Le Tour du monde en vélocipède - Le Grand Jacques - E-Book

Le Tour du monde en vélocipède E-Book

Le Grand Jacques

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Extrait : "Il ne faut pas être excessif. La Fontaine disait : « Rien de trop. » La Bruyère et La Rochefoucauld ont soutenu des thèses pareilles. Mais Jonathan Shopp n'était pas de leur avis. Les plus sages raisonnements, les dilemmes les plus serrés échouaient devant l'enthousiasme naturel de son caractère. Il s'entraînait, pour ainsi dire, et se grisait de ses idées. Il fallait cet entêtement indomptable à cet excellent cœur, pour que le Vélocipède, aux premiers jours de..."

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Veröffentlichungsjahr: 2015

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EAN : 9782335043136

©Ligaran 2015

Il ne faut pas être excessif. La Fontaine disait : « Rien de trop. » La Bruyère et La Rochefoucauld ont soutenu des thèses pareilles. Mais Jonathan Shopp n’était pas de leur avis. Les plus belles leçons morales, les plus sages raisonnements, les dilemmes les plus serrés échouaient devant l’enthousiasme naturel de son caractère. Il s’entraînait, pour ainsi dire, et se grisait de ses idées. Il fallait cet entêtement indomptable à cet excellent cœur, pour que le Vélocipède, aux premiers jours de sa création, eût son martyr.

Il y a près de dix-huit mois qu’un industriel célèbre, le Napoléon du Vélocipède, – ce nom le désigne suffisamment, – reçut la visite du brave Jonathan Shopp, Américain pur sang, Yankee jusqu’au bout des ongles, dont la richesse et la signature étaient connues dans les deux mondes. Les dollars frémissaient au grincement de sa plume. Grand, sec, nerveux, fier de ses libertés nationales, Jonathan incarnait en lui le type de ces fiers républicains qui se sentent maîtres de l’avenir. Dans son allure, dans ses paroles, on admirait cette noblesse un peu flère qui résulte de l’exercice incontesté des droits de l’homme, et auprès de laquelle les morgues aristocratiques ou militaires sont si mesquines.

Toutefois, Jonathan n’était pas parfait, et, loin d’en faire un héros de roman, nous avons dévoilé les défauts de sa riche nature. Il mettait une obstination absurde nu service de ses caprices, – je dirais presque de ses lubies, sans le respect qu’on doit à un millionnaire. On s’apercevait qu’il coulait dans ses veines un vieux reste de sang anglais, qui bouillonnait à ses heures, et où l’on retrouvait les violences du sang normand mêlé de saxon. Ainsi les vins coupés, dit-on, fermentent plus facilement que ceux d’origine pure, À tout prendre, nos voisins de la Manche, toute révérence gardée, ne sont qu’un alliage français qui date de Guillaume le Conquérant.

Le directeur de la fabrique de Vélocipèdes reçut l’étranger avec beaucoup de courtoisie et s’informa du motif de sa visite. Sur sa demande, les plus beaux modèles de Vélocipèdes lui furent montrés ; mais il secoua la tête, comme s’il les trouvait insuffisants.

– Ce n’est pas cela, dit-il, et cependant c’est ce que j’ai vu de mieux jusqu’à présent. Essayez de comprendre mon idée. Vous ne répugnez pas, je suppose, à exécuter des Vélocipèdes de commande ?

– Non, sans doute.

– À la bonne heure. Vous voyez que je suis de haute taille. Je voudrais un Vélocipède de première grandeur, forgé d’un métal solide, souple et tenace à la fois, capable de résister à des chocs imprévus, à des fatigues extrêmes. Son poids peut être porté à trente ou quarante kilogrammes. Je vous indiquerai des perfectionnements, des aménagements spéciaux. Le prix, je vous prie ?

– Mille francs.

– Hum ! fit l’étranger…

Il y eut un silence. Le marchand crut que son chiffre paraissait trop élevé et entreprit de le défendre. Mais l’Américain l’arrêta aux premiers mots :

– Ce n’est pas cela, dit-il ; j’y mettrai le prix que vous voudrez. Mais je crois que vous ne m’avez pas compris.

– En effet, dit le fabricant, j’ai eu un moment de distraction dont je vous demande pardon. Je devine ce qu’il vous faut. Le siège de votre Vélocipède et ses barres de suspension seront forgés en vermeil, à un peu plus d’un dixième d’alliage, ce qui les rendra plus résistants que le métal des monnaies. Une doublure d’acier et un système d’articulations que j’imagine donneront à l’appareil une élasticité parfaite. Les moyeux des roues seront en acier de Norwége, forgé après la trempe, d’après les nouveaux procédés médaillés à la dernière Exposition. Les essieux seront en platine, ainsi que la barre du gouvernail. Quant aux poignées, nous les ferons simplement en argent, au titre des pièces américaines. Mais il sera facile de les orner de quelques diamants, rubis, saphirs ou topazes, pour faire ressortir le fini du travail.

– Non, dit Jonathan, je ne tiens qu’à la solidité.

– Nous nous contenterons alors d’un Vélocipède simple, exécuté dans tes conditions que je viens de développer. Pour vous faire un prix rond, vous le paierez vingt mille francs.

– Très volontiers, dit Jonathan, mais vous me servirez en conscience.

– Assurément, dit le marchand, quand je demis y mettre du mien.

– Il me reste, dit l’étranger, à vous donner quelques instructions particulières.

Les deux interlocuteurs entrèrent dans un cabinet voisin, et le digne Shopp exhiba au fabricant quelques dessins dont il lui expliqua longuement les détails.

