Le Philosémitisme en France pendant L'Entre-deux-Guerres (1919-1939) - Laurence ELMALIH - E-Book

Le Philosémitisme en France pendant L'Entre-deux-Guerres (1919-1939) E-Book

Laurence ELMALIH

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1919, début d’une nouvelle étape dans les relations judéo-chrétiennes qui va se prolonger jusqu’à la seconde guerre mondiale et au-delà. Période d’ébauches, d’expériences individuelles et collectives favorable à la cause juive.
Des prêtres, des pasteurs, de grands intellectuels et politiques constituent un courant d’amitié. Unis, Ils dénoncent l’antisémitisme sous toutes ses formes, portent assistance aux réfugiés à partir de 1933 et surtout s’engagent vers la voie de la fraternisation : Le philosémitisme en France pendant l’entre-deux-guerres (1919-1939).


À PROPOS DE L'AUTEURE


Laurence ELMALIH, docteure en Histoire contemporaine, Université Paul Valéry, Montpellier.


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Laurence ELMALIH

Le Philosémitisme en France pendant l’Entre-Deux-Guerres(1919-1939)

« A ma très chère maman, mon père et ma sœur bien aimés, je vous dédie ce travail en reconnaissance de votre amour, votre soutien et vos encouragements sans faille » Laurence.

INTRODUCTION

Les échanges entre les différentes cultures et religions ne sont pas un phénomène spécifique au xxe siècle. Par le passé, des pionniers ont surgi dans l’histoire religieuse de l’humanité « pour construire des ponts » entre les Civilisations. Mais ce sont des exceptions et non des précurseurs. Leur générosité a cependant valeur de modèle et de repère.

À Bagdad, au Moyen Âge, des débats entre chrétiens, juifs et musulmans apparaissent comme de véritables structures de dialogue, auxquelles font écho dans la superbe Cordoue, à l’autre bout de l’Empire musulman, de multiples rencontres entre savants et mystiques des trois monothéismes.

L’Occident chrétien n’échappe pas non plus à ce courant d’échanges judéo-chrétiens, qui se produisent dans trois domaines :

•LaBible

•La philosophie

•Les études scientifiques

La Bible est le livre fondamental, au centre de l’enseignement théologique. Il fait donc l’objet de nombreux commentaires. Il est fréquent, dès le ixe siècle, que l’on fasse appel aux juifs pour comparer le texte de la Bible, celle-ci ayant subi quelques modifications. Le retour aux sources hébraïques est donc nécessaire. On assiste ainsi au xiie siècle, à une collaboration étroite entre des moines de Citeaux et des juifs qui compulsent leurs manuscrits hébraïques de la Bible et traduisent au fur et à mesure en français les versets sur lesquels l’abbé leur demande des renseignements. L’exégèse juive est également consultée à partir du xiie siècle, quand, dans le monde chrétien comme juif, l’étude des écritures bibliques connaît d’importants changements. Les exégètes chrétiens se préoccupent davantage du texte original et demandent à des amis juifs de leur résumer le contenu des commentaires traditionnels. Dans son analyse de la Bible, Nicolas de Lyre emprunte de nombreuses références à Rachi qui seront largement diffusées à cette époque.

La Discussion religieuse constitue, elle aussi, un thème différent du dialogue judéo-chrétien. Pendant tout le Moyen Âge, des discussions spontanées ou dirigées, portant sur la foi, se produisent sur la place publique ou au domicile des uns ou des autres. Quelques grands débats sont organisés en France et en Espagne : Controverse de Paris en 1240, de Barcelone en 1263, de Tortosa en 1414-1415 et bien d’autres encore.

Si les disputes sont en fait des procès contre la littérature talmudique et traduisent la détermination du climat des relations judéo-chrétiennes, les discussions apparaissent davantage comme des formes de dialogue, où chacun s’exprime librement. À travers ces exemples, se profile, en arrière-plan, l’idée que le sentiment religieux, par son universalité, établit le seul fondement de la concorde et du progrès de l’humanité.

Au xiiie siècle, Raymond Lulle (1233-1316), originaire de Catalogne, philosophe, théologien et alchimiste, inspirateur de tout un courant hermético-kabbaliste à la Renaissance, a laissé une œuvre mystique et théosophique abondante, conçue dans la perspective d’élaborer un art « universel », de privilégier le concordisme religieux. Lulle parcourt les divers domaines de la connaissance, les met en relation à travers toute une symbolique afin d’unifier le savoir universel de l’homme. Pour parvenir à cet objectif, il s’appuie d’abord sur un principe commun aux trois religions abrahamiques (juive, chrétienne, musulmane) : la théorie des éléments. Ce concordisme religieux apparaît notamment dans Livre du gentil et des troissages, paru vers 1270. Dans cet ouvrage, il conçoit les qualités divines : Bonté, Grandeur, Éternité, Puissance, Sagesse, comme des valeurs universelles que se partagent les trois monothéismes. Il place d’ailleurs leurs enseignements sur un même niveau. Même si Lulle avait dans l’idée de prouver aux musulmans comme aux juifs la vérité de la trinité chrétienne, de les convaincre, il n’empêche que sa pensée illustre merveilleusement cet humanisme d’essence universelle, qui anime quelquefois l’Occident médiéval, et plus particulièrement notre région : l’Occitanie.

Au siècle suivant, le cardinal Nicolas de Cues (1401-1464), décrit dans son livre De Pace Fidei (la paix de la foi) une assemblée composée de sages et de savants, choisis parmi les dirigeants des diverses religions qui se partagent la surface du globe, parvenant ainsi à un concordat universel et une perpétuelle paix religieuse, en toute connaissance et toute vérité. Ce rêve, bien que marqué par l’universalisme chrétien, était l’un des premiers à être centré sur une diversité unifiée de toutes les formes religieuses, basé sur la foi en un dieu unique. Dans l’Espagne du xve siècle, c’est l’édification d’une Bible qui sera à l’origine d’un grandmoment œcuménique de l’histoire. En 1422, Don Luys de Guzmán, grand maître des chevaliers de Calatrava contacte Moïse Arragel de Guadalajara, un des rabbins les plus érudits de son temps pour établir une traduction de l’Ancien Testament en Castillan, accompagnée de commentaires rabbiniques et d’illustrations. Avec ce projet, Don Luys entend réconcilier juifs et chrétiens d’Espagne : « Voilà un siècle que les juifs d’Espagne, ancrés dans le pays depuis l’Antiquité romaine, ne cessent de faire l’objet de vexations », dit-il. Depuis les persécutions de 1391, ils se sont regroupés en Castille. Or, l’Espagne a besoin d’eux (beaucoup sont banquiers ou commerçants) pour soutenir le siège de Grenade et expulser les musulmans hors du pays. En février 1422, le pape Martin V a émis une bulle réhabilitant les juifs. Don Luys de Guzmán entend sceller cette réconciliation par une Bible exceptionnelle, écrite et commentée par un juif et dirigée par un prêtre dominicain et un franciscain.

Durant tout le Moyen Âge, les juifs sont passés maîtres dans la traduction de textes hébraïques en langue commune. L’enjeu est de taille : reconstituer l’unité politique de l’Espagne autour de la Bible, d’où une réconciliation judéo-chrétienne.

Pour parvenir à cet objectif, il est convaincu que l’Espagne formera enfin un seul pays avec une seule langue et une seule foi ; c’est celle-ci justement que Guzmán entend préciser en rassemblant juifs, dominicains et franciscains autour de la traduction de l’Ancien Testament. L’ouvrage final servira de terrain d’entente ou du moins de discussion sereine entre les hommes d’un même peuple dont les croyances diffèrent. Arragel se met à l’œuvre et huit ans plus tard, il livre un manuscrit de cinq cent quinze feuillets de parchemin orné de trois cent vingt-cinq miniatures enluminées. Pour éviter de passer pour un hérétique aux yeux des juifs et des chrétiens, il y annexe un prologue de vingt-cinq feuillets relatant le processus d’élaboration de l’ouvrage, depuis les premières lettres de commande. L’ensemble est déposé pour examen au monastère franciscain de Tolède. Sous la plume du rabbin, le peuple juif, bouc émissaire, se transforme en soldat conquérant, image hautement valorisée par la société espagnole.

