Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
Au chapitre XIV de l'Évangile selon saint Jean, il est rapporté que Jésus, parlant à ses disciples, leur dit : « L'Esprit de vérité que le monde ne peut recevoir parce qu'il ne le connaît point, vous, vous le connaîtrez, parce qu'il sera en vous… » Et plus loin : « Si quelqu'un m'aime, il gardera ma parole et mon Père l'aimera ; et nous viendrons à lui et nous ferons en lui notre demeure… » Pénétrée de cette divine présence, sainte Térèse compare l'âme où elle se manifeste à « un cristal limpide » au centre duquel Dieu rayonne comme un soleil. Elle établit la réalité sensible de cet astre qui, « par essence et par puissance », vivifie de sa flamme les contemplatifs humbles et souffrants dont le cœur est pareil à celui d'un enfant.
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 300
Veröffentlichungsjahr: 2024
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
Adolphe Retté
Le soleil intérieur
PRÉFACE
SAINT JOSEPH DE CUPERTINO
CATHERINE DE CARDONNE
UNE CARMÉLITE SOUS LA TERREUR
LA CHARITÉ DU MALADE
Au chapitre XIV de l’Évangile selon saint Jean, il est rapporté que Jésus, parlant à ses disciples, leur dit :
« L’Esprit de vérité que le monde ne peut recevoir parce qu’il ne le connaît point, vous, vous le connaîtrez, parce qu’il sera en vous… »
Et plus loin :
« Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole et mon Père l’aimera ; et nous viendrons à lui et nous ferons en lui notre demeure… »
Pénétrée de cette divine présence, sainte Térèse compare l’âme où elle se manifeste à « un cristal limpide » au centre duquel Dieu rayonne comme un soleil. Elle établit la réalité sensible de cet astre qui, « par essence et par puissance », vivifie de sa flamme les contemplatifs humbles et souffrants dont le cœur est pareil à celui d’un enfant.
Le faux sage se détourne du Soleil intérieur pour chercher des clartés parmi les marais décevants où croupissent les sciences humaines. Les phosphores de la décomposition l’hallucinent ; ses regards se saturent de mirages ; il en poursuit les prestiges à travers des brumes où les feux follets livides de son orgueil dansent, s’éclipsent, se rallument, l’entraînent toujours plus loin du foyer de grâce et finissent par l’égarer dans ces ténèbres extérieures dont il est dit qu’elles ne comprennent pas la lumière.
Alors, quel trouble en lui ! Quel tumulte de notions contradictoires ! Le doute universel s’infiltre dans ses veines. Sa raison tourbillonne comme une feuille sèche, au souffle de « l’Esprit de négation ». Les systèmes et les doctrines qu’il échafaude croulent l’un après l’autre. Il erre en trébuchant parmi des ruines vêtues de mousses aux nuances cadavéreuses. Et mille fantômes l’escortent.
Il s’écrie, avec le douloureux Baudelaire :
Mon âme est un palais hanté par la cohue !…
Bientôt il se diluera dans la nuit sans étoiles du désespoir, si Dieu ne lui envoie une grâce de conversion qui l’oblige de rebrousser chemin vers le Soleil méconnu.
Les trop prudents, ceux qui s’efforcent d’établir une cote mal taillée entre le service de Dieu et celui de Satan, cherchent à se tenir à la limite entre la région qu’illumine l’astre aux clartés de foi, d’espérance et de charité, et la contrée où se bousculent les nuées inquiètes de l’amour-propre. Ils usent leurs jours à tenter un bizarre mélange d’ombres et de lumière. Ils n’aiment pas Dieu, mais, comme ils le craignent, ils calculent la mesure dans laquelle ils lui obéiront sans trop déplaire au Démon. L’Apôtre a beau leur dire : « Ne vous conformez pas à ce siècle », ils lui répondent : « Il faut être de son temps. »
Mais si ce temps, ainsi que le fait le nôtre, s’enfonce dans un matérialisme épais et noir comme poix ? — Tant pis pour Dieu ! Ils s’y englueront en multipliant les excuses et en promettant de se repentir après qu’ils auront léché, pendant des années, le cambouis des portes de la Géhenne.
Cependant, comme le dit encore sainte Térèse, « les puissances de leur âme qui remplissent les fonctions d’alcade, d’intendant et de maître d’hôtel font très mal leur office ». Privées du principe régulateur, elles s’entre-heurtent dans l’anarchie. A cause de leur mauvaise conscience, ils vivent dans l’incertitude et le chagrin…
Mais les Simples, les véritables enfants de Dieu qui demeurent, avec une tranquille confiance, fondus dans le rayonnement du Soleil intérieur, ceux-là connaissent les joies de la paix dans la certitude. Même lorsque la croix pèse sur leurs épaules, ils se félicitent de souffrir avec Notre-Seigneur. Et c’est pourquoi, selon la promesse du Bon Maître, ils sont « entièrement dans la lumière sans aucun mélange d’obscurité. Tout est lumineux en eux. Ils sont éclairés comme par une lampe toute brillante. »
Dans les pages qui vont suivre, on essaya d’évoquer quelques-unes de ces âmes solaires. Durant leur existence terrestre, elles subirent bien des tribulations ; souvent elles eurent à savourer le mépris des personnes — positives. Mais, en compensation, divers amoureux de Jésus vinrent se réchauffer à leur flamme.
