Le règne de la bête - Adolphe Retté - E-Book

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Adolphe Retté

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Beschreibung

Assis derrière son bureau, dans son cabinet du ministère de l’Intérieur, Georges Legranpan, président du conseil, morigénait M. Auguste Mandrillat, président du syndicat du commerce républicain, Vénérable de la loge : le Ciment du Bloc.
— Voyons, Mandrillat, disait-il, ne prenez pas cet air candide. Cela peut réussir auprès des imbéciles à qui vous grattez hebdomadairement dans la main ou vis-à-vis de vos actionnaires, un jour d’assemblée générale. Mais entre nous cette comédie n’est pas de saison.
Humble d’apparence, furieux en-dessous, Mandrillat s’agita sur sa chaise : « Je vous affirme, protesta-t-il, que je ne comprends pas du tout vos reproches. Vous m’accusez de manœuvres sournoises contre le gouvernement. Or, je n’ai rien de semblable sur la conscience. Au contraire, j’étais venu vous rappeler que vous m’avez presque promis d’assister au banquet que mon syndicat organise pour le mois prochain. Je voulais vous demander d’en fixer la date… Vous savez qu’il est à peu près convenu que vous prononcerez un discours afin de rassurer le gros commerce qui s’inquiète des projets d’impôt sur le revenu dont votre ministre des finances fait parade. Ainsi, loin de vous tirer dessus, je vous épaule.

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ADOLPHE RETTÉ

Le Règne de la Bête

© 2024 Librorium Editions

ISBN : 9782385746049

Hi unum consilium habent, et virtutem et potestatem suam Bestiæ tradunt.

Apocalypse de Saint-Jean, XVII, II, 13.

Nisi Dominus custodierit civitatem, frustra vigilat qui custodit eam.

Psaume 126.

A ÉDOUARD DRUMONTPROPHÈTE EN SON PAYS

PRÉFACE

Par cet avril morose, que font grelotter des bises chargées de neige et de grésil, je relis, avant de les offrir au public, les pages de ce livre où j’ai tâché de montrer ce que devient notre France vacillant sous les souffles diaboliques qui l’assaillent de toutes parts.

Tandis qu’errant sous les arbres de ma chère forêt de Fontainebleau, je récapitule mon labeur, une comparaison s’établit en moi entre ce printemps, qu’affligent des intempéries anormales, et la démocratie telle que l’ont faite, sous couleur de République, l’impiété sournoise ou furieuse, la rage de démolition et la manie égalitaire des sous-Jacobins et des socialistes obliques qui nous gouvernent.

Comme la saison, la société actuelle se détraque de plus en plus sous des influences morbides. Les principes de la Révolution produisent enfin les plus empoisonnés de leurs fruits. Grâce à l’exaltation de l’individu considéré, contre tout bon sens, comme base sociale, les éléments qui formaient la Patrie française : religion traditionnelle, famille solidement constituée, goût de la hiérarchie et de la discipline, achèvent de tomber en ruines.

Voilà ce qu’ont engendré ces fameux Droits de l’Homme dont on nous rebat les oreilles depuis plus de cent ans.

A examiner les résultats obtenus, on est obligé d’approuver pleinement cette affirmation de Brunetière : « Toutes les fois qu’une doctrine aboutira, par voie de conséquence logique, à mettre en question les principes sur lesquels la société repose, elle sera fausse, n’en faites pas de doute ; et l’erreur en aura pour mesure de son énormité la gravité du mal même qu’elle sera capable de causer à la société. »

C’est ce que ne cessent de vérifier ceux qui se donnent la peine d’analyser l’état de la société française au commencement du XXe siècle.

Les avertissements n’auront pas manqué. Des voyants, tels que M. Édouard Drumont, les prodiguent avec persévérance. Pour moi je les ai si bien sentis que c’est pour cette raison que je suis fier de dédier ce livre au promoteur de l’antisémitisme, au catholique qui dénonça si courageusement les causes les plus efficientes de notre décomposition.

Dans le Règne de la Bête, je montre, par un exemple terrible, ce que donne l’éducation athée dont on frelate l’intelligence des jeunes Français.

Y a-t-il un remède ? — Je le crois et je l’indique dans la dernière phrase de mon livre : c’est la restauration de la Sainte Église catholique « en dehors de laquelle il n’existe ni lumière, ni vérité, ni consolation, ni salut. »

Adolphe Retté.

Chailly-en-Bière, avril 1908.