– C’est entendu, dit celui-ci ; je comprends parfaitement ; votre machine sera prête dans deux mois.

– Dans deux mois, soit. J’y compte, dit Shopp en prenant congé.

Je crois inutile d’entrer dans les détails de fabrication de cet appareil. Cela ne pourrait intéresser que les gens du métier. Le fabricant craignit plus d’une fois d’avoir demandé trop peu de temps. Le travail du platine présenta des difficultés singulières, et ne put s’exécuter qu’à l’aide d’un chalumeau à gaz oxygène et hydrogène, d’un modèle nouveau, de l’invention d’Aristide Roger. Toutefois, le Véloce fut prêt deux jours avant le terme fixé, – mais le fabricant se plaignait amèrement d’avoir mal calculé son prix de revient et de solder l’opération en perte. Ce sont les chances du commerce.

Jonathan fronça les sourcils, quand on lui présenta son Vélocipède poli, brillant et reluisant au soleil qui faisait étinceler ses arêtes. Il le fit peindre, séance tenante, d’une couleur grise uniforme, et annonça qu’il viendrait le prendre, le surlendemain. L’essai du véhicule se fit aux Champs-Élysées. Jonathan fut content, paya le marchand, et donna quelques louis au garçon. Après quoi, il enfourcha la machine et se dirigea vers le Grand-Hôtel où il était descendu.

Je connaissais Jonathan pour lui avoir prêté de l’argent, – en omnibus, – un jour qu’il avait oublié sa bourse. Il me doit même encore les six sous que je lui offris ce jour-là ; – je ne les lui reproche pas. S’il était pauvre, ce serait une autre affaire. Tel qui refuse dix centimes à un aveugle serait heureux de les faire accepter à M. de Rothschild.

Mais nous ne sommes pas ici pour faire de la philosophie. Après cette belle histoire de Vélocipède, je vis arriver Jonathan chez moi, la figure ouverte, l’œil clair, la face épanouie, se frottant largement les mains et riant en dedans.

– Eh bien ! lui dis-je, ce fameux Véloce ?

– Il est sous vos fenêtres, dit-il, et vous pouvez le voir d’ici. Je viens vous faire mes adieux, mon ami ; je pars.

– Vous partez, Jonathan ? Pour le bois de Boulogne ?

– Non, pas précisément.

– Pour où donc ?

– Je ne sais, dit-il en hésitant ; c’est une idée qui m’est venue ; je voudrais aller toujours tout droit au nord-est.

– En Belgique ?

– Plus loin. Venez-vous avec moi ? Il me faut acheter un sac de voyage, de l’extrait de Liébig, un almanach et un révolver.

– Vous allez en Prusse ?

– Plus loin. Il me faut aussi des fourrures.

– Vous allez en Russie ?

– Plus loin. Au reste, ajouta-t-il avec un grand sang-froid, je n’ai pas de secret pour vous. Vous savez comment je conduis un Vélocipède ? Je ne suis pas embarrassé pour faire mes trente lieues par jour ; – j’ai envie de faire le tour du monde…

– En Vélocipède ?

– Oui, en Vélocipède.

– Vous rêvez, Jonathan.

– Pourquoi cela ? Je voudrais bien savoir qui pourrait m’en empêcher. Je suis vigoureux et je me porte bien ; le Vélocipède qu’on m’a fabriqué est d’une excellente allure ; je puis donc hardiment le charger de 30 kilogrammes de provisions et garder mes effets sur mes épaules. En choisissant des substances nutritives concentrées, telles que le pemmican, j’aurai devant moi trente jours d’aliments ; c’est de quoi faire un millier de lieues. J’aurai bien du malheur si, pendant un pareil trajet, je ne trouve pas à renouveler mes approvisionnements.

Le sérieux avec lequel Jonathan me débitait ces extravagances me divertissait et me navrait à la fois. L’œil provoquant, la pose assurée, il semblait appeler les objections pour les réduire à néant.

– Sans l’amitié que je vous porte, fis-je, je dirais que votre folie dépasse les excentricités permises. Croyez-vous que le globe soit entouré d’une route macadamisée ? Je vous attends aux premières fondrières.

– Bah ! dit-il, il n’y a pas tant de mauvais chemins ; la vapeur et les rails sont de foules les latitudes. Vous n’avez pas pu apprécier, d’ailleurs, les perfectionnements que j’ai introduits dans mon Vélocipède : la circonférence extérieure de ses roues n’est pas absolument polie, et j’évite ainsi le patinage en temps de gelée. Leur largeur peut se tripler au besoin, en abattant de petites plaques à ressorts, relevées sur les jantes en temps ordinaire ; cette surface agrandie permet de courir avec sûreté sur les terrains sablonneux ou mal nivelés. Enfin, au lieu de coucher ces plaques parallèlement au sol, on peut les renverser tout à fait, de façon à leur faire emboîter, par exemple, un rail de chemin de fer sur lequel on voudrait courir. Vous vous préoccupez des retards que j’aurai à subir, et je ferai peut-être cent lieues dans mes bonnes journées…

– Dieu vous entende ! m’écriai-je, mais je ne l’espère pas. Savez-vous, mon cher Jonathan, que je vous croyais un esprit sérieux, logique et même un peu spéculatif ? Certes, il faut en rabattre.

Admettez-vous qu’un homme de bon sens joue sa vie, par pure fantaisie, dans une entreprise qui ne présente aucun caractère d’utilité ?

