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Extrait : "Le pragmatisme s'est présenté lui-même très souvent comme une réaction contre les tendances maîtresses des systèmes qui l'ont précédé. Pour bien comprendre le sens et la portée de ce mouvement, il importe donc de considérer tout d'abord les doctrines, et particulièrement les théories de la connaissance qui ont, à partir de 1870 environ, occupé la scène philosophique en Grande-Bretagne comme aux États-Unis."
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Seitenzahl: 476
Veröffentlichungsjahr: 2016
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À LA MÉMOIRE
de mes Maîtres regrettés
Frédéric RAUH,
Victor DELBOS,
Émile BOUTROUX.
À M. ANDRÉ LALANDE
Hommage de respectueuse reconnaissance.
Imprimé avec le concours du Fonds Feyrat
L’auteur de ce travail en conçut l’idée première vers 1910, du temps qu’il était pensionnaire à la Fondation Thiers. L’Académie des Sciences Morales et Politiques ayant justement mis au concours une étude sur le Pragmatisme pour la fin de l’année 1911, il rédigea un peu à la hâte, sur cette matière encore insuffisamment explorée par lui, un mémoire qui obtint la première récompense. L’une des secondes était décernée à M. Robet, dont la mort prématurée nous a certainement privés d’un très bon ouvrage.
Le sujet nous était apparu assez important pour mériter une étude beaucoup plus approfondie que notre mémoire. Nous résolûmes d’en faire l’objet d’une thèse. Nous regrettons de publier ce travail aujourd’hui seulement, c’est-à-dire beaucoup plus tard qu’il ne serait arrivé si les circonstances nous avaient permis de nous y consacrer d’une façon continue.
Depuis une dizaine d’années, la matière de notre étude a progressé. La littérature pragmatiste, sans avoir mis au jour de productions aussi marquantes que dans la période précédente, s’est enrichie cependant d’une façon notable. En même temps, elle est devenue beaucoup plus aisément accessible au public français. Les études sur ce sujet, les traductions aussi se sont multipliées. L’on a réuni en volumes tels articles importants qu’un lecteur de notre pays ne pouvait consulter qu’à la Bibliothèque Victor Cousin, ou tels autres qu’il devait, s’il en était curieux, aller chercher outre-Manche.
Il faudrait souhaiter, dans l’intérêt de la culture, que ce progrès fût assez accentué pour rendre notre travail inutile. Nous croyons que cela n’est pas, et que le pragmatisme, suivant une expression qui rencontre trop souvent son emploi, demeure encore plus célèbre que connu. Les ignorances, les confusions, les contresens sont fréquents sur ce sujet, même parmi les philosophes. L’on pourrait citer tel d’entre eux qui critique longuement le pragmatisme tel qu’il l’imagine en soutenant une thèse parfaitement conforme au pragmatisme tel qu’il est. Peut-être les ouvrages les plus répandus en la matière ne suffisent-ils pas à en donner une idée exacte au lecteur français, trop souvent porté à interpréter les penseurs étrangers à travers les systèmes qu’il connaît, pour peu qu’une ressemblance verbale lui fournisse un semblant de justification. En tout cas, la littérature pragmatiste est dès maintenant assez abondante ainsi qu’assez dispersée pour ne pouvoir être connue en peu de temps et, par suite, pour mériter d’être analysée dans sa totalité.
Or, il est curieux de constater qu’une étude satisfaisante de ce genre fait encore défaut. En France, nous avons eu d’excellents articles de détail, mais tous les livres consacrés au pragmatisme sont restés jusqu’à ce jour déplorablement superficiels. En anglais, l’on peut trouver des études plus sérieuses : citons celle de M. Pratt parmi les adversaires du pragmatisme, celle de M. Murray parmi ses défenseurs. Mais elles sont bien brèves, et dominées par des intentions polémiques. Le seul travail d’ensemble assez nourri que nous connaissions est l’ouvrage hollandais d’un pasteur sud-africain, De Kennisleer van het Anglo-Amerikaansch Pragmatisme (La Haye, De Swart et Zoon, 1913, 468 p. in-8), par Tobias Ballot Muller. Encore ce livre est-il épuisé, et son auteur, qui en préparait une nouvelle édition, a été malheureusement emporté par la grippe en novembre 1918.
Ainsi, nous voyons subsister les raisons qui nous ont conduit à entreprendre cette étude du mouvement pragmatiste. Nous en avons indiqué le caractère, ou du moins l’intention, en la nommant « historique et critique ». Il nous suffira d’ajouter de brèves explications sur ces deux points.
Nous avons tenté de suivre la formation et le développement du pragmatisme selon une méthode rigoureusement historique. C’est dire en particulier que nous n’avons jamais négligé la chronologie. Nous avons voulu marquer à la fois les différents aspects de la pensée pragmatiste et ses différentes phases. Chez chaque philosophe et à chaque étape, nous avons cherché à dégager à la fois les nouveautés apportées et les influences subies. Nous sommes, par suite, remonté aux origines du mouvement, mais en nous bornant, le plus souvent, aux origines immédiates. Rien n’empêcherait d’étudier, à propos du pragmatisme, les Stoïciens, Protagoras ou Héraclite – tous d’incontestables ancêtres ! – mais l’on n’apporterait sans doute par là aucune lumière sur la naissance de ce mouvement, et c’est cette naissance que nous avions pour tâche d’éclaircir.
Les mêmes scrupules de méthode nous ont conduit à couper en deux parties notre exposé historique. Ce n’est pas sans quelque artifice, à coup sûr, que l’on distingue dans un mouvement intellectuel une période de formation et une période de développement. Mais cet artifice nous a semblé plus honnête que la méthode, plus « naturelle » pourtant, qui eût consisté à étudier tour à tour jusqu’au bout chacun de nos penseurs : comment celle-ci eût-elle pu nous montrer James subissant, après 1903, l’influence de ses propres disciples ?
Cependant l’histoire la plus fidèle du mouvement pragmatiste nous semblerait bien vaine si elle ne nous préparait à apprécier la valeur de ce mouvement. Nous n’avons donc pas cherché seulement à le connaître, mais à le juger. À vrai dire, ces deux tâches ne nous paraissent pas absolument séparées. L’on ne peut approfondir une théorie philosophique sans examiner, par exemple, si elle présente bien la cohérence et la précision que l’on est en droit d’attendre d’elle. L’exposé conduit donc souvent de lui-même à une sorte de critique interne, comme on l’apercevra en plusieurs chapitres de ce livre. Mais un examen d’ensemble plus complet et plus systématique restait nécessaire : on le trouvera esquissé dans notre troisième partie.
Nous tenons à ajouter que nous avons le sentiment le plus vif du caractère imparfait, et même, à certains égards, incomplet de notre ouvrage. Tout d’abord, il a fallu fixer un terme à notre mouvante matière : nous ne pouvions mener indéfiniment de front le travail de documentation et le travail d’élaboration. Nous avons choisi l’année 1911, où fut publié le dernier ouvrage inédit de James, comme la limite de la période que nous avons le plus complètement explorée. Bien entendu, nous ne nous sommes pas fait faute de recourir aux écrits publiés plus récemment ; seulement nous ne nous sommes pas imposé l’obligation d’en entreprendre une étude intégrale.
