Le photographe de Paulilles - Patrick Lagneau - E-Book

Le photographe de Paulilles E-Book

Lagneau Patrick

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Beschreibung

Mateo, 18 ans, quitte Paris et sa mère pour rejoindre son oncle et son grand-père paternel, photographes professionnels à Port-Vendres, dans les Pyrénées orientales. Renouant avec ses racines catalanes et en compagnie de Manuella, son amie d'enfance, il redécouvre le site de l'ancienne dynamiterie de Paulilles fermé en 1984 et réhabilité en parc environnemental dédié à la mémoire ouvrière. Mateo tombe en extase devant la fresque murale à l'entrée du site, reproduction en aplats monochromes d'une photographie ancienne représentant des ouvrières quittant l'usine. Quand il décide d'immortaliser son coup de coeur avec son appareil photo, un flash le propulse en 1924, dans la tête du photographe auteur du cliché original.

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À Marie-Claire et Guy, mes amis qui portent sur Paulilles un regard bienveillant pendant mon absence

« La mémoire est le meilleur appareil photo qui soit »Kevin Spacey

« Une photo ? C'est l'instant qui s'arrête, les sentiments qui demeurent et la vie qui s'en va. »Jérôme TouzalinExtrait de Futur Intérieur

« La photo, c'est un instant saisi, le plus fort, le plus touchant, le plus douloureux. »Chahdortt DjavannExtrait de Autoportrait de l'autre

Sommaire

Note de l’auteur

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

Chapitre 15

Épilogue

Sources bibliographiques

Note de l’auteur

En cet automne 2009, mon entrée sur le site de Paulilles est liée pour toujours au choc émotionnel que j’ai ressenti devant la fresque en aplats monochromes réalisée sur la façade de la maison du directeur. Pour moi qui connaissais la dynamiterie abandonnée depuis sa fermeture en 1984, pour la première fois, grâce à cette œuvre artistique, elle avait une âme. Soudain, elle prenait vie devant moi, comme une fenêtre ouverte sur le passé. Il n’en fallait pas plus pour que mon imagination de romancier se mette en action. Il devenait impératif d’écrire une histoire dont cette fresque serait le déclencheur.

Car c’est bien d’un roman qu’il s’agit. Loin de moi l’idée d’éclairer l’histoire de Paulilles sur le plan technique ou social. France Vetterlein-Marsenach et Jean-Claude Xatart l’ont fait de fort belle manière à travers leurs ouvrages et les témoignages qu’ils ont recueillis. Cependant, je tiens à les remercier chaleureusement ici pour les ressources que j’y ai découvertes, et qui m’ont permis de créer l’ambiance de mon roman qui aurait pu être un peu, je l’espère, celle de la dynamiterie de Paulilles.

Patrick Lagneau

1

Tourner le dos.

Tourner le dos et ne plus jamais se retourner.

Mateo était plus décidé que jamais. Il avançait à grands pas dans le hall de la gare de Lyon, consulta d’un coup d’œil l’écran où étaient affichés l’heure de départ de son TGV et le numéro du quai d’embarquement. Le flot des banlieusards se déversait des TER d’Île-de-France et absorbait les voyageurs expulsés du métro qui tentaient de se frayer un chemin pour rejoindre leur train. Juste un vendredi normal.

Mais pour lui, ce vendredi était différent.

Une vie nouvelle commençait.

Son projet était réfléchi.

Sans équivoque.

Il avait atteint le point de non-retour.

Le lycée, sa mère, Paris... Une page était tournée.

Il monta dans sa voiture et repéra sa place réservée. Il balança son sac à dos sur le porte-bagage juste au-dessus de sa tête, et s’installa contre la fenêtre.

Dans moins de cinq heures, il serait à Perpignan.

Il eut pour voisine une femme d’un âge avancé qui ne parlait pas un mot de français, et à qui il prêta mainforte pour ranger sa valise. Elle lui sourit en guise de remerciement et s’assit sur le siège voisin du sien. Il tenta d’engager la conversation en faisant appel à son anglais scolaire. En vain. De toute façon, il préférait rester seul avec son nouvel avenir.

À l’heure prévue, la rame glissa sur la voie dans ce souffle feutré si caractéristique des TGV. Une demiheure plus tard, Mateo dormait profondément.

*

Salle obscure.

Une lumière vacillante.

Un feu ?

Une grotte ?

Le mythe de la caverne selon Platon ? Mais non, puisqu’il est là.

Assis dans un coin.

À ses côtés, son père.

Il n’est pas rasé. Son visage est émacié.

Ses lèvres et ses paupières sont cousues.

Un géant dans une djellaba blanche, enturbanné, le visage enfoui dans une longue barbe rousse apparaît devant eux. Il ressemble à Ben Laden.

Non. C’EST Ben Laden.

Il s’adresse à son père.

Pas à lui.

Il l’ignore.

Comme s’il n’existait pas.

Sa voix est profonde.

- Je vais vous raser.

Au timbre de sa voix, il l’identifie.

C’est Khâas Nhair. Le chef des talibans.

Bon. Au moins, ce n’est pas Ben Laden. Mais pour lui, il restera Ben Laden. Il le regarde maintenant de ses yeux noirs et perçants.

- Votre père est photographe. J’ai trouvé sa carte de presse.

Il extirpe des plis de sa djellaba un journal chiffonné qu’il défroisse et approche de son visage. La photo de son père tout sourire est à la une et envahit son champ de vision, comme une immense affiche de cinéma dans laquelle il serait enveloppé.

Il suffoque.

Soudain l’affiche explose en milliers de confettis.

Changement de lieu.

Ils sont au milieu d’un puits gigantesque cerné de murs de roches ocre, duquel il semble impossible de s’évader.

Son père est assis sur un tabouret de bar, au centre. Ses bras pendent de chaque côté.

Une énorme caméra de cinéma est fixée sur un chariot posé sur des rails circulaires.

Derrière la caméra est dissimulé un homme.

Il ne le voit pas, mais il sait. Il sait qui il est.