Mais cette entreprise intellectuelle ne résiste pas aux événements. Les persécutions continuent et s’amplifient : les juifs sont expulsés d’Espagne en 1492 et la Bible de Moïse Arragel, cemonument de tolérance, sombre dans l’oubli. En 1622, le duc et comte d’Olivares, bras droit du roi Philippe iv, réclame au grand général le travail demandé par son ancêtre, afin de modérer lafièvre destructrice de l’inquisition... En secret, il nourrit le projet de faire revenir en Espagne les juifs qui, en fuyant, ont emporté avec eux leur savoir-faire et leur fortune. Sa tentative sera vaine. Cependant en concevant cette Bible, il a sauvé le témoignage d’un temps, où la tolérance tentait de préserver l’équilibre d’une société riche de ses différences.

Avec la Renaissance qui s’épanouit en Europe occidentale aux xve et xvie siècles, s’inspirant des valeurs de l’humanisme, nous assistons à la redécouverte des conceptions morales et intellectuelles prisées dans la littérature antique. Elle s’accompagne également d’une libération des préjugés dogmatiques du Moyen Âge. Dans cette perspective, humanisme et universalisme se conjuguent dans l’homo universalis : l’homme d’un syncrétisme, au sens le plus noble du terme, avide de s’ouvrir à toutes les sources du savoir et convaincu à la fois de la pérennité et de la richesse des vérités anciennes oubliées, dont le judaïsme fait partie.

Jean Pic de la Mirandole illustre parfaitement cette idée. Philosophe, humaniste surnommé le prince des érudits, conscient que l’ouverture vers les autres passe par la connaissance et avide d’agrandir son savoir universel, il s’initie à l’hébreu et à la Kabbale, tradition ésotérique juive, auprès d’Élie del Medigo qui dirige l’école talmudique de Padoue. En 1486, ses célèbres thèses portent sur les domaines de la philosophie et de la théologie et démontrent que la kabbale pouvait prouver mieux que d’autressciences la divinité du Christ. Cette apologie de la mystique juive déplaît fortement à l’Église qui le condamne comme hérétique. Même si ce raisonnement est imparfait, il aura permis à Pic de la Mirandole de rapprocher textes hébraïques et écrits des Pères de l’Église, passage entre la tradition chrétienne, néoplatonicienne et le judaïsme, à travers la Kabbale qui, en insistant sur l’immanence de Dieu et sa présence universelle, se répandit, au cours des siècles suivants, sous différentes formes, à l’est comme à l’ouest.

Au xviiie siècle, l’écroulement du ghetto et l’émancipation ont supprimé la plupart des barrières entre juifs et non-juifs, entraînant ainsi un bouleversement de la relation traditionnelle entre juifs et gentils et des conséquences positives et négatives. Avec cette interpénétration, certains stéréotypes ont disparu des deux côtés et une meilleure compréhension mutuelle est née de ces contacts directs ; ainsi, avec l’accession à l’égalité des droits et l’entrée des juifs dans la société civile, les aspects universalistes du judaïsme, que la société du ghetto avait atténués, reprennent le dessus et contribuent dans une société ouverte et pluraliste, à concevoir, à une plus grande échelle, des liens empreints de fraternité, ébauchés progressivement en Occident depuis le MoyenÂge.

En France, c’est au nom de ce patrimoine partagé huit siècles plus tôt que les philosémites reprennent le contact perdu ou isolé pendant une longue période. L’amorce se produit avec l’affaire Dreyfus. Pour défendre un militaire, injustement accusé d’espionnage et dont la judéité sert de prétexte une nouvelle fois au déchaînement de l’antisémitisme, un camp des défenseurs d’Alfred Dreyfus se crée et se fixe comme ligne de conduite de prouver l’innocence de cet homme. Mais pour beaucoup d’entre eux, atteindre ce but signifie également l’abandon de ses préjugés en matière d’antijudaïsme. Peu nombreux, pas plus de deux cents ou trois cents personnes, les dreyfusards ne représentent encore qu’une force infime face à l’énorme bloc de leurs adversaires. Parmi eux, nous trouvons : républicains démocrates et catholiques libéraux. Ces derniers ne veulent pas confondre catholicisme et antisémitisme. Ils se sont ouvertement démarqués de la campagne contre Dreyfus. Rassemblés au sein du comité catholique pour la défense du droit, fondé par l’historien Paul Viollet, ils adressent des messages de sympathie au capitaine et s’opposent à la campagne antisémite lancée par l’intermédiaire du Monument Henry. Le comité compte un grand nombre d’ecclésiastiques telsque :

•L’abbé Louis Birot, vicaire général d’Albi.

•L’abbé Pichot qui publie en 1898, un livre sur LaConscience chrétienne et l’affaire Dreyfus.

•L’abbé Joseph Brugerette et l’abbé Frémont de Lyon. Celui-ci condamne l’antisémitisme comme contraire àl’Évangile et parle des juifs en termes positifs.

Chez les laïcs, le relais est pris aussi bien par les protestants comme Scheurer-Kestner et Gabriel Monod que par les catholiques : avec Charles Péguy et Anatole Leroy-Beaulieu, auteur du livre Israël parmi les Nations qui ne connut pas moins de quatorze éditions avant 1914. Il est l’un des premiers catholiques à réfuter l’antisémitisme au nom du christianisme, car dit-il : « L’antisémitisme n’est pas seulement une aberration de l’intelligence et une atteinte aux traditions généreuses de notre pays, c’est une infidélité à l’esprit de l’Évangile. L’Église doit être solidaire des juifs. » À l’issue de l’affaire Dreyfus, la recherche de justice, de vérité et de dignité humaine a obligé ces hommes à choisir leur camp : de dreyfusards, certains sont devenus philosémites. La Première Guerre mondiale confirme concrètement cette nouvelle attitude : face à la dureté des combats, divergences et préjugés sont oubliés. L’élan patriotique resserre les liens de tous les combattants, quelle que soit leur origine. À l’heure des bilans, les pertes humaines sont considérables, mais atténuées par la fraternité, née dans les tranchées.

L’année 1919 marque ainsi le début d’une nouvelle étape dans les relations judéo-chrétiennes qui va se prolonger jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. C’est une période d’ébauches, d’expériences individuelles ou collectives, ayant un rapport direct avec la question juive. Bien que le climat antisémite se soit apaisé depuis l’affaire Dreyfus, il n’en demeure pas moins présent dans la société française. La crise économique de 1929 et l’avènement d’Hitler au pouvoir en 1933 entraînent un regain d’hostilité à l’égard des juifs. Des leaders politiques antisémites, relayés par une presse xénophobe et antisémite, se chargent de répandre l’antisémitisme en France. Mais face à eux, un courant favorable à la cause juive se constitue pour réagir et dénoncer actes et doctrines racistes et antisémites. Le rôle déterminant revient à la presse démocratique rassemblée sur le thème de l’antifascisme dès 1934. Elle intègre dans son combat la lutte contre la politique sociale qui tente de déshumaniser les juifs, en les excluant totalement de la société. De nombreux journaux comme L’Aube, L’Intransigeant, LePopulaire ou Temps Présent informent régulièrement leurs lecteurs sur le sort tragique des juifs en Allemagne nazie. Robert d’Harcourt, Henri de Kérillis, Joseph Kessel ou Oscar de Férenzy, journalistes, décrivent les événements dont ils ont été témoins, en se rendant en Allemagne entre 1933 et 1938. Il s’agit pour eux d’attirer l’attention des Français sur les humiliations et les persécutions que subissent les juifs d’Allemagne, puis d’Europe, mais aussi de les prévenir contre le risque de contagion. Ils dénoncent la propagande nazie et démontrent qu’elle ne repose sur aucun fondement rationnel, l’antisémitisme reflétant seulement des réactions instinctives et personnelles. À leur tour, les philosémites énumèrent les nombreuses malhonnêtetés que parsèment les journaux de leurs adversaires rétablissant chiffres, dates et citations falsifiés par des individus de mauvaise foi. Ils donnent également une vigoureuse réponse à l’antisémitisme par le discours, le tract, l’affiche ou le journal, dotant cette expression d’une force d’impact supérieure à celle des textes antisémites. Pour Pierre Paraf, « les indignations et les cris de la conscience soulagent les victimes et font peur aux bourreaux ». Il est donc important de démontrer que les écrits antisémites ne reposent sur aucune valeur objective. De cette manière, la presse démocratique fait progresser la cause des juifs.

