Le risque-candidat en politique africaine - Thierry Amougou - E-Book

Le risque-candidat en politique africaine E-Book

Thierry Amougou

0,0

Beschreibung

"Le risque-candidat en politique africaine" : que signifie-t-il vraiment ? À travers le cas emblématique du Cameroun, cet essai interroge les figures politiques contemporaines : Paul Biya, 92 ans, au pouvoir depuis 42 ans, brigue un nouveau mandat en octobre 2025. Face à lui, Maurice Kamto et Cabral Libii incarnent d’autres visions du pays. Mais quel danger – ou quel espoir – représente chacun de ces hommes ? Au-delà des joutes électorales, c’est toute la société camerounaise qui vacille. Le meurtre barbare du journaliste Martinez Zogo signe le retour brutal d’un pays à la dérive. Qu’est-ce qu’un Cameroun barbare ? Comment cette violence diffuse ronge-t-elle les corps, les esprits, les institutions, les mœurs ? Peut-on encore espérer une sortie de crise par des réformes profondes – politiques, économiques, sociales, spirituelles et numériques ? Cet ouvrage, lucide et engagé, explore les racines du chaos et dessine les contours d’une renaissance possible. Il pose aussi une question plus vaste : en Afrique, la gauche, la droite, le centre ont-ils une réalité propre, ou ne sont-ils que des emprunts mal adaptés ? À travers le prisme du Cameroun, il propose une réflexion puissante sur l’avenir politique du continent.

 À PROPOS DE L'AUTEUR

Thierry Amougou, professeur d’économie du développement à l’UCLouvain, fait entendre une voix libre et exigeante. Ancien directeur du CriDis (Institut IACCHOS), il explore, à contre-courant des discours dominants, les résistances populaires en Afrique subsaharienne, les voies d’une transition juste et les blessures profondes des rapports Nord/Sud. Porté par une pensée hétérodoxe, son travail ouvre des brèches dans l’ordre établi et invite à repenser les fondements mêmes du développement.





Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern

Seitenzahl: 844

Veröffentlichungsjahr: 2025

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Thierry Amougou

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le risque-candidat

en politique africaine

Cas du Cameroun, Afrique en miniature

Essai

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Thierry Amougou

ISBN : 979-10-422-6607-3

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Je dédie ce livre à toutes les Camerounaises

et à tous les Camerounais,

principalement à tous les miens disparus et vivants…

L’écriture d’un livre est solitaire mais aussi toujours collective.

Merci à Monsieur Didier Engo et à Madame Mugenzi Sylvie

qui, malgré leurs occupations, ont bien voulu relire le manuscrit

et n’ont pas hésité à le commenter ici et là.

Je reste cependant le seul responsable des éventuelles erreurs

et faiblesses de ce livre.

 

 

 

 

 

Avant-propos

Penser le Cameroun après la barbarie

 

 

 

Ô Cameroun, berceau de nos ancêtres, autrefois, tu vécus dans la barbarie. Comme un soleil, tu commences à paraître, peu à peu, tu sors de ta sauvagerie…

 

Extrait de l’hymne national camerounais, version d’avant 1956

 

Le 18 mai 2024, j’eus une conversation avec le journaliste Haman Mana via l’émission « Au-delà des partis pris » animée par la diaspora camerounaise au Canada. Je lui ai demandé quel était le message central que son livre1 adressait aux jeunes camerounais. Il me répondit que son livre était tout simplement l’histoire d’un jeune camerounais né à Mbouda et élevé par sa maman institutrice. Un jeune camerounais qui fit ses études, obtint son baccalauréat et réussit à son concours d’entrée à l’école de journalisme. Il devint effectivement un journaliste camerounais et créa des journaux puis une maison d’édition. Son histoire était banale pour les Camerounais de sa génération. Elle répondait, de fort belle manière, à la question, il y avait quoi avant ? Question arrogante et véhémente du pouvoir en place : Qu’est-ce qu’il y avait avant ? Comme pour dire qu’avant l’avènement du Renouveau National en 1982, le pays était en perdition.

Ce qu’il y avait avant, en suivant le récit d’Haman Mana, c’était une république camerounaise qui était encore la chance de tous même des plus démunis. C’était une école républicaine qui servait d’ascenseur social pour peu qu’un jeune Camerounais se montrât assidu dans ses études et acceptait de fréquenter l’école républicaine. Comme quoi, quand la république et son école pénétraient dans une famille modeste de Mbouda, il en sortait un Haman Mana, c’est-à-dire un journaliste chevronné pour le Cameroun. C’est tout le contraire de l’époque actuelle où, lorsque l’État du Cameroun pénètre dans une famille camerounaise modeste, le Cameroun perd un journaliste chevronné, car il en sort un cadavre, celui de Martinez Zogo. Avant, la république camerounaise formait donc des journalistes. Maintenant, elle produit des cadavres et des cercueils. Pas seulement ceux de Martinez Zogo, mais aussi ceux des soldats camerounais morts dans la guerre générée par la crise anglophone2 et ceux des Camerounais civils tués dans cette guerre civile (6000 morts au moment où j’écris ces lignes). Cela est une sortie du Cameroun du processus de civilisation dont un des objectifs principaux est de faire triompher la vie par rapport aux morts évitables, c’est-à-dire causées par la barbarie consubstantielle à notre nature de primate habitée de façon native par la violence.

Le Cameroun n’est donc plus une république, car il n’est plus la chance de tous. Il est devenu le malheur possible de chacun à tout moment, à tout coin de rue. L’école républicaine n’est plus un ascenseur social, mais une fabrique à haute intensité de chômeurs et de bandits à cols blancs lorsqu’on examine les CV kilométriques des condamnés pour détournements de deniers publics. Celui qui ose parler de cette dérive comme le fit Martinez Zogo a la langue coupée. Car le rêve du Cameroun n’est plus de produire un journaliste, c’est-à-dire quelqu’un qui parle et écrit sur son pays. Il est désormais, en coupant la langue d’un journaliste, de produire des citoyens muets, sans langues, sans paroles. Il s’agit là d’un autre indice de sortie du processus de civilisation pour une entrée dans la barbarie, celle d’un peuple de sans langues (organe de la parole) comme horizon indépassable de l’État du Cameroun. Or, si la langue nous permet d’apprécier le goût de ce que nous mangeons, c’est la même langue qui nous permet de parler et d’apprécier le goût de notre vie économique, politique et sociale.

Dès lors, la langue coupée et les doigts sectionnés de Martinez Zogo sont des preuves que le régime de Yaoundé et ses différentes factions redoutent tous ceux qui parlent et tous ceux qui peuvent écrire sur leurs vies et celle du pays. Et, parmi ceux qui parlent et écrivent, nous avons les enseignants du primaire et du secondaire, les maîtres de la parole et de l’écrit. Il n’est donc pas surprenant que les garde-prisonniers, les militaires, les policiers et les gendarmes perçoivent sans aucun couac leurs salaires au Cameroun depuis 1982 quand des enseignants passent parfois dix ans sans aucun salaire. Certains restent dans cette précarité jusqu’à ce que mort s’ensuive.

Hamidou, enseignant au Lycée de Beka au Cameroun, est mort après avoir travaillé 10 ans sans salaire. En 2022, il témoignait ainsi qu’il suit au journal Actu Cameroun :

 

Depuis 2012 que je suis affecté au LYCÉE DE BEKA, je n’ai ni salaire ni matricule. Je me bats avec L’AGRICULTURE et L’ÉLEVAGE quand je ne suis pas à l’école pour faire vivre ma femme et ma fille qui est à la SIL. Mon dossier est enregistré à la fonction publique depuis le 14 février 2022…

 

Les enseignants camerounais sont devenus les derniers dans la hiérarchie des valeurs au Cameroun. Ils sont devenus les clochards de la république. Preuve, s’il en était encore besoin que ce pays et ceux qui le dirigent renoncent à la civilisation dont le moteur le plus pertinent est l’éducation et l’enseignement de ses citoyens pour en faire des femmes et des hommes comme il faut. C’est-à-dire capables de vivre ensemble en diminuant drastiquement la violence entre eux parce qu’ils deviennent des humains dont le mode d’expression s’enrichit de la conceptualisation du monde.