Quand l’homme surgit dans la lumière comme un diable de sa boîte, il est nu. Son corps est en sang, tailladé de multiples coups de poignard. Il arbore un sourire sarcastique.

Il reconnaît son beau-père.

Comme s’il était mu par des fils invisibles de marionnettiste, il approche de lui et pose dans sa main un boîtier plat avec un énorme bouton rouge.

Sans contrainte, il appuie dessus.

Des dizaines de projecteurs inondent la scène de toute leur puissance.

Tout en haut du puits, un train silencieux s’élance vers le ciel. Vers le soleil. Un train sans fin…

Un panneau glisse sur le sol.

Un trou noir apparaît.

Comme sur une scène de théâtre, une silhouette féminine recouverte d’un linceul immaculé s’élève en douceur des profondeurs de la terre. Elle se retrouve immobile au centre du puits. À côté de son père.

Le temps semble arrêté.

Enfin, le drap mortuaire glisse le long de ses épaules, de ses hanches, et tombe sur le sol.

C’est une tragédienne grecque.

Bien qu’elle ne lui ressemble pas, il sait qu’il s’agit de sa mère.

Dans le halo des projecteurs et avec une lenteur calculée, elle lève un bras à la verticale, main offerte aux dieux.

Il veut lui parler, mais c’est impossible. Il reste muet.

- Moteur, lance son beau-père dans un mégaphone depuis son fauteuil de réalisateur.

Son père, lui, ne bronche pas. Bouche et yeux clos par l’atroce couture.

- Action ! crie le mégaphone.

Comme si elle attendait ce signal depuis toujours, sa mère est enfin libérée.

Ô ! Toi, l’aventurier, Capa contemporain,

Aux confins des déserts perdus depuis longtemps,

Te voilà parvenu tout au bout du chemin

Pour être enfin rasé, là, en Afghanistan…

Ben Laden surgit derrière son père sans que celui-ci s’en aperçoive. Il porte un énorme rasoir coupe-chou qu’il ouvre avec calme.

Il veut hurler pour le prévenir, mais encore une fois, aucun son ne sort de sa gorge.

Comment Ben Laden va-t-il pouvoir le raser avec un ustensile pareil ?

De cette taille, ce n’est plus un rasoir, c’est un cimeterre.

Sa mère enchaîne :

Vois la lame d’acier de reflets parcourus

Vois le ciel s’y mirer comme un lac à l’envers

L’heure est venue pour toi de payer ton tribut

À la guerre d’ici, et finir fait divers…

- Coupez ! éructe le mégaphone.

À peine l’ordre tombé, horrifié, il voit Ben Laden lever le rasoir monstrueux. Dans un mouvement circulaire, au ralenti, la lame luisante vient trancher la tête de son père. Bizarre ! Elle est toujours en place. Sa mère approche à pas lents derrière son père avec la maestria des divas et déclame une dernière fois :

Adieu, beau reporter, l’heure a sonné enfin

Car la Parque a coupé le fil de ta vie d’humain.

Un dernier pas vers lui.

Une main sur son crâne.

Une légère poussée.

La tête se décolle de son corps, bascule vers l’avant, tombe sur ses cuisses jointes où elle roule comme une boule de bowling sur des rails, tombe sur le sol où elle continue de rouler, rouler, rouler… jusqu’à ses pieds où elle s’immobilise enfin.

*

Mateo, trempé de sueur, poussa un cri bref, ouvrit les yeux et vit à ses pieds un ballon de plage. Un gamin de quatre, cinq ans le ramassa prestement et rejoignit sa mère, une jolie femme brune, dans la rangée opposée, trois sièges plus loin.

- Donne-moi ça, Nathan, je t’ai dit que je ne voulais pas que tu joues au ballon dans le train. Allez ! Et viens t’asseoir près de moi ! Là !

Sa voisine étrangère n’était plus là. Mateo réalisait à peine ce qui venait de se produire. Le TGV glissait toujours dans un souffle feutré. Le train… Le train silencieux de son cauchemar ?… Le train… Le ballon… Avaient-ils été le déclencheur ? Mais quel était ce foutu rêve qu’il venait de faire ? Son cœur cognait à tout rompre dans sa poitrine. C’était invraisemblable.

Il regarda par la vitre le paysage qui défilait sur fond de mer à l’horizon. Il reconnut l’étang de Leucate, le château de Salses… Et sur sa droite, le Canigou, majestueux et fier, imposant sa masse tranquille et bienveillante sur la plaine du Roussillon.

Dans quelques minutes, le train entrerait en gare de Perpignan. À l’évocation de ce lieu mythique lié à Salvador Dali, son rythme cardiaque ralentit et retrouva une pulsation régulière. Non qu’il appréciât en particulier l’œuvre du peintre catalan, mais surtout parce que cela représentait la concrétisation de la décision qu’il avait prise depuis plusieurs mois. Les images terribles de son cauchemar flottaient en surimpression sur la vue en travelling qui l’accompagnait. Et le renvoyèrent malgré lui à son passé récent.

Son père, Sergi Noguès, avait été un photoreporter réputé. Ses premiers clichés qui l’avaient rendu célèbre avaient été pris pendant la guerre en Irak. Ensuite, après les attentats du 11 septembre, il avait couvert le déploiement militaire de l’OTAN en Afghanistan. Il était mort en 2002, après le passage sur une mine de la patrouille dont il faisait partie. Son corps avait été rapatrié et enterré à Paris. Mais il n’avait pas été décapité.

Alors pourquoi ce cauchemar ?

Il avait bien lu sur Internet le drame de Daniel Pearl, ce journaliste anglais du Wall Street Journal pris en otage et décapité par Al-Qaida l’année où son père est mort. Son exécution avait été filmée et mise en ligne. La vidéo avait fait le buzz, mais à l’époque, il avait dix ans, le web ne l’intéressait pas et de toute façon, il ne l’avait jamais vue, car elle avait été retirée très rapidement. L’histoire de ce journaliste l’avait certes ébranlé, mais il n’en avait jamais fait de cauchemars. Alors pourquoi aujourd’hui ?