Elle sert également de relais aux meetings de protestation organisés ponctuellement sur l’ensemble du territoire français. Personnalités du monde politique, intellectuel ou religieux participent régulièrement aux nombreuses réunions organisées en faveur des réfugiés juifs fuyant les persécutions. Elles témoignent de leur indignation en tant que représentants de la conscience française. Pour les cardinaux Verdier, Liénart, Maurin, le père Dieux, le R.P. Mangold, l’abbé Viollet, les pasteurs Boegner, Jézéquel, représentants officiels de la foi catholique et protestante, il faut partager par solidarité monothéiste les épreuves que subissent les juifs, à cause du paganismenazi.

Mais la réaction positive à l’antisémitisme est-elle un élément suffisant pour prouver l’existence du philosémitisme en France entre 1919 et 1939 ? – Non, cela est insuffisant. À l’élan engagé par la presse et les meetings, nous pouvons mentionner l’action consacrée aux réfugiés, victimes des persécutions raciales, qui s’est faite dans le cadre d’organisations laïques ou confessionnelles. Vingt-cinq mille à trente mille réfugiés franchissent le Rhin dès le 16 mars 1933, ils seront presque cent mille à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Pour les accueillir, des comités d’aide aux réfugiés se créent, les uns après les autres ; pour la plupart d’entre eux, en collaboration avec des institutions ou des personnalités non juives, dont la volonté est de s’unir pour combattre ensemble, juifs et chrétiens, le fascisme et la barbarie nazie. Les comités agissent en fournissant une aide d’urgence aux exilés : nourriture, soins médicaux, logement et travail. D’autres, comme le Comité français pour la protection des intellectuels juifspersécutés, apportent une aide spécifique aux intellectuels : artistes, avocats, écrivains, médecins, professeurs, savants qui sont le plus cruellement frappés par les lois d’exclusion. Fondé par Léon Bérard et François Pietri, se sont joints Georges Blondel professeur à l’École pratique des hautes études commerciales et des sciences politiques, le chanoine Desgranges député du Morbihan, Claude Farrère président de l’association des écrivains anciens combattants, le professeur Jean-Louis Faure membre de l’Académie de médecine, Paul Langevin professeur au collège de France, François Mauriac de l’Académie française, le pasteur Wilfred Monod, Louis Rollin député de Paris et ancien ministre, le R.P. Sanson de l’Oratoire de Paris et Charles-Marie Widor de l’Académie des beaux-arts. La Lica, la Ligue internationale contre l’antisémitisme ou l’Union civique des croyants, s’associent à l’action de ces comités d’entraide dont les résultats, quoique limités, ont eu cependant le mérite de mettre en pratique charité et solidarité, donnant ainsi une dimension plus humaine au philosémitisme.

L’amitié pour le peuple d’Israël passe aussi par l’engagement en faveur du sionisme. Hommes politiques et écrivains, juifs et non juifs, s’associent pour soutenir le développement du foyer national juif en Palestine.

Réunis au sein d’associations comme la Ligue des amis du sionisme, née en 1918, ils défendent le droit des nationalités prôné au traité de Versailles et revendiqué par les juifs. Le sionisme permet aussi à la France d’étendre son influence au Moyen-Orient. Pour cette raison, Aristide Briand, Paul Painlevé ou Marius Moutet lui apportent son soutien. À ce titre, la cause sioniste rallie beaucoup de sympathies françaises, presque exclusivement en milieu non juif. Cet attrait se prolonge d’ailleurs dans le journalisme et la littérature qui semblent découvrir, dans les années vingt, un nouveau visage du judaïsme. Le dynamisme dont font preuve les jeunes sionistes en Terre sainte, en asséchant les marais, en construisant routes et maisons et surtout en travaillant la terre, provoque une vive admiration chez Pierre Benoit, Roland Dorgelès ou Albert Londres qui, à leur tour, la transmettent à leurs lecteurs. L’évocation du juif à travers le sionisme permet à certains de dépasser les clichés et les caricatures pour souligner le dynamisme juif, nerveux et cérébral présent dans tous les domaines tant intellectuels qu’économiques.

Dans le domaine théologique, une nouvelle approche de la question juive paraît beaucoup plus surprenante après dix-neuf siècles d’antijudaïsme. Théologiens et philosophes catholiques, orthodoxes et protestants, influencés par le courant moderniste et œcuménique, sont convaincus que la persistance en plein xxe siècle de l’antijudaïsme est caduque et qu’il menace par le rejet des valeurs spirituelles communes, judaïsme et christianisme. Ils décident d’encourager le dialogue judéo-chrétien par une réflexion théologique de l’antijudaïsme doctrinal. Pour atteindre les mentalités chrétiennes, ils tentent de démontrer objectivement la filiation spirituelle judéo-chrétienne, basée comme au Moyen Âge sur un patrimoine commun : la Bible. Ils dénoncent le mythe de la malédiction d’Israël et critiquent l’opposition classique : judaïsme-loi-crainte et christianisme-foi-amour. L’ouverture chrétienne vers le judaïsme s’exprime concrètement par le développement de conférences, de rencontres interconfessionnelles, d’articles de presse qui alimentent la fraternité religieuse judéo-chrétienne. Dès 1927, soit juste un an après la condamnation de L’Action française par Pie xi, un renouveau spirituel, intellectuel et pastoral, s’établit en France, touchant l’ensemble des activités de l’Église, mais surtout la recherche biblique où s’illustre de manière éclatante le père Joseph Bonsirven. Étudiant judaïsme ancien et contemporain, il multiplie les contacts amicaux avec la communauté juive. Avec ses chroniques qui paraissent entre 1927 et 1938, dans la revue catholique Études, il aborde tous les thèmes culturels, bibliques ou religieux liés au judaïsme : Kabbale, littérature, sionisme qu’il complète parfois par des conférences. Elles contribuent, selon lui, à promouvoir une compréhension mutuelle entre juifs et chrétiens. Quant à la réflexion philosophique de Jacques Maritain et de Nicolas Berdiaev, elle s’accompagne d’une redéfinition de l’attitude chrétienne à l’égard du peuple juif. Avec le pasteur Boegner et l’ordre de Notre-Dame de Sion, ils montrent la continuité entre l’Ancien et le Nouveau Testament et, face à la promulgation des lois aryennes, ils tentent d’instaurer un front commun de résistance au nazisme, entraînant avec eux écrivains, prêtres et militants.

Parenté et solidarité, ainsi mises en évidence, ne laissent pas indifférents les juifs. Pour la majorité d’entre eux, il ne s’agit plus de se diriger vers le particularisme ou un total repli sur soi, mais au contraire, de choisir une troisième voie : la fraternisation avec le christianisme. Une nouvelle approche de Jésus et de l’enseignement chrétien, mais aussi l’émergence de personnalités juives de premier plan, vers le monde chrétien et laïc, témoignent d’une volonté d’ouverture et provoquent, là encore, un changement positif dans les relations judéo-chrétiennes.

Devant tant d’initiatives et d’engagements en faveur des juifs et du judaïsme, ne sommes-nous pas aujourd’hui en mesure de prouver l’existence réelle du philosémitisme en France pendant l’entre-deux-guerres ?

CHAPITREIDénonciation des Doctrines et des Actes Racistes et Antisémites

A) LA PRESSE, UN OUTIL MÉDIATIQUE AU SERVICE DE LA JUSTICE ET DE LA VÉRITÉ

La presse tient une place considérable dans la France de l’entre-deux-guerres. À une époque où la télévision n’existe pas et où la radio française n’est qu’à ses balbutiements, le journal représente le principal moyen d’information, parfois même la seule ouverture sur le monde.

Dans les années trente, les journaux français se diversifient et se modernisent rapidement, atteignant un public encore plus large. Ils contiennent davantage d’informations, leur champ d’investigation s’étend considérablement, notamment en direction de l’étranger.

La question des échanges, du racisme ou le problème juif sont des thèmes régulièrement soumis à l’attention du public entre 1932 et 1939, soit pour exposer avec neutralité le problème crucial ou pour suggérer des mesures restrictives. Avec l’avènement d’Hitler au pouvoir, en janvier 1933, le déchaînement des passions antisémites prend une ampleur formidable. La presse française traite avec objectivité la situation outre-Rhin, n’hésitant pas à mentionner le sort tragique des juifs, confrontés aux premières mesures raciales. Elle s’élève à la quasi-unanimité pour condamner cette politique racisted’élimination de l’élément juif. Depuis l’affaire Dreyfus, la presse d’extrême droite, quant à elle, déploie avec vigueur les attaques antisémites. Elle attise et exploite les peurs de la population. Elle les détourne sur des boucs émissaires : l’autre - l’étranger - le juif. L’antisémitisme est une composante constante de son idéologie, d’ailleurs beaucoup plus répandue dans la petite bourgeoisie que dans les couches populaires ou chez les intellectuels. Ces agressions s’accentuent dans les années trente, principalement entre 1937 et 1939. Les pamphlétaires d’extrême droite tels Léon Daudet ou Henri Béraud trouvent à cette date un terrain favorable avec l’afflux des réfugiés juifs fuyant le régime nazi, pour réveiller les pires fantasmes xénophobes et racistes.

