Jusqu'à la fin du monde - Adolphe Retté - E-Book

Jusqu'à la fin du monde E-Book

Adolphe Retté

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Beschreibung

Il existe, dans l’œuvre de Pascal, un écrit où se résume toute la ferveur de cette grande âme éprise du Bon Maître alors qu’il souffre dans l’angoisse d’une nuit sans étoiles. C’est le Mystère de Jésus. Ici, point de propositions théologiques ou morales développées à loisir, point de controverses ni de polémiques. Seul à seul avec Celui qui a voulu supporter, en un abandon total, le poids de tous les péchés du monde, Pascal reçoit la grâce de partager sa détresse. Il le voit pleurer et il pleure ; il le voit saigner et il saigne. Les souffles lugubres qui agitent les feuillages du Jardin des Olives lui frôlent la face et se mêlent aux ricanements du Démon qui rôde à travers l’ombre implacable. Son cœur palpite à l’unisson du Cœur lacéré de Jésus et chacune des phrases qu’articule péniblement cette bouche trois fois sainte le transperce comme une flèche dont la piqûre barbelée le fait tressaillir jusqu’au plus profond de son être. Il crie, non parce qu’il souffre, mais parce que Jésus souffre par lui, pour lui — en lui. Et ses cris sanglotés, c’est ce dialogue, sans art, sans littérature, mais où, bien au-dessus des pauvres artifices de notre rhétorique, la voix même du Rédempteur retentit dans son âme pour la purifier, pour la fondre au creuset de ses propres douleurs, pour l’offrir, toute pantelante de contrition, à la justice du Père éternel.

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ADOLPHE RETTÉ

Jusqu’à la fin du Monde

 

© 2024 Librorium Editions

ISBN : 9782385745868

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Jusqu’à la fin du Monde

PRÉAMBULE

DANS LA FORÊT DE L’ORAISON

REFLETS DES ÉVANGILES

LE BON SAMARITAIN

LA POSTÉRITÉ DE NICODÈME

LES DISCIPLES D’EMMAÜS

LES DEUX RÉCITS DU CURÉ

LE CURÉ DE GOUGNY-EN-BIERRE

UNE FEMME PRATIQUE

IN EXTREMIS

AU JARDIN DE LA SOUFFRANCE

ÉPILOGUE

PRÉAMBULE

Il existe, dans l’œuvre de Pascal, un écrit où se résume toute la ferveur de cette grande âme éprise du Bon Maître alors qu’il souffre dans l’angoisse d’une nuit sans étoiles. C’est le Mystère de Jésus. Ici, point de propositions théologiques ou morales développées à loisir, point de controverses ni de polémiques. Seul à seul avec Celui qui a voulu supporter, en un abandon total, le poids de tous les péchés du monde, Pascal reçoit la grâce de partager sa détresse. Il le voit pleurer et il pleure ; il le voit saigner et il saigne. Les souffles lugubres qui agitent les feuillages du Jardin des Olives lui frôlent la face et se mêlent aux ricanements du Démon qui rôde à travers l’ombre implacable. Son cœur palpite à l’unisson du Cœur lacéré de Jésus et chacune des phrases qu’articule péniblement cette bouche trois fois sainte le transperce comme une flèche dont la piqûre barbelée le fait tressaillir jusqu’au plus profond de son être. Il crie, non parce qu’il souffre, mais parce que Jésus souffre par lui, pour lui — en lui. Et ses cris sanglotés, c’est ce dialogue, sans art, sans littérature, mais où, bien au-dessus des pauvres artifices de notre rhétorique, la voix même du Rédempteur retentit dans son âme pour la purifier, pour la fondre au creuset de ses propres douleurs, pour l’offrir, toute pantelante de contrition, à la justice du Père éternel.