Une phrase de son professeur de philosophie lui revint en mémoire : « le subconscient enregistre des informations dont il peut créer des résurgences sous forme d’images oniriques longtemps après ».

Il sourit. La philo… Il revoyait le visage mangé de barbe rousse de son professeur… Kasnert, il s’appelait.

Soudain l’analogie avec le Ben Laden de son rêve s’imposa à lui. Il voyait dans son esprit son nom tel qu’il l’avait visualisé : « Khâas Nhair ». Et la barbe rousse… Très drôle. Les élèves dont il faisait partie entendaient phonétiquement "casse-nerfs" et avec l’esprit potache qui les caractérisait le surnommaient "pète-neurones"… Il sourit.

Désormais, il avait tourné la page. Il avait attendu ses dix-huit ans pour démissionner du lycée François Villon qu’il fréquentait depuis la sixième. Et au-delà de ce baccalauréat qu’il ne passerait pas, il savait que cette décision marquait surtout la rupture avec sa mère.

Elle s’appelait Juliette. Elle était comédienne. Ils habitaient un appartement dans le XIVe à Paris, acheté à tempérament avec son mari et dont l’assurance, après son décès, avait permis de solder l’emprunt.

Après 2002, elle avait bien sûr accusé le coup. Elle s’était jetée à corps perdu dans une carrière en demiteinte, ponctuée par des rôles dans des pièces de théâtre de seconde zone, mais avec la secrète ambition de percer au cinéma. De casting en casting, les réponses négatives l’avaient insidieusement poussée dans une sorte de déprime. Mateo l’avait perçue comme un rejet maternel qui l’avait profondément affecté.

Cela ne s’était pas arrangé en 2007.

Le jour de ses quinze ans, alors qu’ils fêtaient son anniversaire à la maison, elle lui avait offert un cadeau dont elle pensait qu’il l’enchanterait. Au moment du dessert, on avait sonné. Elle était allée ouvrir et était revenue avec un homme que Mateo n’avait jamais vu. Elle le lui avait présenté maladroitement.

- Mateo, je te présente Éric Vasseur, tu le reconnais ?

- Je devrais ?

- Allons, tu ne le reconnais pas ? Mais si voyons, Éric Vasseur, le réalisateur de France 2…

Mateo avait beau dévisager l’homme en face de lui, il ne le connaissait pas. N’avait jamais entendu parler de lui non plus.

- Désolé !

- Ce n’est pas grave, le rassura Éric Vasseur, je suis dans l’ombre. Je travaille surtout en régie. Bonjour Mateo !

Le garçon le salua en silence de la tête.

Juliette passa son bras autour de la taille d’Éric Vasseur et sourit à son fils.

- Mateo, c’est ton cadeau d’anniversaire. Je t’offre un nouveau Papa !

Comment pouvait-on se planter autant sur le plan psychologique ? Les trois années qui venaient de se dérouler avaient été catastrophiques. Il était évident que sa mère avait vu une ouverture pour sa carrière dans cette relation qui durait. Un réalisateur télé… Quelle opportunité de contacts artistiques et médiatiques !

Sans être une bombe, Juliette était une jolie femme de trente-huit ans qui n’hésitait pas à mettre en avant ses avantages pour parvenir à ses fins, pour autant que ses rencontres appartiennent au « milieu », comme elle disait. Malheureusement pour elle, ses liaisons duraient rarement plus de six mois. Éric Vasseur, lui, était amoureux fou. Il était l’exception. Mateo le trouvait imbu de lui-même, et le considérait en quelque sorte comme celui qui lui avait volé sa mère. En sa compagnie, elle avait commencé à s’absenter de plus en plus souvent, les soirs tout d’abord, les nuits ensuite, et ses échanges avec Mateo devenaient de plus en plus rares. Quand il essayait d’aborder un sujet qui le touchait particulièrement, elle prétextait une migraine due à son travail qui l’accaparait.

Mateo n’insistait pas. Il savait qu’elle se pavanait lors de soirées plus ou moins mondaines au bras d’Éric Vasseur au crochet duquel elle vivait sans vergogne. En contrepartie et maigre consolation, ses absences prolongées lui avaient donné une liberté dont il avait largement profité. Il ne lui reprochait pas cet abandon. Non. Sa rancœur venait d’ailleurs.

Jusqu’en 2002, jusqu’à la mort de son père, ils passaient leurs vacances à Port-Vendres, chez son grand-père Josep et son oncle Raoul. Les Noguès, de pures souches catalanes, étaient installés sur le quai Forgas depuis un certain temps comme photographes. Ils habitaient une maison de deux étages dont les fenêtres donnaient sur le port, partagé entre le commerce fruitier international, la pêche et la plaisance. Au rez-de-chaussée se situait le studio. Sergi, le père de Mateo, avait quitté l’entreprise familiale à vingt ans pour monter à Paris et tenter une carrière de photoreporter. Et cela lui avait plutôt souri. Après quelques années en free-lance, il s’était fait remarquer par l’agence Gamma qui l’avait embauché. Il en était devenu rapidement la star.

Il avait rencontré Juliette en 1991, lors d’une exposition organisée par « Reporters sans frontières » où certains de ses meilleurs clichés étaient présentés au public. Il avait été séduit par le corps de la jeune femme et son ambition. Rapidement, il l’avait présentée à son père, à Port-Vendres. Le moins qu’on puisse dire est que le contact ne fut pas fusionnel. Josep Noguès avait dû percevoir la vraie personnalité de la jeune femme qu’il n’appréciait pas beaucoup. Et c’était réciproque. Les rapports s’étaient vite dégradés, surtout après la naissance de Mateo pour des choix d’éducation qu’ils ne partageaient pas, jusqu’à ce que la jeune femme décide de ne plus remettre les pieds à Port-Vendres.