– Il y a fort à dire là-dessus, répondit-il, et je trouve que vous tranchez la question hardiment. Ne devons-nous pas à des recherches frivoles une partie de nos grandes découvertes ? Soyez plus indulgent, mon cher, pour ceux qui frayent la voie, pour les éclaireurs et les audacieux.

– Mais le tour du monde n’est pas une nouveauté.

– Pardonnez-moi, dit Shopp un peu sèchement ; on a pu le faire par mer ; on ne l’a jamais entrepris par terre.

– Bonté divine ! Jonathan… vous pousseriez à bout l’homme le plus calme. Vous savez assez de géographie pour ne pas ignorer que les continents couvrent à peine le quart de la surface terrestre ; vous ne pourrez donc faire que des promenades interrompues qui vous ramèneront à chaque instant à la mer.

– Ce n’est pas mon projet, dit Shopp. Il est certain que je serai obligé de m’embarquer quelquefois, mais moins souvent que vous le pensez. Mon itinéraire est fort simple, et je l’ai déjà pointé sur la carte que j’emporte avec moi : je traverse l’Europe en diagonale, pour en sortir par la Sibérie…

– Vous comptez franchir le détroit de Behring ?

– Très bien. En quelques heures je passe de la Russie d’Asie dans l’Amérique du nord ; j’aurai sans doute quelque peine à y arriver, mais je compte beaucoup sur le froid pour favoriser ma traversée. De l’Amérique Russe, je tombe directement dans la Nouvelle-Bretagne ; dès lors, je suis chez moi, et mon voyage n’est plus qu’une partie de plaisir…

– Trois mille lieues de parcours !

– À peu près. Au sortir de l’isthme de Panama, je descends le Sud-Amérique jusqu’au cap Horn. C’est là que je me trouve, en effet, arrêté par l’Océan ; mais la difficulté n’est pas insurmontable…

– Comment cela ?

– Je prends passage sur un bon navire, qui me conduit au cap de Bonne-Espérance…

– Et vous remontez l’Afrique tranquillement, à travers le désert de Sahara…

– Ce n’est pas sûr ; peut-être suivrai-je les côtes orientales : cela me permettrait de visiter les travaux de l’isthme de Suez et de voir un peu l’Asie que j’ai sacrifiée à la rapidité de mon voyage. Mais c’est une école buissonnière, une poussée vers l’Inde et la Chine. Il me faudra presque revenir sur mes pas pour rejoindre mon point de départ, en suivant les bords de la Méditerranée.

– Oui, dis-je à Jonathan, cela est irrégulier ; mais vous devez vous attendre à quelques petites contrariétés dans un voyage aussi long.

– Certes, dit-il, sans s’apercevoir de la raillerie.

– Ainsi, mon ami, vous partez avec l’intention formelle de vous contenter de votre Vélocipède, et de renoncer aux chevaux, aux carrosses, et même aux palanquins ?

– Très certainement, dit-il ; il faut avant tout être de bonne foi. Je me considérerais comme un malhonnête homme, si je manquais à la parole que je me suis donnée. Le Vélocipède me suffira.

– All right ! m’écriai-je, entraîné par ce beau mouvement. Mais si, par aventure, vous vous trouviez arrêté par une forêt vierge, par quelque fouillis inextricable, ou, mieux encore, par une belle petite chaîne de montagnes de plusieurs mille pieds de hauteur, que feriez-vous ?

– Je tournerais l’obstacle.

– Et vous ramènerez votre Vélocipède à Paris ?

– Assurément ; c’est pour moi le bouclier du Spartiate. Avec ou dessus ! S’il se rompt, j’en rapporterai les morceaux.

– Quand partez-vous, Jonathan ?

– Ah ! le plus tôt possible. Mais, depuis hier, il m’est venu une idée qui me tourmente.

– Laquelle ?

– Je crains de m’ennuyer en route…

– Oh ! oh ! fis-je.

Jonathan ajouta en me regardant fixement :

– Et je voudrais emmener quelqu’un avec moi…

Il se fit un silence. J’avais peur de comprendre.

Je me heurtais depuis une heure à tant d’extravagances, qu’une de plus ne m’aurait pas étonné. Jonathan, décidé à partir pour les Antipodes, pouvait très bien m’avoir choisi pour compagnon de voyage, sans même me consulter. J’eus d’abord envie de rire, mais je ne sais quelle terreur secrète me prit à la gorge. L’idée absurde qui m’était venue me donnait le vertige. Jonathan n’avait pu vouloir m’enlever à ma famille, à mes habitudes, à mes affaires ; – l’eût-il rêvé, il n’avait aucun droit sur moi, et j’étais parfaitement libre de l’envoyer promener – seul. D’ailleurs, je ne montais pas à Vélocipède. Et pourtant ce diable d’homme me regardait toujours.

Très certainement, les secousses que j’avais subies pendant notre conversation avaient réagi sur moi et me troublaient l’imagination. La chimère qu’il caressait m’attirait comme un abîme. J’avais beau me répéter que c’était impossible, je sentais mes résolutions faiblir. J’avais réponse aux objections les plus solides. Cet état mental rempli d’angoisses finit par altérer ma physionomie au point que Jonathan s’en aperçut.

– Non, me dit-il, vous avez tort de vous effrayer. J’y avais bien songé, mais cela ne nous amuserait ni l’un ni l’autre.

Comment avait-il deviné ma pensée ?

Ces mots m’enlevèrent le poids qui m’oppressait ; – c’est en respirant longuement que je lui demandai :

– Quelle est donc votre idée ?

– Vous le saurez, dit-il, si vous venez dîner avec moi.

– Volontiers.