Dans cette nuit très obscure, dans cette nuit de sacrifice absolu, Pascal se sent comptable de notre ingratitude perpétuelle à l’égard du Sauveur. En gémissant, il murmure ces mots d’une véracité si effrayante : « Jésus sera en agonie jusqu’à la fin du monde ; il ne faut pas dormir pendant ce temps-là… Jésus a prié les hommes et il n’a pas été exaucé. »

Peu s’en faut que le voyant ne défaille pour s’être abreuvé à cette coupe d’amertume. Simultanément, il lui semble que son Dieu, délaissé hier, maintenant, toujours, s’est en allé très loin et ne reviendra sans doute jamais plus. Il tâtonne à sa recherche et ne palpe que des ténèbres. Il s’arrête éperdu ; il ne sait à quoi se résoudre. Il se demande s’il est mort impénitent et si son âme erre déjà au seuil de l’enfer.

Mais alors Jésus se manifeste et lui fait entendre des mots de lumière : « Console-toi, tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé… Je pensais à toi dans mon agonie ; j’ai versé telles gouttes de sang pour toi… C’est mon affaire que ta conversion ; ne crains point et prie avec confiance, comme pour moi… »

Tout le sens sublime du Mystère de Jésus, à savoir l’extrême désolation compensée par l’extrême espérance, se dégage de ces paroles. Le Sauveur s’y assimile à l’âme en détresse qui l’implore ; il imprime en elle son image. Renvoyant au ciel sa divinité, il ne veut plus être qu’un débris d’homme très humble et très faible et qui demande qu’on prie pour lui à peu près comme on prie pour les âmes du Purgatoire. Et il n’est pas d’union plus efficace, plus illuminante que celle qui se réalise, de la sorte, dans la douleur infinie avec Jésus. Saint Jean de la Croix eut raison de dire que cette nuit sanglante, c’était « un abîme de clarté ».

L’agonie de Jésus au Jardin des Olives, première phase de la Passion, déconcerte beaucoup trop de catholiques de même que les incommodent les vociférations et les crachats de la foule au prétoire de Pilate ou le bruit des marteaux frappant sur les clous qui rivent Jésus à la Croix. Il ne leur déplaît pas de s’asseoir au banquet des noces de Cana ; ils aiment assez à brandir des palmes, en chantant, le Jour des Rameaux. Mais souffrir avec Jésus, l’assister dans sa solitude, on y répugne. On préfère écarter la pensée de ce qu’Il donne pour nous. Un contemplatif le marque avec tristesse : « Bien des personnes, écrit-il, éprouvent une impression de gêne en présence de la Passion de Jésus-Christ ; et ce qui augmente ce malaise, c’est que Jésus nous invite à faire entrer sa Passion dans toute notre existence. » Oui, fort souvent, on ne veut demander au christianisme que des émotions agréables et superficielles. Et c’est à cause de cette barbare légèreté qu’en un grand nombre d’âmes, Jésus subira son agonie jusqu’à la fin du monde…

Je ne suis qu’un atome à côté de Pascal et je prêterais à rire si j’avais l’outrecuidance de placer mes piètres écritures auprès du Mystère de Jésus. Pourtant, Dieu m’ayant octroyé la grâce de la souffrance quotidienne, daigne aussi m’insuffler la volonté de l’unir aux souffrances de mon Rédempteur. Je ne méritais pas cette marque de sa miséricorde. Qu’on me permette de rapporter la circonstance où je la reçus.

J’étais de passage dans une ville populeuse et bruyante dont la plupart des habitants cherchaient à oublier les horreurs de la guerre en s’étourdissant parmi des liesses ignobles. Sans aucun doute, il s’y trouvait, çà et là, quelques âmes d’oraison mais je ne les connaissais pas. Déjà malade, environné d’indifférence joviale, à peu près sans le sou, je sentais le découragement s’insinuer en moi d’autant que l’avenir m’apparaissait très sombre. Je priais bien encore un peu, par bribes, non de l’âme mais du bout des lèvres, car l’A quoi bon ? père de toutes les désertions commençait à régir mes prières. Et le Mauvais en profitait, selon sa tactique invariable, pour me chuchoter que Celui à qui j’avais la naïveté de me confier ne prêtait nulle attention à mes plaintes. Un soir, je me traînais aux confins du désespoir ; je me disais que j’étais bien sot de m’enliser dans ma peine plutôt que de chercher une diversion brutale dans les fêtes grossières qui m’invitaient à chaque pas. En ce péril, je fus conduit, je ne sais comment, devant la porte entr’ouverte d’une église. D’un mouvement tout machinal je la poussai ; j’entrai dans le sanctuaire ; ce fut par habitude et sans même articuler une syllabe de dévotion que je m’inclinai devant le Saint-Sacrement.