Sergi Noguès en avait été très perturbé. Depuis 1998, il descendait seul dans le Roussillon déposer Mateo pour les vacances de Pâques et d’été. Il restait quelques jours avant de repartir pour de nouvelles missions et laissait son fils, qui ne demandait pas mieux, à son père et son frère. En 2002, il était venu le rechercher à la fin du mois d’août avant de repartir en Afghanistan d’où il ne reviendrait jamais.

Mateo n’avait pas revu son grand-père depuis cette année-là. Son oncle Raoul était monté une fois à Paris, en 2005, pour un salon de la photographie. Ils s’étaient donné rendez-vous pour passer la journée ensemble et ils avaient arpenté les allées entre les stands qui faisaient la part belle à la photo numérique. C’est sans doute à cette occasion que Mateo contracta vraiment le virus.

Depuis cette rencontre, ils s’étaient juste téléphoné. Raoul devait avoir… Son père aurait eu cinquante ans cette année en 2010… son frère avait sept ans de plus donc il avait cinquante-sept ans… Cinquante-sept ans ! Presque soixante… Et le papet ? Quel âge pouvait-il avoir ? Il était né en… vingt, ou peut-être vingt-et-un… Quatre-vingt-neuf ans ou quatre-vingt-dix… Mateo gonfla ses joues et expulsa un fin souffle d'air qui traduisait sa prise de conscience du temps qui passe.

Le TGV entra en gare de Perpignan à 12 h 38 avec une demi-heure de retard. Mateo récupéra son sac à dos, emboîta le pas à la jeune femme brune et son fils de quatre ans accroché à son ballon, et il descendit avec les autres passagers sur le quai.

En ce début juin, le soleil éclaboussait la ville et la température avoisinait les vingt-huit degrés. Mateo descendit les escaliers pour emprunter le couloir sous les voies et rejoignit un nouveau quai où il sauta dans un TER qui allait à Cerbère. Il jeta son sac sur le portebagage au-dessus de lui et s’assit sur un siège côté fenêtre dans le sens de déplacement du train afin d’anticiper la vue sur les paysages qui annonceraient Port-Vendres.

Peu après, le train quitta la gare. Mateo se remémorait les noms des villes et villages qui filaient dans le sens opposé : Saleilles, Corneilla-Del-Vercol, Elne, Palau-Del-Vidre…

Premier arrêt en gare d’Argelès-sur-Mer, porte de la côte Vermeille. Nouveau départ.

Le TER accompagna un moment les quelques passagers sur le quai qui se déplaçaient à pas rapides pour rejoindre la sortie… Sa vitesse resterait faible maintenant. Quelques minutes plus tard, il longeait les falaises du Racou, les criques de Porteils, avant de s’engouffrer dans le premier tunnel qui allait le projeter dans Collioure.

Nouvel arrêt.

Mateo se sentait fébrile. Il touchait au but. Le TER redémarra lentement. Entre les maisons, Mateo eut une vision fugitive de l’anse de Collioure gardée par la tour de l’église Notre-Dame-Des-Anges, un instant si bref, qu’il le compara à l’ouverture du diaphragme d’un appareil qui figerait dans sa mémoire la photographie immortelle. Le train pénétra dans un dernier tunnel, celui qui transperce la colline au sommet de laquelle se dresse le fort Saint-Elme, vieille forteresse attribuée, parait-il, à Charles Quint. Les faibles lumières du compartiment donnaient aux voyageurs un teint blafard et soulignaient leurs paupières d’une ombre indéfinie, mascara improbable qui ferait presque croire que tous étaient atteints d’une maladie irréversible. Heureusement, la lumière solaire qu’il entrevoyait annonçait la sortie du scanner. Le train ralentit puis s’immobilisa.

Terminus pour Mateo. Il se leva, s’empara de son sac à dos et descendit sur le quai avec deux autres passagers. L’air était chaud et différentes senteurs méditerranéennes qu’il ne put identifier autrement que par une simple réminiscence assaillirent ses narines. Il aperçut le fort Béar qui se découpait sur le bleu du ciel. Voilà. Il y était. Huit ans après, il retrouvait Port-Vendres.

Il traversa le hall de la petite gare dont les bureaux, dans leur bulle de verre, semblaient abandonnés, et il se retrouva dehors. Sans perdre de temps, il se lança sur la route de la gare qui longeait une falaise rocheuse couverte de cactées sauvages.

Il passa devant le café des « Arts’ Cades » et supposa que les quatre arches qui surplombaient la terrasse étaient à l’origine de ce jeu de mots facile. Peu après, il parvint à une bifurcation. Après une courte hésitation, il choisit la petite route qui serpentait vers le fort Saint-Elme, bordée de lauriers roses et pins parasols derrière un muret en pierres. Après une centaine de mètres, il opta pour un raccourci pavé qui descendait vers la ville, au milieu duquel avait été installée une double rampe tubulaire justifiée par le degré de la pente.

Parvenu en bas, il descendit encore des escaliers dans l’ombre de figuiers au moins centenaires, et se retrouva entre les façades de maisons roses ornées de balconnières fleuries. Il atteignit la rue Waldeck Rousseau, laissa passer une voiture, puis traversa pour s’engager dans la rue des Paquebots. Le mot lui donna un frisson. Il était à deux doigts de l’image qu’il avait en tête. Il allongea le pas. Au bout de la rue, il se retrouva devant la place Castellane, juste derrière le podium permanent.

Il voyait les musiciens, entendait les musiques des bals de son enfance. Il contourna la scène et se retrouva sur la piste dallée, cernée par les gradins métalliques et les palmiers. Quand il fut au centre, il tourna lentement sur lui-même pour faire se superposer la réalité avec ses souvenirs, et ressentit sur ses joues le tissu des jupes des femmes qui volaient au rythme des valses et des pasodobles, alors qu’il courait entre les couples de danseurs, poursuivi par…

La vision des danseurs s’évanouit brutalement. La petite fille surgit de sa mémoire avec une force qui le surprit. Manuella se matérialisa. Il se retourna. Son cœur cogna un peu plus fort dans sa poitrine. À une dizaine de mètres, derrière un palmier, la statue était toujours là. Il s’en approcha et en fit le tour pour la voir de face. Il sourit. Il lut la plaque commémorative apposée sur le piédestal : « Fenouille et Fenouil, inaugurée le 24-12-1997 à l’occasion du nouveau millénaire, Jean-Jacques Vila étant maire de Port-Vendres. Sculpteur : Gérard Vié. »

Il revit le maire tirer le drap qui dévoilait la statue du couple d’amoureux en bronze. Au même moment, un nouveau voile se leva sur un pan de son enfance.