Deux heures après, dans un cabinet d’un restaurant des boulevards, Shopp, étendu sur un fauteuil, les pieds sur la cheminée, en vrai Yankee qu’il était, jouait avec son couteau, et regardait au plafond comme un homme qui cherche un exorde. Nous en étions au dessert ; la boite où nous nous trouvions était embaumée des arômes mêlés du café et du cigare.

– Vous êtes homme de bon conseil, dit-il, en procédant par insinuation, mais vous vous épouvantez des moindres choses. Avant de contredire les gens, il convient de raisonner avec eux. Pesez bien mes paroles ; je ne hais pas la discussion loyale ; je cherche à m’éclairer. Il n’est pas bon que l’homme soit seul. Vous saurez en outre, mon ami, que j’ai toujours aimé la société des femmes.

– Je vous écoute de toutes mes oreilles, répondis-je, mais je ne comprends pas un mot à ce que vous dites. Peut-être suis-je mal disposé ; il me semble que vous alignez des phrases décousues, et je ne vois pas le sens qu’on en peut tirer.

– Je crois pourtant, dit-il avec un peu d’humeur, que je parle assez proprement le français ?

– Sans doute. Vous me disiez que vous aimiez la société des femmes. C’est d’un galant homme… Ah ! mon Dieu ! fis-je en m’avisant.

– Qu’avez-vous ?

– Est-ce que vous voudriez emmener une femme avec vous, par hasard ?

– Peut-être.

– Autour du monde – en Vélocipède !

– Sûrement. Tenez, mon ami, ce ne sont ni les fatigues, ni les dangers que je redoute, mais l’isolement. Je ne suis pas égoïste ; si je n’avais à défendre que ma peau dans le voyage que je vais entreprendre, je pourrais devenir paresseux ou négligent ; il ne me faut pas seulement un but, mais un intérêt tout le long de ma route. Si j’ai quelqu’un à conduire, à protéger, à sauver, je serai deux fois plus fort.

– Oh ! oh ! cela change la thèse. Vous allez donc vous marier ?

– Dans quel but ?

– Pour avoir à vous un article du Code, qui enjoint à la femme de suivre son mari. Croyez-vous, en dehors de ce piège légal, trouver une compagne de bonne volonté ?

– Pourquoi pas ? Je vois d’ailleurs, dit Shopp avec un peu d’ironie, que vous ne m’avez pas compris. Vous autres Français avez toujours des pensées étranges. Je veux emmener une femme avec moi, mais en tout bien tout honneur, une simple dame de compagnie. Votre projet de mariage est absurde. Que ferais-je d’une fille de vingt ans, produit étiolé de votre civilisation, qui gèlerait aux premières neiges ? Ce n’est pas cela. Il me faut la femme forte de l’Écriture – au physique et au moral.

– À la bonne heure ! dis-je, il ne s’agit que de la trouver. J’entre dans vos idées, et vous me voyez tout à fait rassuré sur l’issue de votre voyage. Si vous attendez pour partir que nous ayons rencontré ce phénix, je suis tranquille. Il est fâcheux que votre Vélocipède vous ait coûté si cher.

– Vous raillez, dit-il sans s’émouvoir. Si je retarde mon départ, ce n’est pas sans motifs sérieux. La Russie est en plein été à l’heure qu’il est, et je n’ai que faire d’aller patauger dans ses boues. Vous savez que le froid doit être pour moi un auxiliaire précieux. J’ai donc six semaines à perdre. Pour tout vous dire, je compte commander un second Vélocipède à mon fabricant.

– Pareil au premier ?

– Non, beaucoup plus simple au point de vue de ses éléments, mais d’une construction analogue. J’ai pris ma résolution ce matin, après une nuit d’insomnie. Il n’y a plus que la dame à trouver.

– Si nous en écrivions aux Petites-Affiches ?

– Inutile, j’ai mon plan. Voulez-vous me donner votre journée de demain ?

– Tout entière ?

– L’après-midi seulement. Je viendrai vous prendre ; nous irons à la foire de Saint-Cloud.

– Comme vous voudrez.

Le lendemain, le temps fut superbe. Un magnifique soleil égayait la campagne automnale. Jonathan arriva, sans Vélocipède, et le chemin de fer de la rive droite nous jeta sur les hauteurs de Montretoul.

La foire était fort animée. Nous nous assîmes un instant au salon des gaufres, au tournant des cascades, pour voir passer des essaims de Parisiennes, sur lesquelles mon ami faisait des commentaires assez désobligeants :

– Certes, disait-il, c’est pimpant et coquet ; on ne peut pas dire que l’attrait manque à ces mignonnes ; mais cela n’a aucune solidité. Vos jolies femmes ressemblent à ce que vous appelez « des articles de Paris. » Leur beauté a quelque chose de la bulle de savon ; elle ne résiste pas au contact. Les gens versés dans les finesses de votre langue désignent ces jolies poupées par un mot pittoresque : « Deux liards de beurre. »

– Vous généralisez trop, répondis-je ; la race des belles personnes n’est pas éteinte. Je pourrais vous citer des gaillardes qui se portent bien, même parmi nos célébrités…

– Oui, dit-il en m’interrompant, de belles nourrices. Je n’en dis pas de mal, mais ces créatures resplendissantes n’ont que des contours. Pas de nerfs, pas de fond ; rien de vigoureux ni de solide. On les croit en marbre, elles sont en poudre de riz. Pouvez-vous me montrer une Vénus de Milo ?

– Ah ! dis-je un peu embarrassé, je ne connais que celle du Louvre.

– Un peu lourde, dit-il en riant.