Cette lacune nettement définie est encore la moins pénible à accepter. Dans tout le cours de notre travail, il nous a fallu élaguer des matériaux, et souvent les parties sacrifiées ne nous semblaient pas les moins dignes d’intérêt. Mais la loi de la sélection s’impose à tout ce qui veut garder l’unité d’un être vivant, et les choix humains s’accompagnent normalement d’incertitude. Pour caractériser en peu de mots celui que nous avons fait, nous dirons que nous avons volontairement restreint notre champ d’exploration plutôt que de le travailler en surface.
Nous devons encore mettre en garde contre le sentiment peut-être trop défavorable au pragmatisme que notre discussion pourrait laisser dans l’esprit du lecteur. Nous y avons examiné les thèses nouvelles relatives à la vérité, et c’était justice, puisque la plupart de nos auteurs les avaient mises au premier plan. Mais l’esprit même du pragmatisme est sans doute supérieur à ces thèses dans lesquelles les plus célèbres de ses défenseurs l’ont momentanément enfermé.
Nous ne voulons pas terminer cette préface sans exprimer notre reconnaissance envers les maîtres qui ont bien voulu s’intéresser à notre travail et nous éclairer de leurs conseils. Nous nous faisons un plaisir de remercier tout particulièrement à cet égard M. André Lalande, et ce nous est une grande peine qu’Émile Boutroux et Victor Delbos ne soient plus là pour recevoir le témoignage public d’une égale gratitude. Nous devons beaucoup également à l’obligeance extrême de M. F.C.S. Schiller, dont les entretiens, les lettres et les livres nous ont fourni des renseignements précieux. Enfin, nous saluons ici avec tristesse la mémoire d’un jeune philosophe arraché prématurément, il y a près de huit ans, à ses amis et à ses admirateurs : le charmant Mario Calderoni, en qui le pragmatisme a perdu son logicien le plus lumineux.
N.B.– Il est certains ouvrages récents dont nous ne pouvions tenir compte, sous peine d’avoir à refondre notre travail et d’en retarder la publication à l’excès. Telles les Lettres de W. James. Telle encore, l’intéressante étude de M. Jean Wahl sur Les philosophies pluralistes d’Angleterre et d’Amérique (Alcan, 1920). Tel enfin, le livre curieux de M. Sorel sur l’Utilité du Pragmatisme.
Mai 1922.
Le pragmatisme s’est présenté lui-même très souvent comme une réaction contre les tendances maîtresses des systèmes qui l’ont précédé. Pour bien comprendre le sens et la portée de ce mouvement, il importe donc de considérer tout d’abord les doctrines, et particulièrement les théories de la connaissance qui ont, à partir de 1870 environ, occupé la scène philosophique en Grande-Bretagne comme aux États-Unis. Des influences intellectuelles assez analogues se sont manifestées dans l’un et l’autre pays pour que l’on puisse, du développement pris par la pensée anglo-américaine à cette époque, tenter une esquisse unique.
La vieille école empirique est d’abord florissante. John Stuart Mill vient de donner aux tendances caractéristiques de cette philosophie nationale leur expression la plus systématique. Ces tendances, d’ailleurs, sont depuis longtemps bien claires, et il nous suffira de les rappeler ici brièvement.
C’est un mérite de cette école d’avoir mis le problème de la connaissance au premier plan. Locke et Hume, sur ce point, sont des précurseurs avérés de Kant. Mais leur méthode ne ressemble pas à celle que prétend employer l’auteur des trois Critiques : très expressément, les empiristes font appel à l’observation de la conscience. Locke déjà recommande et pratique cette « méthode franchement historique » qui consiste à étudier nos connaissances dans l’ordre de leur développement concret. Berkeley, quand il nous ramène des mots à l’observation des « idées », Hume, quand il nous recommande de remonter jusqu’à nos « impressions », suivent une méthode substantiellement identique à celle de l’Essai sur l’Entendement humain. Bentham et J.S. Mill font en morale une application remarquable de la même méthode. En somme, pour les empiristes, la philosophie elle-même, dans la mesure où elle existe, est une science portant sur des faits, particulièrement sur ceux que nous révèle l’observation du développement mental : la philosophie est essentiellement psychologique.
Mais cette psychologie, en observant, prétend aussi expliquer ; et, chez la plupart des empiristes, on rencontre le même genre d’explication. Expliquer une réalité, c’est la décomposer en ses éléments simples. La psychologie doit opérer sur l’esprit une analyse analogue à celle que la physique opère sur la nature. Ce que l’on trouve dans l’esprit, c’est une multitude « d’idées ». Or ces idées, telles que l’observation nous les présente, ne sont point autant d’entités irréductibles et mystérieuses. Nous les voyons se former par degrés. La notion d’une genèse de toutes nos connaissances est présente à la pensée de tous les empiristes. Mais, en outre, ils tendent presque toujours à concevoir cette genèse comme une combinaison plus ou moins mécanique d’éléments simples. L’esprit reçoit passivement, au cours de son expérience, ces représentations élémentaires que sont les sensations ; et, par le jeu de certains rapports naturels qui unissent ces représentations, tout l’édifice de nos connaissances s’élève peu à peu. La philosophie de Locke, et surtout celle de Hume, conduisent à cette psychologie associationniste qui s’affirme clairement chez les deux Mill ou chez Bain, et transporte au domaine de l’esprit un type d’explication plus ou moins emprunté à la physique de Newton. Les éléments supérieurs de la pensée ne sont qu’une certaine résultante des éléments simples, composés entre eux d’une certaine façon, et régis par certaines lois naturelles. Le concept (si encore il existe) ne diffère point essentiellement de la sensation, ni le jugement ou le raisonnement de l’association spontanée des idées, ni les vérités rationnelles des affirmations empiriques, ni d’ailleurs les sentiments moraux de la recherche instinctive du plaisir. L’esprit n’est que le théâtre où des sensations apparaissent, se conservent et se combinent.
Cette psychologie réduisant, autant qu’il est possible, l’activité originale de l’esprit se trouvait acceptée également par le philosophe qui venait de renouveler et d’élargir considérablement l’empirisme en le pénétrant de notions empruntées aux sciences de la nature, et surtout en faisant pivoter toute la partie positive de son système autour de l’idée d’évolution. À l’habitude s’ajoute l’hérédité ; à l’expérience de l’individu, celle de la race. Mais, autant et même plus que tout empiriste, Spencer conçoit le développement de l’esprit comme s’opérant d’une façon mécanique ; et, de cette psychologie associationniste, il tend à donner l’interprétation matérialiste à laquelle elle se prêtait bien aisément. L’essence même de l’intelligence, comme d’ailleurs celle de la vie en général, consiste dans un « ajustement des rapports internes aux rapports externes », et cette correspondance se réalise grâce à cette particularité que « les relations externes produisent les relations internes ». La soumission passive aux influences extérieures est présentée tout à la fois comme la loi naturelle et comme la loi idéale de l’esprit.