En précarisant les enseignants et, partant, l’enseignement et l’éducation, le régime camerounais détruit les principaux instruments via lesquels les primates que sont les femmes et les hommes deviennent des humains. Ce régime choisit ainsi des citoyens de demain qui ne parleront pas, car ils n’auront pas appris à parler, et des citoyens de demain qui n’écriront pas, car ils n’auront pas appris à écrire et, encore moins, à critiquer. Des citoyens qui s’exprimeront uniquement par la violence de leur état de primate laissé comme tel par le régime de Paul Biya. Ne pas payer les enseignants, mais les militaires, c’est opter pour des générations futures non enseignées, non éduquées et matraquées par les forces de sécurité. C’est décider de sortir son pays et ses populations de la civilisation des mœurs pour un retour dans la barbarie. C’est révéler ses préférences politiques pour la protection de la dictature et la conservation du pouvoir par rapport à la compétitivité du Cameroun de demain en termes de capital humain. Il est pourtant démontré, à travers le monde, que la puissance et l’avance économiques des Anglo-saxons, des Juifs, des Japonais et aujourd’hui des Chinois ont pour principal facteur explicatif un système éducatif d’une performance et d’une productivité extraordinaire dans la production du capital humain et des savoirs. Le PIB produit par une société dépend largement de son niveau de savoirs et de compétences au travail par tête d’habitant. Même dans les métiers de bras, il n’y a rien de plus productif qu’un ouvrier qui sait lire un mode d’emploi. Même en temps de guerre, des salles de classe de fortune sont les premières choses que des populations construisent dès la moindre accalmie. Signe que ces populations pensent qu’une école ouverte est non seulement une prison future qu’on ferme, mais aussi le meilleur moyen de changer les têtes des enfants pour éviter la prochaine guerre. En ne payant pas les enseignants au Cameroun, ceux qui sont à la tête du pays préfèrent donc ouvrir des prisons futures et préparer des femmes et des hommes de demain très peu équipés pour construire la paix.

La femme camerounaise est l’autre entité essentielle qui relie les enfants, les élèves, l’éducation et l’avenir du Cameroun. Non seulement les femmes sont nombreuses maîtresses d’école, mais aussi elles portent les bébés pour deux dans chaque couple et sont les premières enseignantes et éducatrices dans toutes les familles africaines et camerounaises. Ces femmes sont absentes des postes de pouvoir dans les hautes sphères de l’État du Cameroun alors qu’elles sont omniprésentes dans la vie réelle de nos maisons, familles, associations, organisations, villes, églises et villages. Pourquoi ces femmes, pièces maîtresses de la vie camerounaise concrète, se retrouvent-elles reléguées dans les rôles de seconde zone au sommet du pouvoir d’État si ce n’est par le machisme rétrograde d’un pouvoir camerounais qui en fait uniquement des objets de son accumulation matrimoniale ?

En effet, ce que l’anthropologue Joseph Tonda appelle la bureaucratie matrimoniale (premier, deuxième, troisième bureau…) fait de la femme camerounaise un simple élément d’accumulation révélateur de la puissance du mâle au pouvoir dont la virilité est ainsi flattée et s’ajoute au prestige de son accumulation matérielle3. Le nkunkuma (chef, homme riche chez les peuples forestiers du Cameroun) est aussi celui qui a plusieurs femmes et enfants officiels et officieux. D’ailleurs, la légende court en pays Béti qu’on ne compte pas les femmes et les enfants du nkunkuma qui sont des composantes centrales de son statut d’homme riche4. C’est pourtant le dos voûté sous le soleil, la pluie et le vent que ces femmes paysannes pour la plupart plantent et nourrissent tout le Cameroun. Ce sont ces dos voûtés qui alimentent nos marchés urbains en produits vivriers dans une intégration verticale du travail féminin de la plantation aux marchés des villes de Yaoundé et de Douala. Tout cela avec un outillage d’un autre temps, car se réduisant à une houe ou une daba qui fait jaillir la richesse des sols africains en faisant de la femme africaine le sel de la terre. Une terre dont la propriété leur est contestée par les hommes. Il s’agit là de quelques conséquences d’un pouvoir barbare sur la gent féminine au Cameroun. Le combat féministe ne consisterait pas ici à mettre les femmes au travail. Elles le sont déjà intensivement. Un tel combat reviendrait plutôt à alléger leur travail par des innovations et à favoriser leur intégration dans les sphères de pouvoir. Les femmes ne sont mises à l’honneur que lorsqu’elles doivent chanter et danser au bord de la route au passage du nkunkuma national ou nkunkuma nnen (grand chef, chef des chefs ou chef de l’État).

Quand, dans son ensemble, les pauvres, c’est-à-dire la paysannerie camerounaise, les enseignants, les chômeurs et leurs enfants subissent les effets dévastateurs de cette politique de (dé) civilisation des mœurs, ceux qui prennent les décisions productrices du Cameroun barbare sont ceux qui n’en supportent aucune des conséquences. C’est l’élite nationale. Celle qui se soigne en Occident, qui scolarise ses enfants en Europe et qui est à l’abri du besoin sur le plan financier. C’est l’élite qui peut externaliser le risque en trouvant en Europe les compensations aux carences nationales. Comme le dit la philosophe Simone Weil, « Toutes les décisions qui engagent les vies humaines sont prises par ceux qui ne risquent rien… »5

À titre d’exemple, ce ne sont pas les paysans africains/camerounais, et encore moins les bayam-sellam6, les chômeurs ou les sauveteurs qui modifient les Constitutions africaines, mais bien les élites intellectuelles et techniciennes africaines spécialistes du droit constitutionnel, des sciences politiques et des disciplines attenantes. La barbarie intellectuelle devient, de ce fait, la règle et non l’exception. Elle consiste à mettre son savoir et son expertise, non à l’éclairage du peuple camerounais/africain, mais au service de l’exploitation, de l’abrutissement et de l’instrumentalisation du peuple camerounais/africain pour atteindre ses objectifs hégémoniques personnels via son soutien à un régime barbare dont on est un inspirateur stratégique pertinent. Le pays transformé en barbarie intellectuelle et pratique devient donc un risque global que supportent les populations les plus vulnérables.

Ce risque global se double d’un risque-candidat propre au fait que c’est l’élite responsable de la barbarie intellectuelle ambiante qui est la plus susceptible d’être candidate au poste exécutif du nkunkuma nnen (chef d’État). Le risque politique est donc l’incertitude, la précarité et les pertes humaines ou matérielles générées par une politique barbare qui, en retour, renforce le risque-candidat lié au fait que ce sont les auteurs de la politique barbare qui se reproduisent par la candidature élitiste au poste de magistrat suprême. Ces conditions de risques, celles où les décisions politiques sont confrontées à des résultats inconnus, mais avec des distributions de probabilité ex ante connues7, sont de plusieurs types. Si, en économie, les sanctions du risque sont soit positives (croissance, plein-emploi, hausse du pouvoir d’achat…) soit négatives (récession, inflation, chômage…), elles ont aussi un prix en politique où, très souvent, les pertes politiques sont sanctionnées par un vote négatif des citoyens et les gains politiques par un vote positif de ceux-ci. Concernant le Renouveau National, le risque-candidat se révèle, plus de 40 ans après, par le fait d’avoir fait du Cameroun une barbarie politique, économique et sociale après avoir promis un New Deal en trois points : rigueur dans la gestion, moralisation des comportements et démocratisation.