Aujourd’hui, où, même chez beaucoup de fidèles, il est de bon ton de réduire le sens surnaturel de la vie à un minimum, où la lanterne fumeuse du sens commun est trop souvent considérée comme une étoile de première grandeur, certains ne goûteront guère les « exagérations » des prédestinés dont l’histoire va être rapportée.
Toutefois, peut-être se trouvera-t-il un certain nombre d’âmes chrétiennes pour apprécier ces élus de la vraie Lumière parce qu’ils n’aimèrent que Dieu, ne vécurent que pour Dieu, ne connurent que cette seule sagesse : la folie de la Croix, et ne voulurent rien savoir de plus.
Il y a des Saints dont la trace de clarté, en ce monde fuligineux, se marque pour l’action. Ils sont fondateurs d’ordres, réformateurs, promoteurs de dévotions nouvelles. Mais d’autres se manifestent si vibrants, si sensibles au moindre souffle de l’Esprit, que leur existence se résume en un cri d’adoration perpétuelle. Ils sont tellement « ivres de ce vin de l’amour de Dieu » dont parle sainte Térèse, qu’ils titubent à travers la vie en trébuchant contre tous les cailloux de la route, en se heurtant à l’angle de tous les murs. Les choses de la matière ne les touchent que pour les faire souffrir. Les gens de piété formaliste les envisagent avec méfiance à cause de leurs allures décousues. Les abstracteurs de quintessence théologique dissèquent leurs propos sans bienveillance, s’offusquent de leurs gestes, blâment les excès de leur charité, concluent fort souvent, qu’une sainteté aussi scandaleuse devrait être réprimée au nom de la discipline commune. Cependant, comme une flamme insolite règne autour de ces « exaltés », les Simples qui, d’instinct, s’y réchauffent, les vénèrent et se lamentent lorsqu’on leur enlève ces « Irréguliers » dont le verbe ardent verse du soleil dans les âmes ingénues.
Saint Joseph de Cupertino fut l’un de ces Bienheureux hors-la-loi. Son originalité lui valut la prison, peut-être parce que son exemple aurait multiplié ces « fous à cause de Jésus-Christ » à qui saint Paul réserve des éloges sans restriction.
Il apparut à une époque où, sous prétexte de Renaissance, le paganisme ressuscitait dans les esprits et dans les mœurs. En apparence, sa place eût été parmi ces premiers disciples de saint François d’Assise qui s’intitulaient eux-mêmes « les jongleurs du Bon Dieu ». Mais, au commencement du XVIIe siècle, il produisit à beaucoup l’effet d’un anachronisme, d’un survivant tardif du moyen âge égaré dans un temps peu propice au miracle.
Or il semble bien que la Providence l’ait suscité afin d’avérer, une fois de plus, qu’elle demeure la maîtresse de démentir, quand il lui plaît, les conjectures où la pauvre raison humaine voit des axiomes. Pour sa part, Joseph démontra que les lois de la pesanteur ne sont pas toujours faites pour les Saints.
Parmi les dires des contemporains sur l’Homme-Volant de Cupertino, on trouve des légendes baroques dues à l’imagination populaire et aussi des railleries à base de scepticisme émises par des métaphysiciens goguenards ou trop subtils. C’étaient de ces Florentins lettrés qui jugeaient l’Évangile par trop fruste au regard des rêveries chatoyantes qu’ils aimaient à cultiver dans les jardins de Platon.
Si l’on écarte ces gauches enluminures et ces persiflages de raffinés, il reste une série de témoignages précis provenant de prélats pondérés qui furent les admirateurs du Saint et qui, après l’avoir étudié, devinrent ses amis les plus fervents. Il reste aussi les faits, vérifiés avec prudence et minutie, dont l’Église s’autorisa pour placer Joseph sur ses autels. De l’ensemble se dégage une figure tout imprégnée de lumière surnaturelle. Dans les lignes qui vont suivre on essaiera d’en donner une esquisse.
Joseph naquit à Cupertino, petit village du royaume de Naples, le 17 juin 1603, dans des circonstances fort tristes. Son père, menuisier, ayant fait de mauvaises affaires, les gens de justice vinrent pratiquer une saisie et expulser la famille au moment même où sa mère ressentait les premières douleurs de l’accouchement. Elle se réfugia dans une étable délabrée et mit au monde son enfant sur quelques brins de paille à demi pourris.
Le père, de tempérament jovial et insoucieux, ne s’affecta pas beaucoup de ce revers, qui lui valut, d’ailleurs, l’emploi de concierge du château. Car le seigneur du pays voulut l’avoir sous la main pour se divertir de ses saillies. Par la suite, ce philosophe rustique ne s’occupa guère de sa progéniture.