Il n’y avait personne que moi — personne, sauf Jésus caché dans le tabernacle. Mais je n’avais pas conscience qu’Il fût là ou plutôt, cela m’était égal. J’errai quelque temps de la nef au transept puis je m’assis contre un pilier. Courbé sur ma chaise, la tête basse, l’âme inerte, je n’essayais plus de formuler le moindre fragment de prière liturgique. Ce n’était pas seulement la fatigue qui me faisait fléchir de la sorte. Il naissait aussi en moi un sentiment de révolte qui m’incitait à refuser mon hommage à Jésus parce que je tenais à me figurer qu’il m’avait abandonné. Le démon, prenant vigueur dans ma lâche faiblesse, ne cessait d’attiser, d’une griffe sournoise, cette flamme de rébellion. Le pire de mon état, c’est que je ne m’en rendais pas compte. Inclinant vers le péché consenti, j’en étais à ce point que me vautrer dans la fange, par rancune contre le Seigneur, me paraissait presque équitable. Ah ! comme on risque d’être changé en pourceau quand on tolère que la nature déchue se dérobe à la Grâce !

Peu à peu, à force de ressasser mes prétendus griefs, je fus pris de somnolence. Non pas l’un de ces calmes sommeils sans rêves qui réparent les forces épuisées mais une sorte d’engourdissement morose où survivait l’impression confuse qu’en me tenant loin du Bon Maître, je lui causais un préjudice. Il me restait bien comme un vague remords de cette trahison mais je ne voulais pas l’écouter.

Soudain, tandis que je m’embourbais toujours davantage, il me sembla entendre une voix très basse, très lasse, très triste, qui me disait à l’oreille : « — Tu n’as pas pu veiller une heure avec moi. »

Seigneur Jésus, c’était le reproche que vous avez adressé à saint Pierre parce qu’il dormait durant votre agonie au Jardin des Olives !

Dressé en sursaut, les mains tendues, d’instinct, vers le tabernacle, je fondis en larmes, je repris possession de mon âme. Tremblant, je m’écriai : — Je ne dors plus, bon Maître, je ne dors plus !…

Alors il me parut qu’une vaste lumière me balayait l’âme et en chassait les ténèbres. En même temps, la tentation, chauve-souris obscène que le diable y avait nichée, s’en échappait, fuyait avec un sinistre froissement d’ailes. Tout de suite après, je me rappelai, en un raccourci foudroyant, toutes les tortures endurées par Jésus lorsqu’il demandait à son père que s’il était possible, ce calice passât loin de lui. Je compris que le sommeil des apôtres se renouvelait, de siècle en siècle, chez trop de chrétiens qui rendent ainsi plus amère la solitude du Sauveur. D’un cœur déchiré de compassion, je fis le serment à Jésus de ne plus être de ceux-là. Je demeurai longtemps en oraison de repentir et d’amour. Quand je sortis de l’église, je me sentis à la fois plein de souffrance et plein de bonheur parce que je veillais avec Jésus. Et depuis, et surtout aux tournants douloureux de l’existence, j’ai pu constater la profonde vérité des paroles de Saint Paul : « A mesure que les souffrances de Jésus abondent en nous, ainsi notre consolation abonde avec elles. »

Seigneur Jésus, les hommes s’agitent pour conquérir des chimères alors que vous êtes la seule Réalité. Votre vie et votre mort attestent deux lois : loi de souffrance, loi de substitution, et ces lois gouvernent l’univers. Par la première, vous nous apprenez à nous hausser au-dessus de nous-mêmes pour l’amour de vous et à mériter ainsi le Royaume de Dieu. Par la seconde, vous nous apprenez que, pour rester dignes de vous suivre dans la voie douloureuse, nous devons vous aider à porter votre croix et à remplacer ainsi ceux dont la nonchalance la trouve trop pesante — ceux aussi qui refusent de vous connaître. La masse de nos péchés écrasait votre épaule ; notre bonne volonté, docile à votre Grâce, allège cet affreux fardeau. Et vous nous avez promis la suprême récompense lorsque vous nous avez dit sur la montagne : Bienheureux les miséricordieux car ils obtiendront miséricorde ; bienheureux ceux qui ont faim et soif de justice car ils seront rassasiés.