Nous reprîmes noire promenade, en nous dirigeant vers Sèvres par l’allée du bord de l’eau. Elle était encombrée de bateleurs, de marchands de pain d’épice et de somnambules. Shopp voulut voir une femme de 300 kilogrammes…

Ce colosse, qui nous montra fort obligeamment le bas de sa jambe, fut un thème sur lequel mon ami broda de curieuses Variations. Il l’accusa d’être gonflée de crème fouettée, et dit des choses si malhonnêtes pour le beau sexe que je me garderai bien de les rapporter.

Le jour tombait. Aux trois quarts de l’allée, nous nous trouvâmes en face d’une baraque frileuse, souillée, de piteuse apparence, mal close de planches disjointes sur lesquelles on avait cloué de la toile à matelas. Un paillasse de vingt ans, à figure rougeaude, était assis sur les tréteaux. Il se leva en nous apercevant, et, d’une voix éraillée, nous invita à venir admirer « la magnifique géante, âgée de seize ans, haute de huit pieds anglais, la seule et unique de son espèce qui voyageât en France. »

Nous entrâmes machinalement, et le pitre siffla pour appeler son phénomène : – Houp ! Victorine !

Victorine se fit attendre. Nous nous assîmes sur une banquette chancelante, en attendant son arrivée. Elle apparut tout à coup, sortant d’une niche fermée de rideaux rouges, élevée sur une estrade de deux pieds. Par un habile artifice, sa tête touchait le plafond. Elle débita un petit compliment qui disait son âge, sa taille et ses qualités. C’était en réalité une assez belle personne de vingt à vingt-cinq ans, de six pieds et demi de hauteur.

Comme nous étions seuls dans la salle et que nous n’avions pas l’air de nous moquer, elle causa volontiers avec nous, – ou plutôt avec moi, car Jonathan ne dit pas grand-chose. Elle avoua vingt-deux ans et me montra son bras, que je trouvai un peu musculeux. C’était une fille de la Bohême dans toute l’acception du mot. Elle avait fait de la gymnastique, des tours de force et de la dislocation jusqu’à quinze ans. À cet âge, sa taille s’était si rapidement développée, qu’après trois ans de croissance elle avait pu débuter comme géante et obtenir de beaux succès.

Elle s’animait en parlant de ses premières armes…

Nous causions comme de bons amis, à la lueur d’un quinquet fumeux, quand la voix du paillasse qui s’ennuyait se fit entendre :

– T’as pas fini, Victorine ?

Victorine rougit, nous fit une courte révérence, et s’enveloppa dans son rideau. Shopp était rêveur. Nous rentrâmes à Paris par l’omnibus américain. Il est évident que nous étions poursuivis par la même idée, mais mon ami ne voulait pas parler, et de mon côté je me serais reproché de l’influencer d’une façon quelconque. Comme nous allions nous séparer, je lui demandai d’un air indifférent :

– Est-ce que je vous verrai demain, Jonathan ?

– Demain, dit-il en hésitant, je ne crois pas ; mais après demain, vous pouvez y compter.

Ainsi qu’il me le raconta depuis, Jonathan se leva le lendemain de bonne heure, et se rendit à Saint-Cloud où l’attirait je ne sais quelle bizarre espérance. Il était dix heures du matin ; le temps était couvert, et l’on pouvait douter du zèle des Parisiens à braver les menaces de l’atmosphère. L’ailée du bord de l’eau était déserte ; à peine quelques marchands se montraient-ils, par une porte entrouverte, occupés à rétablir l’harmonie de leurs étalages. La baraque de la géante était muette et silencieuse ; la toile qui la représentait, – étendant le bras au-dessus du plume d’un cent garde, – était roulée au-dessus des tréteaux. Shopp fit plusieurs fois le tour de l’échoppe, frappa aux planches de la cloison et prêta inutilement l’oreille. Il n’y avait personne.

Il supposa assez naïvement que la belle Victorine demeurait à Sèvres et n’occupait son théâtre que pendant les heures de représentation.

Une pareille créature ne pouvait passer inaperçue dans une petite ville ; il se rendit au bureau des voitures américaines, pour demander sur son compte quelques renseignements.

La jeune personne y était absolument inconnue ; il s’adressa sans plus de succès à l’épicier, établi en face de la grille du parc. Il lui fut facile de surprendre des sourires sur le visage de ses interlocuteurs. Demander une demoiselle Victorine, dont on ne pouvait signaler que la taille extraordinaire, paraissait une excentricité un peu vivo à ces braves gens. Shopp, passablement désappointé, rentra dans l’allée des spectacles, où commençaient à se montrer quelques rares promeneurs. Une vieille femme, attifée de panaches et de dentelles en lambeaux, venait de s’asseoir au seuil d’une misérable estrade. Une affiche, qu’on pouvait lire par-dessus son épaule, l’annonçait comme une élève de Moreau et de mademoiselle Lenormand. À peine l’Américain se fut-il approché d’elle, qu’elle saisit sa main et se mit à parler avec volubilité :

– Vous avez bon cœur, dit-elle, et vous avez eu justement à vous plaindre de l’ingratitude du monde, mais vous touchez à la fin de vos peines, et l’intervention d’une personne que je ne peux pas nommer vous fera réussir dans l’entreprise que vous méditez…

– Ta, ta, ta, fit Jonathan, étourdi par ce flux de paroles, est-ce que je vous demande ma bonne aventure ? Je désire une simple indication.

– Pour rien ?

Jonathan sourit et mit cinq francs dans la main de la vieille. Elle se leva, comme soulevée par un ressort, et grimaça le plus aimable des sourires.