Le Règne de la Bête

CHAPITRE PREMIER

Assis derrière son bureau, dans son cabinet du ministère de l’Intérieur, Georges Legranpan, président du conseil, morigénait M. Auguste Mandrillat, président du syndicat du commerce républicain, Vénérable de la loge : le Ciment du Bloc.

— Voyons, Mandrillat, disait-il, ne prenez pas cet air candide. Cela peut réussir auprès des imbéciles à qui vous grattez hebdomadairement dans la main ou vis-à-vis de vos actionnaires, un jour d’assemblée générale. Mais entre nous cette comédie n’est pas de saison.

Humble d’apparence, furieux en-dessous, Mandrillat s’agita sur sa chaise : « Je vous affirme, protesta-t-il, que je ne comprends pas du tout vos reproches. Vous m’accusez de manœuvres sournoises contre le gouvernement. Or, je n’ai rien de semblable sur la conscience. Au contraire, j’étais venu vous rappeler que vous m’avez presque promis d’assister au banquet que mon syndicat organise pour le mois prochain. Je voulais vous demander d’en fixer la date… Vous savez qu’il est à peu près convenu que vous prononcerez un discours afin de rassurer le gros commerce qui s’inquiète des projets d’impôt sur le revenu dont votre ministre des finances fait parade. Ainsi, loin de vous tirer dessus, je vous épaule.

— Connu, connu, repartit Legranpan d’une voix sarcastique, on prodigue à son compagnon des vieilles luttes, à son bon, à son cher ami Legranpan — qui tient la queue de la poële où mijote le contribuable — les assurances de dévouement, on lui entonne le grand solo du radicalisme irréductible, on lui passe la main sur l’échine en lui contant des douceurs. Et par derrière, on fait risette aux socialistes… C’est le jeu classique, cela.

— Les socialistes ?… Moi !…

Mandrillat semblait si totalement ahuri par ces accusations que le ministre crut presque à sa sincérité. Mais il fallait plus que des grimaces indignées et des points d’exclamation pour le persuader. Dédaignant les finasseries, il avait pour méthode de se montrer brutal, lorsqu’il soupçonnait l’un de ces traquenards dont les radicaux sèment volontiers la route des chefs de leur bande qui ont réussi l’escalade du pouvoir. Il avait, de la sorte, très souvent déconcerté par des charges brusques, où il sabrait tout, les intrigues de pontifes-démocrates autrement subtils que Mandrillat. Fixant donc sur celui-ci ses yeux qui luisaient, aigus et noirs, dans sa face jaune aux pommettes mongoles, il désigna de sa main sèche, un papier étalé devant lui.

— Eh bien, reprit-il, puisque vous persistez à faire l’innocent, je m’en vais préciser. Voici un rapport de police qui relate, avec preuves à l’appui, les fredaines les plus récentes d’un certain Charles Mandrillat…

— Mon fils ?… Je continue à ne pas comprendre.

— Soit ; alors, écoutez. Ce jeune homme distribue de l’argent à divers groupes anarchistes et antimilitaristes pour aider à leur propagande. Il est à tu et à toi avec quelques-uns des agitateurs de la C. G. T. et il lui arrive de les réunir chez vous. Sous un pseudonyme, il écrit des articles plutôt astringents dans des journaux révolutionnaires, tels que le Chambardement social. Il a protesté contre l’expulsion des terroristes russes de la rue Saint-Jacques. Enfin, dans des réunions publiques, il dévide des harangues où le régime et myself sont traités sans aucune aménité. De tout quoi je conclus : ou bien ce garçon est d’accord avec vous pour jouer les énergumènes à travers le socialisme. Ou bien vous ignorez, en effet, les facéties de mauvais goût auxquelles il se livre. Dans la première hypothèse, je saisis votre calcul : il s’agirait, n’est-ce pas, de vous ménager des amitiés utiles pour sauver la doublure de votre gilet au cas où les socialistes réussiraient contre nous le coup du Père François. Oui, mais c’est trop gros de ficelle, cette roublardise. Il ne fallait pas choisir quelqu’un vous touchant de si près. Que diable, vous devez tenir en main, dans votre entourage, assez de jeunes gens souples et retors qui se chargeraient d’amadouer la chèvre révolutionnaire avec quelques feuilles du chou radical. Il est maladroit d’avoir poussé votre fils à cette arlequinade…

Noyé de stupeur, Mandrillat leva les mains en l’air puis en frappa ses cuisses épaisses. Ses yeux globuleux semblaient près de jaillir des orbites. Il allait beugler, mais Legranpan l’arrêta d’un geste net.