Face à cette presse puissante, dont les tirages de certains journaux tels Gringoire ou L’Ami du peuple atteignent le million d’exemplaires, s’interposent des journaux de droite comme de gauche, aussi différents soient-ils ; certains comme Le Populaire, L’Aube, L’Intransigeant, sont conscients que l’exploitation de l’antisémitisme par Je suis partout ou L’Action française se justifie par une volonté de mettre en péril la République, en se servant de l’antisémitisme comme prétexte idéal en cette période de crise. Il devient ainsi un moyen politique au service de ceux qui combattent les principes fondamentaux de la vie et des institutions démocratiques.

Pour parvenir à démasquer la colossale mystification de la propagande nazie, qui accentue les antagonismes économiques, politiques et sociaux, les organes de presse antifascistes et démocratiques s’unissent et multiplient auprès des lecteurs les avertissements montrant les faces cachées du national-socialisme :

•Appel au fanatisme des masses ;

•Brutalité pour s’imposer politiquement ;

•Intolérance à l’égard des minorités.

De son côté, l’opinion française, dans sa majorité, reste perplexe vis-à-vis des mesures antisémites. Elles lui paraissent arbitraires et incompréhensibles.

Entre 1933 et 1936, les prises de position favorables aux juifs augmentent de 36,4 % et se situent au même niveau que les textes antisémites entre 1937 et 1939. Pour La Croix, « la haine des étrangers »est une survivance du paganisme. Dans L’Époque, Henri De Kérillis déclare que l’antisémitisme est étranger à « la tradition française ». L’œuvre qui incarne l’aile gauche du radicalisme et s’adresse plutôt aux classes moyennes adopte une attitude nuancée sur la question juive, sachant parfois lui témoigner de la sympathie. Contre le préjugé racial, la presse catholique vient en renfort avec de jeunes publications. La Vie catholique, hebdomadaire fondé par Francisque Gay, en grande partie pour réfuter les thèses de L’Action française tire à quarante mille exemplaires. Esprit, revue du groupe personnaliste, malgré son modeste tirage d’environ quatre mille exemplaires, occupe une place importante grâce à son rédacteur Emmanuel Mounier et ses collaborateurs : Georges Izard, Denis de Rougemont, René Schwob. Les publications des dominicains essaient d’atteindre le grand public non par leur mensuel de réflexion La Vie Intellectuelle qui se situeautour des six mille exemplaires, mais grâce à l’hebdomadaire Sept dont le tirage se situe autour de cinquante mille à soixante mille exemplaires en 1936. L’équipe des rédacteurs : les pères Bernardot, Carré, Avril, Maydieu auxquels s’ajoutent François Mauriac, Jacques Maritain, Étienne Gilson donne à Sept un style original et brillant. Mais ce journal ayant publié le 19 février 1937 une interview de Léon Blum, chef du gouvernement du Front populaire, jugée peu conforme par les autorités catholiques, Sept est suspendu de publication et remplacé par Temps Présent, mais sans la collaboration des dominicains. Un autre important journal, L’Aube, quotidien démocrate-chrétien, lancé en 1932 et tirant en 1939 à quatorze mille exemplaires, rassemble quelques-uns des plus fermes défenseurs des juifs :

•FrancisqueGay

•Georges Bidault

•Jeanne Ancelet-Hustache

•Edmond Michelet

Il s’agit pour eux de montrer que l’antisémitisme menace autant le christianisme que le judaïsme, d’où la nécessité d’établir une solidarité judéo-chrétienne pour réfuter totalement les arguments antisémites. D’autres périodiques comme La Jeune République, de Marc Sangnier, La Juste Parole Populaire d’Oscar de Férenzy, l’une des sources les plus authentiques de la résistance et quelques fois même La Croix contribuent à répandre le philosémitisme.

Émus par le caractère odieux des manifestations antisémites, ils stigmatisent la barbarie allemande et accordent en général plus d’importance à l’antisémitisme que les journaux non confessionnels. Leurs articles ont d’ailleurs joué un rôle décisif dans les milieux informés, en montrant l’urgence des périls et la gravité de l’enjeu, humain et national.

Entre 1933 et 1939, la presse française suit avec attention les événements d’outre-Rhin, concentrant ses informations sur trois événements majeurs :

•L’arrivée d’Hitler au pouvoir et les premières mesures antijuives (janvier-mars 1933) ;

•L’adoption des lois de Nuremberg (15 septembre 1935) ;

•La nuit de Cristal (9-11 novembre 1938) qui témoigne des vagues successives d’antisémitisme touchant l’Allemagne nazie.

C’est Gallus qui publie les premières informations sur les persécutions raciales : « Hitler, dit-il, a bâti une espèce de doctrine sauvage qui magnifie la race aryenne, chargée de détruire la race sémite il a trouvé (là) un moyen d’enflammer les foules en soutenant que les dolichocéphales blonds doivent exterminer les brachycéphales bruns parmi lesquels sont tous les juifs et aussi, naturellement, tous les Français. Alors comme il est plus facile de massacrer quelques pauvres marchands et d’insulter ou de violenter quelques passants, que de venir à bout du peuple français, les courageux nazis pillent les magasins et déchargent leurs pistolets sur les vendeurs. Il n’y a qu’un inconvénient à cette sauvagerie : c’est le dégoût qu’elle inspire au monde. » Comme aux États-Unis ou en Grande-Bretagne, ce qui frappe dans la presse française, c’est la fermeté avec laquelle les méthodes hitlériennes sont condamnées. On trouve peu de complaisance à l’égard du parti pris du nouveau régime. Malgré ses divisions et ses déchirements, elle atteint une sorte d’unanimité dans la réprobation. Pour Pertinax dans L’Écho de Paris, du 29 mars 1933 : « La guerre faite aux juifs d’Allemagne par la dictature hitlérienne mérite d’être signalée, non seulement parce qu’elle éclaire la brutalité fondamentale du nouveau régime, mais aussi parce qu’elle annihile, en quelques jours, le concours, les complicités d’opinion publique dont le judaïsme a si grandement profité depuis dix ans en Angleterre et aux États-Unis... où se fondent tant d’éléments ethniques différents, rien n’est aussi odieux que les persécutions issues de préjugés de race... À Berlin, pillage des boutiques, bastonnades sanglantes se succèdent depuis le 9 mars. Les habitants sont roués de coups, abandonnés dans la rue. »

L’hitlérisme apparaît comme un réservoir de haine qui pousse l’Allemagne à mettre une partie de sa population à l’écart. L’antisémitisme hitlérien use de la violence et de l’exclusion pour soutenir et renforcer un régime politique qui repose sur une attitude répressive. Interrogé par Le Temps du 30 mars 1933, Albert Einstein se montre très pessimiste et déclare : « La situation actuelle des juifs en Allemagne est extrêmement dangereuse... elle rend leur existence économique et sociale extrêmement difficile. » Les mesures de répression touchent commerçants, médecins, avocats et même étudiants. En tout ce sont sept cent mille juifs qui sont menacés physiquement et moralement. Face à cette situation, Le Temps encourage les Français à désavouer et réprouver l’antisémitisme, qui doit être considéré « comme préjugé caduc et nuisible à l’intérêt national ». Le boycottage des magasins juifs est perçu de la même manière, comme une nouvelle atteinte, obligeant les démocraties à menacer l’Allemagne d’une possible riposte. Dès le 31 mars, des manifestations de réprobation s’organisent à Paris. Dans certains quartiers, des boutiques avertissent par une affiche de couleur rose qu’elles ne reçoivent pas la clientèle allemande. À son tour, la presse française par l’intermédiaire de L’Intransigeant et de Paris Soir se fait l’écho de ces mesures et déclare que « le boycottage des Allemands aura eu pour conséquence le boycottage du monde entier ». Une campagne intensive est ainsi engagée pour remédier à la situation tragique des juifs allemands. Jean Marèze ajoute, à ce propos : « À l’heure même où en Allemagne l’offensive antisémite hitlérienne sera déclenchée, le boycottage des produits allemands deviendra officiel dans toute la France. » Même les frères Tharaud, dont les positions sur le judaïsme ne peuvent pas être qualifiées de « philosémites », pressentent le danger de telles mesures sur la population juive : « En Allemagne, constatent-ils, on se propose, comme au Moyen Âge, d’imposer aux Israélites un statut particulier... Cela paraît beaucoup plus inquiétant pour les juifs que toutes les brutalités, car la brutalité est nécessairement passagère tandis qu’un statut juridique... peut durer longtemps. » Il s’agit donc pour la France, affirme Le Temps, de ne pas se laisser entraîner par des mesures d’intimidation. Pour Georges Blondel, qui s’exprime dans Le Matin du 3 avril, « le régime auquel l’Allemagne est aujourd’hui soumise est un recul de la civilisation et une régression de l’humanité ». Jean Routier dans Le Cri de Paris du 9 mars 1933 préfère s’intéresser aux motivations profondes de « l’antisémite ». Elles ne reposent, selon lui, que sur des « préjugés ou des justifications tendancieuses facilement récusées par la vérité ».

