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On entend, en général, par Surnaturel tout ce qui est supérieur à l'ensemble des êtres finis et aux lois qui les régissent. Les démons, les dieux, les prophètes, les inspirés, les illuminés, les sorciers, les forces qui sont censées leur obéir, tout cela fait partie du Surnaturel. Or, nul n'ignore que beaucoup d'aliénés vivent, partiellement ou complètement, dans le Surnaturel; ils se déclarent fils de Dieu, envoyés de Dieu, messies, Dieu lui-même, ils se croient favorisés ou persécutés par des dieux, des démons ou des êtres humains auxquels ils attribuent des pouvoirs surnaturels, et ils ont affaire, dans leurs délires, à des forces mystérieuses, hostiles ou favorables.
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Veröffentlichungsjahr: 2020
Georges Dumas
Médecin et psychologue français
Le surnaturelet les dieux
d'après les maladies mentales
(Essai de théogénie pathologique)
©2020Librorium Editions
First Published in 1946
Table des matières
Dédicace
Avertissement
Préface
Première partie : Notions préliminaires
Chapitre I. Les Psychoses et le Réel
Chapitre II. L'Automatisme, les Hallucinations
Deuxième partie : Le Surnaturel et les dieux dans les psychoses réalistes
Chapitre I. Le Surnaturel et les dieux dans la manie et la mélancolie
Chapitre II. Le Surnaturel et les dieux dans la paranoïa vraie
Chapitre III. Le Surnaturel et les dieux dans la paranoïa d'influence
Chapitre IV. Le Surnaturel et les dieux dans la paranoïa hallucinatoire
Chapitre V. Le Surnaturel et les dieux dans la psychasthénie
Chapitre VI. Le Surnaturel et les dieux dans l'hystérie
I. Le prophétisme
II. L’extase
Troisième partie : Le Surnaturel et les dieux dans les psychoses déréalistes
Chapitre I. Le Surnaturel et les dieux dans le rêve
Chapitre II. Le Surnaturel et les dieux dans la schizophrénie
Chapitre III. Le Surnaturel et les dieux dans la paraphrénie systématique
Chapitre IV. Le Surnaturel et les dieux dans la paraphrénie fantastique
Quatrième partie : Le Surnaturel et les dieux dans quelques syndromes
Chapitre I. Le Surnaturel et les dieux dans l'érotomanie
Chapitre II. Le Surnaturel et les dieux dans la défense des aliénés
Chapitre III. Le Surnaturel et les dieux dans les néologismes des aliénés
Conclusion
Bibliographie
Dédicace
Je dédie ce livre à la mémoire de Maurice Lion, ancien élève de l'École Normale, professeur au Lycée de Marseille, tué à l'ennemi le 9 septembre 1914 pendant la première bataille de la Marne.
« C'est ton nom, mon cher Maurice, que je veux inscrire d'abord sur la première page de ce livre, parce que ton enfance et ta jeunesse furent les amies de ma jeunesse et de mon âge mûr; mais je le dédie aussi à ces jeunes hommes qui furent mes élèves et qui, riches comme toi d'intelligence, de savoir et d'avenir, ont eu comme toi le noble orgueil d'offrir plus que leur vie à la patrie. J'écris pieusement leurs noms à côté du tien :
Autier, élève de l'École Normale ;
Barat, agrégé de philosophie, interne des hôpitaux de Paris;
Chaniac, élève de l'École Normale ;
Dagnan-Bouveret, agrégé de philosophie, interne des asiles de la Seine ;
Lamarque, élève de l'École Normale ;
Terrasse, élève de l'École Normale.
Vous travailliez tous dans la joie de vivre et vous pensiez mûrir pour une autre moisson ; mais vous saviez depuis votre enfance quel grand devoir pourrait être le vôtre et vous avez accueilli, avec un grave sourire, l'âpre destin qui ne vous surprenait pas ; sourire d'autant plus grave chez la plupart d'entre vous que, suivant les paroles du poète philosophe, « ils ne croyaient pas au festin des dieux » 1.
G. D.
Avertissement
1) Peut-être aurions-nous pu faire figurer les démons dans le titre de ce livre, mais, comme on le verra, ils y tiennent peu de place à côté des dieux, et ce que l'on dit de l'origine des dieux peut, mutatis mutandis, s'appliquer à l'origine des démons.
2) Nos observations ont porté, en général, sur des malades de l'asile Sainte-Anne, pris, pour la plupart, dans le service du Pr Henri Claude, service clinique de la Faculté de Médecine, où nous avions notre laboratoire de psychologie pathologique ; mais nous avons mis aussi à contribution les services de nos excellents confrères Sérieux, Capgras, Guiraud et Leroy. Nous avons eu, en outre, la possibilité d'observer quelques aliénés internés dans des Maisons de Santé privées et même des aliénés non internés.
G. D.
Préface
On entend, en général, par Surnaturel tout ce qui est supérieur à l'ensemble des êtres finis et aux lois qui les régissent. Les démons, les dieux, les prophètes, les inspirés, les illuminés, les sorciers, les forces qui sont censées leur obéir, tout cela fait partie du Surnaturel. Or, nul n'ignore que beaucoup d'aliénés vivent, partiellement ou complètement, dans le Surnaturel; ils se déclarent fils de Dieu, envoyés de Dieu, messies, Dieu lui-même, ils se croient favorisés ou persécutés par des dieux, des démons ou des êtres humains auxquels ils attribuent des pouvoirs surnaturels, et ils ont affaire, dans leurs délires, à des forces mystérieuses, hostiles ou favorables. D'autres malades semblent victimes d'une étrange mythologie ou d'une métaphysique non moins étrange. Ils se disent métamorphosés en bois, en fer, en pierre, en bête. Ils nient l'existence des hommes et des choses qui les environnent, celle de l'univers entier et de leur propre personne ; ils déclarent vivre hors du temps, hors de l'espace, hors de l'histoire, hors de la vie, hors de la mort 2. D'autres enfin vivent dans un monde plus ou moins clos où s'efface la distinction du possible et de l'impossible et où leur pensée, qu'aucune notion précise de cause ou d'identité ne limite, peut, à son gré, user librement de ces notions ou s'en passer.
On voudrait, dans les pages qui suivent, appliquer l'observation clinique et psychologique aux sentiments qui se traduisent dans ces multiples idées délirantes, analyser les mécanismes neurologiques, intellectuels, affectifs qui sont à l'origine de ces sentiments et de ces idées et, sous forme de conclusion, comparer le Surnaturel pathologique, considéré dans ses origines et dans son rôle, avec le Surnaturel social, c'est-à-dire tel que la Société le crée ou l'accepte, considéré, lui aussi, dans ses origines et son rôle.
Nous ne croyons pas que celle création du Surnaturel par les maladies mentales ait jamais été utilisée de la sorte, par la méthode chère à notre regretté maître Théodule Ribot, et nous ne nous dissimulons pas les difficultés d'une conclusion où nous essayerons d'éclairer des faits sociaux et normaux en les comparant à des faits individuels et morbides qui ne peuvent présenter avec les premiers que des analogies plus ou moins étroites, et non des identités. Nous estimons cependant qu'à côté des méthodes proprement sociologiques, la méthode psychopathologique peut être employée ici avec quelque résultat, et nous pensons aussi que, la théogénie sociale ne fût-elle éclairée que de loin par la théogénie pathologique, ce qui n'est pas notre opinion, celle dernière théogénie n'en présenterait pas moins un grand intérêt psychologique et philosophique.