La mère offrait un caractère tout différent. Morose, aigrie par l’indigence, elle se montrait d’une dévotion étroite et littérale. Joseph étant encore tout petit, elle le châtiait avec rigueur, à la moindre étourderie, comme s’il se fût agi de fautes graves. Donc, entre cet homme qui riait toujours et cette femme qui ne riait jamais, l’enfant grandit, privé de toute affection humaine. Il ne paraît point en avoir souffert, Dieu l’ayant prédestiné à la vie intérieure la plus intense.
En effet, ce qui le particularise d’une façon éminente c’est ce fait que, dès l’âge de quatre ans, il plongea dans l’oraison au point d’ignorer à peu près complètement ce qui se passait autour de lui. Ses sens prenaient à peine contact avec l’univers. Son âme, imprégnée du soleil d’amour qui rayonnait et brûlait au centre le plus profond de son être, n’était qu’effleurée par les impressions venues de l’extérieur. Celles-ci ne pénétraient pas ; il les écartait sans même s’en apercevoir et demeurait noyé dans un océan d’or fluide qui absorbait toutes ses puissances. Ce qu’il contemplait en lui c’était la Sainte-Face tout éclatante de tendresse infinie ; ce qu’il entendait, c’étaient des paroles que nul dialecte humain ne saurait traduire. Lorsque, à des intervalles éloignés, il s’arrachait douloureusement de son union perpétuelle à Jésus, il promenait sur le monde un regard étonné. Même alors, il n’en percevait pas le mécanisme social. Il le découvrait comme un lieu de ténèbres où furetaient des chacals, où s’agitaient des ombres plaintives. Pour la nature, elle lui apparaissait un grand rêve peuplé de symboles qui reproduisaient, sous des formes moins parfaites, les images merveilleuses dont il avait coutume en ses ravissements.
Seule, la musique religieuse réussissait à l’émouvoir : les accords de l’orgue, le chant liturgique le faisaient tressaillir. Il se mettait à pleurer, sa bouche murmurait des mots mystérieux qui se scandaient bientôt en un vague poème d’adoration jusqu’à ce que l’entourage, qui n’y comprenait rien, lui imposât silence.
On comprend que, fondu de la sorte en Dieu, Joseph eût de la peine à s’assimiler les rudiments de l’instruction. Sa mère constatant qu’il n’apprenait qu’avec la plus grande difficulté le texte du catéchisme et qu’il ne pouvait presque rien retenir par cœur, se récriait sur sa bêtise. D’autres fois, l’accusant de paresse et de mauvaise volonté, elle le rouait de coups.
« Elle m’a tellement battu, disait-il plus tard, en souriant, que les épreuves du noviciat ne me furent pas grand’chose en comparaison. »
A l’école, ce fut pis. Incapable de fixer son attention, l’enfant n’entendait, pour ainsi dire, rien du tout. Le maître avait beau le fustiger avec fureur, le traiter de bourrique et d’idiot, taxer de dissipation ses extases, Joseph n’apprit à lire qu’au prix d’un âpre tourment. Son écriture demeura toujours fort incorrecte. Quant au calcul, ce demeura pour lui la plus impénétrable des énigmes.
Ses camarades, le surprenant, à toute minute, l’œil écarquillé, les lèvres entr’ouvertes, en admiration devant des spectacles qui leur restaient invisibles, l’avaient surnommé : gueule béante. Ils lui jouaient mille tours cruels et le bafouaient sans trêve. Mais lui ne semblait point s’en chagriner. Il prenait ses récréations à l’écart ; elles consistaient à cueillir des fleurs de pissenlit ou des primevères ; puis se glissant dans le chœur de l’église paroissiale, il les déposait sur une marche de l’autel, s’agenouillait et égrenait un chapelet, pendant des heures, sans rien dire. Parfois, le sacristain survenait, lui reprochait d’apporter « des saletés » dans le sanctuaire et le mettait à la porte en lui tirant les oreilles.
La sainteté se paie. C’est pourquoi Dieu qui, comme le dit Job, crucifie admirablement ses élus, lui envoya la maladie. Joseph comptait un peu plus de sept ans quand il fut gratifié d’un abcès de l’intestin qui, perçant au dehors et mal soigné par un chirurgien ignare, menaça de tourner à la gangrène. En même temps, il attrapa la pelade ; son crâne s’excoria ; ses cheveux tombèrent par plaques ; et il en garda les marques toute sa vie.
L’enfant endurait de telles tortures qu’il lui arrivait de jeter quelques cris et de se plaindre un peu. Alors sa mère le secouait rudement et lui interdisait le plus léger soupir en disant que c’était un péché.
Mais le pauvre petit la suppliait : — Maman, portez-moi tout de même à la messe, disait-il un jour, je ne me sens bien que là.
C’était vrai, cette femme — si dure mais très pieuse en somme — avait admiré maintes fois son recueillement depuis l’introït jusqu’au dernier Évangile. Elle s’attendrit, le prit dans ses bras, et fit ce qu’il demandait. Pendant toute la durée du Saint Sacrifice, elle remarqua qu’il ne semblait plus souffrir. Et, de fait, il ne souffrait plus. Son âme allait se blottir dans le tabernacle et son corps devenait insensible au mal qui le rongeait.
