Le Prométhée mal enchaîné - André Gide - E-Book

Le Prométhée mal enchaîné E-Book

André Gide

0,0

Beschreibung

Zeus laisse tomber un mouchoir que ramasse Prométhée à qui il fait écrire un nom au hasard sur une enveloppe contenant cinq cents francs avant de lui administrer une violente gifle. Ainsi est réalisé un acte gratuit comportant à la fois une récompense et un châtiment attribués de façon aléatoire à deux personnes différentes.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 72

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Le Prométhée mal enchaîné

Le Prométhée mal enchaînéPréfaceCHRONIQUE DE LA MORALITÉ PRIVÉELA DÉTENTION DE PROMÉTHÉELA MALADIE DE DAMOCLÈSÉPILOGUERÉFLEXIONSPage de copyright

Le Prométhée mal enchaîné

 André Gide

Préface

Aigle, vautour ou colombe.

VICTOR HUGO

À PAUL ALBERT LAURENS

JE TE DÉDIE CE LIVRE, CHER AMI, PARCE QUE TU VOULUS BIEN LE LOUER.

QUELQUES RARES PAREILS À TOI PUISSENT-ILS, EN CETTE GERBE DE FOLLE IVRAIE, TROUVER, COMME TU FIS, DU BON GRAIN.

A.G.

Au mois de mai 189…, deux heures après-midi, on vit ceci qui put paraître étrange :

Sur le boulevard qui mène de la Madeleine à l’Opéra, un monsieur gras, entre deux âges, et que rien ne signalait d’ailleurs que sa peu commune corpulence, fut abordé par un monsieur maigre, qui souriant, et sans songer à mal, croyons-nous, remit au premier un mouchoir que celui-ci venait de laisser tomber. Le monsieur corpulent remercia sans phrases et allait continuer sa route quand, se ravisant, il se pencha vers le maigre et dut lui demander un renseignement, que celui-ci dut lui donner, car sortant aussitôt de sa poche une encre portative et des plumes le monsieur gras les tendit sans plus de façons au monsieur maigre, ainsi qu’une enveloppe qu’il tenait jusqu’alors à la main. Et ceux qui passaient purent voir l’homme maigre y écrire aussitôt une adresse. – Mais ici commence l’étrangeté de l’histoire, qu’aucun journal pourtant ne consigna : le monsieur maigre, après avoir rendu la plume et l’enveloppe, n’avait pas eu le temps de sourire un adieu, que le monsieur gras en guise de remercîment, lui colla brusquement sa main sur la joue ; puis sauta dans un fiacre et disparut, avant qu’aucun des spectateurs attirés (j’en étais), revenu de sa surprise, n’ait eu l’idée de l’arrêter.

J’ai su depuis que c’était Zeus, le banquier.

Le monsieur maigre, visiblement gêné par l’attention que lui prodiguait le public, affirmait qu’il avait à peine senti la gifle, bien que le sang sortît de ses narines et de sa lèvre déchirée. Il suppliait qu’on voulût bien le laisser tranquille, et devant son insistance les promeneurs finirent par s’écarter. Le lecteur nous permettra donc de ne pas nous occuper plus, à présent, de quelqu’un qu’il reverra suffisamment dans la suite.

CHRONIQUE DE LA MORALITÉ PRIVÉE

I

Je ne parlerai pas de la moralité publique, parce qu’il n’y en a pas, mais à ce propos une anecdote :

Quand, du haut du Caucase, Prométhée eut bien éprouvé que les chaînes, tenons, camisoles, parapets et autres scrupules, somme toute, l’ankylosaient, pour changer de pose il se souleva du côté gauche, étira son bras droit et, entre quatre et cinq heures d’automne, descendit le boulevard qui mène de la Madeleine à l’Opéra.