*
* *
On m'a déjà fait l'objection que tous les aliénés que je présente ayant subi, avant d'être malades, l'influence du milieu familial et du milieu social où ils ont vécu, sont déjà imprégnés de certaines idées et de certains sentiments relatifs au Surnaturel et qu'il me sera difficile de faire la pari de la maladie dans ces idées et ces sentiments ; mais je n'ai pas l'intention de poser la question sous la forme simpliste et confuse que cette objection suppose. Ce que je veux étudier c'est la manière dont les aliénés utilisent, dans leurs délires, le Surnaturel qu'ils connaissent déjà, et surtout les mécanismes par lesquels ils créent du Surnaturel, et l'on verra que, si les croyances du milieu social ou familial peuvent colorer ces utilisations et même ces créations, elles n'interviennent à titre de causes ni dans les unes ni dans les autres. Il y a loin entre partager les croyances de son milieu et fabriquer des êtres surnaturels nouveaux ou faire jouer un rôle, dans un délire, à des êtres surnaturels anciens. Le fait d'être croyant ou incroyant peut avoir de l'influence sur la forme religieuse ou profane du Surnaturel, mais ce n'est pas évidemment parce qu'un malade est croyant qu'il va délirer, et s'il utilise ou s'il crée du Surnaturel où nous retrouvons l'écho de ses croyances, elles ne déterminent ni les conditions ni le mécanisme des délires.
Pierre Janet m'a fait une objection beaucoup plus grave lorsque j'ai apporté, devant la Société de Psychologie de Paris, quelques faits relatifs à la présente enquête : « Vous n'avez guère à Sainte-Anne, m'a-t-il dit, en substance, que des malades appartenant à des classes populaires. Ne pensez-vous pas que l'ignorance et la superstition sont pour beaucoup dans la place faite au Surnaturel par vos délirants ? Vraisemblablement, vous n'auriez pas eu les mêmes résultats si vous aviez fait vos observations dans des Maisons de Santé privées, sur des malades appartenant à des classes cultivées. »
Si cette objection était fondée, elle n'irait à rien de moins qu'à ruiner la base de ce travail, mais je ne pense pas qu'elle le soit. On pourra voir ici, en effet, que les malades cultivés, dont je publie l'observation, font place au Surnaturel dans leur délire pour les mêmes raisons et par les mêmes mécanismes que les malades incultes et souvent avec une virtuosité qui défie toute concurrence. D'ailleurs, sur les trente-quatre malades dont je donne l'observation commentée et dont la plupart sont de la clinique de Sainte-Anne, on trouve : un médecin, un homme de lettres, un officier, un artiste peintre, un pasteur protestant, une directrice d'école, une employée de bureau, trois autodidactes, un ancien élève diplômé de l'École des Hautes Études commerciales, deux femmes ayant leur brevet simple, une agrégée d'histoire, une institutrice, une jeune femme qui a fait ses études de médecine jusqu'à la sixième année, cinq femmes ou jeunes filles appartenant à des classes cultivées, dont une comtesse des plus authentiques ; le reste, soit treize malades, appartient à des classes populaires, commerçantes, artisanes ou ouvrières. Cet ensemble comprend une diversité de sujets qui est une image, approximative je le veux bien, mais une image cependant, de la diversité sociale, et l'on ne peut guère m'objecter que j'ai fait mes observations sur une classe unique et populaire en ignorant les autres.
Ce qu'il y a de vrai cependant, c'est que dans certains milieux populaires, des superstitions filles de l'ignorance et l'ignorance elle-même peuvent favoriser l'acceptation par le malade de thèmes délirants particulièrement absurdes, mais dans toutes les classes sociales les mêmes psychoses font place au Surnaturel et le marquent de leur empreinte, qu'elles le prennent dans les croyances du milieu ou qu'elles l'inventent.
Je me suis fait à moi-même une objection, voisine à certains égards de la précédente mais ne se contondant pas avec elle : c'est que la notion de loi naturelle, étant une acquisition relativement récente de l'humanité, et une acquisition insuffisamment répandue encore, l'idée du Surnaturel, qui se définit par opposition avec elle, était nécessairement confuse ou absente chez beaucoup de malades ; de telle sorte qu'ils pouvaient faire du Surnaturel sans se douter qu'ils en faisaient, tandis que d'autres malades, plus éduqués scientifiquement, devaient se refuser à admettre une intrusion brutale du Surnaturel dans leurs conceptions délirantes. Ces faits sont exacts, mais le fait de créer du Surnaturel, sans avoir conscience qu'on en crée, n'empêche pas le clinicien ou le psychologue d'observer les conditions originelles de ce Surnaturel et de les comparer avec d'autres d'autre part, l'intransigeance rationaliste ou prétendue telle de certains malades n'empêche pas le Surnaturel, qu'ils excluent, de prendre sa revanche en se camouflant sous le nom de magnétisme, spiritisme, occultisme, ésotérisme, etc.
*
* *
Une grande division des psychoses domine, dans ce livre, la question du Surnaturel, comme elle en domine bien d'autres ; c'est la division des psychoses en deux groupes, telle qu'on la peut concevoir d'après les travaux de Bleuler, de Kraepelin, de Kretschmer, de Henri Claude, de Minkowski, de Borel et de quelques autres auteurs.
Il y a toute une catégorie de psychoses qui font vivre le malade dans la réalité, avec un contact intellectuel affectif et pratique, et cette réalité c'est le monde familial et social avec ses mœurs, ses coutumes, ses préjugés, ses institutions, ses croyances, ses traditions politiques et religieuses, les courants d'opinion qui le traversent, les individus qui le composent avec leurs caractères et leur diversité. Ces psychoses, qui déforment toutes, plus ou moins, le réel, le prennent cependant comme point de départ pour les délires qu'elles prétendent fonder sur l'expérience et sur l'interprétation rationnelle des faits. Par leur attitude intellectuelle, affective et pratique les malades ne cessent de se tourner vers le réel. Leurs psychoses sont réalistes.
Il y a, d'autre part, des malades qui se détachent du réel au lieu de rester en contact avec lui ; ils s'isolent, soit partiellement, soit totalement, dans un monde qui leur est propre, dans cette vie intérieure que Bleuler a appelée l'autisme. Ce n'est pas, comme on pourrait le croire, une simple préférence donnée à la vie intérieure sur la vie sociale ; la distinction faite par Bleuler est plus profonde ; elle a vraisemblablement des conditions neuro-psychiques ; il ne suffit pas de vivre en soi-même pour faire de l'autisme, comme il ne suffit pas de se mêler à la vie sociale pour être réaliste, au sers de Bleuler. Il s'agit d'un repliement sur soi-même où la volonté n'entre pour rien. Les aliénés réalistes vivent dans la même réalité que nous et avec une logique qui, toute déviée qu'elle soit par des états affectifs, est encore notre logique ; les autres vivent partiellement ou complètement dans une pseudo-réalité et une pseudo-logique - on pourrait même dire une alogique - qui rappelle celle du rêve. Séparés à la fois de la logique et de l'expérience, ce qui revient au même, ils se désintéressent des rapports nécessaires qui lient les faits entre eux et avec eux-mêmes ; leurs psychoses peuvent être appelées déréalistes.
La question du Surnaturel va se poser différemment dans les deux catégories de psychoses.
Dans la première, si le malade fait place au Surnaturel, ce Surnaturel fera partie du réel au même titre que d'autres réalités morales ou sociales.
Dans la seconde catégorie, d'où les directions affectives ne sont pas exclues, si le malade fait place au Surnaturel, ce Surnaturel fera partie de la pseudo-réalité et la pensée alogique sera la sienne.