– Qu’est devenue, demanda-t-il, la géante qui demeure en face de vous ?

– C’est-il de Mame Victorine que vous voulez parler ?

– Précisément.

– Elle est chez elle, là-bas, sous le quatrième arbre à gauche. Voyez-vous cette voiture carrée, à perron et à cheminée ?

– Je la vois, dit Shopp, mais comment voulez-vous qu’elle puisse tenir là-dedans ?

– Dame ! c’est son affaire. Elle se couche ou elle s’assied ; cela la fait tenir plus droite ensuite.

– Merci, ma bonne ; c’est tout ce que je voulais savoir.

– Ne m’oubliez pas, mon prince. Si vous voulez le grand jeu, vous serez content de moi.

Shopp frappa assez rudement, à la manière anglaise, aux volets de la charrette de saltimbanques qu’on lui avait indiquée. Une sorte de grognement se fit entendre, et une figure de fouine apparut par la porte entrebâillée :

– Qu’y a-t-il ? dit une voix…

C’était le paillasse de la veille, un garçon de vingt ans, abruti par l’alcool et la débauche.

Son nez marquait d’une tache rouge centrale son visage blafard ; ses yeux clignotaient dans de profonds orbites. Une blouse bleue rapiécée, d’une extrême saleté, une casquette sordide, dont la visière était rabattue sur le nez, telle était la parure sans prétention de ce jeune homme, pour lequel Shopp éprouva une répugnance naturelle.

Ils se mesurèrent tous deux du regard ; l’Américain, fier et dédaigneux ; le pitre, hargneux et grondant :

– Que voulez-vous ? dit-il d’une voix rauque.

– Je désire parler à mademoiselle Victorine.

– À Victorine ? Et pourquoi ça ? Qu’avez-vous à lui dire ?

– Cela ne vous regarde pas.

– Ça ne me regarde pas ? dit le Paillasse, pâlissant de colère.

– Un instant, fit Shopp ; êtes-vous son frère ou son mari ?

– Et qu’est-ce que ça vous fait ? s’écria l’artiste menaçant.

– Ne nous fâchons pas, je vous prie. Regardez-moi bien : je suis homme à vous assommer d’un coup de poing, si vous faites le méchant. Voici un louis pour vous. Je veux parler à mademoiselle Victorine, – et je lui parlerai.

Le pitre hésita et mit le louis dans sa poche.

– Monsieur, dit-il, avec un accent plus doux, on ne parle pas à Victorine pour de l’argent.

– Ce sera donc une complaisance de sa part. Voulez-vous la prévenir ?

– Non.

– Mon Dieu ! que d’histoires ! fit une voix de femme à travers la cloison ; croyez-vous que je ne vous entende pas ? Qu’est-ce que c’est ?…

Victorine entra, courbée, traînant après elle une chaise basse sur laquelle elle s’assit. Sa toilette n’était pas terminée ; elle était enveloppée d’un grand peignoir de coton passablement déchiré, mais assez propre, Shopp se leva pour la saluer et se heurta la tête au plafond.

– Asseyez-vous, dit-elle. Je vous reconnais. Vous êtes le Monsieur d’hier au soir. Qu’est-ce qui vous a pris de venir me voir comme ça ? Vous savez que vous perdez votre temps.

– En êtes-vous bien sûr ? dit Shopp avec un grand sang-froid. Je n’ai pas de mauvaises intentions, mademoiselle ; je puis vous le prouver. Je Viens simplement vous proposer un engagement.

– Un engagement ! s’écria-t-elle, un engagement d’artiste ?

– Un engagement.

– Ah ! fit-elle avec des rayonnements dans les yeux, un engagement comme celui de Mimi Flipotte, qui commandait l’armée du Prince Jaune à la Porte Saint-Martin ?

– Mieux encore.

– À l’Opéra peut-être… Et c’est sérieux ?

– Très Sérieux.

– Parole ? Ce n’est pas une manière de me dire des bêtises ?

– Je vous l’affirme.

– Non pas que je sois bégueule, ajouta-t-elle d’une façon vulgaire, mais j’ai mes idées là-dessus. Je ne me fais pas meilleure que je ne suis ; il y a longtemps que j’ai quitté Nanterre. Pourtant, on a son amour propre. Expliquez-vous carrément.

– Volontiers, dit Shopp ; mais il me semble que nous serions mieux ailleurs pour causer. Voulez-vous me permettre de vous offrir à déjeuner, ainsi qu’à monsieur ?

– Tu entends, Polyte ?

– Je n’ai pas faim.

– Tu mangeras tout de même, dit-elle. Au surplus, si tu restes, j’y vais tout de même ; décide-toi.

– Allons-y, dit Polyte en se grattant la nuque ; un déjeuner n’est pas une offense. Et puis, je suppose que si les propositions ne nous conviennent pas, tu seras libre de refuser.

– Sans doute, fit Shopp.

– Un instant, dit la géante ; je vais mettre mon châle et mon chapeau.

– Moi, dit le paillasse, je vais fermer la boutique.

Dix minutes après ; Jonathan et les deux artistes se dirigeaient vers Sèvres. L’Américain avait offert son bras à la géante qui le dépassait de toute la tête. Polyte tournait autour d’elle comme un roquet boudeur. Sa figure renfrognée s’éclaira pourtant, en entrant chez le traiteur, et quand l’étranger commanda le repas, il fut pris d’un grand attendrissement. Il eût voulu à la fois l’embrasser et le mordre.