— Attendez ; laissez-moi finir… Peut être, comme je vous ai refusé, ces temps-ci, de caser quelques-uns de vos protégés par trop crétins, avez-vous espéré qu’un peu de chantage à mon égard me ferait réfléchir. Or, je vous en préviens, je n’admets pas qu’on m’allume sous le menton la mèche d’une bombe à la dynamite quand on veut obtenir quelque faveur de moi. Il était beaucoup plus simple de me dire que vous aviez envie de fourrer votre fils — dont, soit dit en passant, vous ne m’avez jamais parlé — dans l’administration. J’aurais avisé. Après tout, fût-il aussi nul que les neveux et les filleuls dont les Sauriens et les Chaumières du parti nous encombrent, ce ne serait qu’un âne de plus pour brouter le budget ; et la chose n’a pas d’importance. Allez-y carrément : s’il vous est agréable que votre fils aille fainéanter dans une sous-préfecture ou si vous désirez que je l’incruste, en qualité de bivalve, sur le banc d’huîtres du Conseil d’État, je verrai à vous satisfaire… A condition bien entendu, que vous cessiez immédiatement de le déguiser en Jérémie à l’usage des pôvres prolétaires.

Cette façon triviale de s’exprimer était habituelle à Legranpan lorsqu’il ne pérorait pas en public. Que sa bile fût en mouvement ou qu’il eût à se venger de quelque traîtrise, il cinglait sans mesure ses familiers. Mandrillat avait subi bien d’autres algarades avec indifférence ; il était fait, de longue date, aux méchancetés du ministre. Mais ces révélations le bouleversaient, car, très réellement, il ignorait l’adhésion de son fils au socialisme militant.

S’étant un peu repris, il déclara :

— Je vous répète que je ne savais rien de ces monstruosités… Sinon, j’y aurais mis bon ordre.

— Eh bien, prouvez-le. En attendant, n’est-ce pas, il ne faut pas compter sur moi pour banqueter sous vos auspices. Je ne tiens pas à ce que les papiers réactionnaires m’accusent une fois de plus de pactiser avec la Sociale. Il est également tout à fait inutile qu’un Lasies quelconque monte à la tribune, un jour où j’aurai été obligé de pincer de la guitare patriotique, pour insinuer que : « M. le Président du Conseil dit des choses louables, mais que ses amis les plus notoires font charrier, par leur progéniture, le fumier où les libertaires se proposent d’ensevelir le drapeau tricolore. » J’entends déjà les variations sur ce thème et les huées de la droite. Pour me tirer de là, je devrais jeter les socialistes par-dessus bord. C’est ce que je ne veux pas faire. J’ai besoin d’eux, ne fut-ce que comme épouvantails à bourgeois. Voilà mon gros. Maintenant, je me résume : un bouchon à l’éloquence de Mandrillat fils ou je lâche Mandrillat père avec fracas. Et il y aurait de la casse, car vous savez que j’ai en main de quoi vous chagriner.

Cette menace sans fard, terrifia le Vénérable. Il avait à se reprocher pas mal de tripotages politico-financiers qu’il désirait maintenir soigneusement dans la pénombre. La bienveillance, plus ou moins occulte, de Legranpan lui était essentielle. Il se leva et prit congé en certifiant, avec force trémolos dans le gosier, qu’il appartenait corps et âme au radicalisme et que jamais, au grand jamais, il ne lui était venu à la pensée de trahir ce rempart de la république qu’on nomme Legranpan.

— Bien, bien, c’est compris, sifflota Legranpan, d’une lèvre sceptique. Je vous jugerai à l’œuvre.

Mandrillat sortit, presque titubant. Il était si troublé qu’il heurta divers quémandeurs qui encombraient l’antichambre et qu’il négligea de s’excuser.

Resté seul, le ministre haussa les épaules.

— Dire, murmura-t-il, que nous avons besoin de pareils nigauds pour triturer la pâte bourgeoise.

L’amer dégoût que lui inspirait l’humanité, en général, et ses coreligionnaires politiques, en particulier, lui contracta la face. Pour se remettre, il reprit la rédaction d’une circulaire où les préfets étaient invités à sévir contre les religieuses qui, expulsées de leur couvent, auraient l’audace de se réunir, fût-ce dans une cave, afin de commettre le crime de prier en commun.