*

- Papet, tu me racontes encore l’histoire de Fenouille et Fenouil, s’il te plaît ?

Josep Noguès attrapa le gamin et l’assit sur ses genoux. Il réfléchit quelques instants. Il savait bien que ce qui intéressait son petit-fils, ce n’était pas l’histoire de la statue originale qui remontait au tout début du XXe siècle, et qui d’ailleurs s’appelait « L’idylle », jeune couple de campagnards autour duquel furent dansées nombre de sardanes. Non, ce qu’il voulait, c’était entendre la légende, celle qu’il ne manquait pas lui-même d’enjoliver à chaque fois qu’il la racontait. Après tout, n’était-ce pas là la fonction première d’une légende ?

- Fenouil était un jeune pêcheur de Port-Vendres. Il était amoureux d’une jeune vendeuse de poissons qui s’appelait Fenouille. Elle aussi était amoureuse de lui. Ah, c’était un bien joli couple que ce couple-là ! Tout le monde les admirait, tellement ils étaient beaux. Fenouille aimait tant son pêcheur qu’à chaque fois qu'il partait en mer, elle était jalouse…

- Ça veut dire quoi, jalouse ?

- Jalouse ? C’est quand on aime quelque chose, ou quelqu’un, et que l’on a peur qu’on nous le prenne…

- Et qui c’est qui voulait prendre Fenouil ?

- Attends ! Je vais te le dire. Elle était jalouse de la mer, car elle l’éloignait d’elle. Et puis aussi, elle avait peur que d’autres filles tournent autour de lui quand il faisait escale dans d’autres ports…

- Il a eu d’autres filles Fenouil ?

- Non. Jamais. Il était très fidèle.

- Ça veut dire quoi, fidèle ?

Le grand-père soupira.

- Ça veut dire que même si des filles ont tourné autour de lui, il n’est pas parti avec elles.

- Parce qu’il aimait Fenouille ?

- Exactement.

- Alors Fenouille elle n’avait pas besoin d’être jalouse ?

- Non, c’est vrai. Mais c’est plus compliqué que cela. Elle avait raison tout de même d’être un peu jalouse.

- De qui ?

- De la mer. Parce qu’un jour, la mer lui a pris Fenouil.

- Comment la mer elle a pu aimer Fenouil ? Ce n’est pas une fille…

- Non. Tu as raison. Mais quand on dit que la mer prend quelqu’un, ça veut dire qu’elle l’engloutit. Il a disparu…

- Tu veux dire qu’il s’est noyé ?

- En tout cas, c’est ce qu’on suppose.

- Et Fenouille, elle a fait quoi ?

- Elle était tellement triste qu’une nuit, elle a pris une barque et elle est partie vers le large…

- Pour le retrouver ?

- Oui, pour le retrouver.

- Et… elle l’a retrouvé ?

- Sans doute. Des pêcheurs ont ramené la barque vide au port.

- Sans Fenouille ?

- Sans Fenouille !

- Elle s’est noyée aussi ?

- Certainement. C’est pour ça qu’on dit qu’elle l’a retrouvé. Elle l’a retrouvé dans la mort.

- C’est vraiment triste.

Josep Noguès passa une main dans les cheveux noirs et bouclés de son petit-fils.

- Non, ce n’est pas triste. Parce qu’ils sont ensemble et que maintenant, ils s’aiment pour l’éternité. D’ailleurs…

Il regarda autour de lui comme s’il voulait vérifier que personne ne l’écoutait. C’était la partie de l’histoire que Mateo préférait. Pas pour l’histoire en elle-même. Non. Juste parce que son grand-père n’allait parler qu’à lui, à voix basse, comme s’il lui révélait un secret. Et même s’il connaissait ce secret, il adorait ce moment d’intimité qui lui donnait l’impression d’être important.

- … il paraît que la mer, rongée par le remords, a dessiné sur le sable le visage des deux amoureux…

- C’est vrai ?

- Il paraît. On raconte qu’un sculpteur qui passait par là est tombé sous le charme de cette œuvre dessinée par la nature et qu’il a voulu aussitôt l’immortaliser dans le bronze. Il en a fait cette statue qui est sur la place et qui est maintenant le symbole de tous les amoureux.

- J’aime bien ton histoire, Papet. Tu me la raconteras encore ?

- Mais oui, mon bonhomme…

Josep Noguès songea qu’il était inutile de mentionner le destin de la statue originale qui avait été fondue par les Allemands en 1942, et qu’il aura fallu attendre la fin du XXe siècle pour que la municipalité fasse refaire à l’identique la statue des deux amoureux catalans à partir d’une ancienne photographie. L’essentiel était qu’elle soit à nouveau là pour perpétuer la légende.

Une sirène retentit dans le port. Mateo tourna la tête.

- Un cargo ! J’y vais, Papet…

- Mateo, on va bientôt manger et ton…

Il était déjà loin.

L’enfant courut au bout du quai pour monter la rue Jules Pams, promontoire privilégié d’où il guetta l’entrée dans le port du cargo. C’était le Lady Rosebay, chargé de conteneurs. Il le prit en photo avec le petit appareil numérique que lui avait offert son père et qui ne le quittait jamais. Il rentra ensuite au studio, transféra toutes ses prises de vues sur l’ordinateur de son oncle Raoul, et les classa dans des dossiers virtuels qui lui permettaient de se plonger selon ses envies dans des voyages lointains, mais imaginaires.