À l’arrêt du boycottage des magasins juifs en Allemagne, la presse et l’opinion françaises, conscientes qu’il s’agit seulement d’une rémission temporaire, demeurent vigilantes à l’égard de l’antisémitisme nazi. Moins d’un an plus tard, en mars 1934, le magazine Lecture pour Tous dévoile l’existence des camps de concentration. Guillaume Ducher rapporte de sa visite du camp de Dachau, une « vision d’enfer » faite de privations, de mauvais traitements qui ne laissent entrevoir aucun espoir. « Quand je revois la porte du camp de Dachau, dit-il, je crois y lire les mots que Dante plaçait au seuil des enfers : “Ô, vous qui entrez, laissez toute espérance”. » La vision des prisonniers lui inspire une pitié infinie et les regards traqués témoignent de l’effroyable misère matérielle et morale de ces hommes. Ces informations précises et irréfutables sur les réalités du système concentrationnaire circulent donc en France dès 1934. Les privations, les coups, la déchéance physique et psychologique, la barbarie nazie, tout y est décrit et pourtant, nombreux sont ceux qui ignorent ou même refusent d’accepter la vérité. Les plus clairvoyants ont pourtant conscience de l’immense danger que constitue l’hitlérisme. Le 15 septembre 1935, à l’issue du congrès du parti nazi à Nuremberg, les lois antisémites destinées à exclure totalement, par une législation arbitraire, les juifs de la nation allemande, entrent en vigueur.

En France, Lucien Vogel, « bourgeois de gauche » et antifasciste, lance simultanément en 1935 deux journaux d’actualité : Lu et Vu, « revues de presse planétaires », illustrées pour la première fois en, France, par la photographie. À partir de l’automne 1936 et jusqu’à la déclaration de guerre, Philippe Boegner, rédacteur en chef, consacre de vigoureux reportages sur la montée du fascisme dans les pays européens, dénonçant inlassablement l’idéologie nazie, il procède même à l’exégèse de Mein Kampf, « la bible nazie » et rappelle enfin, preuves à l’appui, le sort réservé aux opposants politiques et aux juifs, « ces hommes qui luttent au péril de leur vie, contre Hitler ».

Le 8 novembre 1935, Vendredi rallie tous les intellectuels, d’André Gide à Jacques Maritain qui croient avant tout à la dignité humaine. Le magazine connaît dès le cinquième numéro, un succès rapide. Le tirage dépasse les cent mille exemplaires, soit le double de celui de La Lumière après huit ans d’existence. C’est un journal proche du Front populaire, mais qui garde, vis-à-vis de ce « gouvernement ami », ses distances, par honnêteté pour ses lecteurs. Créé par André Chamson pour s’opposer à Candide et Gringoire « qui règnent en maîtres », Vendredi défend les thèses contraires et s’oppose à l’empire fasciste qui touche la France. À la tête du journal se trouvent Jean Guéhenno et Andrée Viollis, connue pour ses reportages à travers le monde et Louis Martin-Chauffier, rédacteur en chef, André Ulmann et André Wurmser, collaborent occasionnellement. La partie politique et idéologique du journal est réservée aux grandes signatures : Gide, Romains, Rolland. Le 31 mai 1936, en plein Front populaire, André Gide trace le portrait de Léon Blum dont les origines juives, contrairement à Henri Massis, sont interprétées favorablement par l’auteur : « Un grand besoin de vérité et de justice anime les meilleurs représentants d’Israël, anime Blum en particulier », déclare André Gide et il ajoute : « Nous pouvons souhaiter aujourd’hui... avec le triomphe du Front populaire... voir la France, animée par ce souci de justice et de vérité, réassumer ce rôle... de pionnier de la civilisation qu’elle n’a cessé de jouer... »

Comme Vendredi, Marianne est marquée politiquement à gauche. Farouchement attachée à la République, elle s’inquiète du nazisme et de l’antisémitisme. Pour Pierre Bost, reporter, « l’Allemagne nazie est une voie sans issue pour les juifs qui ne peuvent plus y vivre, car au nom de l’international, ils ont été condamnés à mort ». Quant à Emmanuel Berl, son directeur, il qualifie la question juive de « pseudo problème » qui cache en fait, celui beaucoup plus grave pour la France : l’immigration dont les juifs ne représentent qu’un faible pourcentage, se situant entre cent cinquante mille et deux cent mille personnes, sur un total de trois millions d’étrangers.

Malgré un déclin irrémédiable qui coïncide avec celui de la France des années trente, L’Illustration est encore un périodique important qui dénonce, lui aussi, la dictature hitlérienne, les mesures antijuives et la terreur qui sévit avec une intensité incroyable. S’exprimant sur ce sujet, André Tardieu incite les Français à réagir face au péril symbolisé par les camps de concentration : « Si nous restons tels que nous sommes, prophétise André Tardieu, il nous arrivera quelque jour, de nous trouver à Paris sous le même régime qu’à Berlin, avec la bastonnade, les camps de concentration et l’antisémitisme, quand nous en serons là, la nuit de la servitude aura tôt fait de s’étendre sur toute l’Europe continentale. » Collaborateur à L’Illustration, Pierre Paraf intervient dès le mois d’avril 1933 sur le problème des juifs exilés en France ; il invite la France et les Français à se montrer accueillants vis-à-vis de ces juifs dont le seul rêve est d’être naturalisés Français. « À Paris, dit-il, l’on sait être mieux que tolérant, compréhensif, libéral, humain ; en France, juifs et chrétiens, fidèles à leur foi, fraternisent. » En 1939, Robert de Beauplan, intellectuel de gauche, ancien dreyfusard, pacifiste et antimilitariste, conserve encore toute sa lucidité sur le fascisme et l’antisémitisme. Il publie juste avant la déclaration de guerre un opuscule intitulé Le Drame juif dans lequel il affiche un esprit diamétralement opposé aux théories nazies. Dans cette enquête publiée dans L’Illustration, Robert de Beauplan dresse l’histoire de la communauté juive, afin de faire comprendre à ses lecteurs la situation actuelle de ce peuple, confronté depuis longtemps à l’antijudaïsme, religieux, social ou racial. C’est sur ce point qui est à la une de la presse, en ces années 1938-1939, qu’il tente de dresser un bilan. Focalisant son attention sur l’Allemagne, il affirme que « comme tout le reste de la politique nationale-socialiste, l’antisémitisme hitlérien se trouve formulé tout entier dans Mein Kampf. Hitler, dit-il, consacre de nombreuses pages à exhaler sa haine des juifs et à expliquer comment elle lui est venue ». Une fois arrivé au pouvoir, il ne lui restait plus qu’à mettre en pratique ses théories. C’est le déclenchement de l’arsenal législatif contre les juifs dont les mesures aboutissent fatalement à un statut général édité en septembre 1935 : Les Lois de Nuremberg. Elles se traduisent par des conditions de vie de plus en plus précaires et inhumaines qui s’aggravent encore davantage à partir de novembre 1938 lorsque l’attaché d’ambassade vom Rath est assassiné à Paris, prétexte à une nouvelle flambée de violence antisémite qui prend toute son ampleur lors des « pogroms du 10 novembre 1938 ». Devant ces faits, Robert de Beauplan déclare que « nul aujourd’hui ne saurait se désintéresser : ni les individus ni les gouvernements. La recrudescence d’ostracisme et de persécutions dont les juifs sont actuellement l’objet émeut le sentiment d’humanité que la civilisation a heureusement répandu... un sentiment de réprobation s’est exprimé presque partout, ajoute-t-il, sans distinction de partis politiques, ou de confessions religieuses ». Il cite alors les prises de position d’éminentes personnalités religieuses, en commençant par le pape Pie xi, mais également le cardinal Verdier, archevêque de Paris, le cardinal Van Roey, archevêque de Malines, le cardinal de Lisbonne, le cardinal de Westminster et le cardinal américain O’Connell, « au nom de vingt millions de catholiques qui ont témoigné leurs sympathies aux juifs persécutés et répudié le racisme. Un langage analogue a été tenu par les hauts dignitaires des Églises protestantes du monde entier ». Et en guise de conclusion, Robert de Beauplan tente de persuader ses lecteurs que l’antisémitisme est un prétexte pervers, utilisé par l’Allemagne et dirigé contre les démocraties, en particulier la France, où l’antisémitisme est selon lui, « en contradiction avec les idées qui, depuis la Révolution française, inspire la plupart des sociétés modernes... La persécution contre les juifs, que l’hitlérisme a remise en vigueur, constitue une bien dangereuse régression de la civilisation ».