Notons l’orientation nouvelle que Spencer imprime à l’empirisme, – si tant, est que ce terme convienne encore à sa philosophie. Des deux caractères essentiels que nous avons distingués dans la tradition de cette école, l’un s’évanouit ici, et l’autre s’accentue. L’observation intérieure perd sa prépondérance. Aux sciences du monde extérieur Spencer ne demande plus simplement un modèle de méthode : les vérités mêmes que ces sciences ont établies suggèrent manifestement les principes fondamentaux du système. De proche en proche, les lois de la mécanique expliquent toute chose connaissable : ce qui demeure en dehors d’elles, c’est un Absolu qui échappe en même temps à tout savoir humain. Atténuez maintenant la réalité de cet Inconnaissable, qui chez Spencer fournit encore aux croyances religieuses un vague aliment, et vous aurez une attitude d’esprit bien caractérisée, que les Anglais ont pris l’habitude de nommer naturaliste, et qui se rencontre chez maint contemporain de Spencer, chez un Huxley, par exemple, ou chez un Tyndall. Agnosticistes et évolutionnistes eux aussi, ces savants professent qu’il n’existe point de connaissance valable hors des sciences de la nature. Or, d’après eux, celles-ci, sans se prononcer sur le fond des choses, affectent une préférence marquée pour les formules et symboles matérialistes : notre pensée n’est satisfaite que dans la mesure où elle rattache tous les phénomènes à des lois et, s’il se peut, à des lois mécaniques. Elle doit donc ramener les phénomènes vitaux aux phénomènes physico-chimiques, et les phénomènes psychologiques aux phénomènes organiques : la conscience devient un « épiphénomène », l’esprit n’est rien qu’un « automate conscient ». Ces penseurs conçoivent, au reste, la science comme une connaissance parfaitement rigoureuse, objective, s’imposant d’office à toutes les intelligences : conception qui, tout en flattant leur dogmatisme propre, s’accordait assez bien avec l’épistémologie empirique interprétée en un sens matérialiste. Plus exclusifs que Spencer à l’égard de la religion, ils condamnent tout exercice de nos facultés qui s’écarterait de ce type scientifique : toute croyance qui ne se fonde pas sur des preuves convaincantes, mais sur des préférences subjectives, est dénoncée par Huxley comme « le plus bas degré de l’immoralité », par Clifford comme « un péché », comme « un crime ». En droit comme en fait, se trouve donc proclamée la plus complète subordination de notre esprit à la nature extérieure.
De telles conclusions ne pouvaient satisfaire les tendances morales et mystiques de l’âme anglo-saxonne. Mais, jusqu’au-delà de 1870, ces tendances ne s’étaient point incarnées en une philosophie capable de tenir tête au puissant développement de la pensée empiriste. Hamilton avait bien tenté de communiquer au réalisme de Reid une vigueur nouvelle par une injection de relativisme kantien. Mais J. Stuart Mill avait donné le coup de grâce à cette forme un peu trop indécise d’« intuitionnisme », et chez l’hamiltonien Mansel la théorie de la relativité, utilisée pour appuyer l’autorité de l’Écriture sur la faiblesse de la raison humaine, ne pouvait contenter les esprits avides d’une pensée substantielle. C’est d’Allemagne que fut apportée aux pays de langue anglaise l’eau de Jouvence de l’idéalisme. Déjà la pensée germanique avait fourni à un Coleridge, puis à un Carlyle et aussi à un Emerson des armes dans leur combat romantique un peu confus. Mais elle allait devenir la source de travaux plus techniques. Le livre de J.-H. Stirling, sur Le Secret de Hegel (1865), inaugure une série d’études approfondies qui révèlent, pour ainsi dire, au public britannique la pensée de Kant et de ses grands successeurs. Presque au même moment, en Amérique, à Saint-Louis, le hégélien William T. Harris fondait le Journal of Speculative Philosophy, où des traductions, des résumés et des études initiaient le public d’outre-mer à ces mêmes spéculations germaniques. Ce mouvement ne devait pas se confiner dans l’ordre des résurrections historiques. En Angleterre et en Amérique il allait en sortir une école de pensée vraiment nouvelle dont Thomas Hill Green fut, avec les frères Caird, le principal initiateur.
Indiquons brièvement les thèses les plus caractéristiques de la philosophie de Green Il s’agit pour lui de défendre contre les négations du naturalisme courant l’existence d’une vie spirituelle dans l’homme et dans l’univers. Or, pour arriver à ce résultat, il suffit d’analyser fidèlement la nature même de cette science que le naturalisme invoque : la métaphysique de Green se fonde sur une théorie de la connaissance librement renouvelée de Kant, et dirigée expressément contre l’épistémologie empiriste. – Il est bien vain de nier l’activité de l’esprit et de ramener toute connaissance à ces éléments simples que seraient les sensations. Car la sensation, par elle-même, n’est absolument pas connaissance. En effet, une sensation, en tant que telle, ne saurait être ni vraie, ni fausse, ni objective, ni irréelle. À vrai dire, la sensation pure n’existe pas : percevoir un objet, si simple qu’on le suppose, c’est toujours avoir conscience d’un changement ou d’une différence, c’est-à-dire de quelque espèce de rapport ; les termes mêmes ne peuvent donc nous être donnés que dans et par la relation. Tout objet sensible se définit par un ensemble de rapports avec des choses simplement représentées. C’est donc sur des relations que portent toutes nos connaissances, même les plus élémentaires. La réalité ne peut être conçue que comme un système immuable de relations se conditionnant réciproquement de toute éternité. Or toute relation est constituée par un acte de la pensée, par l’affirmation d’un esprit. Est-ce à dire que la réalité dépend de ma conscience individuelle ? Hypothèse absurde ; car ma conscience individuelle, au sens étroit de ce mot, est liée à un organisme périssable et qui n’est lui-même qu’une partie de la nature : je conçois les relations constitutives de la réalité comme indépendantes de cet être changeant. L’esprit qui forme la connaissance et qui soutient la nature ne peut être qu’un sujet absolu, éternel, infini, un Dieu. Et nous-mêmes sommes identiques à ce Dieu dans la mesure où nous pensons, car alors nous nous plaçons hors du temps. Ainsi la simple analyse de la connaissance décèle la réalité d’un principe immanent à la fois à la nature et à l’esprit humain. Or ce principe est aussi la source de la vie morale et religieuse. Selon Green, c’est encore par le fait de cette participation à l’Esprit Absolu que l’homme peut s’élever au-dessus des impulsions naturelles et faire acte de liberté. Ses actions sont bonnes, d’après cette théorie, dans la mesure où il tend à réaliser son moi spirituel tout en reconnaissant qu’il le réalise imparfaitement ; or, cette perfection dont il peut se rapprocher seulement, c’est celle qui se trouve actualisée de toute éternité dans l’Esprit infini. Le christianisme lui-même, en ce qu’il a d’essentiel, exprime en termes symboliques cette communion de l’homme avec Dieu. Les frères Caird développent avec complaisance les conséquences religieuses d’une métaphysique semblable. La vie religieuse, – John insiste éloquemment sur ce point, – c’est précisément la fusion la plus complète de notre moi avec la pensée infinie. L’évolution historique des religions traduit le processus dialectique d’une conscience qui se rapproche de plus en plus du principe divin : c’est la thèse hégélienne que développe Edward.