Diverses célébrités parisiennes passèrent à l’envi devant ses yeux. Où vont-ils ? se demandait Prométhée, et s’attablant à un café devant un bock il demanda : « Garçon ? où vont-ils ? »

HISTOIRE DU GARÇON ET DU MIGLIONNAIRE

— Si Monsieur les voyait repasser comme moi tous les jours, dit le garçon, il pourrait tout aussi bien demander d’où ils viennent. Ça doit être tout un puisqu’ils repassent tous les jours. Je me dis : puisqu’ils repassent c’est qu’ils n’ont pas trouvé. J’attends maintenant que Monsieur me demande : Que cherchent-ils, parce que Monsieur va voir ce que je vais lui répondre.

Alors Prométhée demanda : Que cherchent-ils ?

Le garçon reprit : Puisqu’ils n’y restent pas, ça n’est donc pas le bonheur. Monsieur me croira s’il veut, et, s’approchant, il dit plus bas : Ce qu’ils cherchent, c’est leur personnalité ; – Monsieur n’est pas d’ici ?…

— Non, dit Prométhée.

— Au reste, ça se voit, dit le garçon ; oui : personnalité ; ce que nous appelons ici, idiosyncrasie : Ainsi moi (un exemple), tel que vous me voyez, vous jureriez que je suis garçon de café ! Eh bien ! Monsieur, non ! c’est par goût ; vous me croirez si vous voulez : j’ai une vie intime : j’observe. Les personnalités, il n’y a que cela d’intéressant ; et puis les relations entre personnalités. C’est très bien arrangé, ici, le restaurant ; par tables de trois ; je vous expliquerai le maniement tout à l’heure. Vous allez bientôt dîner, n’est-ce pas ? on vous présentera…

Prométhée était un peu fatigué. Le garçon reprit : Des tables de trois, oui, c’est ce que j’ai trouvé de plus commode : trois messieurs arrivent ; on les présente (quand ils le demandent, naturellement) parce qu’à mon restaurant, avant de dîner on doit dire son nom ; et puis ce qu’on fait ; tant pis si on se trompe. Alors on s’assied ; (pas moi) on cause (pas moi non plus) – mais je mets en relation ; j’écoute ; je scrute ; je dirige la conversation. À la fin du dîner je connais trois êtres intimes, trois personnalités ! Eux, pas. Moi, vous comprenez, j’écoute, je relate ; eux subissent la relation. – Vous me demanderez : qu’est-ce que tout cela me rapporte ? – O ! rien du tout. Mon goût à moi, c’est de créer des relations… O ! pas pour moi… c’est là comme qui dirait une action absolument gratuite.

Prométhée paraissait un peu fatigué. Le garçon reprit : Une action gratuite ! ça ne vous dit rien, à vous ? – Moi ça me paraît extraordinaire. J’ai longtemps pensé que c’était là ce qui distinguait l’homme des animaux – une action gratuite. J’appelais l’homme : l’animal capable d’une action gratuite ; – et puis après j’ai pensé le contraire ; que c’était le seul être incapable d’agir gratuitement ; – gratuitement ! songez donc ; sans raison – oui, je vous entends – mettons : sans motif ; incapable ! alors ça a commencé à m’embêter. Je me disais : pourquoi fait-il ci ? pourquoi fait-il ça ?… Ça n’est pas pourtant que je sois déterministe… mais, à ce propos, une anecdote :

J’ai un ami, Monsieur, vous ne le croiriez pas, qui est Miglionnaire. Il est intelligent aussi. Il s’est dit : une action gratuite ? comment faire ? Et comprenez qu’il ne faut pas entendre là une action qui ne rapporte rien, car sans cela… Non, mais gratuit : un acte qui n’est motivé par rien. Comprenez-vous ? intérêt, passion, rien. L’acte désintéressé ; né de lui ; l’acte aussi sans but ; donc sans maître ; l’acte libre ; l’Acte autochtone !

— Hein ? fit Prométhée.