Victorine ne disait rien. Assise auprès de la croisée du salon où ils étaient installés, elle regardait courir les nuages à travers les feuillages grimpants dont elle était encadrée. Shopp l’observait avec attention ; c’était une grande fille bien portante, un peu pâle, dont les traits se dessinaient avec une parfaite régularité.

On eût pu leur reprocher de manquer d’expression et de fraîcheur. Ses yeux hardis semblaient avoir l’habitude du commandement, mais ils devenaient fort doux quand elle voulait sourire. De beaux cheveux châtains, à prendre à poignées, étaient tordus sur sa nuque en façon de câble. Un front large, des traits allongés, une bouche aux lèvres humides, ornée de dents blanches, faisaient rêver Jonathan qui se demandait où il avait déjà vu cette belle fille. Saris y songer, elle découvrit son pied qui ne mesurait pas moins de dix pouces de longueur ; sa main nerveuse s’appuya en même temps sur la table : la mémoire revint à Shopp qui ne put s’empêcher de pousser une exclamation.

– Qu’avez-vous ? dit Victorine, et pourquoi me regardez-vous ?

– Je me creusais la tête, dit-il, pour savoir où je vous avais rencontrée. J’y suis maintenant. Nous parlions de vous hier encore…

– Où donc m’avez-vous vue ?

– Au salon de sculpture ancienne, dans la chambre de velours rouge. Vous avez la solidité et les attaches de la plastique grecque. Je vous en fais mon compliment,

On servit, Shopp mangeait fraîchement, mais les jeunes gens mangeaient mieux encore, Polyte s’arrêta le premier. Victorine, sans s’émouvoir, continua un quart d’heure encore. Cependant son appétit se calma, et, l’œil brillant et bienveillant, elle demanda nettement à l’étranger :

– Maintenant, Monsieur, que me voulez-vous ?

Shopp ne s’attendait pas à cette question à brûle-pourpoint. Soit que le déjeuner l’eût alourdi, soit que son intelligence fût paresseuse, soit qu’il pensât, avec les meilleurs politiques, que la franchise est le plus habile des calculs, il alla droit au but. – Il dit à ses convives son nom, sa position et sa fantaisie…

– Vous en savez maintenant autant que moi, fit-il en terminant. Je prétends faire le tour du monde en Vélocipède, – et je demande à mademoiselle si elle veut m’accompagner.

– Impossible, répondit Polyte ; elle ne monte pas sur votre machine.

– Ce ne serait pas une raison, fit Victorine, blessée de voir qu’on parlait pour elle ; il me suffit d’une heure pour m’y habituer.

– Tu partirais avec un homme que tu ne connais pas ?

– Je le connais à présent, dit-elle.

– Tu m’abandonnerais ?

– Que tu es bête ! – Combien me donnerez-vous pour le voyage, monsieur ?

– Ma foi ! dit Jonathan, je n’y ai pas pensé.

– Mille écus ?

– Oh ! davantage.

– Dix mille francs ?

– Au moins ; – ce que vous voudrez, d’ailleurs.

– Eh bien ! Polyte, si je t’en laissais la moitié… les trois quarts, que dirais-tu ?

Polyte devint cramoisi.

– Ah ! ciel de Dieu ! balbutia-t-il, que tous les saints du Paradis t’accompagnent !… Dix mille francs !

– Vous les aurez demain.

– Demain !

La physionomie du paillasse s’illumina, Victorine se mordit les lèvres jusqu’au sang.

– Ah ! fit-elle avec dégout, les hommes ne valent rien. Moi qui n’étais pas décidée ! – C’est entendu, monsieur, je pars.

– Un moment, dit Shopp ; il n’entre pas dans mes projets de vous tendre un piège. Nous aurons, ma chère enfant, des dangers sérieux : à courir, de rudes fatigues à supporter…

– Eh bien ! dit-elle avec un fier sourire, est-ce que vous avez peur ?

– Moi ! dit le Yankee….

Elle lui tendit la main, qu’il prit dans la sienne :

– À présent, dit-elle, le notaire y a passé.

PREMIERE PARTIELe départ

PARIS

Shopp resta quelque temps sans venir me voir. J’avoue que je me fais avec peine à la négligence de mes amis. D’un autre côté, j’appréhende, un les poursuivant, de me jeter au travers de leurs affaires ou de leurs plaisirs.

Il me fallut donc un peu de courage pour aller lui rendre visite, et j’avoue que la curiosité y fut pour quelque chose. Je me rendis au Grand-Hôtel, où je le trouvai devant une glace, arrangeant les pointés de sa cravate. Cet accès de coquetterie pensa me faire tomber de mon haut.

– Que vous est-il donc arrivé ? demandai-je.

– Bah ! dit-il en souriant d’un air fat, vous vous en doutez bien un peu. J’emmène Victorine.

– C’est bien ce que je craignais. Et cela a été convenu tout de suite ?

– Vous lui faites injure, dit-il…

Là-dessus, mon ami me raconta ce qui s’était passé la veille à la foire de Saint-Cloud, et l’enlèvement de la géante, auquel le Paillasse avait prêté les mains. Elle avait voulu prendre avec elle une foule de nippes et d’inutilités dont la voiture de saltimbanque était remplie. Polyte, abruti par la joie, les avait suivis à Paris, pour recevoir plus tôt la primo qui lui avait été promise. Riche désormais, il abandonnait l’art pour de plus hautes destinées. Il se voyait bourgeois, électeur, marchand de vin, que sais-je ? Dans ce débordement de désirs ambitieux, le souvenir de Victorine avait été submergé. Il l’avait quittée sans regret, sans une bonne parole, effleurant sa joue du bout des lèvres. La géante n’avait pas sourcillé, mais se passant de dîner, elle s’était retirée dans un appartement voisin, où elle était depuis la veille.