Seigneur Jésus, voyez : l’humanité de l’époque si sombre où nous sommes voués à l’exil dans l’attente de la Lumière éternelle ne veut plus vous connaître. Égarée par les brumes d’un matérialisme opaque, rongée de haines homicides, calcinée par la convoitise de l’or diabolique, impatiente de se détruire elle-même ou bien mollement indifférente à votre Passion, elle roule au cataclysme qui bientôt peut-être précipitera les âmes souillées et les âmes pures au pied du trône d’où vous les jugerez selon leurs œuvres.

Comme vous l’avez annoncé, cet avenir, ce proche avenir vient à pas furtifs, apportant les fléaux inéluctables…

Seigneur Jésus, voici que le crépuscule ensanglante l’horizon ; peut-être que les jours de la terre vont à leur déclin. Parlez-moi ; faites que je sente toujours descendre en mon cœur les rayons de votre Cœur ; faites que ce livre écrit dans la souffrance et dans la pauvreté réchauffe au foyer de votre amour quelques âmes refroidies et rallume en elles le désir de veiller avec vous au jardin des Olives — jusqu’à la fin du monde.

 

DANS LA FORÊT DE L’ORAISON

Ducam eum in solitudinem et loquar ad cor ejus.

Osée.

Des personnes m’ont parfois demandé pourquoi je n’écrivais pas de romans. Je puis leur répondre ceci : ce n’est pas que je dédaigne cette forme d’art qui, pour ne mentionner que des écrivains appartenant à la littérature catholique, nous a donné Huysmans, Benson, Bazin, d’autres encore. Mais on n’écrit pas les livres qu’on veut. En ce qui me concerne, du jour où j’entrai dans l’Église je n’eus plus qu’une pensée : la servir selon mes moyens et de la façon dont il plairait à Dieu de faire vibrer pour sa louange les cordes du pauvre violoncelle que je suis. Or, sauf une fois avec le Règne de la Bête, les sujets que sa Grâce m’invitait à traiter ne comportaient pas l’affabulation du roman. Davantage encore : ils m’étaient, pour ainsi dire, imposés. Ainsi, fort peu de jours avant de commencer la Vie de Sainte Marguerite-Marie, je ne me doutais nullement que ce travail ardu me serait désigné. J’estime superflu de raconter dans quelles circonstances je fus amené à l’entreprendre. Je me bornerai à spécifier que, pour ce livre comme pour d’autres avant et après, j’ai obéi, avec simplicité, à une suggestion d’ordre intérieur dont je ne pouvais méconnaître l’origine.

Ce qu’il n’est permis d’ajouter c’est que mon goût de la solitude s’adaptait à merveille à l’élaboration des volumes où je me suis efforcé de mettre en évidence, pour quelques-uns, le sens surnaturel de notre vie transitoire en ce bas monde.

La solitude, je l’ai toujours aimée. Même dans ma jeunesse, alors que je me bouchais les oreilles pour ne pas entendre l’appel de Dieu, je la préférais aux villes toutes retentissantes du vain bavardage des hommes. Il y avait donc bien des années que je me tenais à l’écart de leurs colloques lorsqu’il plut à la miséricorde divine de me convertir. Et je ne crois pas téméraire de penser que cette inclination me prédestinait à la tâche que je remplis depuis vingt ans : montrer Dieu à ceux de mes contemporains qui le négligent ou qui mettent leur amour-propre à l’ignorer. Car ce n’est que dans la solitude et le silence qu’on apprend à Le connaître — et, par conséquent, à L’aimer.

