Clotilde, leur grand-mère, alors retirée à Tours. Cette princesse avait pour ses trois petits-fils une égale affection, et, dans le secret espoir de leur faire restituer le royaume d’Orléans, elle les conduisit à Paris. Clotilde fut reçue par ses deux fils, Childebert, roi de Paris, et Clotaire, roi de Soissons, avec des démonstrations de joie qui trompèrent sa crédule tendresse ; et, sur le bruit que les deux rois allaient se réunir pour rendre un trône aux enfants de Clodomir, elle leur confia les jeunes princes. Aussitôt, Childebert et Clotaire envoyèrent à cette princesse le sénateur Arcadius, porteur d’une paire de ciseaux et d’une épée nue. « Très glorieuse reine, lui dit-il, tes fils, nos maîtres, désirent connaître ta volonté à l’égard des enfants qu’ils tiennent dans leurs mains ; veux-tu qu’ils vivent les cheveux coupés, ou qu’ils meurent ? » Épouvantée de ce langage, Clotilde s’écria hors d’elle-même : « J’aime mieux les voir morts que tondus. » Sans lui laisser le temps de revenir sur des paroles échappées à l’indignation et à la douleur d’une mère, Arcadius court porter aux deux rois la réponse de Clotilde, et sur-le-champ on leur amène les jeunes princes. Théobald entre le premier ; Clotaire le saisit, le renverse à ses pieds, et lui plonge un poignard dans le sein. À ce spectacle, Gonthaire, à peine âgé de sept ans, se jette dans les bras de Childebert et lui demande grâce en pleurant. Childebert, attendri par ses larmes, « C’est assez de sang ! dit-il à Clotaire ; c’est assez de sang ! – Et quoi ! lui répond Clotaire avec une surprise mêlée de courroux, n’est-ce pas toi, toi qui m’as excité à frapper ? Gonthaire périra, ou tu mourras pour lui. » Effrayé de ces menaces, Childebert abandonne le pauvre enfant à la rage de Clotaire, qui l’égorge du même fer dont il avait immolé Théobald. Une dernière victime manquait au bourreau… Mais des mains courageuses et fidèles ont trompé sa féroce impatience ; le dernier des fils de Clodomir a été emporté dans une retraite inconnue, loin des yeux et du poignard du roi de Soissons.

La solitude, le souvenir de ses frères massacrés, ce secret instinct qui entraîne les âmes qui souffrent sur la terre, à demander au ciel des consolations, tout porta Clodoald à embrasser la vie religieuse.

Près de Paris vivait dans la pénitence un saint ermite, nommé Séverin ; Clodoald alla le trouver, se plaça sous sa discipline, et reçut de lui l’habit monastique, après s’être coupé les cheveux en signe de renonciation au trône. Clodoald fit une seconde retraite en Provence, où il passa de longues années dans la pratique de toutes les vertus chrétiennes. Enfin, précédé d’une pieuse renommée, il revint à Paris et fut ordonné prêtre par l’évêque Eusèbe, à la demande de tout le chapitre, vers l’an 551.

Ce fut peu de temps après son ordination que Clodoald se retira à Nogent. On place à cette époque sa réconciliation avec ses oncles, qui, rassurés sur leur usurpation, composèrent à leur neveu un apanage digne de sa naissance. En effet, lui qui naguère était fugitif et sans ressources, on le voit, à son arrivée à Nogent, construire un moutier, réunir une communauté assez importante, élever une église qu’il dédie à saint Martin, défricher le sol couvert de ronces, l’ensemencer, et chasser la pauvreté de ce lieu misérable et sauvage. Et lorsque, le 7 septembre 560, il termine, dans le monastère qu’il avait fondé, une vie remplie d’œuvres saintes, on le voit encore partager des biens considérables au clergé, et notamment donner à l’évêque de Paris la terre de Nogent. C’est la première donation faite à la mère église des Gaules.

Clodoald fut inhumé au milieu de la crypte de l’église qu’il avait fait construire, dans un cercueil d’une seule pierre, sur laquelle on lisait cette inscription :

Artubus hunc tumulum Chlodoaldus consecrat almis,
Editus ex regum stemmate perspicuo :
Qui vetitus regni sceptrum retinere caduci,
Basilicam studuit hanc fabricare Deo ;
Ecclesiæque dédit matricis jure tenendam,
Urbis pontifici quæ foret Parisi.

Voici la traduction de ces faibles mais curieux distiques, par Pierre Perrier, curé de Saint-Cloud à la fin du XVIIe siècle :

Cloud, du sang de nos rois ce rejeton si beau,
De ses membres sacrés honore ce tombeau ;
N’aïant pu conserver un sceptre périssable,
Il bâtit au vray Dieu ce temple vénérable,
Dont il donna le titre et la possession
À son église cathédrale,
Pour en avoir toujours la juridiction,
Comme Matrice et Principale.

La sainte renommée de Clodoald ne s’éteignit pas avec sa vie ; elle entoura son tombeau d’un religieux prestige ; on lui attribua le don des miracles ; et lorsque la puissance de l’intercession du saint auprès de Dieu fut bien constatée par la voix publique, Clodoald devint le patron titulaire de l’église de Nogent, et le village prit le nom de Saint-Cloud.

Nogent acquittait, par cet hommage, une dette envers la mémoire du petit-fils de Clovis, en même temps qu’il s’assurait la continuation de la protection divine, et le bénéfice des miracles. Les fidèles se pressaient en foule autour de son tombeau et mêlaient à leurs prières des offrandes qui accrurent la prospérité du village ; des habitations s’élevèrent sur des rochers naguère arides ; le monastère fut remplacé par une collégiale de neuf chanoines ; ses communications avec Paris furent rendues faciles par un pont de bois jeté sur la Seine ; et, vers le IXe siècle, Saint-Cloud n’était pas sans importance, même comme position militaire. Les soldats de Charles le Chauve l’occupèrent en 841, pendant que les enfants de Louis le Débonnaire se disputaient son héritage. Les Normands, en 885, lors du second siège de Paris, s’en emparèrent également. À l’approche de ces barbares, les chanoines de Saint-Cloud se sauvèrent à Paris, emportant le corps de leur saint et leurs plus précieuses reliques, qu’ils déposèrent dans l’église de Notre-Dame.

Ce ne fut que longtemps après la retraite des Normands, dont Charles le Gros se délivra à prix d’or, que les chanoines de Saint-Cloud vinrent processionnellement reprendre la châsse de leur saint et la rapportèrent en leur église (890 ou 891) ; ils étaient suivis de tous les habitants du bourg, qui témoignaient leur joie en chantant des cantiques.