Un autre exemple qui montre le lien entre la barbarie politique comme risque systémique et le risque-candidat peut être illustré par la colonisation de l’Afrique. Celle-ci est et a été une barbarie dans tous les domaines. Elle a été une négation à la fois de la civilisation et de la modernité en ce sens qu’elle a installé des tutelles et la violence comme normes centrales de gouvernance politique alors que le processus de civilisation vise la réduction drastique de la violence et la modernité la sortie de l’hétéronomie. Les puissances coloniales, les États coloniaux et leurs représentants ont pris des décisions dont ils étaient les seuls à ne pas supporter les risques en terre africaine. Ce fut aussi les seuls qui étaient capables d’externaliser les risques générés par la colonisation. Leurs poulains/protégés indigènes qui prirent le relais héritèrent du risque atavique de la barbarie coloniale, notamment celui de gouverner des peuples aliénés et des territoires aux cultures dévastées. Il en a résulté un risque-candidat lié au fait que Senghor, Nyerere, Mobutou, Nkrumah, pour ne citer qu’eux, ont instrumentalisé la culture africaine et la modernité occidentale, en se référant à la culture africaine lorsqu’ils refusaient de moderniser leurs pays, et en se réfugiant sur la modernité européenne lorsqu’ils récusaient les responsabilités induites par la culture africaine. Il y a donc dans le champ politique africain, et cela à des degrés de complexifications divers, un enchevêtrement entre un risque structurel issu de la colonisation du continent (les structures pertinentes du savoir, du pouvoir et de l’économie sont, par rapport à l’Afrique, tenues par l’Occident), un risque conjoncturel lié au caractère subalterne dudit continent dans ses rapports conjoncturels avec les anciennes puissances coloniales, et un risque candidat généré par le fait que les candidats à la magistrature suprême hésitent entre deux options : servir son peuple et ne pas faire long feu au pouvoir ou servir les anciennes puissances coloniales et rester longtemps au pouvoir.

Tout ce que j’ai dit jusqu’ici concerne le côté offre du marché politique, donc le côté offre du risque-candidat. Mais à l’offre politique du candidat producteur du politique correspond une demande politique du consommateur politique. Celle-ci peut aussi réduire ou augmenter le risque-candidat. On peut assister à une augmentation du risque-candidat si les consommateurs politiques c’est-à-dire, les populations, ne répondent pas favorablement aux incitations envoyées par l’offre politique, même si celle-ci est bien calibrée. Elle tombe alors dans une trappe politique ou toute incitation, même maximale, entraîne zéro réaction et donc zéro résultat. Ce risque-candidat peut diminuer lorsque les consommateurs politiques réagissent favorablement, ou plus que favorablement, aux incitations de l’offre politique. Cette situation est souvent assimilable à un état de grâce politique même si les cas les plus fréquents du risque-candidat sont intermédiaires entre l’absence totale de réaction et la réaction maximale.

Dans les conditions de la barbarie politique camerounaise, la jeunesse camerounaise n’est plus semblable à celle qui, armée de ses stylos, écrivit les paroles de notre hymne national à l’école normale de Foulassi8. Ses cartables ne sont plus remplis des projets pour construire le Cameroun de demain, mais de machettes, de couteaux, de tournevis, de drogue, de barres de fer, de sachets d’alcool et d’armes à feu pour infliger la mort aux professeurs9 et se protéger de la mort contre d’autres lycéens ou collégiens armés d’armes blanches. C’est ce que révèlent les fouilles inopinées des forces de l’ordre. Les rêves de la jeunesse camerounaise ont changé, car les jeunes sont devenus des microbes pour d’autres jeunes, pour leurs parents et pour leurs enseignants eux-mêmes dévalués. Leurs rêves ne sont plus de revenir au Cameroun après son stage en journalisme au Canada comme le fit Aman Mana en son temps. Ils sont désormais contraints de quitter le Cameroun, de migrer au Canada comme le montrent les effectifs pléthoriques en mai 2024 de jeunes Camerounais diplômés (plus de 1000 candidats pour 60 places) pour passer un test d’aptitude à la langue nécessaire à la migration vers le Canada.

Quand René Jam Afane et Samuel François Minkyo Bamba10 écrivaient en 1928 les paroles de l’hymne national camerounais, on peut penser, même si la colonisation fut une autre barbarie, qu’ils pensèrent fermement sortir de la barbarie y compris coloniale. D’où le passage « Autrefois, tu vécus dans la barbarie » présent dans la première version de l’hymne national camerounais d’avant 1956. Ce que René Jam Afane et Samuel François Minkyo Bamba ne savaient pas lorsqu’ils caressaient cet espoir de sortie du Cameroun de la barbarie en 1928, c’est qu’en plein XXIe siècle, leur pays, le Cameroun, allait marquer un retour robuste dans la barbarie.

Le 17 janvier 2023, Martinez Zogo, pour avoir parlé et rêvé d’un Cameroun juste, allait en effet être assassiné et découvert en état de putréfaction dans une banlieue de la ville de Yaoundé avec la langue coupée, les jambes cassées, les doigts coupés, une barre de fer enfoncée dans l’anus, et le corps tapissé d’autres sévissent dont la violence dépasse l’imagination. « Autrefois, tu vécus dans la barbarie » … Ces paroles de notre hymne national de 1956 étaient désormais fausses, car le Cameroun était encore en plein dans la barbarie. L’acharnement dont les assassins de Martinez Zogo ont fait preuve sur son corps en le suppliciant est une preuve que tuer cette personne ne suffisait pas pour eux. Il fallait plus que tuer. Il fallait faire souffrir, souiller, humilier, chosifier et, ainsi, donner l’exemple pour les autres qui auraient le toupet d’écrire ou de parler en toute liberté du pouvoir et de ses malversations.

Dans la mesure où un des acquis majeurs de la civilisation est de résoudre les différends entre les Hommes au sein de tribunaux en disant le droit, le crapuleux assassinat de Martinez Zogo est la sortie du Cameroun de la civilisation du droit pour un retour dans la barbarie au sens de régulation des conflits, des désaccords et des problèmes par la violence en général et le meurtre en particulier. Même si le Cameroun a déjà connu des crimes atroces11, je pense que l’État camerounais postcolonial peut se penser avant l’assassinat de Martinez Zogo et après l’assassinat de Martinez Zogo, car ce crime est le basculement dans une autre dimension de l’horreur avec une très forte implication d’un État qui se dit démocratique et donc moderne. Penser le Cameroun après la barbarie n’est donc pas une façon de dire que la barbarie s’arrête avec l’assassinat de Martinez Zogo, mais une façon de souligner que cet assassinat est une étape politique, culturelle, historique et sociétale qui fait basculer dans un autre type de Cameroun, un Cameroun digne des « Corleone » et des « narcotrafiquants ». Un Cameroun qu’il faut soumettre à notre pensée et réussir à penser. Cet assassinat est donc un évènement repère et un moment-référentiel du Cameroun barbare. Avec cet évènement traumatique, le Cameroun a vécu et connu un moment tragique. Au tragicomique du spectacle politique du régime en place depuis 1982 s’est ajouté, ce 17 janvier 2023, le tragicomafieux et le tragicomorbide. Penser le Cameroun après la barbarie équivaut donc aussi à imaginer les contours civilisationnels d’un Cameroun autre que l’actuel.

Depuis 2011, je parle de décivilisation des mœurs pour signifier le tassement, l’affadissement et même la régression des valeurs de travail, de respect, de solidarité, d’intégrité et de cordialité dans la vie quotidienne, la gestion de la chose publique et les mœurs publiques qui concourent à la vie en société et à la baisse de la violence dans une société. La décivilisation des mœurs est donc un processus qui, dans mon ouvrage de 201112, annonçait déjà la barbarie dont je parle dans ce livre. C’est son résultat normal, inévitable. Les microbes, ces jeunes hommes qui, comme des essaims d’abeilles, envahissent des quartiers de Douala armés de machettes, de gourdins et de couteaux pour dépouiller les passants de leurs sacs, téléphones, tablettes, argents, habits et chaussures, sont une conséquence logique de la dé- civilisation des mœurs dont le meurtre abject de Martinez Zogo est le stade ultime.