Les actes de canonisation rapportent que Joseph fut guéri par un ermite qui, invoquant Notre-Dame de Grâce, lui fit une onction d’huile bénite. Mais la maladie s’était prolongée pendant quatre années au cours desquelles il fut charcuté, scarifié à l’aveuglette par le médicastre.
Dès que l’enfant fut guéri, l’on tint conseil pour examiner ce qu’on pouvait tirer de lui. Sa vocation, c’était de vivre entre ciel et terre, mais personne ne s’en doutait. Le pédagogue déclara qu’il renonçait à infuser la science dans ce cerveau rebelle. La mère, qui aurait souhaité le faire étudier pour la prêtrise, déplorait la ruine de son ambition. Le père promulgua : — Il est stupide… Tâchons de lui mettre un métier dans les mains ; peut-être à la longue, arrivera-t-il à gagner sa vie.
On le colloqua donc en apprentissage chez un cordonnier.
Jamais expérience n’échoua d’une façon aussi totale. Joseph n’apprit ni à manier l’alène, ni à battre le cuir, ni à poisser le fil. Il gâchait l’ouvrage et, malgré les coups de tire-pied que son patron lui prodiguait, il ne réussit jamais à faire tenir ensemble une semelle et une empeigne. Ou bien, absorbé en Dieu, il demeurait, les bras ballants, très loin de sa tâche. Ou bien, comme, d’après une clause de son contrat, stipulée sur sa demande, il allait à la messe tous les matins, il s’y enfonçait dans la contemplation au point de négliger parfois de se rendre à la boutique. C’est qu’alors son âme revivait la Passion du Sauveur ou pénétrait dans le mystère de la Sainte Trinité. « Il s’identifiait, dit son biographe, aux personnes divines et les communications merveilleuses qu’il en recevait se prolongeaient aussi longtemps que ses oraisons. »
Inepte en apparence, il réalisait ainsi la vie intérieure la plus riche et la plus féconde qui se puisse concevoir. Si rien ne s’en manifestait au dehors, c’est parce qu’à cette époque l’influx surnaturel dominait avec tant de despotisme toutes ses facultés qu’il lui était impossible d’expliquer ce qui se passait dans son esprit et dans son cœur.
Au surplus, à qui se serait-il confié ? — Pas au desservant de la paroisse qui, par ignorance ou par incurie, ne sut jamais distinguer la voie extraordinaire où Dieu engageait cet enfant. Et pourtant, Joseph possédait une intelligence très nette puisque, plus tard, dans le milieu monastique où il se développa, il sortit de la stupeur adorante où l’avait tenu si longtemps l’action divine sur son âme pour définir avec précision la ligature dont il avait été l’objet jusqu’à son adolescence.
Mais le brave cordonnier ne vit en lui qu’un bousilleur pas même bon à rapetasser des savates.
— Et puis, ajoutait cet homme positif, il ne veut manger que des fruits, du pain et de la soupe aux herbes. Il ne boit que de l’eau. De l’eau, je vous demande un peu !… Comme si le vin n’était pas l’ami de l’ouvrier ! Plusieurs fois, il est resté deux ou trois jours sans se mettre à table. Quand je lui en ai demandé la raison, il a pris son sourire niais pour me répondre : « J’ai oublié. » Le résultat, voilà !
Et il brandissait un croquenot difforme, en révolte contre toutes les règles de la cordonnerie.
— Je le garderais vingt ans comme apprenti, conclut le patron, qu’il ne ferait pas mieux. Qu’on me délivre de ce nigaud !…
Joseph fut donc rendu à sa famille. Il avait alors dix-sept ans. Il se demandait que devenir quand il reçut intérieurement l’ordre de se faire religieux. Déjà, il avait pensé au cloître, mais d’une façon vague et avec le sentiment qu’il convoitait une chimère. Or, cette fois, le Bon Maître, dont il distinguait sans cesse la présence au fond de son âme, qu’il aimait autant qu’il en était aimé, le Roi de lumière, qui lui avait prescrit le jeûne et l’abstinence, lui indiquait formellement la route à suivre. Plein de joie, il demanda tout de suite à ses parents la permission d’endosser le froc. Ils la lui accordèrent sur-le-champ, la mère parce qu’elle était très pieuse, le père, parce que, comme beaucoup de gens, il estimait que le monastère est un refuge tout indiqué pour les faibles d’esprit.
Il se trouva que deux oncles de Joseph, Francisco Desa et Giovanni Donato, appartenaient à la congrégation des Frères Mineurs de l’ordre de Saint François d’Assise. Il eût été normal que leur neveu entrât dans le couvent où ils avaient fait profession et s’y formât sous leurs auspices. Mais l’humilité ne comptant pas au nombre de leurs vertus, ils eurent honte d’un parent dont la réputation d’hébétude les offusquait. Ils ne voulurent même pas l’examiner : « C’est un illettré, un balourd, qu’il sera impossible d’élever jamais au sacerdoce », s’écrièrent-ils. Et ils inculquèrent leur prévention au Supérieur qui refusa tout net et sans examen d’admettre le postulant.