Comme le savent les lecteurs de Du diable à Dieu, c’est dans la forêt de Fontainebleau que je reçus les premières touches de la Grâce illuminante. Là, plus que partout ailleurs, et longtemps avant ma conversion, j’avais éprouvé les bienfaits de l’existence en pleine nature et j’avais eu à me féliciter de ne m’être pas reclus dans l’idolâtrie de l’art exclusif, de n’être pas devenu, comme tant de mes confrères, un de ces scribes monotones qui semblent avoir un fouillis de papier imprimé ou griffonné à la place de la cervelle et un pot rempli, jusqu’au bord, d’une encre épaisse à la place du cœur. Là, quand sonna pour moi l’heure de Dieu, je réalisai ce que signifiait la phrase de Saint Bernard : Aliquid amplius invenies in silvis quam in libris. Oui, là, parmi les peuplades harmonieuses des grands arbres, je sentis mon âme se développer au souffle du Paraclet et je connus que cet épanouissement radieux réduisait à rien la fausse sagesse que j’avais si longtemps recherchée dans des livres où la Vérité unique n’avait point de part.

Du diable à Dieu, c’est le procès-verbal, exact dans ses moindres détails, de mes états d’âme à l’époque de ma transformation miraculeuse et non, comme certains se le sont figuré, un récit « arrangé », truqué selon les formules du métier littéraire. Les esprits vraiment religieux qui voulurent bien me lire ne s’y trompèrent pas. Je n’ai pas à insister sur ce point et si j’y reviens ici, c’est parce qu’on m’a demandé de préciser la manière dont l’oraison germait, grandissait, fleurissait alors en moi, m’imprégnait de clarté divine. Je ferai cet exposé non par gloriole d’une faveur purement gratuite mais parce qu’il peut être utile à certaines âmes que Dieu oriente vers la contemplation infuse. Du moins, on me l’affirme. J’essayerai donc de satisfaire mes correspondants. Toutefois, qu’ils ne perdent pas de vue que cette analyse sera forcément incomplète : les opérations de la Grâce dans une âme de bonne volonté gardent toujours de l’indicible.

Il importe tout d’abord de rappeler qu’en ce temps-là mon ignorance religieuse était à peu près totale. Rien, ni mon genre de vie, ni mes lectures, ni mes habitudes de pensée n’était de nature à la dissiper. Je n’appartiens donc point à cette catégorie d’hommes à qui la foi catholique fut inculquée dans leur enfance, qui s’en écartent par la suite mais qui en gardant du moins une vague mémoire, n’ont à faire qu’un effort relativement minime pour en reprendre la pratique lorsque Dieu les dispose à se convertir. Non seulement je ne savais rien mais encore, par éducation, par entraînement et par un penchant originel à repousser toute discipline de l’âme, je nourrissais les plus fortes préventions contre l’Église. Par suite je n’étais donc nullement préparé à croire, quand la notion du Divin me fut révélée à l’improviste comme il est rapporté au premier chapitre de Du diable à Dieu.

Ceci posé, l’on saisira combien, au cours de mes longues méditations solitaires sous les ombrages de la forêt, j’apportais une sensibilité toute neuve aux joies et aux souffrances que me valait l’infiltration progressive du Saint-Esprit dans ma vie intérieure. Je souligne que son action m’était tour à tour, et quelquefois simultanément, douloureuse et suave ; mais je dois mentionner que, dans l’un et l’autre cas, si intense fût-elle, il n’en résultait nul trouble, nulle anxiété. Au contraire, j’éprouvais un sentiment de confiance dans la Force mystérieuse qui se rendait de la sorte maîtresse de mon être. Il s’ensuivait une paix sans égale où mon âme, naguère si versatile, se reposait amoureusement dans la contemplation des splendeurs de la certitude.

Et c’était bien un état de contemplation passive car, en cette phase de ma conversion, je n’argumentais ni ne discutais. Je m’ouvrais à la Grâce, je l’absorbais comme une terre longtemps durcie par un gel rigoureux s’amollit avec délices pour laisser ses molécules s’imbiber des gouttes tièdes d’une pluie de printemps.

Parfois ma contemplation prenait l’aspect d’une réminiscence : on eût dit que je me souvenais de choses que je n’avais cependant ni connues ni pu connaître durant les années antérieures. Parfois aussi je voyais se lever en moi des images aux contours d’une netteté insolite et qui, baignées d’une blanche lumière, se succédaient devant les yeux de mon âme.