Le retour du Cameroun à l’âge barbare, c’est aussi une sortie de la civilisation incarnée par une barbarie fiscale et une institutionnalisation d’un fake state. La barbarie fiscale équivaut à assommer les populations camerounaises d’impôts sans qu’elles ne jouissent en contrepartie des bienfaits desdits impôts dont les comptes privés de l’élite au pouvoir sont très souvent les destinations finales à travers des lignes budgétaires spéciales. Alors que les salaires sont deux à trois fois plus élevés en Côte d’Ivoire qu’au Cameroun, la carte d’identité nationale coûte 5000 FCFA en Côte d’Ivoire quand elle coûte 3 fois plus au Cameroun, un pays où les populations n’ont ni routes dignes de ce nom, ni eau potable, ni électricité en continu, ni bourses d’études et encore moins des emplois. Les impôts perdent ainsi leur rôle redistributeur pour devenir un dispositif de paupérisation généralisée des plus pauvres au profit des gestionnaires de l’État.

Toutes les péripéties liées à l’affaire Martinez Zogo sont, quant à elles, des indices d’une barbarie administrative sous forme d’un fake state. Tous les atermoiements, consignes et contre-consignes par rapport à la libération d’Amougou Belinga13 en début décembre 2023 ainsi que la valse des juges en charge de cette affaire, montrent que les organes et les institutions étatiques censés produire la vérité officielle et la vérité légale ont désormais un discours aussi frelaté que les produits contrefaits du marché central de Yaoundé ou de New-Bell à Douala. Or ces produits frelatés sont aussi des poisons qui affectent négativement la santé des Camerounais. Il n’y a donc plus d’État protecteur au Cameroun, mais effectivement un retour dans la barbarie où l’État du Cameroun devient un poison social et le corps souillé de Martinez Zogo, la figure et le destin que peut prendre tout Camerounais sans que le rôle régulateur de l’État punisse de tels agissements et, ainsi, remette de l’ordre en nous réinstallant dans la civilisation. Et pourtant, quand on lit Hegel, Sigmund Freud, Norbert Elias ou encore Fabien Éboussi Boulaga, l’État-nation est le stade suprême de la civilisation dont la réalisation ultime à ce stade de l’histoire est l’organisation des Hommes en grandes communautés, en réduisant drastiquement la violence entre eux grâce à la répression des pulsions violentes natives chez tout Homme : exploitation, domination, viol, meurtre… Au Cameroun, le choix que ceux qui dirigent offrent au peuple camerounais se fait désormais entre le Zoo (la cage de la dictature), la jungle (lieu où règne la loi du plus fort) et le Tiers État (lieu de misère généralisée et des laissés-pour-compte). Il faut étendre cette situation à la crédibilité de la signature internationale de l’État du Cameroun étant donné que la justice est un acteur économique primordial dans le monde de l’investissement où la protection des droits de propriété est fondamentale et en dépend largement. La confiance en l’État camerounais est rompue tant au niveau international où il emprunte à des taux supérieurs au taux de base14 qu’au sein de ses propres populations où ses jeunes ont pour seul projet la migration hors du Cameroun.

La civilisation, c’est aussi un processus dont d’autres résultats sont l’ordre, l’eau potable, la propreté, l’hygiène, l’énergie et les civilités entre citoyens. Prenons le cas des conditions d’hygiène et d’ordre des villes de Yaoundé et de Douala. On y constate une absence totale d’hygiène et d’ordre. Ces deux plus grandes villes du Cameroun sont tapissées d’innombrables immondices qui leur donnent un visage de villes-poubelles. Ce sont aussi des villes phalliques, étant donné que les hommes urinent, sans aucune gêne, autour de chaque tas d’immondices, contre chaque mur, contre chaque arbre, dans chaque rigole et cela sans se préoccuper de la gent féminine qui subit ainsi une violence sexuelle masculine qui fait de ces villes un ensemble de pénis ambulants brandis aux regards des femmes éberluées. Cette urée masculine qui embaume certaines artères de Yaoundé et Douala est le parfum sinistre de la défaite de la gouvernance urbaine par les hommes. Raison pour laquelle il faudra peut-être des femmes à la tête des mairies de ces grandes villes afin qu’elles mettent en place des toilettes publiques susceptibles de mettre fin à ces viols des regards féminins. Les hommes sont tellement contents d’avoir le privilège d’uriner partout qu’ils ne penseront jamais aux toilettes publiques. Les canalisations de ces deux villes sont bouchées. Des eaux usées noires dont tout le monde peut imaginer la composition et la provenance coulent à travers rues et trottoirs en donnant à certaines agglomérations des parfums d’égouts. Ce qui prédomine aussi dans ces deux villes, c’est le désordre qui y constitue la règle, et l’ordre, l’exception. Tout est partout et tout se fait partout. Il n’y a pas de lieux et de fonctions précises pour les Hommes et les choses dans la ville. Les habitants, les pratiques, l’habitat, les marchés, les routes, les piétons, les voitures privées, les autobus, les taxis et bien d’autres choses s’agencent pêle-mêle pour donner des villes difformes. Ce sont des villes de bushmen. Cette expression, qui rappelle un ancien peuple d’Afrique australe, victime de génocide pendant la période coloniale, désigne, dans le langage courant camerounais, une insulte. Dire de quelqu’un qu’il est bushman signifie que cette personne n’est pas civilisée, qu’elle est une sauvage, qu’elle manque d’ordre, d’hygiène, d’éducation et de finesse dans son style de vie. Ces deux grandes villes camerounaises sont devenues des villes-bushmen. Situation qui ne s’améliore pas, car avoir de l’énergie, de la lumière, de l’eau potable est aussi une étape cruciale du processus de civilisation. Pour ce qui est des civilités modernes, il suffit de marcher dans les rues de ces deux villes pour se rendre compte que c’est le piéton qui doit s’arrêter au passage piéton pour laisser passer les véhicules. Le conducteur vous menace en outre de vous écraser si vous ne hâtez pas votre pas sur le passage piéton. Un Cameroun qui, indépendant en 1960, n’a toujours pas d’électricité et d’eau potable en continu en 2025 est un Cameroun qui régresse dans le processus de civilisation.