Nous considérons cette distinction comme capitale et particulièrement féconde. Nous y reviendrons plusieurs fois à propos des faits concrets tirés de notre expérience psychologique et clinique. Disons cependant tout de suite, pour préciser la distinction par des exemples, que la malade Marie-Louise 3 qui prétend être Jeanne d'Arc réincarnée et qui soutient cette réincarnation par l'interprétation de quelques coïncidences exactes, sans que son délire ait jamais perdu le contact avec les réalités sociales environnantes, relève du Surnaturel réaliste; tandis que Gardair, qui dit avoir été guillotiné maintes fois pour sauver des criminels « de haute famille » en prenant leur place et qui vit replié en lui-même, relève du Surnaturel déréaliste, non seulement parce qu'il fait un délire encore plus absurde que celui de Marie-Louise, mais surtout parce qu'il a conçu et développé son délire dans des rêveries autistiques de grandeur, sans qu'il y ait entre ce délire et le réel aucune espèce de contact.
On voit combien il serait illégitime, du point de vue où nous nous plaçons, d'assimiler Surnaturel et irréel. Suivant que le Surnaturel intervient dans une psychose réaliste ou dans une psychose déréaliste, il participe du réalisme logique et paralogique de la première ou du déréalisme alogique de la seconde.
Comme, d'autre part, dans le groupe déréaliste, aussi bien que dans le groupe réaliste, chaque espèce de psychose pose la question du réel et par conséquent du Surnaturel d'une manière qui lui est propre, nous croyons indispensable de classer groupes et espèces d'après leurs rapports positifs ou négatifs, et les modalités de ces rapports avec la réalité. C'est la raison du chapitre qui suit.
Première partie
Notions préliminaires
Première partie :Notions préliminaires
Chapitre I
Les psychoses et le réel
Il serait très utile de pouvoir constituer, pour chacune des psychoses que la clinique mentale distingue, une sorte de personnalité analogue à celles que constitue la clinique organique par l'étude méthodique de l'étiologie, de la pathogénie, de l'anatomie pathologique, de la symptomatologie et de l'évolution de la maladie ; mais il s'en faut de beaucoup que la psychiatrie puisse remplir un pareil programme. Elle ignore la plupart du temps, ou ne connaît que d'une façon lointaine et banale, l'étiologie, la pathogénie et l'anatomie pathologique ; elle ne peut atteindre avec quelque précision que la symptomatologie et l'évolution. Encore, comme le faisait remarquer Gilbert Ballet dans ses leçons, la notion d'évolution est-elle sujette à caution, une même affection pouvant avoir, suivant les terrains et les circonstances, une marche et des aboutissants très divers.
Il résulte de là qu'on ne peut parler de maladie mentale au sens strict du terme, qu'on n'a jamais affaire qu'à des symptômes ou à ces ensembles de symptômes qu'on appelle des syndromes et qui sont sans rapport nécessaire avec des maladies déterminées, de telle sorte que toute classification des maladies mentales est d'autant plus fragile qu'elle a plus de prétention à l'être peu.
Quel que soit l'édifice élevé par la psychiatrie, cet édifice manquera de la base organique qui en assurerait la solidité, et c'est pourquoi, depuis plus d'un siècle et demi que la psychiatrie tend à se constituer comme science, nous avons vu tant de classifications tomber les unes sur les autres sous des critiques faciles et dans un oubli définitif. L'illustre et regretté Séglas me disait un jour avec ce comique mêlé d'amertume qui était dans sa manière : « Depuis cinquante ans que n'avons-nous pas encaissé en fait de classifications des maladies mentales, celle de Ball, celle de Ballet, celle de Kraepelin, celle de Dide et Guiraud, laquelle encore, celle de Régis, celle de Delmas, celle de Toulouse ; il y a là de quoi être ahuri pour l'éternité. Vous ne vous sentez pas malade d'en avoir tant avalé ? Moi, je le suis, je me rends. » Bien des années auparavant, comme je disais à Féré, dans son service de Bicêtre, l'embarras où j'étais pour classer un malade qu'il avait voulu me montrer, le bon géant me dit en souriant : « Vous ne voyez donc pas que c'est un fou et, puisque vous voyez que ç'en est un, que vous faut-il de plus en fait de classification ? vous pouvez chercher, vous ne trouverez pas mieux. »
Cependant, en dépit des propos désabusés de Séglas et de Féré, on peut, croyons-nous, tout en faisant au scepticisme sa part, constater par l'analyse des syndromes, de leurs rapports et des instincts perturbés auxquels ces syndromes correspondent, que les classifications les plus récentes, comme celles du regretté Dide et de Guiraud (78), ont fait œuvre utile sinon complète en s'inclinant de plus en plus vers les critères de la psychologie, en attendant que l'avenir nous en donne d'autres. Ainsi ferons-nous et, pour les raisons indiquées dans la préface, nous classerons les psychoses d'après les diverses modalités de leurs rapports avec le réel.
I
Si on excepte les arrêts de développement mental comme l'idiotie ou l'imbécillité et les démences organiques comme la paralysie générale et la démence sénile, qui ne sont pas des psychoses et ne peuvent nous servir dans notre enquête à cause de l'insuffisance ou de la profonde altération des fonctions mentales, on se trouve, comme nous l'avons dit, en présence de deux catégories de psychoses.
Dans la première, nous l'avons dit aussi, se classent les psychoses orientées vers le réel ; ce sont des psychoses dont l'origine est presque toujours constitutionnelle. Les états affectifs qui dominent la symptomatologie peuvent être statiques comme l'excitation et la dépression, ou dynamiques comme le désir, la crainte, l'ambition ; d'où la distinction, dans cette première catégorie, de deux groupes, celui des psychoses statiques, développées sur des états d'excitation ou de dépression comme la manie et la mélancolie, et celui des psychoses dynamiques, comme les paranoïas avec les délires de persécution, de protection ou de grandeur fondés sur des craintes, des désirs ou des espérances. Le terme de psychose passionnelle, pris dans un sens très large, conviendrait aux psychoses du second groupe s'il avait pour objet de les opposer aux psychoses du premier groupe, c'est-à-dire aux psychoses caractérisées par des états émotionnels chroniques comme la tristesse et la joie.
Sans doute les psychoses statiques peuvent s'accompagner de désir et de crainte ; le mélancolique redoute le châtiment du ciel qu'il réclame pour ses prétendus crimes, l'excité maniaque fera de l'érotisme, se complaira dans des projets fugaces et fantaisistes, mais ni les craintes de l'un ni les désirs de l'autre ne seront primitifs par rapport à la mélancolie ou à l'excitation maniaque ; ils ne constituent pas l'élément essentiel des deux psychoses, ils n'en gouvernent pas les manifestations.
Tout de même, les psychoses dynamiques, comme les paranoïas de persécution ou d'ambition, peuvent donner lieu à des satisfactions ou à des déceptions, à des joies ou à des tristesses, qui auront un caractère statique. Mais ces joies, ces tristesses seront secondaires par rapport aux désirs et aux craintes qui restent l'essentiel.
*
* *
Les psychoses statiques entrent presque toutes dans le cadre de la mélancolie ou de la manie. Tout le monde sait que Kraepelin a réuni dans une seule affection, à laquelle il a donné le nom de maniaco-dépressive, les manifestations cliniques de ces deux psychoses qui sont devenues, dans sa conception aujourd'hui classique, les accès diversement entrelacés d'une psychose unique.
Les accès de manie se caractériseraient par une excitation idéo-motrice et idéo-affective, les accès de mélancolie par une dépression idéo-motrice et idéo-affective. Les malades ne perdent jamais le contact avec le réel dans le présent, le passé ou l'avenir qu'ils voient sous un jour agréable ou pénible, suivant leurs dispositions affectives. Tout au plus peut-on dire que, sans se séparer jamais du réel, ils ne s'arrêtent que sur les faits qui correspondent à leurs dispositions et négligent ou méconnaissent les autres.