*

Mateo leva les yeux vers le couple. Fenouille regardait la mer et tournait ostensiblement le dos à Fenouil qui la conjurait de le laisser partir. L’émotion était palpable. La musique envahit à nouveau l’esprit de Mateo.

*

Il courait sur la piste et tentait d’attraper Manuella qu’il poursuivait en zigzaguant entre les danseurs. Il parvint à l’agripper sous la statue de Fenouil et Fenouille. Tous les deux hors d’haleine reprenaient leur souffle en riant. Manuella leva la tête vers l’effigie du couple d’amoureux catalans et Mateo surprit une expression bizarre dans les yeux de son amie. Elle lui prit la main. Il se laissa faire.

- Tu pars bientôt ?

- La semaine prochaine.

- Déjà ?

- Mon père vient me chercher et on remonte à Paris. Il doit aller en Afghanistan pour son travail. Et puis, tu sais bien que c’est la rentrée. Je vais rentrer en CM2.

- Tu reviendras ?

- Ben oui ! Mon père sera rentré pour les prochaines vacances.

- Et si une fois tu ne revenais pas ?

- Oh, mais je reviens toujours…

- Je sais. Mais si une fois… Tu sais quoi, Mateo, je voudrais qu’on se promette quelque chose…

- Quoi ?

- Tu vois, on est sous la statue de Fenouil et Fenouille. Tu connais l’histoire ?

- Oui, mon grand-père me l’a racontée souvent.

- Il paraît que si on s’embrasse dessous, eh bien, ça veut dire qu’on se mariera plus tard. Tu veux bien qu’on s’embrasse ?

Mateo était troublé. À dix ans, ces premiers émois sensuels le bouleversaient. Que voulait dire Manuella par s’embrasser ? Ils se tenaient toujours par la main. Il avança son visage vers le sien, pour y déposer un baiser gauche, mais comme Manuella ne tournait pas la tête pour présenter sa joue, il recula. Manuella fit aussitôt un pas vers lui et colla un baiser furtif sur ses lèvres. Il en rougit de confusion.

- Voilà. Maintenant on a promis. Tu seras mon Fenouil pour la vie.

*

Mateo sourit à l’évocation de la scène puérile. Manuella Garcia… Quel âge a-t-elle aujourd’hui ? En 2002, elle avait un an de moins que lui. Donc elle a dix-sept ans. Dix-sept ans ! C’est une jeune femme à présent. Il se demanda si elle était encore à Port-Vendres ou si son propre parcours l’avait conduite dans d’autres contrées.

Il tourna le dos à la statue du couple mythique et se dirigea vers les escaliers qui descendaient vers les quais. Quand il approcha du muret épais qui sert de balustrade au promontoire que constitue la place, dans un lent travelling, il redécouvrit petit à petit la vue d’ensemble sur le port. Il ressentit une incroyable bouffée de bonheur.

Tout était là. Rien n’avait changé : le petit rond-point en bas des escaliers, les dernières barques de pêcheurs à l’angle des quais Forgas et Joly, les deux chalutiers amarrés le long du quai de la Douane et dont les coques bleues se reflètent avec nonchalance dans l’eau du port, l’immuable tour de l’horloge sur la droite, dernier vestige de la redoute de la Presqu’île, et tous les voiliers alignés le long des pontons flottants, à lancer vers le ciel leurs mâts contre lesquels claquaient les drisses quand se levait la tramontane. Et là-bas, de l’autre côté de la darse, les maisons colorées, bien alignées sous les pins méditerranéens, se doraient toujours au soleil le long du quai Fanal.

Mateo respira un grand coup comme s’il pouvait, d’une seule inspiration, emprisonner en lui toutes les sensations visuelles et olfactives qui l’envahissaient en même temps. Maintenant, il était prêt à pénétrer dans ses souvenirs et à les raviver.

Il dévala les trois volées d’escaliers en jetant à peine un regard vers le massif de lauriers roses sur un des deux paliers intermédiaires, traversa rapidement la route de Banyuls et le parking qui jouxte le quai Joly. Il ralentit dès qu’il approcha du bord puis marcha jusqu’à l’angle du quai Forgas.

En ce début d’après-midi, il ne restait plus de poissons du jour sur les étals. Un pêcheur artisanal en short, torse et pieds nus, assis à même le sol, ramendait ses filets à gestes adroits et rapides de sa navette séculaire. Dans une barque en contrebas, un autre pêcheur, vêtu d’une salopette en ciré jaune à bretelles sur un sweat-shirt bleu marine délavé, un bonnet enfoncé sur la tête, tirait les siens pour les ranger soigneusement dans de larges caisses. Soudain, Mateo le reconnut.

- Bonjour M’sieur Garcia !

Sans lâcher ses filets, l’homme leva son visage buriné par le soleil et les embruns, et mangé par une barbe de deux jours poivre et sel. Son interlocuteur était à contrejour et il dut porter sa main en visière. De toute évidence, il ne le reconnaissait pas. Mateo vint à son secours.

- Je suis Mateo. Mateo Noguès. Vous vous souvenez de moi ?

Petros Garcia eut comme une illumination. Il lâcha ses filets et proféra un juron bien à lui ponctué d’un :

- Madre de Dios !

Il grimpa sur le quai et prit affectueusement Mateo dans ses bras.

- Eh bé, tu as changé, hein ! Regarde-moi ça, quel homme tu es devenu… Tu reviens en vacances chez ton grand-père ? Ça fait combien de temps qu’on ne t’a pas vu par ici, toi ?

- Depuis 2002 !

- 2002 ! Boudiou, le temps passe trop vite… Tu as vu comment j’ai baptisé mon « bateau »…

Mateo se dirigea vers la poupe de la barque et sourit quand il lut le nom : « La ‘tite Manu ».

- Eh ! M’sieur Garcia, elle s’appelait déjà comme ça la dernière fois…

- Non, non ! Avant, c’était « La Manu » ! C’est plus joli comme ça, non ?