La présence du saint et les aumônes dont sa tombe fut de nouveau couverte, aidèrent à réparer les ravages des Normands ; et, à cette époque, l’histoire de l’église de Paris ne nous montre pas les évêques seulement empressés à rendre à Clodoald les plus grands honneurs : nous les voyons aussi disposés à accroître leur seigneurie de Saint-Cloud. Les évêques, notamment Maurice et Eudes de Sully, l’augmentèrent considérablement, firent confirmer par arrêt du parlement, en 1290, leur droit de chasse dans les bois de Saint-Cloud, et obtinrent contre l’abbé de Saint-Denis un jugement qui leur assurait la possession des moulins construits sur le pont.

Le pont de Saint-Cloud était si vieux, si délabré, en 1307, que Philippe le Bel permit aux habitants de lever un droit pour son rétablissement. L’amodiation de ce droit, faite pour deux ans à Jean de Provins, montait à trois cents livres. On avait négligé cette position ; on en comprit de nouveau l’importance au commencement de la guerre de Philippe de Valois contre les Anglais. Le pont fut fortifié ; au milieu s’éleva une tour avec pont-levis ; le village lui-même fut entouré de fossés, qui le mirent à l’abri d’un coup de main, et lorsqu’en 1346 les Anglais descendirent en France, qu’ils poussèrent leurs conquêtes jusqu’à Poissy et prirent Saint-Germain en Laye, Édouard III recula devant un village ; il ne put enlever Saint-Cloud et se retira en dévastant les environs. Mais après la bataille de Poitiers, Saint-Cloud subit le sort d’une grande partie de la France : les Anglais et les Navarrais le réduisirent en cendres et passèrent la plupart des habitants au fil de l’épée. Et ce bourg, devenu si florissant, et qu’embellissaient alors les maisons de plaisances du frère de Philippe le Bel, de Jean, duc de Berry, et de plusieurs autres grands personnages, fut réduit à l’état le plus misérable pendant le long et malheureux règne de Charles VI, où le pouvoir, comme le roi, était sans intelligence, sans force et sans dignité. Saint-Cloud appartenait au premier occupant : tenant aujourd’hui pour les Bourguignons, demain pour les Armagnacs, jamais pour le roi et la France.

Après le guet-apens de la rue Barbette, Jean sans Peur était rentré dans Paris, non comme un meurtrier, non comme un proscrit, mais en maître, s’appuyant sur un corps de troupes considérable et plus encore sur son audace. Pour accroître son pouvoir, il remua, soudoya, arma ces hordes de bandits qui s’abattent toujours sur la ville aux temps de trouble ; et avec ces hideux auxiliaires, il fit trembler la capitale et le conseil du roi. De leur côté, les fils de Louis d’Orléans, sa victime, ne pouvant obtenir justice du meurtre de leur père, prennent les armes et s’emparent du village et du pont de Saint-Cloud, qu’ils n’évacuent qu’à la paix fourrée. Cette paix, dont le nom exprime la sincérité, ne devait pas durer ; elle ne profitait qu’au duc de Bourgogne. Tandis que Jean sans Peur ensanglante Paris, le duc d’Orléans dévaste les environs. Son but était de se rendre maître de la personne du roi et de celle du dauphin, et, avant tout, de la capitale ; mais il fallait d’abord occuper les points considérables qui l’entourent ; il fallait rentrer une seconde fois dans Saint-Cloud, qui était alors très fortifié. En septembre 1411, Pierre des Essarts, rétabli prévôt de Paris par le parti triomphant du duc de Bourgogne, avait confié la garde du pont à Guillaume de Beaumont, au grand mécontentement de Collin de Puisieux, capitaine de la tour, qui regardait la défense entière du pont comme un droit de ses fonctions. Charles d’Orléans mit habilement à profit l’irritation de Puisieux ; on gagna cet homme, qui négligea à dessein jusqu’aux moindres précautions. À la faveur de cette connivence, le mardi 12 ou 13 octobre 1411, pendant la nuit, le chevalier Jean de Gancourt, à la tête de trois cents Armagnacs, passa la rivière sur un pont de cordes, escalada le pont de bois, rompit les serrures et entra dans la tour. Comme tout cela n’avait pu se faire sans bruit, on était venu avertir Collin de Puisieux, qui ne donna d’autres ordres que de se coucher et de se tenir en repos. Les Armagnacs occupèrent donc la forteresse sans résistance ; ils tuèrent tous les Bourguignons qui s’y étaient réfugiés, et s’emparèrent des provisions, des armes qui y étaient déposées. Quant à Collin de Puisieux, il se laissa prendre dans son lit. On lui permit de se retirer ; mais il ne porta pas loin sa trahison. Pris par les Bourguignons quelques jours après, il eut la tête tranchée aux halles de Paris, le 11 novembre, et son corps fut coupé en quatre quartiers que l’on pendit aux quatre principales portes de la ville.

Cependant les Armagnacs attendaient tous les jours les Bourguignons, et, afin de les bien recevoir, ils établirent une garnison de quinze cents hommes d’élite, tous chevaliers ou écuyers de Bretagne, d’Auvergne et de Gascogne, au poste de Saint-Cloud, dont la conservation était indispensable à la subsistance de leur armée campée à Saint-Denis.

Les chefs de cette garnison mirent tout en œuvre pour se défendre d’une surprise. Ils retranchèrent complètement Saint-Cloud et notamment la partie du village devant le pont, qui n’était pas fermée de murailles, en la munissant d’une chaîne de tonneaux remplis de pierres, et en y élevant une forte barricade. Puis ils mandèrent aux princes que Paris tout entier ne serait pas capable d’emporter leur position.