Le maniaque, avec son excitation intellectuelle, affective et motrice, est toujours présent, même quand son excitation est intense et désordonnée ; il reste en rapport avec l'ambiance familiale ou sociale qui n'est pas seulement le témoin de ses excentricités mais l'objet de ses railleries, de ses sarcasmes et de son agressivité au moins verbale.
Dans les accès plus légers, l'état affectif est fait d'euphorie et l'ironie y est la forme intellectualisée de l'agressivité. Un sentiment de satisfaction et de supériorité se manifeste à propos de tout et de rien ; l'excitation du sujet continue à se tourner vers le monde extérieur ; il se complaît dans la suractivité idéo-motrice où il se dépense, il accueille en un même instant tous les projets flatteurs et parfois contradictoires que son imagination lui suggère ; il parle beaucoup, avec des saillies souvent heureuses ; il est habile à tourner en ridicule ceux qui l'entourent, il joue avec le langage dont il tire des calembours autant pour faire rire que pour jouer.
Toute cette activité ludique, ironique, joyeuse et moins désordonnée que la précédente, le rapproche plus encore du réel ; il admet volontiers que l'assistance réponde à ses saillies, qu'elle s'associe à ses plaisanteries, qu'elle en rie avec lui et qu'elle en fasse.
Enfin, dans les accès très légers, le malade se tourne encore et toujours vers le réel et l'ambiance ; il s'y mêle plus qu'il ne fit jamais à l'état normal. Kraepelin nous a donné de ce genre d'accès une description très exacte où, l'ironie exceptée (et elle peut manquer), tous les traits sont marqués par lesquels le sujet se dépense dans le monde social qui l'entoure (1247) : « Il ne supporte pas de rester au lit ; de grand matin, dès 4 heures, il est debout, met en ordre les pièces de la maison, expédie les affaires en retard, entreprend des promenades, des excursions. Il fréquente les sociétés, il est de toutes les parties de plaisir ; il écrit à chaque instant de longues lettres, rédige un journal de sa vie ; il fait de la musique, de la littérature, rime des vers humoristiques, s'occupe de toute espèce de choses qui le laissaient indifférent autrefois, fait de la politique, s'intéresse à l'aviation 4, au féminisme, noue des relations nombreuses qu'il étonne par sa familiarité extrême et la liberté de ses propos... » Il est présent et attentif à tout ce qui se passe, bien que l'attention, toujours très instable quand l'excitation est forte, soit encore instable dans les accès les plus légers.
L'accès de mélancolie simple, avec sa dépression affective, intellectuelle et motrice, peut sembler, au premier abord, séparer le malade de l'ambiance et l'isoler en lui-même dans un monde qui n'est plus notre réel ; de fait, le déprimé ne se mêle pas à la vie ; son inertie mentale et son découragement le tiennent loin de la société ; son activité intellectuelle et son attention ne s'éveillent pas ou s'éveillent à peine sous les sollicitations extérieures et l'inertie motrice s'ajoute le plus souvent à l'inertie mentale. Ce serait se tromper beaucoup cependant que de voir, dans cette attitude générale, la preuve ou le signe d'une rupture de contact avec le réel ; le malade n'en est pas séparé ; il n'est pas enfermé dans un monde clos, distinct de celui où il a, jusque-là, vécu ; il renonce à s'y tailler un rôle même modeste, à y occuper une place, mais il en sent la présence et le poids ; et, dans son découragement, dans la solitude morale où sa dépression le tient, il reste accessible à la sympathie qu'on lui témoigne. Comme l'écrit très justement Minkowski (23) : Les « déprimés mélancoliques ne se détournent pas complètement de l'ambiance. Malgré la monotonie et la pauvreté de leur pensée, malgré la persistance de leur état de tristesse, nous trouvons souvent une porte d'entrée pour pénétrer dans leur psychose ; leurs souffrances, leur découragement, leur tristesse ont souvent un aspect humain où nous nous retrouvons. Ils sont plus ou moins éloignés de nous, mais ils n'en sont pas séparés et nous pouvons aller vers eux sans qu'aucun barrage nous arrête. Notre monde reste le même ».
Quand le déprimé fait, après quelques semaines, de la mélancolie délirante, il a, vis-à-vis du réel, une attitude qui l'en rapproche encore plus, car il y trouve, en les exagérant beaucoup et même démesurément, des prétextes pour justifier les sentiments qui l'accablent ; il s'arrête sur des faits, la plupart du temps insignifiants mais réels, où il voit des signes de déchéance physique et intellectuelle, des confirmations pour ses idées de ruine ou de remords, des avertissements pour son malheureux avenir. Il se déprécie, il s'accuse, se lamente sur son passé, s'effraie de ses prévisions, mais sans s'isoler dans un monde où il nous serait impossible de pénétrer. Il admet, en effet, que l'on discute et réfute ses auto-accusations, ses dépréciations de lui-même et, bien qu'il ne se rende pas à nos raisons ou ne s'y rende que pour quelques instants, il n'est pas sans les comprendre et en sentir la justesse ; on peut même remarquer qu'il se lamente beaucoup plus en présence des médecins, des internes, des autres malades ou des visiteurs que lorsqu'il est seul.
L'excitation maniaque et la mélancolie sont comparables à des émotions chroniques de joie, de tristesse, de souffrance morale qui, loin de séparer les malades de la réalité et de les murer en eux-mêmes, s'alimentent sans cesse dans cette réalité par une sorte de sélection affective.
Même quand l'anxiété s'ajoute à la mélancolie et que la mélancolie délirante devient de la mélancolie anxieuse, l'attente d'un châtiment que le malade ne définit pas, mais qu'il aime à croire terrible, ne l'arrache pas plus au réel que son délire.
Il y a lieu d'introduire ici, à notre avis, une forme de la dépression que Pierre Janet (C) a isolée, voilà plus de quarante ans, en lui donnant le nom de psychasthénie et qu'il a remarquablement analysée, en y comprenant les obsessions, les impulsions obsédantes, les manies mentales, les folies du doute, les délires du toucher, etc.
À la vérité les troubles décrits par Janet avaient été déjà décrits mais très imparfaitement systématisés ; le mérite de Janet est d'avoir fait une synthèse originale et puissante de tous les symptômes décrits avant lui. Nous consacrerons à la psychasthénie un chapitre spécial quand nous étudierons dans les psychoses la genèse du Surnaturel et des dieux. Notons pour le moment que, dans cette psychose, Janet distingue des symptômes subjectifs comme les sentiments d'incomplétude attachés à l'action, aux opérations intellectuelles, aux émotions et les symptômes objectifs qui sont des altérations du fonctionnement mental, car dans l'ordre intellectuel l'attention est pénible, la compréhension lente, l'évocation difficile, les croyances et les certitudes ne s'imposent pas ; c'est le doute et c'est le vague. Dans l'activité volontaire, c'est l'indolence, l'irrésolution ; dans l'affectivité c'est l'indifférence pour tout ce qui est en dehors des préoccupations morbides du malade, et dans le champ de ses préoccupations c'est l'inquiétude, l'anxiété, le besoin d'être dirigé, soutenu, rassuré.
Ces derniers symptômes mettent en lumière un phénomène simple, capable d'expliquer les divers accidents psychasthéniques.
Pour mettre en relief ce fait simple, Janet établit une hiérarchie des fonctions mentales où la plus élevée est celle qu'il appelle la fonction du réel. Cette fonction, que Bergson appelait l'attention à la vie présente, se manifeste sous trois formes qui sont autant de degrés étagés dans la hiérarchie. C'est d'abord l'activité volontaire capable de modifier le monde donné, puis l'attention avec laquelle nous percevons les choses réelles, et enfin la formation dans l'esprit de l'idée du présent.