Mateo acquiesça d’un sourire.

- Mais dis-moi, j’y pense, ce n’est pas encore les vacances… ou alors tu as fini tes études…

- Oui, c’est à peu près ça. Et votre fille, elle est toujours à Port-Vendres ?

- Manuella ? Oui. Enfin, non, pas en ce moment. Elle est au marché à Argelès. Elle rentrera en fin d’après-midi…

- Elle fait les marchés ?

- L’huile d’olive, le raisin, le miel… C’est pas avec mes mille euros et le demi-salaire de Llora qu’on peut s’en sortir, hein ! On se débrouille comme on peut…

- Et votre femme, elle va bien ?

- Llora ? Oui, oui. Enfin, on fait aller…

- Elle va au lycée, Manuella ?

- Oh, non ! Elle aurait bien voulu continuer, mais quand elle a eu seize ans, j’ai eu besoin d’elle à la vigne. Elle aurait pu au moins faire caissière à mitemps au supermarché, comme sa mère, mais elle s’est lancée dans le miel. Elle a une dizaine de ruches…

Mateo chassa un vague sentiment de honte. Manuella aurait aimé poursuivre ses études alors que lui venait de tout plaquer l’année du bac.

- C’est vous qui lui avez appris ?

- Quoi ? Les abeilles ? Ma foi, non ! J’ai déjà la pêche et la vigne. Et en plus, moi, j’y connais rien. Non, c’est un « estranger » qui lui a montré. Un Hollandais qui s’est installé à Cosprons. Tu te souviens où c’est, Cosprons ?

- Oui, oui. Le petit village au-dessus de Paulilles… Un Hollandais, vous dites ?

La question avait fusé plus vite qu’il aurait souhaité. Il donnait l’impression de considérer ce Hollandais comme un rival. Mateo se traita d’imbécile intérieurement. Manuella avait le droit de vivre sa vie. Le serment sous la statue de Fenouille et Fenouil n’était bien sûr qu’un enfantillage. Et puis, le temps avait passé. La preuve, il avait complètement oublié l’épisode et il avait fallu qu’il revoie la statue pour s’en souvenir.

- Oui, c’est un vieux professeur à la retraite qui est venu là avec sa femme, il y a cinq ans. C’est un passionné d’apiculture.

Mateo ne put s’empêcher de sourire.

- Pourquoi tu ris ?

- Je ne ris pas.

- Oh si, tu ris. Tu as cru qu’il allait te la voler, hein ?

Mateo se sentit rougir jusqu’aux oreilles.

- Mais… euh… non ! bafouilla-t-il.

Petros Garcia éclata de rire.

- Allez ! Ne t’inquiète pas ! Je lui dirai ce soir que tu es là. Je suis sûr qu’elle sera contente. Il faut que je termine mes filets, dit-il en sautant dans sa barque. On se reverra ? Tu restes combien de temps ?

- Je ne sais pas. Un moment, sans doute.

- Bon, alors, on se reverra. Donne le bonjour à ton grand-père et à ton oncle ! Comment il va ton grand-père ? Ça fait un bout de temps que je ne l’ai pas vu…

Mateo songea que lui, ça remontait à 2002. Mais il s’abstint d’en faire la remarque à Petros Garcia.

- Je ne sais pas. Je vous dirai ça, répondit-il en s’éloignant.

Il leva son bras en signe de salut.

- À bientôt, M’sieur Garcia !

- Adiós, Mateo, Buenos días !

Mateo longea le quai Forgas en jetant au passage un coup d’œil machinal sur les bateaux luxueux amarrés qu’il n’avait jamais rêvé de posséder. Sa passion à lui, c’étaient les cargos. Pas les cargos eux-mêmes ! Mais le pouvoir d’évasion qu’ils représentaient. Aujourd’hui, aucun n’était à quai.

Le port était calme. Un voilier le traversait lentement au moteur pour rejoindre la jetée et s’éloigner vers le large. Il le suivit des yeux un instant puis se retourna.

La maison familiale était là.

Devant lui.

Sa façade grise sur deux étages.

Ses fenêtres à bordures blanches.

Ses volets bleus entrouverts.

Le studio au rez-de-chaussée.

Il traversa la route qui longe le port.

2

Il poussa la porte vitrée. Un avertisseur électronique retentit dans l’arrière-boutique. Il n’y avait personne.

Il préféra attendre afin que la surprise soit plus grande. Il observa la vitrine où étaient exposés les derniers réflex numériques, les compacts et les objectifs de toutes marques. Des accessoires en tout genre étaient suspendus à des présentoirs : des sacoches, des câbles, des batteries, des kits de nettoyage. Derrière le comptoir, des cartes mémoires, des clefs USB étaient alignées dans des pochettes plastifiées, et de vieux appareils photo étaient exposés : un Leica, un Minolta, un Olympus, un Rollop, un Rolleiflex. Dans un coin, il reconnut les anciennes pellicules 24x36 encore en vente pour les inconditionnels de la photo argentique.

- Excusez-moi, dit un homme apparu dans le fond du magasin, je…

Il marqua une pause.

- Mateo ? Tu aurais pu prévenir. Je serais venu te chercher à la gare. Je ne connaissais même pas ton heure d’arrivée.

- Bonjour Raoul.

L’oncle n’avait pas changé. Il ne faisait pas ses cinquante-sept ans. Toujours en jeans, baskets, et teeshirt, il avait le même look que son père. Il ne lui manquait que son blouson de reporter. Sans lui ressembler physiquement, ils avaient en commun les cheveux noirs et frisés dont avait hérité Mateo. Ils ne s’étaient pas revus depuis le salon à Paris en 2005.

- Tu savais que j’allais venir, s’étonna Mateo ?

- À ton avis ? Ta mère a appelé ce matin.

- Ah ?

- Ben oui. Elle a trouvé ta lettre et elle s’inquiétait. Elle a supposé que tu viendrais ici. Parce que tu ne lui as pas dit où tu allais…

Mateo explosa.