– Alors, dis-je à Jonathan, qui peignait gravement sa barbe, vous voilà amoureux ?

– Jamais de la vie ! répondit-il en haussant les épaules. Mais je n’ai pas besoin d’apprendre à un Français à quoi oblige la société des dames.

– Vous sortez avec cette femme ?

– Sans doute. Qu’avez-vous à dire à cela ?

– Rien, si cela vous convient. Paris tout entier va se mettre aux fenêtres.

– C’est bien pour cela, que je me pare.

Au même instant, on frappa à la porte. Shopp, à peu près ajusté, me suivit au salon où nous vîmes apparaitre Victorine.

Elle m’épouvanta d’abord. Une géante se comprend et s’admet dans une baraque ou sur un théâtre ; dans la vie ordinaire, dans un appartement, elle jure tellement avec tout ce qui l’entoure, qu’on ne s’habitue que difficilement à sa grandeur. Elle me tendit la main, comme à un vieil ami.

– Avez-vous bien dormi, mon enfant ? dit Jonathan d’une voix paternelle.

Très bien, monsieur. Est-ce que l’on déjeune ?

– Tout à l’heure. Après quoi, nous sortirons, si vous le voulez bien, pour vous habiller.

– Comment cela ? Il me semble que je suis très belle.

– Très belle, en effet, dis-je pour placer mon mot. Mais il y a pas de mal à vous munir de quelques chiffons pour la route que vous allez faire.

– Ah oui ! dit-elle, le grand voyage. En êtes-vous, monsieur ?

Cette demande naïve m’alla au cœur.

– Mademoiselle, dis-je, pour que vous en parliez aussi tranquillement, il faut que vous n’ayez aucune idée de ce que vous allez faire. Jonathan ne m’empêchera pas de vous dire ce que je pense de son entreprise. C’est tout bonnement une extravagance. Savez-vous un peu de géographie ?

– Moi ? dit-elle ; je ne sais pas lire seulement.

– Eh bien ! figurez-vous que vous avez d’abord l’Europe civilisée à traverser, un pays plus ou moins peuplé, où vous trouverez des routes et des hommes. – Quinze jours au moins, n’est-ce pas, Jonathan ?

– Oui, au moins.

– Après quoi, vous aurez la Russie devant vous, un pays de glaces et de neiges, presque désert, où vous risquerez de mourir de faim et de froid. – Un mois de voyage, n’est-ce pas, Jonathan ?

– À peu près.

– Après la Russie, la Sibérie ; après la Sibérie, la Russie d’Asie ; des gouffres, des montagnes, des jours de trois heures, des huit de vingt, des bêtes féroces, des hordes de Tartares plus sauvages et plus méchants que les bêtes ; aucune aide à espérer, aucun secours possible ; toutes les privations, toutes les misères… – Un mois encore, n’est-ce pas, Jonathan ?

– Deux mois, fit celui-ci.

– Mais, demanda Victorine, que cette conversation intéressait vivement, pourquoi y allez-vous, monsieur Shopp ?

– Parce que personne n’y est allé, répondit-il, du moins à Vélocipède. Vous savez, mon enfant, que je ne vous tiens pas pour engagée ; vous êtes libre encore de me quitter.

– Ah ! dit-elle avec un peu d’humeur, vous saurez que je n’ai qu’une parole.

Nous déjeunâmes gaiement. Victorine n’avait jamais bu de champagne ; elle se grisa à demi et eut de bons rires de jeune fille. Je m’étonnais malgré moi de voir sortir de ce grand corps de jeunes et fraiches paroles. Je partis, et Shopp monta en voiture avec sa protégée, pour courir Paris. La journée se passa fort agréablement pour eux. Victorine, d’abord scandalisée par les allures de l’Américain, et par la façon dont l’argent glissait entre ses doigts, s’y fit en quelques heures. On a dit avec raison que dans toutes les femmes il y a l’étoffe d’une duchesse. La jeune femme se formait à vue d’œil ; son passé d’artiste la rendait éminemment apte à se transfigurer, à remplir un rôle nouveau ; son intelligence naturelle lui faisait deviner les mois qu’il fallait éviter, les allures, les gestes dont elle devait se défaire » Shopp, qui s’était attendu à de rudes mécomptes, marchait de surprise en surprise. Il se demandait si le hasard ne l’avait pas fait tomber sur une princesse de Gérolstein.

Le soleil du lendemain éclaira un nouveau triomphe de Victorine, triomphe qui toucha sensiblement son protecteur. Conduite au Grand Gymnase, il désira lui voir prendre sa première leçon de Vélocipède. Eugène Paz, enchanté d’une pareille visite, se montra d’une extrême galanterie, et mit tout sens dessus dessous pour trouver un Vélocipède assorti à la taille de l’élève. Il fallut se contenter d’un bicycle de un mètre dix centimètres. Quand Victorine parut, vêtue d’une blouse de soie et de pantalons courts, un murmure d’admiration s’éleva autour d’elle. Elle était vraiment magnifique. Ses jambes, quoique un peu nerveuses, avaient de superbes contours… On cessa de les regarder pour s’occuper de la leçon.

Victorine parut blessée quand on voulut la traiter en écolière…

– Non, dit-elle, je sais à peu près ce que c’est ; courez d’abord devant moi, et j’essaierai ensuite.

Elle regarda très attentivement le professeur, qui fit quelques tours de manège, et se plaçant sur le Vélocipède qu’on maintenait en équilibre :

– À présent, dit-elle, laissez aller….