De son côté, Jean sans Peur paraissait avoir oublié que les Armagnacs étaient aux portes de Paris ; il laissait tranquillement les Parisiens souffrir et se plaindre du blocus ; mais quand il vit l’exaspération montée au plus haut point, il dit, dans un conseil, aux chefs de la ville, que le roi et le duc de Guyenne trouvaient bon que l’on reprît Saint-Cloud, et il leur demanda de fournir quinze cents hommes de leur milice pour cette expédition. Cette proposition fut accueillie avec enthousiasme, et le soir même, à dix heures, tous les préparatifs étant faits avec autant de célérité que de mystère, quinze cents miliciens sortirent de Paris, marchèrent la nuit, par des chemins détournés, et arrivèrent le lendemain à huit heures du matin devant Saint-Cloud, dans le moment où Jean sans Peur débouchait à la tête des Picards, des Anglais et de la cavalerie parisienne. Aussitôt on sonna l’attaque. Elle fut vigoureuse et la défense non moins vive. Mais la furie parisienne renversa tous les obstacles, et s’ouvrit la première un chemin dans les retranchements où les Bourguignons se ruèrent en tumulte. Mors, sur la place de l’église s’engage un terrible combat corps à corps. Les Gascons lâchent pied, se sauvent dans la tour et lèvent les ponts-levis, sacrifiant à leur sûreté une multitude d’Armagnacs. Parmi ceux-ci, les uns périrent bravement les armes à la main, le plus grand nombre se réfugia dans l’église de Saint-Cloud qu’ils avaient fortifiée. Après avoir laissé un détachement de soldats pour empêcher une sortie de la part de ceux qui étaient dans la tour du pont, le duc de Bourgogne se porta avec tout le reste de ses troupes contre l’église, l’assaillit avec impétuosité, l’emporta de vive force, et fit un tel carnage des Armagnacs, que ce saint lieu regorgeait de cadavres et ruisselait de sang. Le duc donna ensuite l’assaut à la tour du pont, mais il renonça au dessein de s’en rendre maître, lorsqu’il vit les Gascons, revenus de leur terreur, combattre avec le plus grand courage et repousser victorieusement ses attaques.

Cette action, qui ne dura que trois heures, coûta la vie à neuf cents chevaliers ou écuyers, et, chose remarquable ! c’est, chandelles éteintes et cloches sonnantes, en vertu d’une bulle du pape Urbain V, que l’on excommuniait les Armagnacs à Notre-Dame de Paris, dans le moment même où on les égorgeait à Saint-Cloud !

Durant cette boucherie, les princes étaient fort tranquilles à Saint-Denis. Les courriers reçus dans la matinée leur marquaient que la garnison de Saint-Cloud ne craignait ni attaque ni siège, et que quiconque voulait avoir le plaisir d’une belle journée, ou prendre part à la gloire d’un combat heureux, n’avait qu’à se hâter. Les princes dînèrent joyeusement ensemble, montèrent à cheval et se dirigèrent en bataille vers Saint-Cloud, « afin d’avoir après dîner l’ébattement de la victoire. » Mais à la hauteur de Montmartre, ils apprirent la défaite de leur parti. Ils revinrent consternés à Saint-Denis, et se hâtèrent de lever leur camp.

Pendant les troubles de cette époque désastreuse, les chanoines de Saint-Cloud demandaient vainement à leur saint patron de les protéger par un miracle contre la fureur des étrangers ; ils se virent forcés d’abandonner une seconde fois leur église et de se réfugier à Paris, emportant leurs reliques qu’ils déposèrent dans la chapelle de Saint-Symphorien de la Cité. Quinze ans plus tard, quand ils vinrent les reprendre, le corps de saint Cloud fut placé dans une châsse en cuivre doré, enrichie de pierreries, et ornée de deux figures en relief, à l’image du saint. Cette châsse avait été faite aux dépens du chapitre ; on la portait processionnellement le 7 septembre, jour de la mort de saint Cloud, et en mémoire de sa translation. Ces riches ornements entassés sur son tombeau attestent moins la prudence que la piété des bons chanoines. À la vérité, la vierge inspirée du ciel, Jeanne d’Arc, avait paru, et les Anglais avaient fui. Mais Saint-Cloud n’en avait point fini avec les Bourguignons : on les retrouve encore, en 1465, assiégeant Paris, s’emparant de Saint-Cloud et causant au chapitre les plus rudes alarmes. Du moins, cette fois, les chanoines en furent quittes pour la peur. Plus révérentieux que d’habitude envers les saints, les soldats bourguignons respectèrent les reliques de saint Cloud, mais ils se dédommagèrent amplement sur les biens de l’évêque, et sur le palais épiscopal qu’ils pillèrent de fond en comble.

Cependant, les seigneurs de Saint-Cloud ne tardèrent point à réparer les désastres de la guerre ; la prospérité du bourg s’accrut de siècle en siècle, et dans l’année 1547, le palais épiscopal était redevenu assez magnifique pour servir de lieu de cérémonie dans une auguste et triste solennité.

Après la mort de François Ier à Rambouillet, son corps fut porté à Saint-Cloud. L’effigie de ce prince, faite avec beaucoup d’art, fut placée sur un lit de parade, vêtue des habits royaux et entourée des insignes du pouvoir suprême. Toute la maison du roi vint à Saint-Cloud ; chaque officier continua son service, auprès du monarque mort, avec la même régularité et dans un profond silence. On observa religieusement les usages du palais et les habitudes du roi. Aux heures mêmes des repas, la table de François Ier était servie avec autant de profusion et de luxe que pendant sa vie. Cette cérémonie dura onze jours. Alors la scène changea : la salle fut tendue de riches ornements de deuil ; puis on y apporta le cercueil du roi couvert d’un grand drap de velours noir et surmonté d’un dais de même étoffe. En face du catafalque s’élevaient deux autels somptueusement parés, où le service divin était célébré sans interruption pendant toute la journée, depuis quatre heures du matin. Le corps du roi resta à Saint-Cloud jusqu’au 21 mai. Le clergé de Paris vint alors le prendre et le conduisit en pompe à l’église Notre-Dame des Champs, où furent aussi amenés les corps du dauphin François et de son frère, Charles d’Orléans ; enfin, après un service solennel célébré à la cathédrale, François Ier et ses deux fils s’acheminèrent lentement vers Saint-Denis, pour aller prendre place dans la dernière demeure des rois.

À côté de ce souvenir de deuil, la vie de François Ier ne fournit aucun fait remarquable à l’histoire de Saint-Cloud.

Henri II, son fils, aimait cette résidence ; il y fit bâtir une maison de plaisance dans le goût italien ; et comme il était obligé, pour s’y rendre, de traverser le vieux pont de bois, fatigué par le temps et par la guerre, ce prince le remplaça par un beau pont formé de quatorze arches en pierre. Une tour occupait le milieu du pont, et auprès d’elle on éleva une pyramide ornée de trophées.