Cet échec ne découragea point le jeune homme. Au contraire, l’impulsion irrésistible qui le portait à la vie conventuelle ne cessa de s’accroître. S’il ne parvenait guère à exprimer ce qui se passait en lui, c’était avec lucidité qu’il obéissait à la Volonté toute-puissante qui avait pris le gouvernement de son âme. Il concevait qu’au monastère seulement les grâces dont il se sentait comblé s’épanouiraient dans toute leur splendeur.
Sans perdre de temps, il alla trouver le Père provincial des Capucins de Martina et le supplia de l’accepter comme convers puisqu’on le jugeait inapte au chœur. Pour la première fois de sa vie, il déploya de l’éloquence, disant son horreur du monde et son désir passionné de s’incarcérer dans l’amour de Jésus-Christ. Son humilité, son esprit d’abnégation, la flamme mystérieuse qui brillait dans ses prunelles émurent le provincial. Il fut convenu qu’on l’essaierait, si piteuse que fût sa renommée.
Joseph prit donc l’habit en août 1620 sous le nom de frère Étienne.
Mais ses tribulations ne faisaient que commencer. Dieu, le maintenant sans cesse au sommet de la vie unitive, entendait l’imposer aux moines, comme aux laïques, ainsi qu’un être d’exception de qui la seule présence serait un défi aux principes les plus avérés du sens commun.
A peine le Saint fut-il entré au noviciat, que la contemplation le ressaisit tout entier. Souvent, du matin au soir, il semblait aveugle et sourd, de sorte que ses confrères, ne comprenant rien à son état, l’avaient surnommé « le cadavre ambulant ».
Le Supérieur soupçonnait bien que cette infirmité pouvait avoir une cause d’ordre surnaturel. Mais, d’autre part, la vie de communauté exigeait que chaque religieux se rendît utile d’une façon ou d’une autre. Peut-être qu’en désignant Joseph pour un emploi facile à remplir, on tirerait de lui quelques services sans entraver son oraison. Il le donna donc comme adjoint au frère chargé du réfectoire, en recommandant de ne lui passer aucune négligence. Ce faisant, il espérait se rendre compte s’il avait affaire au plus étrange des contemplatifs ou à un paresseux de carrière qui simulait l’idiotie pour s’épargner tout effort.
L’expérience eut un résultat propre à susciter le courroux du Père économe. Maladroit au plus haut degré, Joseph ne mit jamais le couvert sans casser deux ou trois plats et cinq ou six assiettes. Par punition, on lui enguirlanda le cou avec les débris. Mais il ne parut pas s’en apercevoir. Et il allait, tout cliquetant d’un bruit de vaisselle entrechoquée, sans même se douter qu’il était un sujet de dérision pour l’entourage.
A plusieurs reprises, il mit du pain noir au lieu de pain blanc sur les tables. Comme on lui signifiait de donner plus d’attention à ce qu’il faisait, il répondit, avec naïveté, qu’il était incapable de distinguer l’un de l’autre. C’était parfaitement exact ; mais le frère réfectorier crut que Joseph se moquait de lui. Il porta plainte et le pauvre extatique reçut une rude pénitence, qu’il accepta sans le moindre murmure. Puis on le changea d’office : on lui confia le soin de balayer les cloîtres. — Joseph accepta joyeusement cette besogne quasi machinale et il s’y mit avec ardeur. La bonne volonté ne lui faisait pas défaut ; seulement il arriva ceci que, neuf fois sur dix, au bout d’une minute, il était ravi en Dieu. Laissant alors tomber son balai, il s’agenouillait sur les dalles et oubliait tout jusqu’à ce qu’on vînt le secouer.
Enfin on le chargea uniquement de tirer l’eau d’un puits pour la transvaser dans un récipient qui servait aux ablutions de la communauté. Cette tâche ne demandait qu’une heure par jour. Or pas une seule fois le Saint ne réussit à remplir le tonneau. Pendant un mois on le vit errer, le seau à la main, l’air absent : il ne se rappelait plus ce qu’il avait à faire.
Ainsi de tout. Parmi les convers laborieux, il semblait une cigale chez les fourmis.
Quant à la formation religieuse, il fut impossible de la lui donner. Aux exercices, il troublait ses voisins et rompait la psalmodie par de grands soupirs ou des cris d’amour sans rapport avec le rituel. Aux instructions, il paraissait écouter le Père Maître. Mais si celui-ci lui posait une question, il balbutiait quelques phrases confuses ou gardait le silence. Humble, du reste, très convaincu de son ignorance, un jour qu’un de ses compagnons lui reprochait de n’être propre ni aux travaux matériels ni à la vie spirituelle, il lui demanda :
— Par charité, mon Frère, apprenez-moi ce que signifient ces mots : la vie spirituelle ?