La synthèse, la force et la richesse mentale conditionnent cette fonction du réel qui, suivant qu'elle s'associe à d'autres fonctions ou qu'elle s'en détache, les élève ou les abaisse dans la hiérarchie. Janet donne le nom de tension psychologique à cette union de la synthèse, de la richesse et de la force ; et la tension ainsi définie comporte naturellement une grande variété de degrés. Suivant qu'une fonction comme la mémoire ou l'imagination s'accompagne ou non d'une forte tension, suivant qu'elle se manifeste avec plus ou moins de synthèse, de richesse et de force, suivant qu'elle implique plus ou moins de volonté, d'attention ou de présentification, elle monte ou descend dans la hiérarchie.
Or, il se trouve que chez les psychasthéniques la fonction du réel est justement celle qui manque le plus ; le malade n'a plus dans sa pensée assez de décision, de richesse, de synthèse et de force pour faire acte d'attention, d'activité volontaire et pour adapter au présent ses opérations mentales.
Les obsessions qui sont la manifestation la plus apparente de ces états d'esprit ne seraient, pense Janet, que la manifestation d'une série de troubles plus profonds qui traduiraient, tout comme les obsessions elles-mêmes, les difficultés d'une adaptation aux différentes formes intellectuelles, sensorielles ou pratiques de la réalité. Tous ces troubles auraient des conditions physiologiques aussi vraisemblables qu'inconnues. Tout au plus peut-on incriminer, comme le fait Janet, un état vague d'engourdissement ou d'intoxication. La diminution de l'activité cérébrale déterminerait dans toutes les opérations de l'esprit une sorte d'inachèvement, de diminution de la perception et de la puissance d'adaptation à la réalité. Dans ces conditions, le doute est un état souvent permanent et, à certains moments, paroxystique dans la psychasthénie. Le sujet qui a l'obsession du meurtre, de la trahison, du vol, du sacrilège, sait fort bien que cette obsession n'ira pas jusqu'au bout. Il doute de sa réalisation comme il doute d'ailleurs de sa dépersonnalisation quand il parle de la négation de son corps, et de tous les symptômes psychasthéniques dont il prend conscience. Quelques auteurs voient dans ce doute la preuve que le malade ne croit pas à ses affirmations, à ses obsessions et à ses impulsions obsédantes et il y a une part de vérité dans cette opinion. Janet (C, 103-104) nous cite, pour la confirmer, les paroles de Lod... et de Claire qui se déclarent des misérables plus coupables que les grands criminels et qui ne peuvent, si on insiste, découvrir une faute précise à avouer. Nadia ne demande qu'à être débarrassée de ses idées obsédantes tant elle les juge sottes.
Janet fait cependant remarquer que si les malades ne croyaient pas du tout au bien-fondé de leurs obsessions, ils n'en auraient pas. Les malades déclarent que leurs obsessions sont ridicules ou absurdes, mais ils n'admettent guère qu'on en fasse autant. Il y a donc un fond de croyance mêlé de doute dans leurs négations, et la croyance impossible à soutenir dans l'ordre intellectuel reste inachevée, avec un fond de croyance dans l'ordre affectif. Mais, à côté de ces troubles proprement psychasthéniques, il y a toute une activité qui n'est pas négligeable et, qui nous fera comprendre comment et pourquoi la psychasthénie crée des dieux. Le psychasthénique a l'impression que le réel lui échappe et toutes les impressions de manque, de vide, impressions très pénibles dont il ne prend pas son parti, provoquent des réactions secondaires de défense qui sont le côté positif de la psychose. Par les efforts qu'il fait pour retrouver le réel, par son goût pour les excitations morales, qui relèvent son tonus physiologique et son tonus mental, le malade échappe, pour un temps souvent très court, aux impressions de doute, de vague, d'irréalité qui s'opposent à son contact avec le réel ; mais, pas un seul instant, qu'il sente le réel lui échapper ou qu'il le retrouve, il n'en perd le besoin ou même le contact.
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Dans le groupe des psychoses dynamiques j'ai classé tout ce qui a pu m'apparaître comme un ensemble délirant, systématique, chronique de complexes à base de désir ou de crainte. C'est dire que la paranoïa y occupe la première place.
La paranoïa raisonnante que Kraepelin appelle la vraie paranoïa serait caractérisée, d'après Sérieux et Capgras (11), par l'existence de deux phénomènes en apparence contradictoires : d'un côté des troubles délirants manifestes, de l'autre une conservation frappante de l'activité mentale et de l'intelligence. En premier lieu, des symptômes positifs, des conceptions et des interprétations délirantes ; en second lieu, des symptômes négatifs comme l'intégrité des fonctions intellectuelles et l'absence ou la rareté des hallucinations.
Le délire se rattacherait à l'état antérieur de la personnalité, dont la personnalité morbide ne serait que l'épanouissement ; la constitution serait ainsi au premier plan parmi les causes de la paranoïa vraie et la caractéristique de cette constitution serait dans des lacunes intellectuelles traduisant la diminution de l'auto-critique sous l'influence d'anomalies affectives comme l'hypertrophie du moi et le caractère égocentrique qui, bien loin d'être postérieurs aux conceptions délirantes et aux idées, de persécution et de grandeur, en seraient au contraire le fondement.
Sous l'influence des conflits sociaux, que les tendances primitives déterminent par le fait qu'elles sont inadaptables au milieu, se forment des complexes néo-affectifs qui prédominent et rayonnent. Ces complexes sont en général des complexes de persécution et de grandeur qui prennent, suivant les sujets et les circonstances, des formes politiques, sociales, conjugales, mystiques, hypochondriaques ou messianiques et qui impliquent toujours, d'après Sérieux et Capgras, la surestime de soi-même, l'autophilie et une déformation logique d'origine affective qui fausse le contact avec le réel où la psychose ne cesse pas cependant de s'alimenter par des interprétations.
Montassut ajoute, avec raison, la méfiance qui se rencontre en effet très souvent chez les futurs paranoïaques.