Cette tour de Henri II fut plusieurs fois, et notamment en 1567, le point de mire des attaques des protestants et résista à leurs efforts. C’était peu de temps après la fameuse prise d’armes dont la nouvelle éclata comme un coup de tonnerre sur la cour endormie dans les délices de Monceaux. On sait que l’entreprise avait pour but l’enlèvement du roi, et qu’elle échoua, grâce à l’habileté et à la présence d’esprit de Catherine de Médicis. Tandis que le maréchal de Montmorency, envoyé par ses ordres aux chefs protestants, les amusait par des propositions conciliantes, elle appelait en grande hâte tous les Suisses cantonnés à Château-Thierry. Ils arrivèrent précipitamment à Meaux où la cour s’était retirée. On agita sur-le-champ la question très grave de savoir s’il fallait se défendre dans une ville à peine entourée de vieilles murailles, ou tenter de gagner Paris malgré les huguenots qui tenaient la campagne. Le connétable de Montmorency exposa avec force les risques que l’on courrait en partant. Le duc de Nemours soutint avec non moins de chaleur qu’il y avait plus de danger encore à rester. Les avis se partagèrent, et l’assemblée, dans une perplexité cruelle, allait se ranger à l’opinion plus imposante du connétable, lorsque le colonel des Suisses demanda et obtint l’honneur d’être admis dans le conseil. Louis Pfiffer de Lucerne était un soldat blanchi sous le harnais ; sa taille haute, sa figure osseuse et martiale, sa voix grave et retentissante, tout en lui commandait l’attention et le respect. Il supplia le roi de ne pas se laisser assiéger par des sujets rebelles, en un lieu si peu considérable, et de remettre sa personne et celle de la reine à la valeur et à la fidélité des Suisses. « Je réponds, ajouta Pfiffer, que nos six mille braves ouvriront à Votre Majesté, à la pointe de leurs lances, un chemin assez large pour passer à travers l’armée des ennemis. » Il dit, et sa mâle assurance électrisa l’assemblée. Catherine de Médicis fut la première à applaudir à ces généreuses paroles ; et, prenant le jeune roi et son frère par la main, elle se présenta aux quartiers des Suisses, les parcourut au milieu des acclamations, et exalta le courage des soldats par un discours plein d’énergie et de noblesse. « Allez, leur dit-elle en finissant, allez donner au repos ce peu de nuit qui vous reste. Demain, je confierai à la force de vos bras le salut et la majesté de la couronne de France. »

Pfiffer n’avait rien promis de trop. Le lendemain 29 septembre, les six mille hommes étaient sous les armes à quatre heures du matin. Bientôt leur bataillon carré s’ouvrit pour recevoir le roi et la famille royale, et l’on partit. La cavalerie protestante ne se fit pas longtemps attendre ; deux fois, pendant la route, elle essaya d’enfoncer les Suisses ; mais deux fois les Suisses s’arrêtèrent, abaissant leurs lances, regardant l’ennemi avec une froide intrépidité, et lui présentant une muraille de fer : admirable manœuvre, qui fut louée par les protestants eux-mêmes.

Les protestants, dont le caractère distinctif était la persévérance, n’ayant pu se saisir de la personne du roi, résolurent hardiment de l’assiéger dans sa capitale. Le prince de Condé et l’amiral Coligny interceptent les communications par terre et par eau. Ils se rendent maîtres du cours des rivières qui approvisionnent Paris, et successivement de tous les environs. Le tour de Saint-Cloud arriva le 24 octobre : les protestants, commandés par les frères Corbozon et Saint-Jean, fondent sur ce faubourg et s’en emparent ; les catholiques, repoussés, sont contraints de fuir dans la forteresse du pont, après avoir rompu l’arche qui y conduisait. Ils parviennent ainsi à se mettre à l’abri des vainqueurs, qui les poursuivaient l’épée dans les reins, et se maintiennent, sous les ordres de Guincourt, dans la tour de Henri II, malgré des assauts furieux et multipliés.

La résistance de Guincourt n’empêcha pas les protestants de rançonner Saint-Cloud et d’affamer Paris, à tel point que le connétable de Montmorency fut forcé par la clameur publique de sortir des murs à la tête de l’armée royale, et de livrer dans la plaine de Saint-Denis cette funeste bataille où il trouva la mort, et où trois mille Français, sans artillerie, mais soutenus par l’enthousiasme religieux, combattirent vaillamment dix-huit mille hommes, et, vaincus, emportèrent l’honneur de la journée.

Après la bataille, Saint-Cloud rentra sous l’autorité du roi, passant ainsi, durant les guerres de religion, des mains des protestants aux mains des catholiques, jusqu’au jour où, dans une charmante maison de campagne, qui devint le noyau du château de Saint-Cloud, fut jetée, dit-on, parmi les joies et les parfums d’une fête, la première pensée de la Saint-Barthélemy. Cette maison, située sur les hauteurs de Saint-Cloud, était l’une des plus considérables de ce séjour. Elle appartenait à Jérôme Gondi, que Sauval qualifie l’un des plus riches banquiers de son temps. C’était un de ces heureux aventuriers qui avaient suivi Catherine de Médicis, frétillant à la vue du beau pays de France. Il pliait alors sous le poids des dépouilles de sa patrie adoptive : on vantait la splendeur de son hôtel à Paris, la beauté de ses jardins à Saint-Cloud. Cette brillante résidence devait bientôt acquérir une autre célébrité : c’est là que, le Ier août 1589, s’accomplira, par la main d’un fanatique, l’assassinat du dernier des Valois.

CHAPITRE IIHenri III.– Henri IV

Henri III était né avec le germe des qualités qui peuvent faire les grands rois. Un sage gouverneur avait cultivé et développé ces heureuses dispositions de la nature. Esprit, valeur, libéralité, amour de la justice, toutes les vertus semblaient devoir être son partage. Duc d’Anjou, deux victoires l’illustrèrent à l’âge où l’on commence à peine le métier des armes. Lieutenant général du royaume pendant cinq années, il remplit avec zèle ces hautes fonctions ; et lorsqu’à vingt-deux ans, sur le seul bruit de sa renommée, les Polonais l’élurent roi entre tous les princes chrétiens, l’estime des grands et les regrets du peuple le suivirent sur ce trône étranger où l’exilait la jalousie de Charles IX.

À peine Charles IX est-il mort, qu’Henri jette sans dignité son sceptre de Pologne et s’enfuit pour courir après une couronne plus belle qu’il portera sans honneur. À la cour de son frère, Catherine de Médicis le traitait comme le mieux aimé de ses enfants ; elle excitait son ambition, le faisait chef du parti catholique, et l’opposait au roi afin de les dominer l’un par l’autre. Le duc d’Anjou jouait alors le rôle que plus tard le duc de Guise joua avec lui ; et pour maintenir son influence en face de la haine de Charles IX, l’amour du peuple et la considération des grands lui étaient nécessaires ; il sut habilement se ménager ces appuis. Roi à son tour, libre d’entraves, maître de commander à tous, il s’abandonne lui-même ; les qualités que la lutte entretenait disparaissent ou s’effacent ; elles se dégradent dans la mollesse ou se perdent dans de honteuses voluptés. Bientôt le mépris public couvrit Henri III ; les forces de la Ligue et la puissance des Guises s’en accrurent, et la haine arma le régicide.