Yaoundé et Douala, c’est aussi deux villes synonymes de surcharge et de limites diffuses. La surcharge est ici une réalité visuelle et vécue. Elle bouffe le visiteur et le marque de façon profonde, presque charnelle. Yaoundé et Douala sont deux espaces urbains surchargés de femmes, d’hommes, d’enfants, de mototaxis, de taxis de ville, de voitures, de camions, de bus, de pousse-pousse, de brouettes, de vendeurs à la sauvette, de marchés et de poubelles. Toute cette surcharge globale forme un magma dynamique de corps à corps entre hommes, femmes, enfants, voitures, poubelles, mototaxis, taxis de ville, voitures de particuliers, camions, bus, brouettes, vendeurs à la sauvette, pousse-pousse, Bayam-Sellam (acheteurs-revendeurs en pidgin15) et marchés. Cette surcharge globale de la ville comme contenant s’accompagne d’une surcharge particulière de chaque élément comme contenu de la ville. Il en résulte des femmes, des hommes, des enfants, des mototaxis, des taxis, des voitures de particuliers, des camions, des bus, des pousse-pousse, des bouettes, des vendeurs à la sauvette, des poubelles, des Bayam-Sellam et des marchés eux-mêmes aussi surchargés. Cette surcharge du contenant (la ville) et de ses contenus (les choses et les Hommes de la ville) va de pair avec le caractère diffus de Yaoundé et de Douala. Les limites de ces deux villes sont incertaines, tellement elles s’étendent à perte de vue dans des villages environnants, des zones inhabitables, mais habitées, dans des bidonvilles gigantesques et insalubres. On peut parler ici de villes-marchés en ce sens que toute la ville de Douala et toute la ville de Yaoundé sont de vastes marchés à ciel ouvert. Extension du marché sans division du travail au sens d’Adam Smith. Il en est ainsi parce que, frappés par le chômage, des millions de Camerounais pensent trouver un client plus facilement qu’un travail. Donc, c’est la division de la clientèle qui prévaut sur la division du travail. On peut aussi parler de tierces villes en référence au tiers État, non seulement par rapport aux villes occidentales, mais aussi et surtout par rapport à elles-mêmes et à leurs populations. La tierce ville est aussi révélatrice de l’incapacité de l’État du Cameroun et d’autres États africains à mettre leurs populations au travail. D’où deux villes-marché sans gains sur la productivité du travail des citoyens mais uniquement sur la clientèle à la fois de la ville-marché et du régime en place. Il en est ainsi parce que le pays ne produit presque rien mais consomme et achète tout quand ses populations vendent à d’autres populations ce qu’elles achètent. Sans produire, vendre et acheter pour revendre entraîne une très faible division du travail. Celui qui traverse à pied la ville de Douala ou celle de Yaoundé chaque matin pour vendre des cigarettes et des bananes qu’il transporte dans un panier posé sur sa tête élargit son rayon de clientèle en couvrant plus d’espace. Sa productivité peut à peine augmenter parce qu’il couvre rapidement plus d’espace qu’avant, mais cette productivité-là ne fait avancer le pays dans aucun domaine du travail productif. Le Cameroun, comme d’autres pays africains, se spécialise de ce fait dans une économie de services bas de gamme propre aux tierces villes qui ne peuvent améliorer leurs conditions sans gains de productivité du travail. La productivité marginale du commerçant ambulant de Yaoundé ou de Douala, c’est-à-dire l’augmentation de la valeur de son panier de bananes lorsqu’il fait un km supplémentaire, est presque nulle.

Yaoundé et Douala ont, comme tierces villes, des zones résidentielles où habitent les Camerounais nantis généralement emmurés dans des villas cossues au-devant desquelles patrouillent des agents privés de sécurité. Ces Camerounais-là ne sont pas de la tierce ville, même s’ils affrontent au quotidien sa surcharge, son caractère diffus et ses routes défoncées à l’instar du relief d’un volcan. Conséquence, ce qui marque aussi dans ces deux villes camerounaises, en dehors des quartiers Bonandjo et Bonabéri de Douala, est une désignation duale de l’espace. D’un côté, des espaces de la tierce ville désignés par des noms locaux (Mokolo Elobi, Mvog Mbi, Kodengui, Nvog Ada…)16. Et, de l’autre côté, des espaces riches désignés d’illustres noms étrangers (Santa Barbara, Denver, Koweit City, Bastos…). Cette désignation spatiale est révélatrice de l’imaginaire du développement de la ville de Yaoundé et de ses habitants. Les espaces urbains conservent les noms locaux lorsque les hommes qui y habitent sont pauvres et sous-développés (sous-occidentalisés), mais sont baptisés de nouveaux noms importés des pays pétroliers et de téléfilms synonymes de luxe lorsque ceux qui y habitent sont nantis et développés (occidentalisés). Cela témoigne du fait que le local et/ou l’endogène restent synonymes de pauvreté et que la richesse, l’ordre et le luxe demeurent des choses qui ne sont pas d’ici et ne peuvent porter des noms d’ici, mais uniquement d’ailleurs : la pauvreté et sa géographie restent donc Mokolo Elobi (Mokolo marécage) et la richesse et son espace ne peuvent s’appeler que Koweït City ou Santa Barbara. Les classes géo-sociales qui s’en dégagent montrent la place qu’occupent respectivement les riches et les pauvres du pays tant dans les sphères du pouvoir que dans ses structures économiques.

Nous retrouvons encore une fois un déficit civilisationnel à ce niveau, car le caractère diffus de Yaoundé et de Douala, la surcharge dont ces deux villes sont l’incarnation, la tierce ville qui y cohabite avec les zones résidentielles et la désignation duale de l’espace qui s’y développe sont des marques d’une anarchie. Celle-ci témoigne d’une régulation autonome (les populations prennent les décisions elles-mêmes) face à une régulation de contrôle inexistante ou très faible (des autorités urbaines prennent des décisions et font respecter les règles et normes urbaines). Le règne de l’anarchie est aussi une sortie du processus de civilisation qui implique de savoir coordonner/équilibrer régulation autonome et régulation de contrôle17 afin de préserver à la fois la liberté des populations et l’ordre qui la protège. La « gueule cassée » que présentent ces deux villes camerounaises est la meilleure illustration du bilan désastreux du régime en place depuis 42 ans.

Il faudrait pourtant juste un peu d’efforts et de volonté politique doublée d’un leadership pour que ces villes soient belles de leur originalité de villes camerounaises. Est-il si difficile d’éduquer les populations à trier les ordures et de l’imposer par la force publique ? Est-il exceptionnel de mettre en place un dispositif urbain de collecte et de traitement des ordures qui font de ces villes des villes-poubelles ? Est-ce si compliqué d’imposer des stationnements fixes aux mototaxis et de leur assigner un uniforme, d’avoir deux casques et de ne transporter qu’une seule personne à la fois ? Est-ce magique d’aménager des bandes de circulation pour deux roues et d’interdire la circulation des camions dans les centres-villes aux heures de pointe ? Est-ce impossible de désigner les espaces urbains riches par des noms locaux ? Est-ce très compliqué, en attendant des financements appropriés, de mobiliser la main-d’œuvre au chômage et de la former à boucher les multiples trous béants qui tapissent les routes de ces deux villes ? Est-ce de la mer à boire que d’interdire le marché sur certaines artères principales de ces deux villes ? Est-ce demander le ciel que d’instaurer un contrôle technique qui éloignera des routes de Yaoundé et de Douala les multiples épaves en circulation et causes de nombreux accidents mortels ?

Une économie de la casse, de la récupération et de la décharge est à penser dans ces deux villes. Les Camerounais pauvres récupèrent tout dans les poubelles (bouteilles en plastique, bouteilles en verre, barres de fer, boîtes de conserve…). Ils collectent toute matière (bois, fer, aluminium, tissus, cuir…) de n’importe quelle épave de voiture, vieille chaussure ou étoffe qui traîne. Ils redonnent vie à tous ces débris. Ils les font revivre en leur inventant un nouvel usage via un bricolage, une inventivité et une habileté réparatrice exceptionnels. Dans ce contexte et avec de telles populations ingénieuses, une économie de la casse, de la récupération et de la décharge a un grand potentiel à explorer. Elle peut mettre plusieurs Camerounais au travail tout en rendant ces villes soutenables : dans la ville camerounaise, rien ne se perd, tout se transforme.

Mais, un pays qui, après plus de cinquante ans d’indépendance, n’arrive toujours pas à délivrer des cartes d’identité à sa propre population, est-il dans la voie de la civilisation ? Comment, sans identification de sa population, utilise-t-il la loi des grands nombres comme un instrument d’optimisation de la gouvernance urbaine, démographique, administrative et sécuritaire ? Un pays qui n’arrive pas à achever en 2025 une autoroute de 196 km lancée le 13 octobre 2014 est-il un pays qui avance vers la civilisation de la mise au travail, du travail et de leur optimisation ? L’État du Cameroun a déjà dépensé 484 milliards pour seulement 60 km de route depuis 2014. Cela donne un triste record du kilomètre de route le plus cher au monde. Un État où des millions de Camerounaises et de Camerounais ont perdu la vie à cause du mauvais état de la route Yaoundé-Douala n’est-il pas un État barbare ? Cette route est si dangereuse que l’ambassade de France au Cameroun a officiellement interdit aux ressortissants français de l’emprunter. De guerre lasse, le bâtonnier camerounais Akere Muna a déposé les armes sur le dossier Glencore. Vaste dossier de corruption incriminant plusieurs hauts responsables camerounais, mais sur lequel le régime en place ferme les yeux et perd son latin. Il faut dire que le Cameroun est une barbarie financière synonyme de gabegie financière depuis plusieurs années. Autant les coûts financiers et humains de l’axe routier Yaoundé/Douala se passent de commentaires, autant, si on se limite à ces dernières années, les fonds Covid-19 et les investissements relatifs à la Coupe d’Afrique de Nation organisée au Cameroun en 2022 ne peuvent pâlir de jalousie dans ces tristes records camerounais. Le pays de Roger Milla est désormais connu mondialement comme une truanderie à ciel ouvert.