À cette conception, classique chez nous, s'oppose celle de Bleuler dont le Dr Lacan rappelle les conclusions dans sa très intéressante thèse (66) : « La tentative, écrit Bleuler (trad. Lacan, p. 66, 166-168 B) de faire dériver le tableau de la paranoïa d'un état affectif basal de nature pathologique n'a jusqu'ici pas réussi. Spécialement, la méfiance qui en serait le fondement n'a rien d'un état affectif vrai ; aussi bien ne se présente-t-elle pas dans toutes les formes de la paranoïa. Une perturbation générale et primaire de l'humeur n'a, somme toute, pas été démontrée dans la paranoïa. Des modifications passagères ou durables de l'humeur surviennent aussi chez les normaux ; elles ne sont pas le fondement de la maladie mais seulement des moments évolutifs qui prêtent à son tableau certaines nuances. Les états affectifs que nous y constatons sont des effets secondaires des idées délirantes ; même l'hypertrophie du moi n'est pas du tout démontrée comme un symptôme qui soit de règle dans la paranoïa. Ce que l'on note comme hypertrophie du moi ou caractère égocentrique est une conséquence du fait que la paranoïa comporte un complexe de représentation chargé affectivement, qui se maintient au premier plan de la psyché. Ce fait est constaté même chez des normaux qui, pour une raison affective quelconque ou du fait d'un complexe, sont fixés sur certaines idées déterminées. Pour autant qu'il faille que tous les complexes chargés affectivement soient en rapport, proche ou non, le moi est poussé au premier plan, fait auquel le terme d'hypertrophie du moi n'est nullement approprié. En outre, le fait d'avoir des aspirations et des désirs qui sortent des limites de son pouvoir, cela n'est pas non plus à relever comme une hypertrophie du moi... L'examen rigoureux de l'origine du délire montre que, sous l'influence d'un état affectif chronique (l'état affectif qui correspond au complexe normal), des erreurs prennent naissance selon un mécanisme tout à fait semblable à ce qu'on observe chez les gens sains, quand la passion les soulève. L'élément pathologique consiste en ce que ces erreurs sont impossibles à corriger et s'étendent par propagation. »
« Le caractère envahissant du délire, comparable à celui du cancer, et son incurabilité seraient déterminés par une persistance du conflit entre le désir du paranoïaque et la réalité. »
« On peut donc se représenter de la façon suivante l'origine d'une paranoïa : un sujet est impliqué dans une situation vitale (sexuelle, professionnelle ou autre) qui dépasse ses moyens d'y faire face et qui touche son affectivité de façon profonde, très fréquemment en l'humiliant sur le, plan éthique. Il réagit comme réagirait un normal, soit en récusant la réalité (délire des grandeurs) soit en rapportant son échec à une malveillance de l'extérieur (délire de persécution). La différence entre le paranoïaque et le normal, c'est que l'individu normal se corrige bientôt sous l'influence d'une amélioration relative de la situation ou d'une atténuation secondaire de la réaction affective. Le paranoïaque perpétue cette réaction par le fait d'une stabilité spéciale de son affectivité (112-B). »
Comme le remarque Lacan (p. 69), cette psychogénie de la paranoïa n'est pas affranchie de tout élément constitutionnel, puisque Bleuler doit admettre certaines prédispositions, parmi lesquelles cette stabilité des réactions affectives qui conditionne l'imperméabilité logique des malades. Nous nous demandons aussi si le fait de réagir à un échec par des idées de persécution ou par des idées de grandeur ne témoigne pas de dispositions constitutionnelles et nous nous demandons enfin si, pour qu'il y ait constitution paranoïaque, il est indispensable qu'il y ait tous les traits dont parle Bleuler. Un de ces traits, orgueil, méfiance, égocentrisme, suffit en général, d'autant plus qu'ils sont plus ou moins apparentés. Ce qu'il y a de certain c'est que nous nous entendons parfaitement, entre confrères, quand nous parlons de prédispositions paranoïaques.
Nous ne pouvons que donner acte à un psychiatre comme Bleuler de ses pénétrantes analyses et des observations qui les fondent, mais nous pensons que, à côté des cas dont il a fait la psychogénie, il y a des cas beaucoup plus nombreux pour lesquels il est difficile de ne pas accepter les théories constitutionnelles de Sérieux et Capgras.
À côté de cette forme de la paranoïa que Kraepelin appelle la vraie paranoïa, Séglas en admet deux autres : « On peut, dit-il, diviser la paranoïa systématique en plusieurs catégories ; dans la première, le malade n'a jamais d'hallucinations, ou bien elles sont rares, isolées et transitoires (965). » C'est la paranoïa dont nous venons de parler. « Un autre groupe, continue Séglas, comprend les persécutés hallucinés sensoriels. » Il ne veut pas dire par là, bien que cela se rencontre assez souvent, que les hallucinations, sensorielles sont les seules qui se manifestent alors, mais simplement qu'elles sont développées, prédominantes, persistantes et présentent même souvent une évolution progressive parallèle à celle de la maladie, envisagée dans son ensemble. « Il est enfin, dit-il, une dernière catégorie où, à l'inverse de ce qui se passe chez les persécutés sensoriels, les phénomènes hallucinatoires de caractère psychique tiennent, souvent dès le début la première place, tandis que les hallucinations auditives sont reléguées à un rang très secondaire, parfois même tellement effacé qu'elles ne peuvent être mises en évidence. »
Les phénomènes que Séglas appelle psychiques, ce sont des hallucinations psychiques, c'est-à-dire des représentations auditives, objectives et non extériorisées et surtout des hallucinations psychomotrices verbales. Nous allons parler des unes et des autres dans le chapitre suivant.
Cette division tripartite de Séglas est restée longtemps classique, mais elle est psychologiquement et cliniquement un peu sommaire et nous aurons à la modifier tout en conservant ses traits essentiels.
Nous l'acceptons, à condition qu'on signale, comme Séglas le fait, que les trois formes admises ne sont pas séparées par des cloisons étanches et comportent des formes transitionnelles. Nous pensons aussi que la présence, l'absence et la nature des hallucinations sont des critères secondaires de division et qu'il faut remonter plus haut dans l'analyse des trois formes de la paranoïa, pour saisir les caractères dont la présence, l'absence ou la nature des hallucinations ne sont que l'expression partielle.
Les deux formes psychosensorielle et psychomotrice de la paranoïa correspondent en effet à des atteintes plus ou moins graves de l'unité personnelle ; la personnalité d'un paranoïaque raisonnant n'est pas atteinte dans son unité, même quand il a des hallucinations épisodiques et passagères. Dans toutes les observations que j'ai eu l'occasion de prendre sur des paranoïaques vrais, l'unité de la personne m'est apparue comme la règle; c'est-à-dire que les tendances qui constituent la personnalité sont coordonnées entre elles et subordonnées à quelques tendances centrales, plus ou moins apparentées, non contradictoires entre elles, qui leur imposent leur orientation. Il résulte de là que devant un conflit social ou familial, provoqué par l'inadaptabilité de ses tendances profondes, son orgueil, sa méfiance, son égocentrisme, si le sujet peut hésiter et traverser une période plus ou moins longue de doute, il hésite avec sa personnalité tout entière, avec son intelligence, son jugement, son affectivité, son caractère ; sa réaction est une. Les tendances affectives de crainte, de désir sont trop unifiées, trop cohérentes avec l'ensemble de la personnalité pour imposer sous forme d'hallucinations des accès de croyances.
On n'en peut dire autant de la paranoïa hallucinatoire où les malades qui n'ont en général ni hérédité marquée, ni constitution pathologique apparente, traversent une période de ruminations inquiètes et de soupçons, mêlés de doutes à la suite des mêmes conflits et des mêmes difficultés que les précédents; ils n'arrivent à être certains qu'on les persécute qu'à la suite de leurs premières hallucinations qui viennent confirmer leurs soupçons et leurs craintes.
C'est qu'ils sont les victimes d'une constitution qui s'est révélée sous l'influence d'un conflit affectif et qui, s'opposant à leur personnalité ancienne, n'en obtient pas l'adhésion sans provoquer quelques hésitations et quelques résistances. De là, le caractère obsessif de la période d'incubation : caractère qui ne s'efface que devant le triomphe des tendances affectives nouvelles, confirmées et illustrées par des hallucinations auditives.
On n'en peut dire autant non plus de la paranoïa psychomotrice où le sujet traverse une période beaucoup plus courte d'incubation, mais avec la conscience d'un dédoublement et d'une atteinte de l'initiative personnelle que le paranoïaque psychosensoriel très souvent connaît à peine. Les idées d'influence et de possession se traduisent chez lui par le sentiment d'une action extérieure qui s'exprime par des hallucinations psychomotrices psychiques, des impulsions et des arrêts de mouvements se substituant à sa volonté.
Pas plus que l'excité maniaque ou le mélancolique, le paranoïaque vrai n'est détaché du réel dans lequel nous vivons avec lui ; ni même de notre logique en dépit des entorses qu'il lui fait subir. Comme les excités maniaques, comme les mélancoliques, et plus encore, il est réaliste, avec la différence qu'au lieu d'évoquer en les exagérant les aspects agréables ou pénibles du réel pour alimenter son délire, il déforme plus ou moins le réel par des interprétations centrées autour de ses désirs et de ses craintes.