— La vie spirituelle, répondit l’autre, c’est d’arriver au chœur le premier et d’en sortir le dernier.
Cette définition sommaire était offerte de bonne foi, le convers possédant un de ces esprits limités pour qui observer la règle d’une façon mécanique c’est réaliser la perfection. Mais Joseph y vit une réprimande méritée, car il avait fait cent fois sa coulpe pour des retards invraisemblables. Il baissa la tête et ne répliqua rien.
Cependant le Saint dépérissait à vue d’œil. D’abord le feu divin qui lui embrasait l’âme minait ses organes. Cette vie spirituelle dont, sans en avoir la notion, il présentait un modèle achevé, l’épuisait. Ensuite, les railleries des autres novices, les observations réitérées de ses supérieurs le suppliciaient ; il sentait qu’on ne supporterait pas toujours ses manquements continuels à la discipline. L’inquiétude le rongeait, car il ne parvenait pas à comprendre comment Dieu, lui ayant octroyé la vocation, le laissait inapte à la vie monastique. En effet, quel contraste : au centre de son âme, la lumière absolue — tout autour, d’opaques ténèbres !
La catastrophe qu’il redoutait se produisit enfin. Considérant, au bout de neuf mois d’essai, que Joseph ne s’adaptait nullement à la règle commune, excédé de rapports et de récriminations, le Provincial jugea qu’il était sage d’arrêter l’expérience. Quelques religieux, plus perspicaces que leurs collègues, et, entre autres, le Père Maître lui représentèrent pourtant que les « excentricités » de Joseph constituaient peut-être l’indice de grâces extraordinaires et que ses vertus étant évidentes, il y aurait lieu de patienter encore. Mais la majorité réprouvait toute indulgence, blâmait tout délai : à la porte, l’original qui ne se conduisait pas comme tout le monde !
Il en va parfois ainsi dans les monastères, quand les hommes de la lettre prédominent et non les hommes de l’esprit. Quiconque s’y différencie de la masse routinière, tranche sur le milieu incolore par l’éclat d’une personnalité anormale, suscite de l’antipathie et des malveillances. Il gêne, et, d’instinct, le troupeau des médiocres cherche à l’éliminer. On doit reconnaître que chez Joseph la sainteté se manifestait d’une façon si particulière qu’il constituait un embarras pour une communauté. Toutefois, si les Capucins de Martina avaient brûlé de cette Charité que recommande saint Paul, ils auraient perçu la crise d’incubation mystique que subissait leur frère. Se plaçant au point de vue du surnaturel, ils l’auraient chéri et ménagé en vénérant l’opération divine sur cette âme. Malheureusement, ils raisonnèrent selon la nature. Dès lors, ils ne virent en lui qu’un déséquilibré bon à expulser ou à enfermer.
La prison viendra bientôt. Pour le moment, ce fut l’éviction.
« Lorsqu’on lui ôta l’habit religieux, rapporte son premier biographe, il eut un sentiment, si vif de son incapacité, de sa faiblesse, de ce qu’on nommait son extravagance, que, depuis, au seul souvenir de cette scène on l’a vu s’évanouir tant il en restait frappé. Dans un âge plus avancé, il racontait qu’en cette minute, il s’était senti comme arracher la peau de la chair. Pour comble de misère, une partie de ses vêtements laïques, le chapeau, les bas, la casaque s’étaient égarés. On le mit dehors demi-nu. »
Ces moines étaient de sinistres pingres, car enfin ils auraient pu, au moins, lui faire l’aumône d’un bonnet, d’une paire de sabots et d’une veste !
Ce ne fut pas encore le point extrême de l’épreuve. Le monde réservait au Saint un accueil semblable à une fondrière hérissée de ronces farouches et d’orties hargneuses. Il avait résolu de gagner Vetrara, petite ville où son oncle Francisco prêchait le carême, afin de lui exposer sa détresse et de mendier un abri. Il suivait la route quand il fut attaqué par des chiens qui mirent en loques les haillons dont il était couvert. Il eut grand’peine à fuir leurs morsures.
Il boitillait, tout meurtri, lorsque, un peu plus loin, des bergers le prirent pour un espion des brigands qui ravageaient, pour lors, la contrée et fondirent sur lui en hurlant des menaces et en brandissant leurs triques. Ils l’auraient assommé si l’un d’entre eux ne l’avait reconnu et ne s’était interposé. Joseph gisait sur le talus, très pâle et tout défaillant, car il avait quitté le monastère à jeun.
— Je meurs de faim, répondit-il à leurs questions. Pris de pitié, ils lui donnèrent un quignon de pain qui le réconforta un peu.
A Vetrara, l’oncle le reçut comme avec une fourche.
— Tu n’es qu’un imbécile et un propre à rien, s’écria-t-il, qu’est-ce que tu vas devenir à présent ? Ne compte pas sur moi : je me ferais scrupule d’assister un rebut de cloître tel que toi… Dans ta maison c’est l’indigence et pire, car je t’apprends que ton père est mort insolvable. Il t’a laissé pour héritage trois mille écus de dettes dont tu devras répondre. Je te préviens que les créanciers te cherchent pour te fourrer en prison. Que vas-tu faire ?