Voilà les conclusions du naturalisme renversées grâce à une critique de la notion même de connaissance sensible. On voit combien Green s’est inspiré de Kant : c’est de lui qu’il a appris que l’expérience elle-même, dûment analysée, implique tout autre chose qu’une suite d’impressions, savoir : un principe original de synthèse, irréductible aux phénomènes successifs qu’il connaît, une conscience impersonnelle. La théorie de l’aperception transcendentale forme le point de départ de cette théorie. Seulement Green va plus loin que Kant dans la direction de l’idéalisme. Pour lui, il n’y a pas moyen de distinguer dans la connaissance les éléments empiriques des éléments rationnels : il n’est rien dans l’expérience qui ne soit l’œuvre de la pensée. Et, d’autre part, cette pensée constitutive de la connaissance humaine, cette aperception transcendantale qui restait chez Kant à l’état de sujet abstrait, est délibérément érigée par Green en principe même de la nature. Comme Fichte ou comme Hegel, Green élimine le mystère de la chose en soi, et, par là, brise les limites où s’enfermait la prudente analyse de Kant : l’« épistémologie » le conduit directement à instaurer une métaphysique de l’Esprit Absolu. Ce passage de l’épistémologie à la métaphysique se retrouve chez tous les représentants du néo-kantisme anglais ou américain. Grâce à lui, on a tout d’abord conçu l’espoir de restituer à la vie morale et religieuse la valeur suprême dont l’avait dépouillée le naturalisme : nous avons vu, entre les mains de certains penseurs, les théories logiques de Kant et de Hegel fournir des matériaux à une théologie nouvelle.
Cet idéalisme absolu importé d’Allemagne se répandit avec une rapidité remarquable dans les pays de langue anglaise, et n’a cessé de s’y exprimer jusqu’à nos jours. De cet ample développement qui constitue le « néo-kantisme anglais », nous retiendrons seulement les nouveautés qui ont le plus directement contribué à l’éveil de la pensée pragmatique.
D’abord, l’argument épistémologique a été modifié d’une façon fort ingénieuse par l’Américain Josiah Royce. Dès 1885, à la critique greenienne de la connaissance sensible il substitue une originale analyse de l’existence de l’erreur. D’après lui, l’erreur ne peut se comprendre tant que l’on se représente avec le sens commun un monde composé d’individus séparés et d’évènements successifs. Dans cette hypothèse, comment un sujet pourrait-il être en désaccord avec son objet ? Comment Jean pourrait-il se tromper sur le compte de Thomas ? il ne connaît rien que le Thomas de sa pensée : le Thomas réel ne peut devenir un objet pour lui. Comment pourrais-je me tromper au sujet d’un évènement futur ? Cet évènement n’est pas donné à ma conscience présente : je ne puis donc comparer ces deux faits séparés dans le temps ; et cependant, je dis que je puis dès maintenant errer à l’égard de l’avenir. Mais tout s’explique si l’on admet l’existence d’une pensée universelle et éternelle, à laquelle sont présents tous les individus et tous les moments du temps. Car alors, le jugement actuel et l’objet de ce jugement sont donnés à une même conscience qui peut les comparer et discerner ainsi la vérité de l’erreur. Par suite, l’erreur se définit comme une pensée incomplète dont une pensée supérieure s’aperçoit qu’elle a échoué dans son dessein. Ainsi le caractère le plus indéniable de toute connaissance, la distinction de la vérité et de l’erreur, ne se comprend que si l’on fait rentrer tous les détails de l’univers dans la réalité d’une pensée infinie. Le scepticisme, rigoureusement analysé, se voit forcé de conclure à la vérité de l’idéalisme absolu.
Repris dans les ouvrages postérieurs de Royce, cet argument revêt une forme relativement nouvelle et intéressante dans le plus considérable d’entre eux, Le Monde et l’Individu. Notre dialecticien adopte ici les conclusions de la psychologie contemporaine sur la relation étroite qui rattache l’intelligence à l’activité, et il les utilise très habilement au profit de son idéalisme, en raisonnant comme il suit. L’on ne peut accepter la conception réaliste de la vérité, et l’on a raison de dire que toute idée se réfère à quelque action. L’idée ne doit pas être définie comme la représentation d’une réalité extérieure ; pour la caractériser ainsi, ne faudrait-il pas déjà connaître cette réalité ? Sans doute, l’idée vraie est celle qui correspond à son objet, mais cette correspondance n’implique pas nécessairement ressemblance : les nombres ressemblent-ils aux choses comptées ? une théorie scientifique des couleurs a-t-elle le devoir d’être colorée ? Non, car il suffit que l’idée présente avec son objet la sorte de correspondance à laquelle l’idée prétend. C’est dire que, pour définir la relation de l’idée a l’objet, il faut considérer avant tout le dessein propre à l’idée. Il le faut encore pour définir l’objet lui-même : car c’est l’idée qui se choisit un objet. Ainsi les considérations téléologiques sont bien à leur place dans le domaine de la connaissance : l’essence même de l’idée, c’est d’exprimer ou d’incarner partiellement quelque dessein. Voilà comment l’on peut parler d’idée mathématique ou encore d’idée musicale, en l’absence de toute réalité extérieure. Toute idée possède une « signification interne » qui n’est autre que ce dessein même. Mais l’idée semble avoir aussi une « signification externe » se rapportant à une réalité indépendante. Sa vérité ne dépend pas seulement d’elle-même, puisque l’erreur est toujours possible et parfois réelle. Elle est suspendue à un caractère de l’objet que l’idée ne prédétermine pas. Comment sortir de cette antinomie ? Grâce à la remarque suivante : c’est encore l’idée qui décide que son objet doit différer d’elle, et c’est encore la signification de l’idée qui détermine quelle nature précise doit appartenir à cet objet. Que cherche-t-elle donc dans l’objet en apparence extérieur, sinon une détermination plus grande de son propre dessein ? L’investigation du savant peut se comparer à l’effort par lequel nous passons d’une inquiétude vague à un état défini de la volonté. – Concluons donc que l’objet même n’est pas autre chose que le dessein de l’idée pleinement réalisé ; la signification externe est identique à la signification interne développée jusqu’à son terme. L’Être sur lequel nos idées portent en dernière analyse, c’est l’expression complète de cette volonté qui s’exprime partiellement dans nos idées toujours abstraites et par conséquent toujours incomplètes ; c’est un certain système absolu d’idées incarné dans une vie individuelle qui ne laisse plus de place à une autre réalisation plus parfaite. Nos idées sont vraies dans la mesure où elles correspondent de quelque manière à cette expression définitive, à cet Absolu.
L’argument sur lequel Royce fonde son idéalisme se distingue de celui de Green par un caractère à la fois plus profond et plus précis : c’est l’élément fondamental de la connaissance, la notion même de rapport à un objet qui exige l’affirmation d’une Pensée universelle. Mais la portée de l’argument reste la même ; il nous conduit à une conception métaphysique assez analogue, dont les conséquences religieuses sont exposées par Royce d’une façon particulièrement nette et pénétrante. Dans son premier ouvrage, il insiste loyalement sur la différence qui sépare la Pensée universelle du Dieu imaginé par la théologie traditionnelle. Cette pensée ne doit pas même être appelée créatrice tout ce que nous pouvons affirmer à son sujet, c’est que de toute éternité est réalisée en elle la vérité la plus haute, de même que le triomphe du Bien. Tandis que la religion populaire cherche dans les miracles les preuves d’une réalité spirituelle, le véritable idéalisme, dédaigneux des phénomènes particuliers, se satisfait d’affirmer que le Tout est divin.