— Suivez-moi bien, dit le garçon. Mon ami descend, le matin, avec, sur lui, un billet de 500 francs dans une enveloppe et une gifle prête dans sa main.

Il s’agit de trouver quelqu’un sans le choisir. Donc, dans la rue, il laisse tomber son mouchoir, et, à celui qui le ramasse (débonnaire puisqu’il a ramassé), le Miglionnaire :

— Pardon, Monsieur, vous ne connaîtriez pas quelqu’un ?

L’autre : – Si plusieurs.

Le Miglionnaire : – Alors, Monsieur, vous aurez je pense l’obligeance d’écrire son nom sur cette enveloppe ; voici une table, des plumes, du crayon…

L’autre écrit comme un débonnaire, puis : – Maintenant m’expliquerez-vous, Monsieur… ?

Le Miglionnaire répond : – C’est par principe ; puis (j’ai oublié de dire qu’il est très fort) lui colle sur la joue le soufflet qu’il avait en main ; puis hèle un fiacre et disparaît.

Comprenez-vous ? deux actions gratuites d’un seul coup ! ce billet de 500 francs à une adresse pas choisie par lui, et une gifle à quelqu’un qui s’est choisi tout seul, pour lui ramasser son mouchoir.

— Non ! mais est-ce assez gratuit ?

Et la relation ? Je parie que vous ne scrutez pas assez la relation ; car, parce que l’acte est gratuit, il est ce que nous appelons ici : réversible : un qui a reçu 500 francs pour un soufflet, l’autre qui a reçu un soufflet pour 500 francs… et puis on ne sait plus… on s’y perd – Songez-donc ! une action gratuite ! il n’y a rien de plus démoralisant. – Mais Monsieur commence à avoir faim ; je demande pardon à Monsieur ; on se laisse aller à causer… Monsieur va bien vouloir me dire son nom, – pour présenter…

— Prométhée, dit Prométhée simplement.

— Prométhée ! Je disais bien que Monsieur ne devait pas être d’ici… et Monsieur fait ?

— Rien, dit Prométhée.

— O ! non. Non, dit le garçon avec un doux sourire. – Rien qu’à voir Monsieur, on voit bien qu’il a fait quelque chose.

— Il y a si longtemps, balbutia Prométhée.

— Tant pis, tant pis, reprit le garçon. D’ailleurs, que Monsieur se rassure ; dans les présentations, je dis bien les noms, quand on veut ; mais ce qu’on fait, jamais. – Voyons, voyons : – Monsieur faisait…

— Des allumettes, murmura Prométhée rougissant.

Alors il y eut un silence un peu pénible, le garçon comprenant qu’il avait eu tort d’insister, Prométhée sentant qu’il avait eu tort de répondre.

D’un ton consolateur : Enfin ! Monsieur n’en fait plus… reprit le garçon. Mais alors, quoi ? Il faut pourtant bien que j’inscrive quelque chose, je ne peux pas mettre comme ça : Prométhée tout court. Monsieur a bien une petite profession, une spécialité… Enfin, qu’est-ce que Monsieur sait faire ?

— Rien, recommença Prométhée.

— Alors mettons : homme de lettres.

— Maintenant, si Monsieur veut bien rentrer dans la salle ; je ne peux pas servir dehors. Et il cria : – Une table de trois ! une !…

Par deux portes deux messieurs entrèrent. On les vit donner leur nom au garçon ; mais la présentation n’ayant pas été réclamée, sans plus tarder tous deux s’assirent.

Et quand ils furent assis :

II

— Messieurs, dit l’un – si je suis venu dans ce restaurant, attendu qu’on y mange fort mal, c’est uniquement afin de pouvoir causer. J’ai l’horreur des repas solitaires, et le système des tables de trois m’agrée, car à deux l’on pourrait s’y disputer… Mais vous avez l’air taciturne ?

— C’est malgré moi, dit Prométhée.

— Je continue ?

— Je vous en prie.