Joseph, blême comme un linceul, se tenait devant lui, sans rien dire. L’oncle insistant d’une voix tonnante, il se signa puis fit un geste d’abandon total ; et deux grosses larmes coulèrent lentement sur ses joues.
Francisco eut quelque peu vergogne de sa dureté :
— Je te garderai ici jusqu’à Pâques, reprit-il, après je te reconduirai à Cupertino, et là, tu te débrouilleras comme tu pourras.
A Cupertino, dès que sa mère apprit son renvoi, elle entra dans une furieuse colère. Elle vociféra : — « Tu as trouvé le moyen de te faire chasser de la sainte maison où l’on avait eu tant de mal à obtenir ton admission. Dieu sait quelles sottises tu as dû commettre !… Mais je t’en avertis, je n’entends pas nourrir ton oisiveté. Sors d’ici, vagabond, va-t’en où il te plaira ; ou bien qu’on t’emprisonne ; cela m’est fort égal… »
Cependant le Saint ne suppliait ni ne cherchait à se justifier. Courbé sous l’invective maternelle, les yeux clos, il voyait, au-dedans de lui-même, Jésus-Christ saigner sur la croix. Il participait à l’agonie du Maître et il se sentait si complètement identifié à Lui qu’il ne parvenait pas à fixer son attention sur les choses de la terre. Car il ne faut pas oublier qu’au stade de la vie unitive où il se trouvait alors, chacune de ses souffrances se confondait avec celles que Notre-Seigneur eut à subir au cours de sa Passion. Le Joseph apparent semblait de pierre aux outrages et aux sévices. Le Joseph intérieur éprouvait des tortures indicibles sur la Voie douloureuse. Mais cela, il ne pouvait l’exprimer, les puissances de son âme demeurant liées à l’égard du monde.
Quand la mère fut à bout de reproches et de lamentations, elle considéra son fils déplorable et ses entrailles s’émurent.
— C’est un idiot, murmura-t-elle, mais après tout, c’est mon enfant !…
L’idée lui vint de courir au monastère de la Grottella où l’autre oncle, Giovanni Donato, remplissait les fonctions de Maître des novices. A la Grottella il y avait une chapelle où l’on honorait l’image d’une Madone miraculeuse et, de ce fait, le sanctuaire possédait droit d’asile. Joseph s’y réfugiant échapperait aux poursuites des créanciers.
Donato ne voulut d’abord rien entendre. Ses préventions contre son neveu étaient trop ancrées pour qu’il l’admît au noviciat. Sur ce point, il se montra irréductible. Puis comme la mère insistait en sanglotant et lui représentait que l’arrestation de Joseph les déshonorerait tous, par amour-propre familial, il trouva un biais : le jeune homme porterait l’habit du tiers-ordre sous le vocable d’oblat et, en cette qualité, il aurait la charge de soigner la mule de la maison.
La mère consentit à tout. Le jour même, elle amena Joseph au monastère et prit congé de lui en lui signifiant de faire bien attention à sa conduite, car ce serait la dernière fois qu’on lui viendrait en aide. Ce qui fut confirmé par le Père Donato.
C’est alors que prit fin l’épreuve imposée au Saint pendant toute son enfance et la première partie de sa jeunesse. Son esprit se dénoua, il put, sans trop de distractions, remplir son emploi, suivre un dialogue, donner quelques preuves d’intelligence et manifester sa vocation. L’allégresse de se voir de nouveau sous clôture le transfigurait. Sa gaîté, son empressement à rendre service, son amour de la règle, son adaptation rapide aux coutumes monastiques firent augurer qu’on pourrait peut-être utiliser son bon vouloir.
Ce n’est point, d’ailleurs, qu’il fût exempt de peines, car à cette même époque, le Mauvais, flairant en lui un adversaire qui deviendrait redoutable, l’attaqua par les sens en l’obsédant d’images luxurieuses.
Joseph ne se laissa pas déconcerter par ces fangeuses manigances. Pour vaincre la chair, « à la nudité des pieds, à la rudesse du cilice, il joignit une étroite chaîne de fer qui ceignait ses reins et ses épaules. Il jeûnait tous les jours et ne donnait que quelques heures au sommeil, consacrant le reste de la nuit à l’oraison ».
Il couchait à l’écurie, auprès de la mule qu’il avait prise en affection et qu’il soignait fort bien. Son lit se composait de trois planches avec une peau d’ours comme couverture et un sac de paille pour oreiller. Par surcroît, quand le Démon le tourmentait avec persistance, il se flagellait en se servant d’une discipline garnie de molettes d’éperons si bien que les murs étaient tout éclaboussés de son sang.