Cette triste renommée est de mise même dans la diaspora camerounaise. Les Camerounais sont devenus des spécialistes du mensonge et du truquage tous azimuts. Alors qu’une renommée d’étudiants travailleurs et excellents m’avait précédée dans mon université en Belgique. Aujourd’hui, ce sont les noms des Camerounais, faussaires, et leurs faux diplômes détectés par le système de contrôle belge, qui remplissent les colonnes des journaux du pays de Jacques Brel. La barbarie intellectuelle a donc une autre facette au Cameroun. C’est celle de faire du pays et de son système universitaire une fabrique de faux diplômes et donc de fausses valeurs, de fausses compétences et références. Ces fausses compétences et valeurs ont débordé la BAS (« Brigade Anti-Sardinars »), association diasporique camerounaise engagée dans la lutte politique contre le régime en place. Alors qu’on y trouve aussi de nombreux Camerounais compétents et valeureux dans leurs domaines, la masse des fausses valeurs et des fausses compétences a pris la place de la qualité. D’où une mauvaise réponse apportée à la question de savoir quel avenir donner aux conflits avec le régime camerounais et à leurs ressentiments vis-à-vis de lui. À cette question, la réponse peut avoir au moins deux directions.

La première revient à exploser dans la barbarie pour répondre au Cameroun barbare en se sécurisant par le pire et la victimisation.

La deuxième invite à la créativité et à l’invention d’un autre Cameroun via un agir politique à imaginer à travers un processus de construction des opinions et un processus de construction des actions de terrains.

La BAS a choisi d’exploser dans la barbarie en molestant tout artiste camerounais ne condamnant pas explicitement le régime de Yaoundé, en brutalisant quiconque avait l’uniforme du parti au pouvoir, et en agressant physiquement toute Camerounaise ou tout Camerounais soupçonné d’avoir une affinité politique plus ou moins étayée avec le régime de Paul Biya. Cette mauvaise exploitation du ressentiment a atteint son point culminant lorsque les ambassades camerounaises en Europe, lieux où toute Camerounaise et tout Camerounais peut trouver la paix et se réfugier, sont devenues des foyers de combats violents et de prises en otage de Camerounais par d’autres Camerounais. La BAS avait ainsi ajouté la barbarie à la barbarie sans résoudre aucun des problèmes qu’elle dénonçait.

D’aucuns peuvent crier haro sur le baudet en arguant que le monde entier est dans la barbarie. Ceux-là pourraient rétorquer que l’Afrique des coups d’État est de retour avec les récents coups de force au Mali, au Burkina Faso, au Niger et en Guinée. Que des guerres chroniques existent en Afrique avec des millions de morts (cas de la RDC) et que ce continent a connu en 1994 un génocide au Rwanda. Au niveau mondial, une petite histoire à grandes enjambées montre qu’ils n’auraient pas tort, car le monde n’a jamais été que barbare. On peut citer à rebours le conflit israélo-palestinien qui draine des milliers de morts au moment où j’écris ces lignes en mai 2024. La guerre russo-ukrainienne place le monde au bord du précipice d’une guerre mondiale. Les massacres en Syrie, les tueries de l’État islamique, d’Al-Qaeda, des Américains en Irak, de l’OTAN en Libye, la guerre oubliée du Yémen, les milliers de cadavres d’Africains au fond de la méditerranée et le 11 septembre 2001 font du monde un monde barbare depuis la Deuxième Guerre mondiale et les deux bombes atomiques américaines.

Mon objectif ici n’est pas de nier cela. Il est de mettre en évidence la barbarie camerounaise où, nous allons le voir dans l’ouvrage, de nombreuses causes sont exogènes. Mais où aussi, d’autres causes pertinentes et robustes sont endogènes.

C’est la barbarie politique qui constitue le fondement du Cameroun. Les pics majeurs de la barbarie camerounaise sont la répression sanglante de l’Union des Populations du Cameroun (UPC) et du nationalisme camerounais (napalm, tueries, têtes coupées, camps de concentration…). Les causes ici sont à la fois endogènes (le régime Ahidjo) et exogènes (la France coloniale). Le régime Ahidjo où les lieux de barbarie sont Tcholliré, Mantum ou encore l’exil forcé constitue le deuxième pic. Le coup d’État d’avril 1984 et la liquidation de milliers de ressortissants du nord du Cameroun sont le troisième pic. Le quatrième pic est la guerre civile faisant suite au problème anglophone. Boko Haram et l’assassinat de Martinez Zogo représentent le cinquième pic. Entre ces pics, la barbarie normalisée a consisté à vivre pendant plus de 40 ans sous un seul et même régime dont la violence est devenue le cours normal des choses. Aucune démocratie n’autorise quarante ans à un régime. Même si la démocratie est un mauvais système, le Cameroun l’a choisie et elle est le moins mauvais des systèmes d’après Winston Churchill. La civilisation, dans le sens de ce système qu’a choisi le Cameroun, n’est pas des pouvoirs qui durent plus de quarante ans et encore moins des gérontocraties. Elle est dans l’alternance, dans des élections libres et transparentes et dans des alternatives à la tête d’États. Là aussi, le Cameroun avec un régime en place depuis 1982 est sorti de la civilisation démocratique. Dans une telle situation, le régime souhaite que tous les Camerounais aient un comportement de banc de poisson, un comportement moutonneux qui entraîne un conformisme logique. C’est-à-dire une attitude où aucun Camerounais ne peut plus dire ce qu’il veut dire, mais uniquement ce qu’il doit et peut dire compte tenu des contraintes imposées par le système dominant. Beaucoup d’intellectuels camerounais ont basculé dans ce conformisme logique. Je refuse de les rejoindre dans ce renoncement à la grandeur pour son confort individuel, d’où ce livre.

Le Cameroun a besoin d’un désert, de traverser un désert, celui que Moïse, Jean-Baptiste et Jésus ont connu afin de restaurer la pureté qui, seule, permet de rencontrer la justice, la paix et la vérité qui mènent vers la prospérité. Ce livre est ce désert. Il est un ensemble de jalons pour essayer de reconstruire le temple Cameroun en ruine. Il est un ensemble de plants d’arbres pour reconstituer le bosquet initiatique de notre pays, ce bosquet en flamme sous Ahmadou Ahidjo et désormais en cendre sous Paul Biya. Ce parcours de purification se fait en trois parties :

La première dresse un bilan, un devoir citoyen après plus de quarante ans d’un seul et même régime. La deuxième partie traite explicitement du risque-candidat dans la vie politique africaine/camerounaise. La troisième partie se situe au niveau civilisationnel afin d’interroger la direction que prend le Cameroun dans ce domaine.

Bonne lecture et bonne route dans ce désert purificateur en espérant que vous y rencontrerez à nouveau l’esprit de vérité, d’amour et d’action nécessaire à la vie comme elle devrait être. Je termine par cet élan spirituel parce qu’il n’y a pas de civilisation sans religion qui en constitue la base dans tous les domaines. Le Cameroun barbare dont je parle est barbare parce qu’il est dirigé par des gens qui ne croient plus en rien d’autre qu’à un pur matérialisme historique en réduisant l’Homme à ce qu’il vit, possède et mange individuellement sur terre. Ils n’ont pas une vision civilisationnelle de l’Homme. Celle-ci ne peut exister sans transcendance, sans croyance, sans ascèse et sans foi aux valeurs qui font d’un Homme plus que ce qu’il possède, mange ou fait lors de son passage sur terre.