Les paranoïaques psychosensoriels et psychomoteurs font de même ; les premiers choisissent en général dans la réalité sociale leurs persécuteurs et leurs protecteurs, les seconds en font autant et pas plus que les précédents ils ne rompent dans leur délire avec notre réalité, ce sont des hommes de chair et d'os, pris dans l'ambiance sociale ou familiale qui persécutent les premiers et possèdent les seconds ; quand le malade leur attribue des pouvoirs qui font d'eux des espèces de sorciers, ces pouvoirs, les laissent dans notre réalité et même quand ils sont persécutés ou possédés par des esprits, ils les font vivre dans notre réel ; encore est-il bon de remarquer que les pouvoirs attribués sont le résultat d'expériences que le malade a faites et qui pour être mal interprétées n'en sont pas moins des expériences. Nous sommes toujours avec eux dans la logique et le contact réaliste.
Nous allons retrouver tout à l'heure toutes ces variétés de paranoïas.
Nous verrons que le sentiment du réel est particulièrement vif, ainsi que celui de la logique, chez les paranoïaques psychomoteurs ou psychosensoriels qui se rapprochent le plus par leur systématisation et leur cohérence délirante des paranoïaques raisonnants et que ce sentiment du réel et de la logique est, au contraire, particulièrement affaibli chez les paranoïaques psychomoteurs ou psychosensoriels qui se rapprochent le plus par l'insuffisance de leur systématisation, et de leur logique comme par le vague de leur affectivité, des aliénés déréalistes qui feront l'objet de la troisième partie de ce livre.
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Je joins l'hystérie aux psychoses réalistes et je dirai pourquoi tout à l'heure. Janet (B) et Babinski ont soutenu, il y a une quarantaine d'années, au sujet de l'hystérie, deux conceptions qui se partagent encore l'opinion. Dans la conception classique de Charcot et de son école, l'hystérie se manifestait par deux ordres de symptômes : les stigmates, qui avaient pour caractère de se produire à l'insu des malades et d'être permanents ; les accidents qui avaient pour caractère d'être passagers et pénibles pour le malade.
L'anesthésie sensitivo-sensorielle, l'amnésie, le rétrécissement du champ visuel, l'aboulie, etc., étaient les stigmates. Les crises, les attaques, les paralysies étaient les accidents et tout cela paraissait acquis. C'est contre cette conception que Babinski (A) s'est élevé en résumant l'hystérie par la suggestion ; pour lui, tous les symptômes hystériques peuvent être guéris par la persuasion et reproduits, après guérison, par suggestion. Les autres causes qu'on a pu invoquer pour la production des symptômes sont incapables de les produire. C'est l'exclusion de tous les accidents qui relèvent de causes organiques ou émotionnelles, et qui ont été indûment classés dans l'hystérie par divers auteurs.
Dans les cas où l'émotion agit seule sans suggestion associée, il n'y a jamais d'accident hystérique et, dans les cas où on a cru faire des constatations de ce genre, Babinski invoque des suggestions intercalées.
Contre cette conception Janet (B') défend la sienne, qui continue à bien des égards la conception de Charcot, mais qui s'en distingue aussi par des traits originaux ; il estime que le stigmate de l'anesthésie cutanée, considéré par l'école de Charcot comme fondamental, a perdu de son importance ; il reconnaît également le rôle immense qui revient à la suggestion dans la production des accidents hystériques, et il pourrait rappeler qu'il a été le premier à mettre ce rôle dans toute sa lumière ; mais il estime, avec l'École de la Salpêtrière, que les accidents hystériques peuvent se développer à la suite de traumatismes émotionnels, en dehors de toute suggestion ou autosuggestion et suivant des lois qui leur sont propres, encore que peu connues.
Cependant il serait souvent possible d'après lui de montrer que les fonctions atteintes par un traumatisme émotionnel étaient les plus fragiles, les moins résistantes.
Ce qui permet d'autre part d'expliquer par la suggestion ou l'autosuggestion des faits si nombreux, ce serait la disposition d'un sujet à réaliser, en dehors de la volonté et de la conscience claire, des idées dont la réalisation présentera, pour cette raison, un caractère marqué d'automatisme et d'achèvement. Or cette disposition ne s'explique que par la « distractivité » qui n'est qu'une des formes de ce que Janet appelle le rétrécissement de la conscience. C'est parce qu'il y a rétrécissement de la conscience et, d'une façon générale, séparation entre le conscient et l'inconscient que les idées peuvent vivre d'une vie automatique et se réaliser et prendre corps sous forme d'accidents que le sujet ne s'explique pas.
Freud estime, on le sait, que tout accident hystérique correspond à un désir sexuel refoulé par la censure et qui s'impose des transformations plus ou moins symboliques pour la tromper et il y a certainement beaucoup de cas qui justifieraient cette façon de voir.
En ce qui me concerne, j'ai été surtout frappé par le caractère autosuggestif et souvent utilitaire des accidents où il était bien difficile de distinguer les manifestations symboliques d'une libido, mais il est vrai que je n'ai guère observé que des accidents hystériques de guerre.
Si j'ai rangé l'hystérie dans les psychoses réalistes, c'est que la séparation de l'inconscient et du conscient, même si elle est sincère, ce dont on n'est jamais tout à fait sûr, n'a rien à voir avec les schizoses déréalistes, l'inconscient et le conscient de l'hystérique étant toujours tournés vers la réalité extérieure et le malade ne la perdant jamais de vue même quand il lui substitue des symboles moteurs, sensoriels, des représentations, des attitudes, des crises et des discours.
Et c'est aussi parce que la logique de l'hystérique, orientée comme ses états affectifs vers le réel, évite le contradictoire et l'absurde. Même dans les conceptions imaginatives les plus aventureuses, il y a encore contact ou possibilité de contact.
II
Les psychoses de la seconde catégorie sont celles qui séparent complètement ou partiellement les malades de la réalité, les font vivre, soit dans deux réalités différentes, l'ancienne - la nôtre - et la nouvelle - la leur - sans qu'ils se préoccupent en général de les mettre d'accord, ou bien dans une seule réalité qui n'a plus avec la réalité vraie que des communications diminuées ou nulles.
Avant de parler de ces psychoses pour lesquelles nous conserverons le terme kraepelinien de paranoïdes, nous demandons à faire une place au rêve. Bien qu'on ne le tienne pas d'ordinaire pour une psychose, c'est une manière de psychose où toutes les fonctions de coordination et de synthèse sont à peu près annulées au profit des associations automatiques. Le fait que nous contractons cette affection chaque soir pour en guérir chaque matin ne change rien à son caractère psychotique que tant de psychiatres et de psychologues ont signalé comme tel, même quand ils donnaient du rêve les interprétations les plus opposées.
C'est ainsi que Rignano s'est fait, il y a quelques années, le défenseur d'une conception dans laquelle le désordre des rêves est présenté comme un désordre réel et total dépourvu de toute signification symbolique ou autre, et s'expliquant uniquement par le fait que la disparition de l'affectivité et de la régulation mentale laisse le champ libre à l'activité incohérente des éléments représentatifs. Cette conception avait été adoptée déjà dans ses traits essentiels par Taine et Maury qui expliquaient le rêve par l'automatisme des associations d'idées.
Les freudistes ont opposé à ces conceptions une conception plus profonde, où le désir sexuel, qui d'après eux accompagne et caractérise souvent les complexes affectifs du rêve, nous est présenté comme inspirant et conduisant le rêve grâce à des associations symboliques, dont il est obligé d'user pour ne pas réveiller la censure et le dormeur par des représentations trop crues et des réalisations scandaleuses. Les freudistes n'en commencent pas moins par reconnaître la rupture des associations d'idées logiques, la détente des fonctions supérieures de critique et de coordination et la prédominance d'un certain automatisme représentatif et verbal sur lequel les complexes affectifs exercent leur action élective soit en provoquant directement certaines représentations, soit en pesant sur des représentations qu'ils n'ont pas provoquées mais qu'ils peuvent s'associer.