Baser un régime politique quel qu’il soit sur une hiérarchie raciale, qui glorifie la supériorité aryenne sur les races sémites, est une aberration historique pour Eugène Pittard, anthropologue et auteur du livre Les Races et l’Histoire. Dans L’Illustration du 1er octobre 1938, après un exposé sur les races humaines, il déclare qu’« aucun État dans le monde ne possède une race pure, pas même l’Allemagne qui, selon lui, a adopté une mauvaise stratégie pour régler la question juive ; la tolérance, le désir sincère de comprendre ceux dont la culture, la langue, la race, la religion... ne sont plus les mêmes, suffisent à établir l’unité sociale d’un pays ». Le problème racial inquiète aussi le Groupement d’étude et d’information Races et racisme, présidé par Célestin Bouglé, directeur de l’École normale supérieure. Il s’efforce de combattre les thèses racistes dans un bulletin inauguré en 1937. Se fixant comme mission de contredire intégralement l’antisémitisme hitlérien, il apporte périodiquement une abondante et précieuse documentation, qui montre à quel point ces théories absurdes dominent toute la vie intellectuelle et sociale. Il complète cette action en se dotant d’un comité de patronage et d’un comité directeur où figurent de nombreuses personnalités : anthropologues, sociologues et historiens comme Gabriel Hanotaux, Georges Lefébure, Lucien Lévy-Bruhl, le comte Jean de Pange, Georges Risler, Charles Rist, Paul Rivet, Mgr Beaupin et Edmond Vermeil. Pour ces scientifiques « humanistes », la fraternité humaine apparaît comme une obligation de la raison et comme un impératif moral, par leurs travaux, ils parviennent à convaincre la masse populaire, souvent aidés par des politiques de la droite modérée, des socialistes ou des communistes. Même le colonel de La Rocque, chef de l’association des Croix-de-Feu assure que la France a accueilli de nombreux peuples, tout au long de son histoire, pour ne pas tomber aujourd’hui dans « l’erreur d’un exclusivisme raciste ». C’est également l’avis de Jean Galtier qui lance, le 1er février 1937, son « plaidoyer pour les juifs » : « Bouter les juifs hors de France ne serait pas résoudre la question du capitalisme ni la question politique, la question sociale, mais signifierait le renoncement à l’avènement de l’intelligence, à son triomphe sur la force stupide. Ce serait aussi faire preuve d’ingratitude, si l’on songe au dévouement des juifs à notre cause pendant la guerre... car ils constituent pour l’avenir des alliés fidèles et sûrs. » Ces propos rejoignent ceux du Comte de Paris qui, dans Le Courrier royal de décembre 1938, refuse que l’on puisse remettre en cause la citoyenneté française des juifs. Il écrit ceci : « Le climat spirituel de la France, imprégné de christianisme, de raison et d’humanité, ne doit pas abriter de luttes raciales. La conscience nationale française, qui n’a jamais failli à l’heure du danger, a eu son unification achevée bien avant les autres pays d’Europe... elle a de ce fait acquis une solidité que nul ne pourrait dangereusement entamer. C’est pourquoi, il est certainement abusif de parler d’un péril juif en France, pour ce qui concerne les Français israélites... (qui) prirent part comme soldats, comme officiers, aux guerres nationales. Ils ont mêlé leur sang à celui des paysans, des ouvriers, des bourgeois de France. Ils sont français et vouloir les exclure de la communauté nationale ou même leur renier leur qualité entière de citoyens français, c’est vouloir affaiblir le pays qu’ils doivent servir encore. » En parlant de cette manière, le prétendant au trône de France désavoue complètement L’Action française.

En 1938, la situation empire pour les juifs et nombreux sont ceux qui à travers la presse, jugent l’antisémitisme dangereux. Dans une interview publiée dans L’Œuvre, Frédéric Jolliot-Curie, professeur au Collège de France, s’exprime en tant que scientifique sur la question juive. « Pour le monde intellectuel ou scientifique, dit-il, l’établissement de gouvernements autoritaires comme celui de l’Allemagne nazie freine la collaboration scientifique. » Celle-ci ne doit pas tenir compte, selon lui, de la politique de la religion ni de l’origine. C’est pour cette raison qu’il s’oppose à l’antisémitisme, affirmant que si celui-ci devait s’étendre à la France, il préférerait s’exiler en Amérique : « Je ne veux pas, dit-il, travailler là où la liberté n’existe plus. » Et quand on l’interroge sur la présence des scientifiques juifs au Collège de France, il répond qu’en aucune façon leur présence n’est préjudiciable pour les scientifiques français... « (où) de tels élèves sont des représentants exceptionnels de la culture. Ils aiment la France et ils nous rendent plus que nous ne leur donnons et si pour une raison ou une autre, ils devaient quitter mon laboratoire, celui-ci en subirait un coup très sérieux ».

Le 21 octobre 1938, c’est au tour du fils de François Mauriac, Claude Mauriac, de publier un article, dans le journal La Flèche, intitulé « Bagatelles pour un massacre » où il attaque violemment l’antisémitisme de Je suis partout et prend la défense des juifs : « Nous sommes hostiles au racisme en tant que fondement de la Nation, affirme-t-il, nous le considérons comme scientifiquement faux, humainement injuste, politiquement néfaste... l’antisémitisme aboutit à accréditer la légende d’après laquelle la souffrance de la Nation est la conséquence de conceptions économiques périmées. » Et il conclut par ces mots : « L’antisémitisme sert à détourner contre une minorité raciale, transformée en bouc émissaire, le ressentiment d’un peuple qui souffre et par là, à lui cacher les véritables causes de sa souffrance, d’où la nécessité pour la France d’agir en faisant preuve de solidarité devant le malheur qui frappe les juifs. »

C’est en se rendant sur place pour observer la situation en Allemagne nazie qu’Alexandre Vialatte, Louis Gillet et Joseph Kessel, correspondants temporaires ou permanents pour la presse française, apportent aux lecteurs français, par l’intermédiaire de leurs journaux respectifs, précision et justesse d’analyse dans leur manière de traiter les événements d’outre-Rhin auxquels ils ont assisté. Cette caractéristique confère à leurs articles une plus grande objectivité. Arrivé en 1922, en Allemagne, Alexandre Vialatte s’installe à Mayence ; très vite l’image romantique qu’il a de ce pays s’efface. Il sent monter les premiers soubresauts fascistes et voit se dessiner très clairement le péril hitlérien. Il va dès lors consacrer un grand nombre d’articles et de chroniques de presse pour L’Intransigeant ou Le Moniteur dans lesquels il définit avec une surprenante justesse « les événements terribles de 1933 : une névrose, acquise ou congénitale qui envahit le subconscient de tout un peuple. » Il voit, dès le mois d’août 1933, la situation des juifs se dégrader rapidement. Dans Le Moniteur du 24 août 1933, il déclare : « La conjoncture ne fit qu’empirer en Allemagne, et le racisme, poussé jusqu’à l’extrême logique, donna naissance à l’hitlérisme... (c’est un) fléau qui est en train de frapper, de mordre, de broyer du juif, du communiste. On le voyait déjà à Munich en 1925 à la devanture des cafés qui interdisaient l’accès de leur table aux juifs, aux Nègres, aux Belges et aux Français. » Cet article, qui paraît le 14 septembre 1933, fixe pour ainsi dire la genèse de l’antisémitisme allemand.