 

Thierry AMOUGOU, Céroux-Mousty, Belgique, le 27/05/2024

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Partie I

Le droit d’inventaire

 

 

 

 

 

Fin 2022, Paul Biya et Maurice Kamto

s’adressent aux Camerounais

 

 

 

Mais je vous le dis, des morts vivent, plus vivants que les vivants, et des vivants habitent parmi vous qui sont déjà morts, depuis leur premier jour d’école et cela même s’ils vous disent : nous vivons, car nous avons le pouvoir.

 

Ret Marut, 1915

 

Pourquoi sommes-nous Camerounais ?

Qu’est-ce qui nous rend fiers de l’être ?

Quel Cameroun voulons-nous pour nos enfants ?

Ces questions posées il y a une quarantaine d’années par le président camerounais Paul Biya en guise d’invitation méditative sont encore d’actualité18. Elles peuvent toujours tenir lieu de programme politique pour un nouveau régime camerounais. Il en est ainsi parce que celui qui les a posées n’y a jamais apporté de réponses satisfaisantes dans sa gouvernance depuis 1982.

 

Pourquoi sommes-nous Camerounais ?

À la question pourquoi sommes-nous Camerounais ? On peut répondre en disant qu’être Camerounais est une contingence historique. Une histoire qui, si elle avait tourné autrement, aurait pu faire de nous des Gabonais, des Équato-Guinéens, des Congolais, des Nigérians, des Tchadiens… ou tout simplement des Centre-Africains dans un pays, la Centrafrique, qui aurait été un ensemble de lui-même (Oubangui-Chari)19, du Cameroun et du Gabon colonisés par la France. L’histoire qui a fait jouir aux Camerounaises et Camerounais actuels de la nationalité camerounaise aurait donc pu être une autre. Les Portugais n’auraient pu désigner par rio dos camaroes le Wouri et son banc de crevettes et plusieurs d’entre nous n’auraient pas été des citoyens du triangle national et des enfants du mont Fako20. Mais cette histoire a été celle que nous connaissons. Elle aurait même pu être plus délirante encore, car les Camerounais auraient pu devenir simplement des Africains si le projet des États-Unis d’Afrique né dans les diasporas africaines et porté par Nkrumah et Patrice Lumumba sur le continent noir avait abouti. Les Camerounais, hypothèse historique plausible, pouvaient aussi devenir des Français si un autre projet politique, le fédéralisme impérial porté par certains députés français et certains Africains comme Félix Houphouët Boigny et Léopold Sédar Senghor, avait connu un meilleur destin. Le statut spécial qu’avait alors le Cameroun par rapport à l’Afrique-Équatoriale française (Gabon, Moyen-Congo, Tchad, Gabon, Oubangui-Chari) ne pouvait perdurer face à ce besoin français d’un empire. Vous et moi serions aujourd’hui des Français citoyens d’un État fédéré parmi plusieurs autres au sein d’une fédération impériale où la France serait le pivot souverain. Nous sommes donc Camerounais par le hasard et les contingences de l’histoire du monde en général et de celle de l’Afrique en particulier. Que serions-nous devenus si les Allemands ou les Anglais étaient allés au bout de leur projet colonial au Cameroun dans un monde sans Première Guerre mondiale ? De quelle nationalité seraient aujourd’hui les Camerounais si l’Allemagne avait gagné la Première et la Deuxième Guerre mondiales ? Ce n’est donc pas un signe de mérite ni une réussite en soi et encore moins à un concours de l’histoire que d’être des Camerounaises et des Camerounais au XXIe siècle. Tout ce que nous avons à faire est d’assumer cette histoire, celle dont nous sommes les produits et les héritiers. C’est, d’une part, d’être capables de bonifier les acquis positifs de cette histoire héritée qui nous a engagés au monde sans demander notre avis. Et, d’autre part, de modifier par nos actions, nos projets, nos gouvernances, nos valeurs et notre engagement dans le monde, les aspects moins avantageux de la même histoire. Personne ne fait un concours et encore moins un choix pour naître quelque part…

 

Qu’est-ce qui nous rend fiers d’être Camerounais ?

C’est avec cette question à l’esprit que j’ai suivi les discours de fin d’année 2022 de son excellence Paul Biya, président du Cameroun depuis 1982, et celui de son challenger numéro un le professeur Maurice Kamto. Le discours du premier m’a laissé sur ma faim pour ne pas dire dans un état de découragement avancé. Je pense que cela est l’état moral et psychologique de nombreuses Camerounaises et de nombreux Camerounais de mon âge.

Pour une énième fois, l’homme du six novembre 1982 était, à lui tout seul, déjà un échec de notre génération et de lui-même en se présentant encore devant son peuple. Échec pour nous, car faire quarante ans de pouvoir dans un pays est un échec collectif y compris du mien. Mais, n’ayant pas été au pouvoir, ma responsabilité dans cet échec est largement moindre autant que celle de nombreux Camerounaises et Camerounais qui l’ont plutôt subi. Même si Biya considère sa longévité au pouvoir comme une réussite personnelle, et c’en est une dans la considération du pouvoir moins comme une ascèse, une transcendance et un sacerdoce que comme un instrument machiavélien capable de transformer en réalité une utopie personnelle, les Camerounais ne peuvent, dans leur immense majorité, s’empêcher de penser avoir assisté à l’enterrement de quarante années de leur vie. Même si Biya considère que c’est une compétence, et donc, une qualité, de rester au pouvoir pendant 40 ans étant donné que pour lui c’est un signe de pouvoir le faire et non de vouloir le faire, cela peut aussi être pris pour un échec total si on considère que le pouvoir a pour objectif d’améliorer la vie de ses concitoyens. Et si on pose aux Camerounais la question de savoir s’ils sont fiers d’être Camerounais en 2023, il est fort probable que la réponse soit négative chez l’immense majorité de plusieurs d’entre eux. Cela s’explique : l’espérance de vie en Afrique est en moyenne de cinquante ans et se rendre compte qu’on a toujours été chômeur depuis quarante ans suffit à expliquer la défiance de la majeure partie de la population au Biyaïsme.

Le discours de fin d’année de 2022 a donc été un discours inapte à changer l’état psychologique morose du peuple camerounais. Un état psychologique déjà plombé par un statu quo dans la négativité, la pauvreté, le chômage, les carences et les bas-fonds de la vie quotidienne alors qu’une petite élite roule carrosse et mène grand train. Grosso modo, le discours du président camerounais a été redondant et donc incapable de sortir le peuple camerounais de la permanence de ses problèmes quotidiens depuis près d’un demi-siècle de règne du régime en place. Le discours présidentiel a rappelé une fois de plus aux Camerounais les anciens projets structurants que tout le peuple connaît. Il a insisté sur le fait que le président était au courant des carences que vivent ses populations au rang desquelles l’absence d’eau, d’électricité et d’accès aux soins de santé. Il en est de même de l’hyperinflation qui frappe de plein fouet la population camerounaise à la suite d’un effet ciseau induit dans son économie par la pandémie du Covid-19 et la guerre russo-ukrainienne. Paul Biya a aussi réitéré sa volonté à poursuivre et à faire payer ceux des Camerounaises et des Camerounais qui sont indélicats par rapport à la gestion de la fortune publique.