Dans la suite, Royce a insisté de plus en plus sur l’aspect actif et moral de cet Être Universel qu’il avait désigné tout d’abord par le terme un peu trop étroit de Pensée. Il a fait un effort singulièrement attachant pour caractériser cet Absolu comme une Âme en qui non seulement l’intelligence, mais la conscience morale et religieuse de l’homme atteindraient leur pleine satisfaction. Ainsi, quand il aborde le problème du mal, il n’hésite pas à rejeter les formes simplistes de l’optimisme : le mal n’est ni une simple apparence ni une ombre faite pour rehausser l’éclat de la lumière. Royce en reconnaît pleinement la réalité tragique, et soutient qu’elle subsiste au regard même de Dieu. Seulement, il faut que cette réalité détestable contribue à la perfection du Tout. L’on devra chercher la solution de ce problème dans l’expérience de la tentation surmontée, où la tendance mauvaise devient l’occasion d’une vie supérieure. Nos péchés sont un élément de la perfection de Dieu, en tant que celui-ci les déteste et les hait. Voilà comment « la présence même du mal dans l’ordre temporel est une condition de la perfection de l’ordre éternel ».
Il nous reste à signaler l’aspect nouveau que le néo-kantisme a pris chez un penseur dont l’influence semble avoir été considérable en Angleterre : nous voulons parler de Bradley. Une vue relativement originale parait avoir présidé au travail de son esprit : c’est l’idée que la réalité véritable doit déborder à la fois l’expérience sensible et la pensée conceptuelle. Les fondements de cette assertion sont déjà posés par la curieuse théorie du jugement que nous trouvons dans les Principes de Logique. Le jugement, pour Bradley, n’unit point deux idées, comme on le croit d’ordinaire ; ce n’est ni une inclusion, ni une égalité. Le jugement a pour sujet véritable la réalité même, et son rôle est d’attribuer à cette réalité un certain contenu idéal. Par suite, la vérité du jugement dépend de la justesse de cette attribution. Dans quelle espèce de jugement pourrons-nous donc trouver la vérité ainsi définie ? Ce n’est pas dans les jugements d’ordre sensible : car ils sont contingents, et ne retiennent de la réalité qu’un aspect. Mais ce n’est pas non plus dans les jugements universels : car tous ces jugements sont hypothétiques, ils affirment une connexion entre les éléments d’un contenu dont l’existence demeure incertaine. Une vérité absolue, catégorique, ne saurait appartenir qu’à des jugements singuliers portant sur une réalité suprasensible, sur un individu qui envelopperait en lui toute existence. Cette réalité existe-t-elle ? C’est le problème traité tout au long dans le livre de métaphysique qui a rendu Bradley justement célèbre, Apparence et Réalité, et dont nous devons donner ici quelque idée.
Bradley présente lui-même ce travail comme un effort pour connaître l’univers en tant que tel, la réalité en tant qu’elle s’oppose à la simple apparence. Il commence par analyser les principales notions que nous appliquons au monde quand nous nous efforçons de le comprendre : qualités primaires et secondaires, substantif et adjectif, relation et qualité, espace ou temps, mouvement et changement, cause, activité, choses, moi, phénomènes, choses en soi. Cette série d’analyses subtiles tend à déceler dans chacune de ces catégories des contradictions fondamentales. Par conséquent, ces façons de penser ne nous font connaître que des apparences, non la réalité elle-même. Par quelle voie atteindre cette réalité ? Si nous avons pu critiquer ainsi les apparences, remarque Bradley, c’est que nous possédions déjà par-devers nous un critérium absolu de la réalité : ce critérium impliqué dans l’exercice de toute pensée, c’est la non-contradiction. La réalité doit être cohérente. En outre, elle doit contenir en elle tout ce qu’il y a de positif dans les apparences. Son caractère essentiel est de posséder sous une forme harmonieuse tout ce qui se manifeste dans les phénomènes ; c’est une unité embrassant toutes les différences. Voilà comment la pensée pose nécessairement l’existence d’un Absolu.
Il nous faut voir d’un peu près quel contenu Bradley assigne à la réalité ainsi définie. Ce contenu n’est autre, dit-il, que l’« expérience sentie » (sentient expérience) : il entend par là que l’étoffe du réel est de nature psychologique. Non que toute existence soit subjective : sujet et objet ne se distinguent qu’au sein d’une expérience plus vaste, expérience englobant toute chose dans son unité parfaite, et qui est précisément l’Absolu. Maintenant, deux questions particulièrement intéressantes pour nous vont se poser. D’abord, faut-il attribuer à l’Absolu non seulement cette « perfection théorique » qui est la cohérence, mais encore la « perfection pratique » ? Bradley tend à répondre de façon affirmative. Mais il tient à faire remarquer que si cette solution est vraie, en tout cas sa vérité ne vient pas de ce qu’elle serait nécessaire pour satisfaire tous nos désirs. En effet, de l’existence d’une tendance pratique on ne saurait tirer directement aucune conclusion relative à la réalité. Seul a une valeur de vérité métaphysique « ce que dans un moment de calme l’intellect pur est incapable de mettre en doute », « ce que la pensée doit affirmer quand elle essaye de le nier ». Sans doute l’intelligence, à sa manière, a comme un caractère pratique : Bradley le reconnaît, et avoue que la loi de contradiction elle-même exprime notre tendance à éviter le conflit de deux éléments. Mais si l’intelligence est une tendance au mouvement, le mouvement dont il s’agit en pareil cas présente une nature très spéciale. L’activité théorique reste irréductible à l’activité pratique : les exigences de la moralité ne doivent pas plus intervenir pour déterminer ce qui est que les exigences d’ordre théorique pour déterminer ce qui doit être. Voilà pourquoi seule la satisfaction de l’intelligence est signe de vérité.
Si l’intelligence seule peut nous conduire vers la réalité, serait-ce que ces deux termes coïncident ? Loin de là. « Thought is something less than reality ». Bradley emploie un des chapitres les plus remarquables de son ouvrage à établir cette proposition, et c’est ici que nous voyons reparaître sa théorie du jugement. Toute chose est à la fois une existence individuelle et un contenu qualifié, un that et un what ; et dans la réalité ces deux aspects sont inséparables. Or, la pensée consiste précisément à les séparer. Le jugement attribue une idée à la réalité ; or, l’idée prédicat est toujours une qualité détachée de son existence psychologique, un pur what, tandis que le sujet est toujours une existence actuelle, un that. Le jugement consiste à réunir ces deux aspects provisoirement séparés ; mais toujours la différence subsiste : jamais le prédicat n’équivaut au sujet, celui-ci est une réalité débordant nécessairement l’idée qu’on lui attribue. Ainsi la pensée n’égale point le réel : l’Absolu est plus riche que la pensée, car il possède le caractère immédiat qui appartient au sentiment, non à la pensée proprement dite, discursive et relationnelle. Il n’existe pas à part de la pensée sans doute, puisque la pensée en est une partie intégrante ; mais, puisque la pensée n’en est qu’une partie, il existe au-delà de la pensée. N’en soyons pas scandalisés : la pensée elle-même l’exige, car, dans son propre exercice, elle a toujours affaire à un autre, qui dans l’espèce est le sujet. Le sujet diffère toujours du prédicat par son caractère immédiat et infini. En vain la pensée cherche à supprimer cette différence. Elle ne l’atteindrait, d’ailleurs, qu’à condition de dépasser la forme relationnelle, donc de se détruire, de se suicider elle-même. Elle peut bien former l’idée d’une appréhension aussi directe que le sentiment, mais enveloppant tous les caractères dégagés par le travail discursif. Seulement elle ne peut atteindre elle-même cette harmonie supérieure. Elle trouve sans contradiction son Autre dans l’Absolu, à la fois immédiat et cohérent, qui porte à leur perfection pensée, sentiment et volonté en les fondant dans cette unité dont nous pouvons avoir l’idée, mais non l’expérience.