Quelques faits de la vie si disparate de ce monarque rappelleront les causes qui préparèrent la dégradation de son pouvoir, ses vengeances et sa mort.

Peu d’années suffirent pour faire juger le roi ; esclave de ses sens, il ne montra plus ni zèle ni aptitude pour le gouvernement. Le travail lui devint pénible, même odieux. Son âme s’énerva, son intelligence s’éteignit dans l’abus des plaisirs. Endormi au milieu d’une cour dont Catherine de Médicis entretenait la mollesse et les délices, il était heureux de se laisser conduire, de se décharger du poids de ses affaires, et subissait avec bonheur l’influence des ministres ou le joug du favori du jour. Léger, frivole, on le voyait perdre dans des occupations indignes de la majesté royale le temps que réclamait l’administration du royaume. « Nonobstant toutes les affaires de la guerre et de la rébellion, il alloit ordinairement en coche avec son épouse, la reine, par les rues et maisons de Paris, prendre les petits chiens qui leur plaisoient ; ils alloient aussi par tous les monastères de femmes aux environs de Paris, faire pareilles quêtes de petits chiens, au grand regret des dames qui les avoient ; se faisoient lire la grammaire par Doron et apprendre à décliner. » Henri III redevenait roi dans les occasions solennelles : sa taille, sa figure, ses manières, sa voix, son éloquence, tout le servait alors. C’était une représentation vraiment majestueuse ; hors de là, la dignité du prince s’effaçait pour faire place à l’afféterie de la femme la plus coquette : il couchait avec des gants d’une peau particulière pour conserver la blancheur de ses mains, couvrait son visage d’une pâte préparée pour entretenir la fraîcheur de son teint, frisait lui-même les cheveux de la reine, goudronnait ses collets et ceux de ses favoris, descendait enfin à de misérables détails au-dessous d’un homme et surtout d’un roi. Le jour de son sacre, la messe ne put être dite que le soir, contre l’usage de l’Église, parce que, pendant toute la journée, il arrangea des pierreries et ajusta ses habillements et ceux de la reine. Henri III n’affectionnait pas seulement les habitudes des femmes ; souvent aussi il en porta le costume. « Le roi faisoit joutes, ballets et tournois, et force mascarades, où il se trouvoit ordinairement habillé en femme, ouvroit son pourpoint, et découvroit un collier de perles et trois collets de toile, deux à fraise et un renversé, ainsi que les portoient les dames de la cour. »

Telle était sa scrupuleuse exactitude sur l’étiquette, qu’il renvoya un jour le duc d’Épernon, qui s’était présenté devant lui sans escarpins blancs et avec un habit mal boutonné. Les membres de son conseil devaient être vêtus, en hiver, de velours à poil, et, en été, de velours ras ; nul n’entrait dans sa chambre sans bonnet : ainsi le voulait l’ordre du roi. « Il portoit lui-même un petit bonnet comme d’un enfant, qui avoit un borlet descoupé à taillades de travers, et sur iceluy une plume par-devant, avec quelque belle enseigne et une grande perruque, et ne se défuloit jamais, non mesme à l’église, pour ce qu’il avoit la teste rase. »

Ses mœurs étaient dissolues. Il avait aimé passionnément la princesse de Condé ; quand elle mourut, le roi versa beaucoup de larmes ; on le vit, pour manifester sa douleur, couvrir ses habits de petites têtes de mort, et en mettre jusqu’aux aiguillettes de ses souliers. Mais les femmes n’avaient pas ses premiers hommages : son règne fut celui des mignons. « Le nom de mignons commença (1576) à trotter par la bouche du peuple, à qui ils étoient fort odieux, tant pour leurs façons de faire badines et hautaines que par leurs accoustrements efféminés et les dons immenses qu’ils recevoient du roy. Ces beaux mignons, que Henri III associoit à ses débauches et à sa puissance, portoient les cheveux longuets, frisés et refrisés, remontant par-dessus leurs petits bonnets de velours, comme font les femmes ; et leurs fraises de chemises de toile d’atour empesées et longues de demi-pied, de façon que voir leurs têtes dessus leurs fraises, il sembloit que ce fust le chef de saint Jean en un plat. »

Ces jeunes écervelés passaient une grande partie de la journée à compléter la plus extravagante toilette : ils se faisaient friser, arracher le poil des sourcils, mettre des dents, peindre le visage, habiller et parfumer : puis, branlant le corps, la tête et les jambes, démarche qui leur semblait la plus belle, ils se rendaient en la chambre où le roi, couché sur un lit spacieux, cherchait le repos au milieu du jour.

La tendresse de Henri III pour Quélus et Maugiron fut excessive : Il baisa leur visage après leur mort, et, à l’exemple de Marguerite de Valois et de la duchesse de Nevers, il fit embaumer leurs têtes, et conserva soigneusement leurs blondes chevelures. Son deuil ne voulut pas rester secret ; il s’étala en de pompeuses obsèques. Les corps de ses favoris, comme ceux des princes, furent exposés sur des lits de parade. Toute la cour assista à ces funérailles vraiment royales. Henri III, désolé, garda la chambre plusieurs jours, et reçut des consolations officielles ; il chargea la poésie de célébrer sa douleur, et la sculpture d’en éterniser le souvenir. Dans l’église Saint-Paul de Paris, auprès du grand autel, de superbes mausolées s’élevèrent à la mémoire de Saint-Mégrin, de Quélus et de Maugiron, et leurs vertus furent inscrites sur le marbre au milieu des murmures du peuple, et au grand scandale de tous les gens de bien.

Mêlant la superstition à la débauche, comme Louis XI à la cruauté, Henri III institua des confréries de pénitents ; il faisait des pèlerinages avec ses favoris pour gagner des indulgences, conduisant des processions, se donnant la discipline, parcourant les rues la nuit et le jour avec un long chapelet de têtes de mort, s’enfermant quelquefois dans le couvent des Hyéronimites, à Vincennes, y prêchant sous le froc, et se faisant appeler frère Henri.