De telles annonces, pour quelqu’un qui ne connaîtrait pas le Cameroun depuis quarante ans, sembleraient provenir du discours d’un nouveau régime qui aurait lancé des projets novateurs, serait en train de combattre la corruption ou constaterait, une fois à la magistrature suprême, que ses citoyens n’ont ni eau, ni électricité, ni accès aux soins de santé. Que nenni ! Ce sont bien les propos d’un régime vieux de quarante ans et qui constate, après quarante ans, que ses populations ont moins accès à l’eau, à la santé et à l’électricité que lors de son arrivée au pouvoir en 1982. Un échec aussi clair et cuisant que celui-là est zappé par les commentateurs, universitaires et journalistes proches du pouvoir. Ils se contentent de relever une grande victoire politique qui tient au fait que le président de 89 ans (en 2022) est au courant des problèmes des Camerounais. Le Cameroun est ainsi réduit à être médiocre dans ses victoires et modeste dans ses attentes. C’est-à-dire à se satisfaire du fait que Paul Biya, malgré son âge avancé, est au courant que les Camerounais souffrent. Et à se contenter du fait que Paul Biya, malgré un physique déclinant, tienne debout tout seul pendant la cérémonie de présentations des vœux à son endroit au palais présidentiel par les différents corps constitués de l’État. Encore une fois, les serviteurs du régime effacent la souffrance du peuple camerounais pour exalter la bonne santé du président dans le but de montrer qu’il est toujours « chaud gars »21. C’est-à-dire qu’il tient toujours la route et reste l’homme de la situation. Peut-on se contenter de si peu comme bilan après 40 ans de pouvoir ? Dire à ses concitoyens qu’on est au courant de leurs problèmes est-il un résultat de gouvernance ? N’est-il pas plus indiqué qu’on égrène les solutions apportées aux problèmes de ses concitoyens après quarante années d’un pouvoir sans partage ?

Les mêmes interrogations sont valables pour la lutte contre la corruption. N’oublions pas que l’homme du 6 novembre 1982 est arrivé au pouvoir avec un programme politique articulé sur deux axes majeurs : la rigueur dans la gestion et la moralisation des comportements. Parce que ce projet est resté bloqué au niveau lexical sans application ni mise en place d’un dispositif de surveillance et de sanction dès l’arrivée de Biya à la magistrature suprême en 1982, le Cameroun est aujourd’hui un pays où les détournements de deniers publics sont le sport le plus pratiqué par l’élite au pouvoir. Le pays est devenu une truanderie mondialement reconnue de telle manière que les diasporas camerounaises subissent une discrimination statistique. C’est-à-dire qu’elles sont toutes assimilées à des truands par des gens qui les considèrent de la même espèce que leurs dirigeants. Ce qui n’est pas complètement faux, car la feymania22 d’État au sens de détournement des ressources de l’État de leurs usages collectifs pour des usages privés a engendré un peuple paupérisé et obligé d’innover dans la feymania populaire entendue comme des mécanismes populaires de truanderies, de fraudes et de tricheries entre les pauvres qui veulent joindre les deux bouts. Le pays dont Paul Biya disait lui-même avoir hérité en bonne santé économique est donc désormais une grande fraude généralisée à ciel ouvert dans tous les domaines : faux diplômes, faux actes de naissance, fausses cartes d’identité, faux concours, fausses boissons (frelatées), faux alcools (frelatés), faux riz, faux fichier électoral, faux poissons, faux miel, faux complexes sportifs, fausses richesses (illicites), faux hommes d’affaires (oligarques), faux policiers, faux avocats, faux carburants, fausses valeurs (vol, sodomie, partouses, drogues dans les lycées, clubs ésotériques, feymania, tchinda23…), faux chefs traditionnels (chefferies achetées par les riches), faux pasteurs, fausses élections, faux observateurs internationaux des élections présidentielles, fausse émergence (grandes ambitions, grandes opportunités, grandes réalisations sans eau ni électricité).

Ce Cameroun devenu une fraude gigantesque à ciel ouvert n’est pas tombé du ciel. Le pouvoir étant productif comme nous l’enseigne Michel Foucault, c’est un résultat authentique du Renouveau National. C’est lui l’engendreur du Cameroun actuel et des nouveaux types de Camerounais qui le peuplent. De même, le pouvoir étant productif, il faut au Cameroun un régime capable de réinstaller les valeurs de justice, de travail, d’honnêteté et d’intégrité comme valeurs suprêmes de la société camerounaise. Le régime actuel a été laxiste depuis son arrivée en 1982. Le nouveau régime camerounais devra installer les valeurs dont je parle avec volonté, rigueur et sévérité dans la sanction infligée dès le départ aux contrevenants.

S’agissant de l’inflation qui frappe les Camerounais, il faut savoir qu’en économie l’inflation a plusieurs sources24. L’inflation peut être d’origine monétaire, c’est-à-dire issue d’une augmentation de la masse monétaire, en faisant tout simplement fonctionner la planche à billets pour financer ses déficits ou une relance économique. Les pays africains PPTE25 ou sous ajustement structurel comme le Cameroun sont soumis à des politiques d’austérité. L’inflation qui les frappe n’est donc pas d’origine monétaire même s’ils subissent, comme dans le cas du Cameroun, une inflation d’origine monétaire importée d’Europe. En fait, les Européens ont fait fonctionner la planche à billets pour relancer leurs économies après le Covid-19. Ce moment keynésien a été créé par la Banque Centrale européenne qui a fixé des taux directeurs négatifs pour encourager l’endettement, les investissements et décourager l’épargne. Mais à cette inflation monétaire s’est ajoutée une inflation induite par la guerre en Ukraine à la suite d’une offre de certains produits stratégiques (blé, gaz, carburants…) inférieure à la demande. Le Cameroun et d’autres pays africains connaissent donc une inflation importée via leurs importations d’Occident de nombreux produits dont les prix sont à la hausse en Occident. Les importateurs locaux ne peuvent qu’essayer de reconstituer leurs marges bénéficiaires en élevant à leur tour les prix de vente dans les marchés.

Il existe aussi une inflation par la demande lorsque les capacités de production sont complètement mobilisées et que l’offre ne peut plus augmenter de façon quantitative par manque de facteurs oisifs. Ce qui se passe en pareille situation est une hausse nominale des prix. Le Cameroun et les pays africains en situation de plein chômage de masse ne connaissent pas cette inflation-là.

L’inflation camerounaise a cependant deux autres sources : les monopoles nationaux et les pénuries fictives créées par les esprits animaux. L’inflation monopolistique existe au Cameroun, étant donné que des acteurs économiques en situation de monopole par exemple dans le marché du poisson sont seuls offreurs face à une multitude de demandeurs. On parle dans ce cas de malthusianisme de monopole lorsque le monopoleur (Congelcam dans le cas du Cameroun) élève les prix, car il est en situation de force étant le seul choix pour tous les consommateurs. Il y a aussi au Cameroun une inflation entraînée par ce que John Maynard Keynes26 appelait les esprits animaux à savoir les bas instincts d’un esprit d’accumulation sans foi ni loi qui poussent certains Camerounais à dissimuler des produits stratégiques pour créer des pénuries artificielles et, ainsi, faire augmenter les prix par création d’une rareté fictive dans les marchés.

Voilà donc les différentes sources de l’inflation qui frappe le peuple camerounais en ce début d’année 2023. La question sociale qui se pose donc dans ce pays est, entre autres préoccupations, celle du panier de la ménagère qui rentre vide du marché à la suite de cette hausse des prix. Face à cette situation qui plonge plusieurs familles camerounaises dans une misère encore plus profonde, monsieur Paul Biya n’a annoncé aucune solution. Il a paradoxalement annoncé l’arrêt de la subvention du prix des carburants par l’État. Cette décision annonce donc des lendemains qui déchantent pour les populations camerounaises, le carburant étant incontournable dans leur mobilité et activités quotidiennes. À cela s’ajoute une loi camerounaise des finances qui, au lieu de penser une politique fiscale capable de soulager les populations camerounaises des pressions inflationnistes, est allée crescendo dans le matraquage fiscal des populations déjà incapables de se nourrir. Le caractère sous optimal de cette politique fiscale camerounaise peut s’expliquer dans deux directions. La première direction est celle de l’ajustement structurel sous lequel est placé le Cameroun une fois de plus et la deuxième et la comparaison de ce que fait le Cameroun avec ce qui se fait ailleurs dans le monde pour combattre l’inflation.