L’oncle Donato, surpris de son changement et voulant l’observer de plus près, prit l’habitude de l’emmener avec lui lorsqu’il allait prêcher ou quêter dans les villages des environs. Chemin faisant, il l’interrogeait sur la religion. Joseph répondait avec simplicité. Mais ce qui frappa le Père c’est que les propos de son neveu, d’un ton naïf et imprévu, révélaient une connaissance approfondie des Mystères. Il ignorait le vocabulaire théologique ; il employait, pour décrire sa parfaite union au Bon Maître, un langage primesautier, des termes rustiques, des comparaisons familières. Tel quel, il débordait de science infuse. On aimerait à donner quelques exemples à l’appui ; malheureusement les relations contemporaines se bornent à constater le fait sans rapporter ses propres paroles.
Bref, Donato reconnut avec stupéfaction que, durant sa longue période d’apparente torpeur, le jeune homme avait réalisé les états d’oraison de l’ordre le plus élevé et que Jésus-Christ lui-même avait pris soin de verser la Lumière en son âme. Selon qu’il est dit dans l’Évangile, « des choses qui sont cachées aux prudents et aux sages » furent montrées à ce tout-petit — à cet humble qui ne se doutait même pas de son privilège.
A la suite de cette enquête, le Père, tout à fait revenu de ses préventions, estima que, pour le bien de la communauté, il serait sage d’admettre au noviciat un sujet aussi exceptionnel. D’après son avis, Joseph fut conduit à Altamira, au mois de juin 1625. Une congrégation provinciale y était réunie qui examina le postulant et reconnut son aptitude à la cléricature. De retour à la Grottella, Joseph reçut donc l’habit religieux et commença son année de probation. Pour la piété, le zèle, l’obéissance, il fut irréprochable. De plus, son humeur enjouée et son extrême douceur le faisaient aimer de tout le monde. Mais quant aux études il y échoua d’une façon totale. Il semble évident que Dieu se réservait l’action directe sur cette âme et n’entendait pas que les méthodes ordinaires lui fussent appliquées.
En effet, comme on le préparait à recevoir les ordres, Joseph eut beau faire effort pour s’assimiler les matières prescrites, c’était comme s’il eût versé de l’eau dans un crible. Il n’apprit qu’avec la plus grande difficulté les éléments du latin et ne parvint jamais à lire correctement le bréviaire ni le missel. « Il croyait avoir beaucoup fait lorsqu’à grand’peine il réussissait à en articuler distinctement quelques syllabes. » D’après ce détail, on devine que la scolastique lui demeura une rébarbative étrangère.
Le Père Donato, maître des novices, ne savait que résoudre. D’une part, il y avait cette évidence : Joseph irradiait le Surnaturel divin autour de lui. D’autre part, comment canaliser, plier au ministère une sainteté qui restait imperméable à l’enseignement traditionnel ?
Le temps du noviciat s’écoula parmi ces incertitudes. Elles ne furent pourtant pas un obstacle pour la profession. Les vertus de Joseph se manifestaient si éclatantes que, malgré sa nullité comme étudiant, il y fut admis par un suffrage unanime.
Restait le plus malaisé, c’est-à-dire l’accession au sacerdoce. Joseph considérait en tremblant les in folio formidables dont il lui fallait absorber la substance ; il en épelait quelques lignes puis, n’y comprenant goutte, il s’écriait, les larmes aux yeux : — Appelez-moi Frère Ane !…
C’est, du reste, le surnom sous lequel il se désigna durant toute son existence.
Il s’y reprit à cent fois pour se meubler l’esprit de définitions abstraites et de formules dogmatiques. Toujours en vain. Vérifiant que, par ses moyens naturels, il n’obtenait aucun résultat, il eut recours à la Sainte Vierge, tout comme un enfant qui demande à sa mère de lui seriner l’alphabet.
— Aidez le petit âne à porter son fardeau ! lui dit-il.
« Ensuite, a-t-il raconté plus tard, je m’adonnai à la pénitence et à la méditation des merveilles de ma bonne Mère et je ne restai plus une heure sans avoir présente à l’esprit cette bienheureuse Vierge de la Grottella qui me faisait des grâces continuelles et attirait en elle toute mon âme. »
Marie lui donna un signe indubitable de sa prédilection. Voici comment le biographe de Joseph rapporte le miracle :
« Il est de fait qu’il ne réussit jamais à expliquer aucun des Évangiles de l’année sauf celui qui commence par les mots : Beatus venter qui te portavit (St Luc, XI). La Mère de Dieu qui voulait élever si haut l’intelligence de son serviteur, prit plaisir à lui révéler le sens d’un texte dont elle est l’objet et à l’introduire elle-même dans le sanctuaire.
« Joseph apprit donc uniquement les paroles de cet Évangile ; il en comprit la signification et la portée et se présenta hardiment à l’examen. L’évêque de Nardo, Jérôme de Franchis, qui pressentait sa sainteté, lui conféra sans difficulté les ordres mineurs et le sous-diaconat. Il était disposé à l’ordonner diacre lorsqu’on lui rappela qu’aux termes des canons, l’examen préalable était de rigueur. L’évêque prit le livre des Évangiles et l’ouvrit au hasard. Mais il semble qu’un ange ait dirigé sa main, car le passage qu’il rencontra fut précisément celui qui commence par Beatus venter