Ces pénitences ridicules, à l’aide desquelles Henri III espérait racheter ses dérèglements, indignaient le peuple : c’étaient, à ses yeux, des démonstrations hypocrites qui outrageaient la religion, de même qu’il regardait le luxe effréné des mignons comme une insulte à sa misère. Les mœurs de ces jeunes gens n’étaient pas un moindre scandale pour la morale publique : encouragés par le maître, ils se faisaient un jeu d’attenter à la tranquillité, à l’honneur des familles, d’attaquer, de compromettre la réputation des plus hautes dames ; et Henri III s’égayait beaucoup au récit de ces lâches exploits. Aussi, les femmes le détestaient profondément, et, entre elles, la plus remarquable par son rang, et surtout par sa haine, était Catherine de Lorraine, duchesse de Montpensier, sœur du duc de Guise. Elle avait essayé, dit-on, de plaire au roi, qui, non content de repousser, suivant ses habitudes, les flatteuses attentions d’une femme, se permit encore des railleries sur des imperfections secrètes de la duchesse ; « outrage, dit Mézerai, beaucoup plus impardonnable, à l’égard des dames, que celui qu’on fait à leur honneur. » Madame de Montpensier devint l’ennemie implacable de Henri III ; et quand elle vit la fortune de la maison de Lorraine se hausser sur la puissance de la Ligue, ses projets de vengeance s’annoncèrent par de violentes menaces : elle montrait des ciseaux d’or qu’elle portait à sa ceinture en disant :

« C’est pour tondre le roi, afin de le reléguer dans un monastère, comme indigne de la couronne, et de mettre sur le trône un prince qui le mérite mieux, et saura défendre des attentats de l’hérésie la religion compromise par la dissimulation et la lâcheté de Valois. »

Ainsi le monarque dont la jeunesse avait été si éclatante, et qui avait paru si digne de régner avant d’être roi, s’abaissait chaque jour sous le mépris public, tandis qu’à ses côtés grandissait un homme entouré de tous les prestiges de la popularité et de la gloire : c’était Guise. Derrière lui, l’Espagne et ses trésors, Rome et ses foudres, la Ligue, une religion, tout un peuple ; autour de lui, la foule des princes lorrains, tous considérables par leurs dignités, par leurs talents, leurs richesses ou leurs vices. Avec de tels auxiliaires, une dynastie nouvelle pouvait s’établir, si, au 12 mai 1588, le roi de Paris avait osé ramasser la couronne qu’il avait osé renverser ; mais il hésite, il temporise, il écoute les trompeuses paroles de la reine mère, et laisse échapper l’occasion et Henri. Plus tard, trop dédaigneux d’un adversaire qu’il méprise, il le brave, le domine, l’outrage, l’irrite jusqu’à la fureur ; et quand il a démantelé pièce à pièce le pouvoir royal, et qu’il est prêt à le saisir, il tombe lui-même victime de l’audace et de la perfidie.

Il y avait une époque dans l’année où l’âme énervée de Henri III reprenait quelque vigueur. Il secouait un moment sa torpeur et sortait de sa mollesse. En hiver, le roi était tourmenté d’humeurs noires, dont les officiers de sa maison avaient seuls le secret. Quoiqu’en tout autre temps il fût très facile à servir, alors son caractère devenait sombre et intraitable. On ne pouvait plus lui parler de plaisirs ; il se couchait fort tard, dormait peu, se levait de grand matin, travaillait continuellement avec le chancelier et les quatre secrétaires d’État jusqu’à les fatiguer par l’attention scrupuleuse qu’il apportait à toutes les affaires. Dans ces accès, son zèle était extrême pour le maintien de la discipline ; et des arrêts pleins de sévérité venaient surprendre la cour et le public.

« Je me souviens, dit de Thou, que peu de temps avant la mort du duc de Guise, passant par le château d’Éclimont pour me rendre à la cour, M. de Cheverny me parla de ces humeurs noires, et me prédit que si le duc continuoit à pousser le roi, Henri III seroit homme à le faire assassiner, sans bruit, dans sa chambre même, parce qu’on étoit dans une saison où il s’irritoit aisément, et où sa colère approchoit de la fureur. »

La matinée du 23 décembre 1588 vit se réaliser à Blois cette étrange prédiction.

Henri de Guise avait péri par le sentiment extrême de sa force et de la faiblesse du roi. Henri III faillit à perdre la couronne par un égal excès de présomption et de sécurité. En se débarrassant de son plus redoutable ennemi, il crut en finir tout d’un coup avec la Ligue, et éteindre dans le sang d’un seul homme le mal qui depuis longues années jetait de si profondes racines ; il crut que les factieux, épouvantés de ce grand exemple, allaient rentrer dans le devoir et lui permettre de reprendre le cours tranquille de ce règne heureux où son Louvre n’était troublé que par les rivalités de ses favoris. Dans ce but, et avant l’ouverture des états, les résistances avaient été écartées de son conseil, qui fut composé de manière à n’y rencontrer que des ministres faibles ou des flatteurs. Aussi, après la mort du duc de Guise, certain de l’approbation de ceux qui l’entouraient, et plein de confiance en ses lumières, il ferma l’oreille aux avis, aux alarmes de sa mère, se moqua du très petit nombre de ses serviteurs qui osèrent lui montrer des périls où il ne voulait voir qu’un riant avenir, se complaisant dans le succès de son guet-apens, faisant des discours, des lettres, des édits, parlant ferme, portant haut la tête, enfin agissant et commandant en maître. « Jamais roi, dit Estienne Pasquier, ne se trouva si content ; » mais jamais triomphe plus court n’aura un lendemain plus amer, et le sang traîtreusement versé à Blois enfantera la catastrophe de Saint-Cloud.