En mars 1932, à son tour, Joseph Kessel se rend en Allemagne pour découvrir « la réalité allemande ». Entre le 8 et le 14 mars, il fait parvenir quotidiennement aux lecteurs du Matin des dépêches qui en disent long sur la situation confuse qui y règne : « Combats meurtriers opposant communistes et nazis, indifférence de la population et de la presse berlinoise qui signale à peine les événements. » Le 9 mars, il déclare que « la Nation la plus ordonnée, la mieux policée est devenue une trouble substance travaillée par tous les ferments de la violence et de la folie. Elle est comme nourrie, pétrie, intoxiquée de haine. » Il réussit surtout à montrer la position grandissante d’Hitler en Allemagne et les moyens qu’il utilise pour y parvenir : patriotisme humilié par la défaite, chaos qui précipite la République dans l’abîme rouge à coups de grève et d’émeute et surtout la dénonciation sans cesse renouvelée du responsable de tous ces malheurs : « Le juif apatride, ploutocrate chez les capitalistes, bolchevique à l’ombre des tours du Kremlin, fléau qui ronge les nations entières, nomade qui pratique le vol de grand chemin. » Dans ce reportage, Joseph Kessel se révèle d’emblée antihitlérien et à travers de terribles images de peur et de haine, prédit sans équivoque les ravages futurs de l’hitlérisme. Deux ans plus tard, au Congrès international des écrivains qui se réunit le 21 juin 1935 à la Mutualité, il tente de mettre en lumière, aux yeux de tous, l’ignominie du régime nazi dont les persécutions antisémites constituent l’aspect le plus abject et comme il s’y était employé depuis son voyage en Allemagne, il publie un grand nombre d’articles sur « l’existence des camps de concentration » à laquelle tant de Français ne voudront pas croire cinq plus tard. Mais l’évolution de plus en plus marquée de Gringoire et du Matin vers l’extrême droite et l’antisémitisme lui interdit de collaborer avec eux. « L’antisémitisme était bien reçu par la clientèle de Gringoire. » Il faisait augmenter considérablement ses tirages, comme l’avoue son rédacteur en chef Henri Béraud à Joseph Kessel. Ce dernier, à la suite d’un violent réquisitoire antisémite de Gringoire contre Léon Blum et son gouvernement, décide de mettre fin à sa collaboration et par la même occasion de régler ses comptes « avec l’extrême droite antisémite ». Il rejoint alors Pierre Lazareff et Charles Gombault à Paris-Soir où il s’attache à montrer l’aggravation des mesures antisémites en Allemagne obligeant « les juifs allemands qui avaient pu échapper aux camps de concentration dénoncés par Kessel dès 1933 à affluer vers la France, bientôt suivis par leurs coreligionnaires autrichiens persécutés avec une brutalité inouïe dès la proclamation de l’Anschluss ».

En août 1937, Louis Gillet, membre de l’Académie française se rend en Allemagne pour le compte de Gringoire. Il y effectue un reportage sur l’Allemagne nazie, mais faisant preuve d’une objectivité qui ne correspond pas aux désirs du journal, l’enquête est censurée. Il décide alors de la publier sous forme de témoignage écrit chez Flammarion, sous le titre Rayons et ombres d’Allemagne. L’auteur a enquêté sur tous les aspects politiques du système nazi et en particulier sur les mesures prises à l’encontre des opposants : démocrates, communistes et juifs. Pour ces derniers, il rapporte les effets pervers des Lois de Nuremberg qui, grâce à des décrets d’une grande hypocrisie, asphyxient progressivement la population juive d’Allemagne : « Par exemple, déclare-t-il, on n’a pas de texte pour interdire aux juifs de voyager ; c’est bien plus malin que cela ; simplement, on ne renouvelle plus leurs passeports. Pas d’explication, on vous répond qu’il y a des ordres », fait-il remarquer ironiquement.

En province, La Dépêche de Toulouses’offre les services du chef de file de « l’émigration intellectuelle allemande » opposée à Hitler et qui, comme les juifs en 1933, a pris le chemin de l’exil. Heinrich Mann, au cours de son séjour en France, met tous ses efforts à défendre les écrivains persécutés par les nazis. Avec ses articles et ses livres, dont La Haine, il tente dès 1933 de démasquer aux yeux mal ouverts des démocrates étrangers la puissance démoniaque du Troisième Reich. Sa collaboration à La Dépêche de Toulouse, de février 1933 à juillet 1939, lui permet d’alerter l’opinion française sur la guerre à venir : « Tous les actes de l’hitlérisme parvenu au pouvoir ne prennent de signification, écrit-il dès le 20 août 1933, qu’en vue d’une guerre future, sans en exclure pour cela les persécutions contre les marxistes, les catholiques, les intellectuels et les juifs. »

À droite, journaliste et homme politique, Henri de Kérillis s’engage, lui aussi, dans le combat contre l’hitlérisme et l’antisémitisme qu’il mène à travers ses articles parus dans L’Écho de Paris et L’Époque. À mesure que le fascisme hitlérien se fait sentir, Henri de Kérillis, élu député de Neuilly en 1936, se fixe comme objectif prioritaire la résistance totale devant Hitler et le nazisme. Rédacteur en chef de L’Écho de Paris, il déclare : « Mon opinion sur la législation néo-germanique basée sur la théorie raciste, provoque chez moi l’indignation... Nationaliste français, je répudie le racisme et l’antisémitisme. » En mai 1937, il quitte L’Écho de Paris qui connaît des difficultés, pour fonder avec d’autres journalistes : L’Époque, « désormais Kérillis, directeur, est maître chez lui ». Bien que le tirage de son journal soit modeste, environ quatre-vingt mille exemplaires vendus en mars 1939, son influence est grande, en raison de ses convictions nationalistes. Mais là où certains comme Brasillach et Rebatet dérivent vers l’extrémisme et la xénophobie, Kérillis, en toute lucidité, défend la France et les juifs, prévenant constamment ses compatriotes contre le danger hitlérien, « sans relâche » et « sous les injures de L’Action française », il dénonce l’antisémitisme, au nom du patriotisme français. Le 4 octobre 1938, les accords de Munich, signés le 29 septembre par Chamberlain, Daladier, Hitler et Mussolini, sont approuvés à l’unanimité par les députés, parmi lesquels 575 soutiennent le gouvernement. Sur les 75 qui le censurent, nous trouvons 73 communistes, 1 socialiste et 1 à droite : Henri de Kérillis dont l’opinion sur Hitler, le nazisme et ses méthodes était confirmée depuis 1936. La lecture de Mein Kampf lui a permis de comprendre les projets du Führer pour les juifs et la France, ses pires ennemis. Aussi prend-il parti contre les Munichois. Désormais patriotisme et philosémitisme vont de pair pour cet homme engagé qui soutient que « la France ne peut sombrer dans l’antisémitisme sous peine de renier toutes ses traditions... ». Mettant en garde les Français contre la croisade antisémite, il déclare : « L’antisémitisme isolerait la France du côté de l’horizon où brillent les idées de liberté et de dignité humaine : il ne nous rapprocherait mieux de l’Allemagne que pour lui permettre de mieux nous étrangler » et souhaite que « la vague d’antisémitisme qui déferle sur l’Europe épargne la France ». Il est convaincu que « dans l’esprit du peuple français », l’antisémitisme ne rencontre aucune tradition solide, affirmant même qu’il est inexistant chez l’immense majorité des paysans, des ouvriers, des catholiques et de la haute classe. On le rencontre davantage dans la bourgeoisie moyenne, surtout dans les grandes villes et, remarque-t-il, aucun parti politique républicain ne fait officiellement profession d’antisémitisme, ni chez M. Louis Marin, ni chez M. Taittinger, ni chez M. de La Rocque, car pour lui comme pour un grand nombre de Français, l’antisémitisme est perçu comme « l’arme préférée de la propagande hitlérienne à l’étranger ». Dans un article intitulé « Pourquoi l’Allemagne veut-elle internationaliser l’antisémitisme » et publié le 4 août 1939, Henri de Kérillis affirme que pour l’Allemagne, l’antisémitisme est le seul moyen de briser l’unité nationale des pays qu’il convoite dont la France : « L’Allemagne voit dans la complète assimilation des juifs installés depuis des siècles en Angleterre, en France, en Hollande, aux États-Unis, dans les preuves qu’ils ont données de leur patriotisme sur les champs de bataille ou dans l’action politique, un démenti cinglant à sa propre doctrine. » Il va encore plus loin et se plaçant sur le terrain spirituel, il accuse l’Allemagne de vouloir « détruire toutes les valeurs de la civilisation judéo-chrétienne » en commençant par le judaïsme : « L’antisémitisme n’est que le prélude d’une guerre implacable contre le catholicisme et le protestantisme traditionnels qui sont, en réalité, haïs au même degré que le judaïsme, puisqu’imprégnés de l’esprit biblique. »

Peut-on douter encore aujourd’hui de l’engagement philosémitisme d’Henri de Kérillis, quand de telles phrases sont prononcées ? Quand jusqu’au bout, il demeure fidèle à la cause juive, dénonçant encore, en février 1940, dans L’Époque, l’aide financière allemande, perçue par Je suis partout ou L’Action française, pour accroître la propagande antisémite. Chez Kérillis, patriotisme et philosémitisme symbolisent un même combat.