— Nous verrons bien si ces péronnelles se décideront à me ficher la paix, grognait-il en couvrant le papier administratif de sa petite écriture pointue.

 

CHAPITRE II

Tandis que son auto bien close le ramenait chez lui, boulevard Haussmann, Mandrillat tâchait de rassembler ses idées mises en déroute par l’admonestation de Legranpan. Il faisait bon marché des insultes dont le ministre l’avait parsemée. Mais ce qui le piquait au vif de sa vanité, c’était le peu de cas qu’on semblait faire de son importance. Quoi, lui, le fondateur du fameux comité Mandrillat, puissant aux élections, lui, le dignitaire des Loges, lui qui versait des sommes pour parer à l’insuffisance des fonds secrets, lui, enfin, qui avait escompté le papier de Legranpan, à l’époque, assez récente, où les pires usuriers n’en voulaient plus, se voir traiter presque en importun ! Être fouaillé comme les besogneux du parti qu’on refrène, sans politesse, dès qu’ils font mine de s’émanciper !

Plein de rancune, il se remémora les services rendus. D’abord, en 1870, il avait expliqué aux républicains des quartiers excentriques combien Legranpan se montrait un éminent patriote en souhaitant la chute de l’Empire, même au prix du triomphe des Allemands. Il oubliait que Legranpan, devenu maire de Montmartre après le 4 septembre, l’avait récompensé en lui procurant la fourniture de brodequins aux semelles de carton pour la mobile. Plus tard, quand Legranpan exerçait son instinct de démolisseur à travers l’ordre moral et l’opportunisme, il avait subventionné les journaux faméliques où le « tombeur de ministères » distillait sa prose acrimonieuse. — Il négligeait de se souvenir qu’en retour, Legranpan, quoique hostile en apparence à la politique coloniale de la bande Ferry, lui avait fait concéder de chimériques mines d’or au Tonkin : piège miroitant où maints fructueux gogos s’étaient laissés prendre. Puis n’était-il pas resté fidèle au temps où nombre de radicaux saluaient, comme un soleil levant, la barbe blonde de Boulanger ? — Il est vrai que ses capitaux étaient alors engagés dans une entreprise d’Outre-Rhin dont les fanfares du général effarouchaient les promoteurs.

Comment Legranpan avait-il reconnu son loyalisme ? En négligeant Mandrillat, en ne l’initiant pas aux dessous lucratifs de son entente avec les Anglais. En acceptant la tutelle financière d’un Juif bavarois qui, lors de la déconfiture du Panama, l’avait enlisé dans le plus sale bourbier.

Eh bien, lorsque Legranpan avait été exécuté à la Chambre par Déroulède, abandonné par les croyants à son étoile et jusque par les Pichons les plus serviles de son entourage, revomi, comme député, par les bourgs pourris les plus inféodés au radicalisme, qui l’avait réconforté ? Qui l’avait secouru quand, barbouillé de fange, criblé de dettes, il s’était vu réduit, pour vivre, à publier des contes vaguement idylliques dans des feuilles suspectes et des correspondances parisiennes, dans des zeitung viennoises ? Qui donc avait opposé un bouclier de procédure aux exploits brandis par le peuple d’huissiers que lançaient contre le rez-de-chaussée du grand homme des créanciers débordants d’arrogance ? Qui lui avait découvert un siège de sénateur dans une circonscription vouée à l’anticléricalisme jusqu’à la rage ? Qui enfin lui avait prêté de l’argent — sans intérêt — pour qu’il pût accrocher de la peinture impressionniste dans son cabinet de travail, renouveler ses chaussettes, traiter à sa table des diplomates britanniques, soigner son foie, chaque août, aux eaux de Bohême ?

Lui, Mandrillat, et nul autre !

Récriminant de la sorte, le Vénérable ne s’avouait pas la raison foncière de cette solidarité si tenace. C’était que Legranpan avait toujours gardé par devers lui certaines pièces compromettantes dont la divulgation aurait obligé les magistrats les plus aveugles aux fredaines des soutiens du régime de recouvrer soudain la vue pour gratifier Mandrillat d’une villégiature à Fresnes.

Legranpan éprouvait d’autant plus de plaisir à multiplier les coups de ce dur caveçon que s’il tenait Mandrillat, celui-ci ne le tenait plus. En effet, le temps était venu où la République, à court d’hommes d’État propres à incliner le bonnet phrygien devant tous les porte-couronne du continent et des îles, avait choisi l’esthète du radicalisme pour mener à bien la dissolution de la France. Maître du coffre-fort national, le nouveau président du conseil avait aussitôt remboursé son ancien complice. Puis il s’était payé des humiliations que Mandrillat — zélé mais balourd — lui avait inconsciemment prodiguées par des insolences à quadruple détente.