- Elle s’inquiétait ? Elle s’inquiétait ? Il est bien temps de s’inquiéter. Ça fait huit ans que j’aurais aimé qu’elle s’inquiète pour moi.

- Holà ! Holà ! Du calme, du calme ! J’ai dit qu’elle avait téléphoné juste pour t’expliquer pourquoi je ne suis pas trop surpris de te voir. C’est tout. Je ne t’engueule pas.

Mateo renifla et essuya machinalement son nez d’un revers de bras.

- Allez, viens un peu ici que je te regarde !

Mateo ne bougeait pas. Raoul Noguès s’approcha de lui et posa ses mains sur ses épaules.

- Regarde-moi ça comme tu es baraqué ! Tu t’es drôlement étoffé depuis la dernière fois que je t’ai vu, et puis tu as salement grandi…

- Je n’allais pas rester petit toute ma vie…

- Tu mesures combien ? Un mètre quatre-vingt au moins…

- Quatre-vingt-deux !

- Il y a cinq ans, tu m’arrivais ici, dit-il de sa main contre son menton.

Il le détailla avec satisfaction.

- Bon, allez ! Viens un peu par ici qu’on parle tous les deux. On a des tas de choses à se raconter.

Il entraîna son neveu, un bras affectueux posé sur ses épaules. Ils traversèrent le studio où étaient installés en permanence un décor de fond en tissu, un appareil photo sur trépied et un kit d’éclairage composé de réflecteurs, de lampes à quartz de diverses intensités et des parapluies, puis ils gagnèrent l’arrièreboutique qui servait à la fois de bureau et de lieu de stockage. Une pile de cartons non déballés était posée contre un réfrigérateur dans un équilibre précaire.

- Tu bois quoi ? demanda Raoul en ouvrant la porte. Perrier ? Jus d’orange ? Bière ?

- Je veux bien un Perrier.

Raoul lui tendit une canette métallique alors que lui-même décapsulait une bière.

- Alors, ça ne s’est pas arrangé avec ta mère, hein ?

- C’est le moins qu’on puisse dire.

- Tu veux m’en parler ?

- Bah, il n’y a pas grand-chose à dire, tu sais. Par rapport à 2005, quand tu es monté à Paris, ça n’a fait qu’empirer. C’est devenu une mère fantôme depuis qu’elle a rencontré Éric.

- Ah oui ! Le réalisateur télé ! Il est toujours avec elle ?

- Ouais.

- Tu n’as pas discuté avec lui ?

- Tu rigoles ! C’est un type qui a toujours cru qu’avec moi, il suffisait de monnayer leurs absences. Ah ça, du pognon, j’en ai eu… C’est un type qui vit la nuit. Et ma mère a cru qu’en le suivant, elle finirait par se faire une place dans le métier. Oh, c’est sûr, elle a eu des petits rôles dans des fictions à la télé, et elle se la joue. Mais elle est loin d’être la grande comédienne qu’elle aurait aimé devenir.

- C’est quand même Éric qui lui a ouvert ces portes-là, non ?

- Lui, tu sais, du moment qu’il la saute…

- Mateo ! le reprit gentiment Raoul, c’est ta mère quand même. Tu ne devrais pas en parler comme ça.

- Ma mère, ricana Mateo… Tu as raison, c’est ma mère… C’est ma mère parce que c’est elle qui m’a mis au monde. C’est tout.

Il but une gorgée de la boisson pétillante. Raoul le dévisagea en silence. Son neveu avait souffert, c’était évident. Il avait une plaie au cœur. Et elle saignait toujours. Le ton de sa voix, sa rage, témoignaient de sa rancœur. Mais s’il était là, ce n’était pas pour se plaindre. Il sentait en lui une véritable détermination.

- Bon, évidemment, tu peux rester là autant que tu veux…

L’avertisseur électronique retentit.

- Attends-moi deux secondes ! Je reviens.

Il abandonna Mateo dans l’arrière-boutique et disparut dans le studio. Le temps pour Mateo de terminer son Perrier, et il était de retour.

- Comment va le papet ? demanda Mateo.

Raoul esquissa une grimace.

- Pas terrible. Il commence à avoir la maladie d’Alzheimer. Enfin, pas complètement. Il a des souvenirs qui remontent très loin. C’est plutôt du côté de la mémoire immédiate qu’il a des problèmes.

- Il va me reconnaître ?

- Oh, ça, oui. Mais tu sais…

Il marqua une courte pause pour peser les termes qu’il allait employer.

- … tu sais que ton grand-père n’a jamais trop aimé ta mère…

Mateo hocha la tête.

- Et depuis que ton père est mort, il lui en veut encore plus.

- Elle n’y est pour rien. Il est mort en Afghanistan.

- Je sais. Il lui en veut parce qu’elle n’a jamais daigné remettre les pieds ici, ça encore ce n’est pas très grave. C’est surtout qu’elle a toujours refusé que toi, tu reviennes à Port-Vendres pour les vacances.

- Moi aussi, ça m’a manqué. C’est pour ça que je suis là maintenant.

- Il vaut mieux qu’on ne lui parle pas de ta fugue, au papet.

- Ce n’est pas une fugue. C’est un acte légal et réfléchi. Je suis majeur.

- Peu importe. Ça le mettrait encore plus en rogne contre ta mère. Et ce n’est pas la peine qu’il s’énerve. D’accord ?

- D’accord.

- Pour lui, tu es venu en vacances. Comme avant. C’est tout. Au fait, ta mère m’a dit que tu devais passer le bac dans quinze jours et que tu as tout laissé tomber. C’est vrai ?

Mateo baissa la tête, réfléchit à sa réponse, puis fixa son oncle droit dans les yeux.

- Oui, c’est vrai. De toute façon, je ne l’aurai pas eu. Je n’ai rien foutu de l’année, alors… Pas envie…

- Pourquoi avoir attendu le mois de juin ? Tu aurais pu démissionner avant pour faire autre chose. Tu n’aurais pas perdu une année.