Telle est notre connaissance de l’Absolu. Après nous être élevés si haut, il nous faut redescendre aux apparences. Des difficultés se présentent, en effet : comment concilier avec l’existence de l’Absolu des faits incontestables tels que l’erreur, le mal, le temps, le changement, l’individualité ? Bradley examine tour à tour ces problèmes, et aboutit à la solution que voici : À coup sûr, il nous est impossible d’expliquer dans le détail chacune de ces apparences, parce que nous ne sommes pas au point de vue de l’Absolu. Mais cette simple ignorance ne retranche rien de nos certitudes relatives à l’Absolu, bien que nous ne puissions saisir le rapport qui les unit à lui ; nous devons affirmer simplement que ces apparences sont conservées d’une certaine façon (somehow) au sein même de l’Absolu.
Voyons en particulier comment Bradley traite le problème de l’erreur. L’erreur n’est pas seulement une apparence, au même titre que la vérité même, en ce sens que le contenu s’y trouve séparé de l’existence, mais encore une apparence fausse : le contenu est ici en désaccord formel avec l’existence à laquelle on le rapporte ; il y a une incohérence interne dans la façon dont nous qualifions une certaine réalité. Ainsi l’erreur ne peut être tenue pour réalité, puisqu’elle enferme une contradiction. Et pourtant l’erreur doit appartenir en quelque manière à la réalité. Comment la chose est-elle possible ? Par cette raison que l’erreur est une vérité partielle : restituez ce qui la complète, et vous avez la vérité. Mais il y a dans l’erreur, outre ce caractère incomplet, un accent mis sur ce caractère comme s’il était complet ? Eh bien, cette accentuation même doit contribuer, sous une forme que nous ignorons, à l’harmonie de l’Absolu.
Le Bien lui-même, enfin, est une apparence : car il implique les deux notions contradictoires du désir et de la satisfaction. Il ne saurait donc appartenir tel quel à l’Absolu. Incohérente aussi est cette forme particulière de Bien qu’est la moralité ; incohérente encore la notion, essentielle à toute religion, d’un Bien à la fois réel et devant être réalisé. Intrépide dans sa logique, Bradley n’hésite pas à soutenir que Dieu lui-même ne saurait être qu’une apparence de l’Absolu.
On voit quel développement original Bradley a donné aux conceptions néo-kantiennes. Nous retrouvons bien ici une métaphysique de l’Absolu fondée sur une analyse dialectique de la connaissance. Jamais peut-être le principe de contradiction n’a obtenu dignité plus haute ; c’est lui qui nous ouvre la porte du réel, comme aux beaux jours de l’argument ontologique. Mais, d’un autre côté, l’analyse de la connaissance revêt chez Bradley un caractère singulièrement négatif : ce n’est plus seulement la sensation qui suscite les dédains du penseur ; cette connaissance des relations où Green voyait une manifestation du Sujet Absolu s’effrite, à son tour, sous l’action de la critique la plus acérée ; et Bradley ne paraît pas non plus disposé à donner autant de valeur que Royce aux enseignements de la vie intérieure. Chez lui, la pensée définit d’une façon particulièrement abstraite l’Être qui le satisferait pleinement en la supprimant d’ailleurs : si elle peut en dessiner les contours, elle paraît définitivement impuissante à le peindre ou à le toucher. Rien d’étonnant, par suite, si l’Absolu se dépouille plus complètement ici des caractères qui déterminent notre expérience, bien qu’en principe il n’ait d’autre contenu que l’expérience. Chez les métaphysiciens précédents, la Réalité absolue avait beau planer hors du temps, elle gardait quelque analogie avec la conscience humaine : on la nommait une Pensée, un Moi, une Conscience, un Esprit, une Âme, un Dieu ; elle semblait coïncider avec les régions les plus profondes de notre vie spirituelle, elle assurait à nos aspirations une satisfaction éternelle que nous pouvions nous représenter vaguement. L’austère philosophie de Bradley nous interdit de tels contentements : il n’est pas une catégorie de l’esprit humain, fût-ce celle de Pensée, de Bien ou de Dieu, qu’elle ne frappe de partielle irréalité. L’acosmisme de Platon est largement dépassé ; le prisonnier de la caverne bradleyenne comprend qu’il a pris l’ombre pour la chose, mais on ne lui laisse guère l’espoir de se retourner vers l’unique lumière.
La psychologie empiriste de l’association, amplifiée par des esprits que fascinait l’idéal des sciences physiques, avait proclamé un assujettissement de l’esprit humain à la réalité matérielle qui reléguait parmi les vains fantômes les aspirations de la vie intérieure. L’idéalisme absolu dont nous venons d’étudier les principales formes a semblé promettre, au contraire, aux vœux de notre nature profonde une satisfaction rationnelle. Il s’annonçait avec la double séduction d’une méthode dialectique et d’une doctrine religieuse. Il attaquait l’empirisme, mais d’une manière raffinée et savante, en le « dépassant ». Il ne craignait point d’abandonner aux explications naturalistes les détails de l’expérience : ailleurs était son royaume. Il lui suffisait d’analyser, à l’exemple de Kant, les conditions impliquées dans la nature de la conscience humaine pour établir, à la suite de Fichte ou de Hegel, une métaphysique de l’Absolu. À la science semblait ainsi devoir se superposer sans heurt une spéculation qui découvrirait une profonde valeur ontologique aux élans les plus purs de notre âme.
Ces belles espérances se trouvèrent-elles justifiées ? Certains adeptes de la doctrine nouvelle ont pu et peuvent encore le croire ; mais il nous faut indiquer tout de suite, d’un trait rapide, quelle sorte de résistance cette philosophie devait rencontrer chez certains esprits dégagés cependant du préjugé naturaliste. D’abord, cette méthode dialectique, qui se préserve si soigneusement de tout contact avec les problèmes d’ordre concret, pouvait sembler par là même suspecte et singulièrement fragile aux intelligences formées par la solide discipline des sciences, ou simplement inclinées à croire que la réalité ne s’atteint point à coup d’abstractions. Ensuite et surtout, que valent, pour notre vie véritable, les satisfactions d’ordre transcendant que l’on nous apporte ici ? L’idéalisme absolu conduit sur ce point, on a pu le voir, à des résultats assez différents, selon qu’il tourne de préférence son attention sur l’aspect imparfait ou sur l’aspect positif de l’expérience humaine. Cependant, sous les formes les plus diverses, son épistémologie abstraite ne manque jamais d’aboutir à une conception panthéiste de la réalité. Que la perfection éternelle du Tout soit conçue en termes plus ou moins éloignés de la moralité humaine, c’est toujours dans le sentiment de cette perfection que l’on nous invite à chercher le noble apaisement de nos inquiétudes. Les natures avides d’agir, ou plutôt de donner sens et valeur à notre activité, se pouvaient-elles contenter d’une pareille perspective ? L’assurance métaphysique que l’on nous offre ne laisse pas de coûter cher. Quel discrédit de l’expérience humaine elle entraîne, c’est ce que Bradley a fait voir avec une vigueur impitoyable. Mais ceux mêmes de ses coreligionnaires qui semblent le moins disposés à sacrifier les « apparences » se trouvent entraînés par la logique de leur système à singulièrement atténuer la réalité ou altérer la nature du mal, de l’erreur, du changement, de l’individualité. L’éclat que l’on prête à l’absolu fait terriblement pâlir ces conditions liées à l’exercice de toute activité humaine. En passant du naturalisme à l’absolutisme, nous espérions aller de la servitude à la liberté : aurions-nous donc simplement changé d’esclavage ?.