L’assassinat du duc de Guise, aux états de Blois, eut les conséquences prévues par Catherine de Médicis expirante. Henri III avait doublé les forces d’une faction qu’il comptait détruire en abattant la plus haute tête de la Ligue. À l’arme puissante du fanatisme, se joignait alors une soif inexprimable de vengeance. Pendant que Paris brisait les images de Henri III, qu’il foulait aux pieds les emblèmes de la royauté, le monarque, épuisé par l’enfantement de deux grands meurtres, était retombé sans courage au moment de compléter l’œuvre commencée dans un accès d’audace : au lieu de rappeler son armée du Poitou, de s’assurer d’Orléans ; au lieu de marcher sur la capitale sans lui laisser le temps d’organiser sa défense, il s’en était éloigné, comme épouvanté des anathèmes que hurlaient contre lui des prédicateurs en délire. Autour du roi même, les cris des ligueurs n’étaient pas sans écho. Parmi les catholiques demeurés fidèles s’élevaient des murmures ; on lui reprochait amèrement la mort inutile et impolitique du cardinal de Guise, qui allait soulever une tempête au Vatican et provoquer les foudres de Sixte-Quint. Avili, menacé, attaqué de toutes parts, le pouvoir royal descendait avec rapidité au dernier degré d’abandon et de mépris, lorsque Henri III se retira à Tours dans une situation plus misérable qu’après la journée des barricades. Dans cette ville, à la veille d’être investi par les troupes du duc de Mayenne, il se souvint de son beau-frère, le roi de Navarre, et pensa à se réconcilier avec lui. C’était la dernière ressource qui lui restait. Diane d’Angoulême, fille naturelle de Henri II, fut chargée de traiter de la paix avec les protestants. L’adresse, les grâces de la négociatrice, préparèrent le succès d’une mission que hâta l’habileté de Mornay ou plutôt la générosité du roi de Navarre. Le château de Plessis-lez-Tours fut choisi pour l’entrevue du premier roi des Bourbons et du dernier des Valois. Ce lieu disposait mal à la confiance, surtout le lendemain des meurtres de Blois : son histoire, semée d’oubliettes, de gibets, de chausse-trapes, était bien sombre ; l’air du château semblait encore imprégné des miasmes funèbres du crime ; ses murs humides et noircis par le temps suaient encore le sang des supplices. Les protestants, effrayés du rendez-vous et de l’homme qui le donnait, firent tous leurs efforts pour empêcher le roi de Navarre de s’y rendre. Le prince persista, quoiqu’il ne fût pas lui-même peut-être sans quelque inquiétude. Comme il traversait la rivière, quelqu’un de sa suite tenta encore de l’arrêter : « Dieu m’a dit que je passe et que je voise, répliqua Henri ; il n’est en la puissance de l’homme de m’en garder, car Dieu me guide et passe avec moi. » Henri III se trouvait dans les jardins de Plessis-lez-Tours : ce dut être un singulier spectacle de voir l’un des principaux auteurs de la Saint-Barthélemy attendant la conservation de sa couronne d’un chef des protestants, de celui que naguère il déclarait à jamais indigne du trône. Le roi était entouré d’une foule d’officiers somptueusement vêtus ; le Béarnais se présenta avec une suite beaucoup moins brillante. « De toute sa troupe, nul n’avait de manteau et de panache que lui ; tous avaient l’écharpe, et lui, vêtu en soldat, le pourpoint usé sur les épaules, le haut-de-chausse de velours feuille-morte, le manteau d’écarlate, le chapeau gris avec un grand panache blanc. » L’affluence des spectateurs attirés par cette réconciliation était telle, que ces deux rois furent un quart d’heure dans l’allée du parc à se tendre les bras sans pouvoir se joindre ; enfin, « ils s’embrassèrent très amoureusement, même avec larmes. » Les manières franches, cordiales et nobles du Béarnais lui gagnèrent tout d’abord les catholiques ; Valois ne produisit pas le même effet sur les protestants. Devant ses grâces personnelles et ses séductions de circonstance, ils demeurèrent froids et graves, se souvenant de Coligny et de leurs frères. Henri III les traita en officiers braves, expérimentés, endurcis aux fatigues de la guerre ; il fit appel à leur courage, et la cause royale fut sauvée.

À des troupes peu nombreuses et tout à l’heure découragées, Henri de Navarre joignit une armée composée de soldats aguerris, bien disciplinés et pleins de confiance en leur chef. Mayenne, qui avait osé attaquer les deux monarques, fut repoussé ; l’armée reprit l’offensive, s’avança vers Paris, et partout des succès signalèrent son passage. Pendant cette marche, le roi apprit à Étampes son excommunication ; atterré à cette nouvelle, il voulait traiter avec le pape ; le Béarnais l’en détourna et parvint encore à communiquer quelque peu de son énergique indépendance à cet esprit faible et dévot à la manière de Louis XI.« Contre les foudres du Vatican, lui disait-il, il n’y a d’autre remède que de vaincre : vous serez incontinent absous, n’en doutez pas. »

Les troupes royales continuaient victorieusement à s’approcher de Paris. Un brillant fait d’armes de Lanoue, devant Senlis, où ce capitaine protestant battit complètement les ligueurs très supérieurs en nombre, ouvrit le passage à dix mille Suisses et à deux mille lansquenets qu’amenait Harlay de Sancy. Le dévouement de ce brave serviteur s’était chargé de cette entreprise aussi difficile que périlleuse, où il engagea sa fortune et sa vie. Nicolas de Harlay, seigneur de Sancy, n’était alors que maître des requêtes, mais il avait le cœur d’un brave soldat. Quand il avait proposé l’entreprise dans le conseil de Henri III, les mignons louèrent l’excellence du projet et ajoutèrent en ricanant : « Quel sera l’heureux, le généreux Français qui, avec des lettres du roi, pourra faire une armée ? – Ce ne devroit pas être moi, répliqua Sancy, en jetant un regard de dédain sur ceux qui s’étoient enrichis aux dépens de la fortune et de la réputation de Henri III ; ce ne devroit pas être moi, mais j’accepte la commission. » Et il l’exécuta avec tant d’habileté et de succès, qu’à la tête de sa petite armée il traversa la France sans perdre un seul homme. Ce fut à Conflans que Sancy reçut Henri III, qui l’embrassa en pleurant. Le serviteur fidèle manifesta son étonnement de ce triste accueil dans un moment où les affaires du roi prenaient une tournure si prospère. « Je pleure de regret, repartit Henri, de n’avoir que des larmes et des promesses pour payer un si grand service ; mais, si Dieu m’en donne le moyen, je vous rendrai si grand, qu’il n’y aura personne dans mon royaume qui ne vous puisse porter envie. » Avec ce renfort, l’armée royale s’élevait à quarante mille hommes de bonnes troupes commandées par d’excellents officiers. Les deux rois résolurent le siège de Paris où Mayenne était rentré avec une partie de ses forces. Bientôt tous les postes qui environnent la capitale tombent en leur pouvoir ; et, après avoir fortifié Vincennes et le pont de Charenton, ils se dirigent sur Saint-Cloud et sur Meudon où ils veulent placer leurs quartiers.

En 1577, les habitants de Saint-Cloud avaient obtenu de Henri III de faire clore leur bourg de murs et fossés ; les lettres patentes qui leur octroyaient cette faveur portaient qu’elle leur était accordée en considération de leur fidélité constante et dévouement à la maison royale. En 1589, Saint-Cloud ferme ses portes à Henri III, qui ordonne sur-le-champ de dresser les batteries pour l’assiéger. La Bourdaisière et Tremblecourt tentent d’y introduire deux régiments d’infanterie et quatre cents chevaux ; ils sont vigoureusement repoussés. Le canon bat la place à coups redoublés ; il balaye les ligueurs qui s’étaient retranchés sur les arches du pont, et, le 29 juillet, l’armée royale entre dans le bourg qu’elle vient d’enlever d’assaut. Henri III s’établit à Saint-Cloud et loge dans la maison de Gondi. Henri de Navarre campe à Meudon ; ses troupes, formant l’avant-garde, occupent les villages de Vanvres, d’Issy et de Vaugirard ; et après avoir assuré leurs communications, les deux rois étreignent Paris dans une ceinture de canons et de soldats.