La Grâce se manifestait encore d’autre façon. Je tâcherai de dire comment dans les lignes suivantes. Mais je tiens, avant tout, à répéter qu’elle me conquit d’abord par son infusion persistante dans les domaines de la sensibilité et de l’imagination et non par le raisonnement ou par une spéculation quelconque de l’intelligence. Et c’est ainsi que naquit en moi le sentiment habituel de la présence de Dieu.

Ce sentiment, je l’éprouvai, au début, selon la formule si vraie du psalmiste : Timor Domini initium sapientiae : la crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse. Mais qu’on n’aille pas se méprendre ; ce n’était point de l’effroi que je ressentais. En l’occurrence, rien de semblable à la panique d’un voyageur qui, entendant gronder un orage sur sa tête, cherche, d’un cœur éperdu, l’abri où échapper à la foudre. C’était l’intuition, pleine de respect, que de l’Énergie radieuse dont j’étais comme circonscrit émanait toute beauté, toute bonté, toute justice — la perfection absolue. Alors, faisant un retour sur moi-même, je découvrais à quel point mon âme était encore loin de ressembler à ce divin modèle. Je voyais mes fautes coutumières, mes penchants mauvais comme des taches sur cette Lumière et je concevais que pour mériter la sollicitude adorable qui m’investissait de la sorte, je devais travailler assidûment à réprimer ceux-ci, à effacer celles-là.

S’il n’y avait eu que moi pour acquérir les vertus nécessaires, j’aurais certainement échoué. Mais chaque fois que j’accomplissais un effort dans ce sens, je me sentais doucement encouragé à la persévérance. Quelqu’un était là qui m’aimait — j’en avais conscience d’une façon très forte — qui guidait mes pas incertains, qui fortifiait en moi la volonté de lui plaire. Ah ! je n’étais plus seul ainsi que je l’avais été si longtemps parmi les hommes.

Savourant cette sécurité, j’entrais souvent dans un recueillement profond où je demeurais entièrement absorbé par la contemplation de l’Être qui daignait me prodiguer ses richesses et m’inculquer le désir croissant de m’en rendre digne. Je perdais la notion de la durée et de l’espace. Je demeurais immobile, tout ravi en Dieu, pendant des minutes ou, peut-être, pendant des heures. En cet état, je ne pouvais articuler la moindre parole mais mon âme entière se fondait en une oraison silencieuse de gratitude et d’amour.

Lorsque je revenais au sentiment des spectacles d’ici-bas, je les trouvais bien incolores. Certes, avant que la Grâce m’eût touché, j’avais connu des moments admirables à dénombrer les charmes multiples de ma chère forêt. Mais que c’était peu de chose en comparaison de la beauté de Dieu telle que je la percevais à présent au dedans de moi. Comme l’éclat de ce Soleil intérieur reléguait dans l’ombre le soleil périssable qui se joue à travers les ramures ondoyantes !…

Ensuite je commençai d’apprécier à leur suprême valeur les vertus que la Grâce faisait éclore en moi. Ayant vécu jusqu’alors dans l’esprit de révolte et dans la complaisance au péché, je me trouvais comme transporté dans une terre inconnue, dans une contrée miraculeuse, toute parée de fleurs dont les nuances et les parfums m’attiraient d’autant plus que je les découvrais pour la première fois. A les regarder, à les respirer, l’envie me venait d’en greffer les sauvageons de mon âme conformément aux préceptes de la Loi divine. Je tentai tout de suite cette besogne salutaire. J’y mettais de la maladresse, mais Dieu ne cessait de venir en aide à mon inexpérience.

Ce dont je me souviens également, c’est de la surprise que me causait ma docilité. N’ayant jamais obéi qu’aux impulsions de ma nature violemment indépendante, je demeurais stupéfait à constater que je prenais plaisir à me soumettre et que cette humilité imprévue me valait des joies plus intenses et surtout bien plus pures que celles dont j’avais coutume de repaître mes instincts.