Voilà des craintes qui devaient s’éveiller chez certains esprits, et leurs répugnances à accepter des conclusions de ce genre allaient susciter une forme de pensée nouvelle. Si deux Systèmes aussi différents par l’inspiration et par la méthode aboutissaient de même à décevoir le sentiment de notre libre initiative, ne serait-ce pas qu’ils cédaient à l’empire de certains préjugés communs ? Ne pourrait-on déceler un postulat caché sous les deux théories de la connaissance, au premier abord si opposées, qui servent de base à ces systèmes, et, rejetant ce postulat, apporter une conception plus conforme au réel, et qui enfin nous affranchirait ? C’est sous l’aiguillon de pareils désirs que nous semble s’être formée la pensée pragmatiste.
L’initiateur de la philosophie nouvelle n’avait point commencé par professer ni même par étudier la philosophie. Après une éducation première assez dispersée, – elle se fit tour à tour à Londres, à Paris, à Boulogne-sur-Mer, à Genève, – puis une année consacrée à l’apprentissage de la peinture, c’est aux sciences naturelles que William James appliqua surtout, une dizaine d’années durant, l’activité de son esprit : il pratiqua la chimie et l’anatomie, accompagna Agassiz dans son expédition scientifique au Brésil, et prit le grade de médecin. En 1872, c’est comme professeur de physiologie qu’il fit ses débuts à l’Université Harvard ; et, pendant huit années encore, il continua cet enseignement. Mais, d’autre part, ce savant était le fils de Henry James, ancien élève du Séminaire de Princeton, détaché de son église, qui devint un disciple indépendant de Swedenborg et consacra toute sa vie à élaborer des expressions de plus en plus complètes d’un système théologique original, arrêté dans ses grandes lignes de très bonne heure. Son idée centrale semble avoir été celle d’une création en deux temps, due à l’action d’un Dieu d’amour sur une sorte de néant graduellement vivifié, et devant aboutir, dans sa phase rédemptrice, à une Humanité régénérée dont les membres n’offriront plus trace d’égoïsme ni de partialité. Sans doute William James n’a pas dû rester longtemps attaché à ces spéculations hasardeuses, moins proches dans leurs traits essentiels de sa métaphysique future que des systèmes qu’il combattra ; mais l’enseignement paternel contribua manifestement à éveiller en lui ce souci du problème religieux qui paraît l’avoir toujours hanté. Par ses origines, il se trouvait donc participer très étroitement à la fois de cet esprit scientifique dont le naturalisme contemporain se réclamait et de ces préoccupations spirituelles que l’idéalisme anglo-hégélien à son origine avait voulu satisfaire. Mais si cette dualité d’influences le préparait admirablement à sentir le fort et le faible de chaque école, si elle devait même l’incliner à chercher une doctrine qui satisfît à la fois aux exigences du savoir et à celles de la vie intérieure, elle n’aurait jamais suffi à lui faire découvrir la solution désirée. Le véritable élément décisif, ce fut le tour naturel de son génie.
Ce qui frappe tout lecteur de James, et ce qui donnait aussi tant de saveur à sa parole, c’est son sens et son goût de la réalité concrète. Il ne s’était trompé qu’à demi en prenant d’abord la palette : dans le domaine de la vie intérieure, il possédait à un degré extraordinaire cette faculté de perception virginale dont M. Bergson fait la marque du véritable artiste. Grâce à ce don, James a pu révéler certains aspects fondamentaux de la réalité psychologique, longtemps voilés par des préjugés d’école, tel son caractère de changement incessant et continu. Grâce à lui, il saisissait également avec une extrême finesse – trait peu commun chez un philosophe ! – l’originalité irréductible de chaque individu. Psychologue à la façon d’un Berkeley, il pouvait l’être aussi à la façon d’un Sainte-Beuve. Mais cet observateur infatigable de la nature humaine n’a rien d’un dilettante indifférent. C’est plutôt un acteur passionné, qui entre en sympathie avec d’autres acteurs. Les puissances du cœur et du caractère n’ont jamais dû être atrophiées chez James par l’exercice de la pensée. On le sent prompt à l’enthousiasme, ardent au combat, prêt à prendre parti, avide de risquer. En plus d’une circonstance, il a effectivement payé de sa personne pour défendre une liberté en péril. Il saisit en lui-même l’existence comme un drame, et retrouve par imagination ce drame autour de lui. Les êtres qu’il considère lui apparaissent avant tout comme des êtres qui luttent, et dont la vie acquiert un sens plein dans la mesure où elle se dépense au service d’un idéal propre. Chaque individu possède, à ses yeux, une sorte de mission spéciale qu’il doit avant tout remplir. Seulement, fasciné par cette révélation personnelle, chacun de nous risque aussi de méconnaître les valeurs propres aux autres existences. James a pris à cœur de lutter contre cette « cécité » naturelle à nos esprits, Il a su joindre à l’énergie combative une merveilleuse largeur de sympathie ; et c’est dans le sens de cette sympathie même que cette énergie s’est surtout orientée. La tâche la plus personnelle de James a sans doute consisté dans son effort pour pénétrer les formes les plus variées de la vie humaine, pour en favoriser les plus hautes et les plus menacées, pour les défendre enfin contre les préjugés qui risquaient d’en arrêter le libre épanouissement.
Comment une pareille personnalité aurait-elle pu s’attacher durablement à l’un ou à l’autre des systèmes qui régnaient dans les milieux philosophiques ? Si les négations du naturalisme heurtaient son sentiment de la vie morale, les arguments dont usait l’idéalisme absolu ne pouvaient satisfaire son esprit positif. Mais ce qui devait surtout lui répugner, c’étaient certains caractères communs à ces deux philosophies si opposées. L’une et l’autre constituaient des systèmes monistes, par suite déterministes et statiques ; l’une et l’autre plaçaient la réalité véritable dans une Unité dont les traits fondamentaux s’opposaient plus ou moins à ceux de l’expérience humaine. James a de cette expérience individualisée, diverse et changeante, une perception trop vive et trop vibrante pour accepter d’y voir une illusion, ou même une demi-réalité. Surtout, il ne saurait considérer comme une duperie cette activité morale dont il sent la profondeur tragique ; et que serait-elle d’autre, si nos actes en apparence libres étaient en réalité les expressions nécessaires soit d’une nature aveugle, soit d’un Absolu mystérieux ?