Dans la première interprétation, le rêve se rapproche de la démence ; dans la seconde, qui nous paraît de beaucoup la plus acceptable, au moins dans sa direction, le rêve se rapproche de toute une catégorie de psychoses dont il nous donne la clef. Le rêveur vit en effet en lui-même non pas, comme il peut arriver pendant l'état de veille par une prédominance relative des états intérieurs, mais par le barrage que le sommeil élève entre la vie extérieure et lui et à cause de la défaillance des fonctions supérieures de direction et de critique.
Le rêveur perd, dans ces conditions, tout contact avec les choses et avec les hommes et ne perçoit plus rien du monde extérieur que des sensations confuses que son rêve intègre en les déformant. Mais il n'est pas ruiné dans son affectivité ; elle est seulement diminuée le plus souvent et se concentre autour des complexes caractérisés par des désirs ou par des craintes.
Ajoutons que beaucoup de rêves sont plus simples que la page précédente pourrait le donner à penser ; il en est où les désirs très simples nés de la vie courante et des expériences de la veille se réalisent et souvent sans se masquer sous des symbolisations ; il en est enfin qui sont le simple retentissement de la vie organique dans la vie mentale comme une digestion difficile, un point de côté, etc. Mais ceux-là mêmes, peuvent servir d'accrochage comme les précédents à des complexes idéo-affectifs.
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Claude et ses élèves (481 ; A) en s'inspirant des travaux de Kretschmer et de Bleuler ont, au cours de ces dernières années, étudié, sous le nom de schizoses, des psychoses qui se rapprochent plus ou moins du rêve. Pour les suivre dans leur conception, il est nécessaire de rappeler que Kraepelin avait conçu la démence précoce comme une maladie mentale ignorée à peu près dans ses causes, mais qu'il était possible d'attribuer à des toxi-infections. Psychologiquement, cette affection consistait, d'après lui, en un affaiblissement progressif qui paraissait atteindre d'abord les fonctions affectives et dont l'évolution, toujours lente et souvent coupée d'arrêts plus ou moins longs on même arrêtée par des guérisons complètes, s'opérait dans une symptomatologie variée où les troubles fondamentaux mettaient nécessairement leur marque. Il nous offre un résumé succinct de sa conception lorsqu'il écrit : « La démence précoce est une destruction de la cohérence intime de la personnalité et de la volonté. »
Il faut se rappeler aussi que Bleuler, tout en restant fidèle à la conception organique de Kraepelin, présente une interprétation différente et systématique des délires. « Sous le nom de démence précoce ou de schizophrénie, écrit-il, nous désignons un groupe de psychoses chroniques évoluant par poussées, qui peuvent faire halte à chaque stade, ou revenir en arrière, sans qu'il y ait possibilité de restitution ad integrum. Elle se caractérise par une altération particulière de la pensée, de la sensibilité et des relations avec le monde extérieur, qui ne se rencontre nulle part ailleurs. » Il a écrit aussi : « Les schizophrènes les plus gravement atteints, ceux qui ne sont plus susceptibles d'aucune relation avec le monde extérieur, vivent dans un monde qui leur est propre. Ils sont enfermés en eux-mêmes avec des désirs qu'ils tiennent pour réalisés ou dans la souffrance de leur persécution. Ils restreignent, autant que possible, le contact avec le monde extérieur; c'est, dit-il, ce détachement des réalités en même temps que la prédominance éclatante et absolue de la vie intérieure que nous appelons autisme... »
« Dans les cas les moins graves (A, 52), le malade a plus ou moins souffert dans son potentiel logique et affectif ; il se maintient encore dans le monde extérieur, mais ni les faits d'expérience ni la logique n'ont d'influence sur ses désirs et ses illusions. Rien de ce qui contredit ses complexes n'existe pour son intelligence et sa sensibilité. »
Claude a conservé la conception de Kraepelin. Pour lui, ce qui domine dans la démence précoce c'est un trouble profond de l'affectivité, de l'activité, de la curiosité. Toutes les facultés qui constituent la capacité intellectuelle arrivent rapidement à un état d'infériorité manifeste. Pour Claude comme pour Kraepelin, il s'agit d'un état de dévastation progressive dont les conditions organiques, toxiques ou infectieuses, sont aussi probables que peu connues.
Mais à côté de la démence précoce organique de Kraepelin, maladie assez rare d'ailleurs, Claude admet un groupe de psychoses rangées par Bleuler dans la démence précoce et ce sont ces affections qu'il appelle des schizoses. Les schizoses comprendraient la schizoïdie, forme très atténuée qui correspond, dans ses grandes lignes, à la schizoïdie de Kretschmer ; elle est constituée par un affaiblissement de l'élan affectif vis-à-vis de l'ambiance et par une tendance au repliement sur soi et à la rêverie avec une adaptation suffisante, au moins en apparence, à la réalité. Cette schizose serait un état préalable indispensable à la réalisation de la schizomanie et de la schizophrénie.
La schizomanie constituerait une forme plus grave de schizose et se développerait sur un terrain schizoïde avec des intermittences paroxystiques, de telle sorte que le malade pourrait être par périodes, mais par périodes seulement, désadapté du réel et hors d'état de rompre le barrage qui l'enferme en lui-même.
La schizophrénie serait une aggravation de la schizomanie. Claude considère qu'il y a schizophrénie « quand l'activité mentale du sujet ayant complètement refoulé les tendances les plus élémentaires hors de la personnalité consciente, ces tendances, laissées à l'état archaïque sans contrôle efficient de la volonté consciente, se réalisent et agissent sur le sujet comme les rêves pendant le sommeil ».
Les sujets vivent alors hors du monde et hors d'eux-mêmes dans un délire qui n'engage ni le réel, ni la personnalité réfléchie 5.
Nous devons à Bleuler non seulement une définition de la schizophrénie, mais une admirable analyse de cette psychose et nous en userons largement plus tard quand nous étudierons les formes schizophréniques du Surnaturel. « Les malades, écrit-il, se désintéressent de la réalité, leurs désirs peuvent tourner autour de la liberté dont ils sont privés, mais une sortie réelle les laisse indifférents. Ils disent aimer telle ou telle personne, mais la mort réelle de cette personne ne leur fait aucune impression.
« Les malades réfléchis paraissent souvent moins atteints que les autres parce qu'ils dissimulent mieux une pensée qu'ils sentent morbide ; c'est seulement au dernier degré que l'on trouve une clôture complète et durable à l'égard du monde extérieur, si toutefois cette clôture se produit jamais. »
On peut voir par ces premières citations de Bleuler qu'il conçoit la schizophrénie sous des formes assez différentes suivant que la rupture des contacts avec le réel et le repliement sur soi sont très marqués, ou suivant que l'activité mentale, encore tournée vers l'extérieur, correspond à un repliement moins accusé.
Sur l'étiologie de la psychose, les aliénistes sont loin d'être d'accord ; on a parlé d'épuisement mental, on a parlé d'intoxication et ces deux hypothèses ne sont pas nécessairement exclusives l'une de l'autre, mais ce ne sont que des hypothèses et l'aliéniste le plus qualifié pour avoir une opinion, Bleuler, est d'un scepticisme découragé et décourageant quand il aborde la question des causes.
« La pathogénie de la schizophrénie », écrit-il (A, 275), « ne nous fournit rien qui puisse nous aider dans la recherche des causes de la maladie. La recherche directe des facteurs spécifiques nous a également laissés dans l'embarras. Pourtant l'hérédité doit jouer un rôle dans l'étiologie de la schizophrénie ; mais on ne saurait encore dire quelles sont l'importance et la nature de ce rôle... »