La presse chrétienne a rejoint la presse non confessionnelle dans la lutte contre l’hitlérisme qui menace simultanément juifs et démocratie française. Catholiques et protestants se placent davantage sur le plan spirituel, défendant les juifs au nom de leur filiation directe avec le christianisme. À travers L’Aube, Esprit, Le Voltigeur, La Jeune République ou La Juste Parole Populaire, Georges Bidault, Emmanuel Mounier, Francisque Gay, Marc Sangnier ou Oscar de Férenzy traitent, sous l’angle chrétien, l’actualité politique : avènement du fascisme, guerre d’Espagne ou antisémitisme. Ils se soucient de « l’autre » et tentent d’apporter des solutions humaines aux problèmes. Par leurs liens réciproques, ne constituent-ils pas, d’ailleurs, un front commun contre le racisme et la xénophobie, capable de s’opposer à la presse d’extrême droite ?

Certains périodiques comme La Documentation catholique, La Croix oula Revue des Deux Mondes « bastion du catholicisme conservateur » adoptent une attitude modérée. Cependant ponctuellement ils interviennent en faveur des juifs.

Dès 1918, La Documentation catholique publie des articles consacrés aux juifs, s’intéressant tour à tour à la religion, aux traditions et même au sionisme, le sujet méconnu est « traité souvent à la manière de L’Action française », c’est-à-dire teinté d’antisémitisme, reflétant l’opinion de l’église catholique de cette époque. En 1928, le ton change, il se fait plus serein grâce à l’article publié par le père Bonsirven qui montre à l’égard du peuple juif, « une profonde sympathie » et en 1929, s’intéressant à l’Allemagne, La Documentation catholique publie une série d’articles consacrés à sa situation politique. Montrant l’évolution du racisme et de l’antisémitisme, elle déclare : « ce qui se prépare aujourd’hui est quelque chose de plus énorme que la guerre mondiale. C’est une lutte qui se jouera sur le sol allemand pour le monde entier... » Avec la présence d’hommes comme le père Merklen qui dirige La Documentation catholique de 1923 à 1927, la revue sort progressivement des ornières de l’intégrisme et de l’antisémitisme.

Rejoignant le journal assomptionniste La Croix, le père Merklen, avec une nouvelle rédaction, adopte la même stratégie qu’à La Documentation catholique, il brise les liens longtemps entretenus par ce journal avec L’Action française et s’engage dans une direction plus conforme aux orientations pontificales de Pie xi. En rupture avec le Nationalisme, le quotidien catholique renie son passé antisémite et fait preuve désormais d’une plus grande ouverture d’esprit à l’égard des juifs, se situant dans le droit fil des efforts des catholiques qui travaillent à rapprocher juifs et chrétiens. Jusqu’au 11 avril 1933, La Croix se contente de consacrer quelques brèves informations sur la persécution anti-juive en Allemagne et sur la réprobation qu’elle provoque en France, comme cette « revue de presse » du 30 mars 1933, « la mystique hitlérienne et les juifs » ou ce bref article relégué en avant dernière page, rendant compte d’une manifestation interconfessionnelle, organisée par la Lica à Marseille. La première véritable prise de position de La Croix contre l’antisémitisme date du 11 avril 1933, dans laquelle le journal reprochait l’appel de Mgr Verdier, archevêque de Paris, en faveur des juifs. Avec la dégradation des conditions de vie des juifs allemands en 1935, La Croix exprime à présent nettement son indignation face aux humiliations infligées aux juifs et comprend la véritable dimension tragique de la question juive. Dépassant le stade théologique, elle s’intéresse davantage à la dimension humaine. C’est un progrès incontestable. Malgré l’accalmie de 1936 en raison des Jeux olympiques, La Croix continue à informer ses lecteurs sur la véritable situation des juifs : « Ce qui se passe actuellement en Allemagne, au sujet des israélites, est un assassinat au ralenti, déclare-t-elle le 22 janvier 1936, c’est la chose la plus atroce qu’ait connu l’histoire moderne », et le 20 février, en conclusion de « la grande enquête sur le national-socialisme », elle autorise Nicolas Berdiaev à intervenir avec un article intitulé « In odium christi » dans lequel il compare le nazisme au paganisme des temps anciens, véritable menace pour la civilisation judéo-chrétienne. À partir de là, l’hypocrisie du régime hitlérien autant que les procédés de la propagande antisémite sont largement dénoncés, et c’est à l’occasion de la nuit de Cristal que La Croix prend cette fois nettement position en faveur des victimes juives. Dans son article de politique étrangère, René Royère condamne la dureté brutale et inhumaine de la vague de violence antisémite : « Il reste inadmissible, dit-il, que le geste d’un seul suffise à motiver... de nouveaux débordements de haine et de méchanceté contre une population qui, dans son ensemble, est paisible et industrieuse et, en dépit des persécutions qui l’ont déjà si affreusement pressurée, ne demande qu’à vivre tranquille, même dans l’ostracisme... où allons-nous ? où le nationalisme exacerbé nous entraîne-t-il ? vers la pire inconscience. » Les informations se font désormais plus précises sur la situation des juifs d’outre-Rhin et, comme en 1933, La Croix publie à nouveau, le 20 novembre 1938, « les déclarations du cardinal Verdier sur l’antisémitisme et le racisme ». Pour le prélat, il s’agit d’analyser point par point les théories raciales du Troisième Reich et de montrer leurs applications inhumaines dans la vie quotidienne : élimination physique des plus faibles et hiérarchie sociale reposant non plus sur le droit, mais sur le sang, ce qui entraîne l’exclusion totale de la vie civile, de toute une minorité. « Voilà, dit-il, l’aboutissement fatal de la théorie raciale. » Pour le cardinal Verdier, il est temps, « au nom des droits de l’homme et du Christ » de combattre racisme et antisémitisme et il conclut par ces mots : « Plus que jamais, attachons-nous à ces idées de fraternité universelle, de sage liberté, de respect pour tout ce qui est humain et de prédilection pour les membres souffrants, de la grande famille humaine. C’est la vraie civilisation, la civilisation chrétienne, la nôtre ! » Et à la veille de la guerre, entre angoisse et solidarité pour le peuple juif, La Croix s’efforce de mettre en évidence les points de rapprochements judéo-chrétiens.

Au sein même du périodique assomptionniste, le comte Robert d’Harcourt, professeur de littérature allemande, à la Faculté des lettres de l’Institut catholique de Paris, est l’un des journalistes les mieux avertis des événements d’Allemagne. De 1931 à 1940, par des articles bien documentés, il informe et apporte aux lecteurs de La Croix une réflexion approfondie sur la politique nazie, prenant conscience, à partir de 1937, du danger que représente la généralisation en Europe de l’antisémitisme ; Robert d’Harcourt, qui gardait de son passage à L’Action française une certaine forme d’antisémitisme qu’il voulait « à la française », fait très tôt le lien entre pangermanisme prussien qu’il avait côtoyé lors de son séjour en Allemagne, avant la Grande Guerre, et le nazisme. Cela ne l’empêche pas de mettre en garde les Français contre la contagion antisémite dont la gravité l’amène à prononcer des phrases prophétiques. Le 14 juillet 1938, il écrit : « La douloureuse question des juifs ne peut nous laisser indifférents... nous avons le devoir de rester justes et de demeurer humains... Nous ne pouvons prendre notre parti de la solution du problème juif par l’extermination pure et simple d’un peuple... » Entre Hitler et le pape Pie xi , il engage les chrétiens à suivre ce dernier, « véritable guide de la chrétienté », mais le feront-ils ?

Fondée en août 1829 par Prosper Mauroy,la Revue des Deux Mondes