Cependant, James ne prit pas conscience tout de suite ni peut-être tout seul de cette opposition. Ayant lu les Premiers Principes au moment où ils paraissaient « en numéros », et dans l’épanouissement de sa propre jeunesse, il s’éprit d’abord de la vaste synthèse spencérienne, au point de souffrir des critiques dirigées contre elle comme un croyant qui voit dégrader une image sainte. Comment se délivra-t-il donc de cette « superstition moniste » ?. On pourrait en chercher les causes dans l’atmosphère où sa pensée se forma. Le peuple américain, dans la période de transformations rapides qui suivit la guerre de Sécession, n’était pas un milieu où l’importance de l’initiative personnelle pût se laisser oublier d’un observateur perspicace, N’attribuons pourtant pas trop de poids à cette influence vague, puisque aussi bien la jeunesse de William James ne se passa pas toute aux États-Unis. On serait tenté d’attacher plus d’importance à l’action de deux grands écrivains qui étaient liés avec son propre père : Carlyle, Emerson. L’un et l’autre en effet, bien que précurseurs du mouvement idéaliste, incorporaient au centre même de leur pensée ardente et vague des affirmations qui devaient s’effacer singulièrement dans la plupart des systèmes anglo-hégéliens : Emerson célèbre la valeur incomparable de l’individu, Carlyle proclame que notre destinée véritable n’est point de spéculer, mais d’agir. Voilà des professions de foi dont James dut se nourrir, longtemps avant d’en marquer la portée précise, et parce qu’elles répondaient à son sentiment intime. Mais la formule vraiment libératrice, c’est, de son propre aveu, dans les Essais de Critique générale qu’il la trouva.
Renouvier offrait véritablement à James le genre de système auquel sa nature aspirait. Le maître français s’opposait résolument aux monismes de toute espèce, attaquant le panthéisme ainsi que le matérialisme. Il prenait une attitude nettement « phénoméniste », mais se faisait en même temps le champion de certaines croyances morales. Il admettait dans son univers une pluralité irréductible d’êtres, une contingence réelle de leurs actions, un libre arbitre au sens le plus strict de cette expression. James paraît bien avoir adopté purement et simplement, dès son premier contact avec la pensée néo-criticiste, ce pluralisme et cet indéterminisme dont Renouvier avait si fortement montré la connexion mutuelle et la commune valeur.
Ainsi, nulle prétention à l’originalité chez James, au moment où son intelligence commence à se concentrer sur les choses de l’esprit. En métaphysique, il se présente simplement comme un disciple de Renouvier. C’est dans le domaine psychologique qu’il va faire œuvre personnelle. Seulement, dans cet ordre-là, il va présenter une conception propre de l’intelligence qui battra en brèche les théories de la connaissance appuyant l’une et l’autre des deux philosophies en vogue, ouvrira les voies à une autre théorie conforme à la philosophie pluraliste.
Le conflit ne se fit pas attendre. Pour s’en convaincre, il suffit de lire le premier article que James ait publié. Il apparaît alors dans l’arène philosophique pour combattre avec vigueur la conception spencérienne de la pensée, mais par des arguments qui ne rappellent point ceux des néo-kantiens. Il conteste que l’esprit soit caractérisé par une correspondance des relations internes aux relations externes, si l’on entend par cette formule que la pensée a pour unique idéal de reproduire fidèlement la réalité extérieure. C’est là, tout au plus, l’idéal de la pensée scientifique. Or, cet idéal n’est pas le seul : c’est une fin choisie en vertu d’un certain « intérêt » particulier de l’esprit, auquel on ne voit aucune raison de sacrifier tous les autres intérêts. Spencer a beau faire pour définir l’esprit en termes de pur mécanisme, la nature même de la réalité qu’il caractérise fait éclater une telle définition. On ne peut décrire l’esprit sans introduire, explicitement ou implicitement, des notions téléologiques. À vrai dire, il n’existe pas d’idéal impersonnel qui s’impose à nous sans restriction de par son origine, quelle qu’en soit l’ancienneté biologique ou d’ailleurs la sublimité transcendentale. Chaque individu arrive sur la scène du monde avec son « impératif catégorique personnel », et il a le droit de le mettre en avant. Les affirmations humaines s’offrent d’abord à nous comme un ensemble de postulats variés, parfois discordants, issus de nos intérêts multiples. Ces postulats entrent en conflit. Celui qui a pu résister au contrôle général de l’expérience, qui s’est fortifié au cours du temps, et a fini par exercer sur la pensée une sorte de contrainte, celui-là est promu au rang d’affirmation vraie. Ainsi, la science elle-même présuppose la spontanéité foncière des esprits individuels. Chacun d’eux contribue à faire la vérité.
On saisit ici sur le vif la réaction personnelle de James, comme on la saisirait dans la lettre adressée, à la même époque, aux rédacteurs de la Critique philosophique pour défendre cette « méthode subjective » qui consiste à affirmer une réalité conforme à nos préférences intimes, dans le cas où l’existence de cette réalité même peut dépendre de nos affirmations. On voit déjà comment son sentiment intense de la spontanéité intérieure le conduit à une conception nouvelle de l’intelligence et même de la vérité, que l’on pourrait résumer en disant : « La pensée est l’expression d’une activité originale, mais qui doit se soumettre au contrôle de l’expérience ». Nous avons bien là, à n’en pas douter, le germe du pragmatisme, et déjà même quelques-unes de ses formules les plus frappantes. Mais cette conception allait être complétée, contrôlée, précisée pendant les années de travail où se préparent les Principes de Psychologie et la Volonté de Croire. Il va nous falloir exposer les résultats essentiels de cette élaboration. Toutefois, avant d’aborder dans son ensemble cette psychologie de l’intelligence, nous devons en considérer une certaine partie que James lui-même a relativement détachée du reste, et qu’il a présentée plus tard comme la seule origine authentique de son propre pragmatisme : c’est la définition qu’il a donnée de la connaissance.
Le plus grand nombre des articles que James publia de 1878 à 1890 étaient des pierres d’attente destinées à entrer, sous une forme légèrement modifiée parfois, dans ses Principes de Psychologie. Nous trouvons là un travail homogène, que nous pouvons considérer d’ensemble. Or, ce psychologue, bien averti cependant des problèmes philosophiques, se donne à nous comme un pur savant. Il tient la psychologie pour une simple « science naturelle ». C’est dire qu’elle accepte en principe certains postulats, laissant à la métaphysique le soin de les discuter. Le psychologue a seulement le devoir de les formuler avec clarté. Il s’en acquittera en déclarant admettre qu’il existe : un monde extérieur, – des états de conscience, – une connaissance de ce monde par ces états.
En quoi consiste cette connaissance ? Le psychologue n’a pas à nous munir d’une épistémologie proprement dite ; il est dispensé de répondre au redoutable problème : comment la connaissance est-elle possible ? Mais il faut bien qu’il définisse le sens des mots qu’il emploie. Et cette obligation revêt, dans le cas présent, une importance toute particulière : car James tient le caractère cognitif pour essentiel à nos états de conscience. Selon lui, toute pensée semble avoir affaire à des objets indépendants d’elle. Il faut donc que le psychologue explique ce qu’il entend par connaissance, ce qu’il a dans l’esprit lorsqu’il fait usage de ce mot.
La réponse fut donnée par James dans un article de 1886 qui n’est, dit-il, qu’« un chapitre de psychologie descriptive », ou peu s’en faut, et dont les Principes nous donnent en effet un résumé. Voici, dans ses grands traits, cette solution.
On attribue le caractère de connaissance aux états de conscience qui se trouvent dans un certain rapport avec une réalité indépendante de ces états. Par réalité, entendons simplement ce qui est tenu pour réel par le psychologue qui observe l’état de conscience en question. Maintenant, de quelle nature est ce rapport ? Il diffère selon les cas. James, à la suite de J. Grote, distingue deux types de connaissance : la connaissance qui porte sur les choses mêmes prises dans leur physionomie individuelle, knowledge of acquaintance, et la connaissance qui porte sur les relations abstraites entre les choses, knowledge about