Cependant l’épouvante était dans la capitale ; les Seize ne mettaient plus de bornes à leurs fureurs. Les royaux ou soupçonnés tels furent arrêtés, leurs maisons livrées au pillage, leurs vies menacées ; une confusion inexprimable, un effroyable désordre, annonçaient la destruction prochaine du foyer le plus ardent de la sédition. Lorsque l’avis en parvint à Henri III, il monta à cheval et alla se placer sur une hauteur, dans le parc de Saint-Cloud ; là, découvrant la grande ville, il ne put maîtriser l’élan d’une colère longtemps comprimée, et, près de s’assouvir, elle s’exhala en ces tristes paroles :

« Paris, tu es le chef du royaume, mais un chef trop capricieux et trop puissant. Tu as besoin d’une saignée pour te guérir et délivrer l’État de tes frénésies. J’espère que dans peu de jours on cherchera dans cette plaine tes murs et tes édifices, et qu’on n’en trouvera que les ruines. »

Le vent emporta ces indignes menaces ; mais elles avaient alors une affreuse portée. Paris était aux abois. Mayenne, qui n’avait que des recrues à opposer à de vieux soldats, connaissait sa position ; il l’avait acceptée résolument, déterminé à périr les armes à la main sous les murs d’une ville qu’il lui était impossible de défendre. En un mot, Paris ne pouvait plus être sauvé que par un miracle ou par un crime.

Avant l’époque où Henri de Navarre relevait le pouvoir royal à Tours, nous avons dit que la Ligue le détruisait à Paris. La déchéance de Henri de Valois était prononcée par les Seize, les sujets déliés du serment de fidélité par décret de la Sorbonne, et Mayenne proclamé lieutenant général de l’État et couronne de France. Toutes traces de la royauté avaient donc disparu ; et si l’on en parlait encore, c’était pour la maudire.

Dans le but de consommer la ruine d’un prince qui, lui-même, s’était rendu méprisable, la calomnie prenait toutes les formes : pamphlets, discours, prédications, gravures. Chaque jour des écrits infâmes, n’ayant de religieux que le titre, étaient répandus avec profusion et dévorés par le peuple. Le cynisme des écrivains n’était surpassé que par la rage des prédicateurs, largement gagés par madame de Montpensier, le duc de Mayenne ou l’Espagne. Voici quelques échantillons des aménités de leur style :

« Ce teigneux, disait le docteur Boucher, est toujours coiffé à la turque, d’un turban, lequel on ne lui a jamais vu ôter, même en communiant, pour faire honneur à Jésus-Christ ; et quand ce malheureux hypocrite sembloit d’aller contre les reîtres, il avoit un habit d’Allemand fourré, et des crochets d’argent, qui signifioient la bonne intelligence et accord qui étoient entre lui et ces diables noirs empistolétés ; bref, c’est un Turc par la tête, un Allemand par le corps, une harpie par les mains, un Anglais par la jarretière, un Polonais par les pieds et un vrai diable en l’âme. »

Le 1er janvier 1589, Jean Lincestre, curé de Saint-Gervais, après le sermon qu’il fit à Saint-Barthélemy, exigea de tous les assistants le serment d’employer jusqu’au dernier denier de leur bourse, et jusqu’à la dernière goutte de leur sang, pour venger la mort des princes lorrains, que Paris adorait comme ses dieux tutélaires. Ce prédicateur dit en son sermon, le mercredi jour des Cendres, « qu’il ne leur prescheroit point l’Évangile ce caresme, pour ce qu’elle estoit commune, et qu’un chacun la sçavoit, mais qu’il prescheroit la vie, gestes et faits abominables de ce perfide tyran de Valois, contre lequel il dégorgea une infinité de vilenies et injures, disant qu’il invoquoit les diables. » Et il tira de sa manche une cassolette ornée de deux satyres d’argent doré, ayant à la main gauche une massue, et de l’autre soutenant deux petits vases, dans lesquels Henri III brûlait des parfums. Lincestre montra ces satyres au peuple en les lui donnant pour des démons que Valois adorait, et dont il se servait dans ses enchantements ; et le bon peuple de frémir, et les zélés de mugir en accusant de sorcellerie ce pauvre roi, qui certes n’était pas sorcier.

Il fallut encore un autre aliment à la frénésie des ligueurs : on fit une grande quantité de petits bustes en cire, représentant Henri III, qu’on plaçait sur les autels, où ces furieux venaient processionnellement les piquer à chacune des messes de quarante heures qu’ils faisaient dire dans les paroisses de Paris, et à la quarantième ils perçaient l’image au cœur, en prononçant des paroles magiques à l’aide desquelles ils conjuraient la mort du tyran.

De ce déchaînement de passions féroces devait naître le régicide ; il leva la tête ; il était prêt quand la capitale, réduite aux dernières extrémités, allait tomber au pouvoir du roi.

Dans le couvent des Jacobins de Paris vivait un religieux né au bourg de Serbonne, évêché de Sens : jeune homme ignorant, d’un esprit étroit et borné, n’ayant aucune aptitude pour les sciences, mais déréglé dans ses penchants et passionné pour les plaisirs. Nourri à ces écoles de théologie où l’on professait le meurtre des tyrans, et où retentissaient sans cesse les plus violents outrages contre Henri de Valois, on lui persuada sans peine que la religion en péril avait besoin de son bras pour frapper le fauteur de l’hérésie. Une fausse interprétation des passages de l’Écriture lui montra des honneurs sur la terre et des récompenses dans le ciel. La gloire du destructeur de la race d’Achab, la gloire de celle qui sauva Béthulie, lui fut promise, chaque jour, partout, même au pied des autels. Pendant la nuit le silence de sa cellule était troublé par des voix, se disant des voix d’anges, qui venaient interrompre son sommeil et lui annoncer la volonté de Dieu et l’ordre de l’exécuter. Enfin, une dame d’un haut rang, entraînée par une soif immense de vengeance, ne craignait pas d’exalter par ses séductions l’imagination d’un misérable, déjà trop préparé au fanatisme.