Toutefois, en compensation, il l’avait associé à divers péculats juteux. Surtout, il lui avait laissé le champ libre pour étrangler et dépouiller le troupeau plaintif des congrégations et pour déchaîner sur les biens d’Église cette meute goulue : les liquidateurs.

Il n’en restait pas moins ceci que Mandrillat ne pouvait plus spéculer sans subir le contrôle du ministre. Pareille sujétion ne s’était point vue depuis que les républicains, procédant au pillage du pays, sont parvenus à convaincre le suffrage universel que les médailles de l’antique Probité seraient désormais frappées à l’effigie de Marianne.

Aussi Mandrillat taxait-il Legranpan d’ingratitude.

— Voilà, gronda-t-il, j’ai toujours travaillé pour les autres et je n’en fus pas récompensé.

Tout le monde m’exploite, m’attire des affaires désagréables, puis m’abandonne dans les moments difficiles. Sans parler de Legranpan, qui se revanche de sa détresse passée en me faisant sentir qu’il n’a plus besoin de moi, personne ne me témoigne un désintéressement analogue à celui dont j’ai donné tant de preuves.

Il passa mentalement en revue sa clientèle. Ce n’étaient que sénateurs tarés et députés plus voraces que des renards après un hiver rigoureux, galope-chopines du barreau, juristes trop ingénieux dans l’art d’interpréter les codes, publicistes dont la conscience portait la pancarte : à vendre ou à louer : toute une fripouille qui se régalait de ses reliefs.

Plus proche de lui, sa femme, molle et nulle, épousée d’ailleurs pour sa fortune, puis réduite en esclavage.

Alors seulement son fils lui revint à l’esprit. Outré au souvenir du déboire qu’il lui devait, il murmura : — Celui-là, par exemple, paiera pour tous. Il voulut réfléchir aux moyens de museler le jeune homme. Mais il s’aperçut aussitôt qu’il le connaissait fort peu. Les années de collège accomplies, il aurait voulu en faire un docteur en droit qui eût mis sa science au service des entreprises paternelles. Or, Charles avait déclaré qu’il préférait se consacrer à des travaux historiques et il avait quitté la maison pour se loger sur la rive gauche. Tous deux se voyaient rarement et ne trouvaient rien à se dire lorsqu’ils se rencontraient.

Mandrillat était incapable d’admettre que quelqu’un de son sang pût pratiquer de bonne foi le socialisme. Qu’on se servît de cette doctrine pour duper certaines catégories d’électeurs, fort bien. Mais il y fallait du doigté. A coup sûr, Charles en manquait et il avait eu le plus grand tort de s’émanciper à l’étourdi, sans consulter les gens d’expérience.

Néanmoins, Mandrillat ne doutait pas de le faire renoncer, par menace ou persuasion, à ses équipées révolutionnaires. Il invoquerait au besoin son autorité de chef de famille. Naïf en cela, croyant à une morale dénuée de sanction, il ne comprenait pas que cent ans d’éducation individualiste ont mis à rien cette autorité. Il méditait une solennelle harangue, ignorant qu’à notre époque, les fils tiennent volontiers les pères pour de salivants Gérontes dont les propos ont tout juste l’importance des lariflas propagés par un morne tambour dans la nécropole où s’effritent les ossements des gardes nationales défuntes.

Le Vénérable tentait de forger des arguments décisifs. Mais la mémoire des révélations de Legranpan le lancinait à ce point qu’il entrait de plus en plus en colère. Si bien que quand l’auto s’arrêta devant sa porte, il tremblait de fureur mal contenue.

Il s’engouffra, en coup de vent, dans le vestibule et, dédaignant l’ascenseur, monta, d’un trait, jusqu’au troisième étage. Dans l’antichambre, au valet qui lui enleva sa fourrure, il demanda, d’une voix brève, si sa femme était à la maison. Sur la réponse affirmative, il commanda qu’on la fît venir au salon.

Lorsqu’elle entra dans cette pièce horriblement cossue, il arpentait, les mains au fond des poches, le tapis aussi laid que riche qui en couvrait le parquet. Et il frappait de tels coups de talon que les vitres frémissaient et que les pendeloques du lustre s’entrechoquaient avec un bruit fragile.