Le travail en transition - Christine Galavielle - E-Book

Le travail en transition E-Book

Christine Galavielle

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Beschreibung

Les philosophes grecs de l’Antiquité ont posé les bases du travail, marquant le début d’une analyse qui a profondément influencé la culture occidentale, souvent teintée d’élitisme. Malgré le déclin de l’influence religieuse, les hiérarchies séculaires persistent. Bien que souvent loué comme le père de la protection sociale, l’objectif premier d’Otto von Bismarck était de renforcer l’empire impérial. Aujourd’hui, face aux défis du changement climatique, les travailleurs, symbolisés depuis l’Antiquité par la tourbe, cherchent toujours à instaurer une égalité morale. Où en sommes-nous au XXI siècle dans cette quête ?

À PROPOS DE L'AUTRICE

Docteur ès sciences économiques et maître de conférences honoraire, Christine Galavielle explore dans ses travaux une vision de l’homme plus complexe que celle du homo œconomicus. Auteure de plusieurs ouvrages, elle s’inspire des idées de Daniel Kahneman et David Graeber pour examiner la véritable nature humaine, avec ses contradictions, ses doutes et ses aspirations.

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Seitenzahl: 241

Veröffentlichungsjahr: 2024

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Christine Galavielle

Le travail en transition

Essai

© Lys Bleu Éditions – Christine Galavielle

ISBN : 979-10-422-4246-6

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

De la même auteure

L’écu : une monnaie en or ?, Éditions Cujas, 1897.

Rôle des monnaies dans l’économie mondiale, Éditions L’Harmattan, 2000.

La finance : un prisme fragile, Éditions L’Harmattan, 2017.

La rationalité en quête d’un guide, Éditions L’Harmattan, 2020.

France-Allemagne : Face-à-face ou la main dans la main ?, Éditions L’Harmattan, 2022.

Remerciements

Je tiens à exprimer ma profonde gratitude envers ma famille pour son soutien tout au long de l’élaboration de ces pages, avec une mention particulière à Mathieu Legall pour sa relecture attentive et perspicace du manuscrit. Je remercie également Vinciane Alaurent dont l’illustration de couverture confère à l’ouvrage l’ironie subtile qui lui convenait parfaitement.

Avant-propos

Le lecteur peut être interloqué par le titre : quelle est donc cette particularité du travail sur le parcours de la période de transition, qui a à peine commencé ?

S’il est aujourd’hui reconnu et souligné par les décideurs à tous les échelons que le travail fait figure de cheville ouvrière – au propre comme figuré – de l’évolution engagée, il convient de poser la question de savoir comment ce fait apparaîtra dans l’interprétation orthodoxe ou alternativement hétérodoxe de l’analyse économique. Le concept devra-t-il, ou pourra-t-il changer par rapport aux analyses diversifiées actuellement en présence ?

Qu’il nous soit néanmoins permis au départ d’attirer l’attention sur des particularités inhérentes aux concepts mêmes du « travail » ainsi que de la « retraite », que nous aimerions soustraire aux tentatives de définition pour leur attribuer la désignation de perception.Les raisonnements des chapitres qui suivent tenteront de justifier ce choix, mais à la suite de cet avertissement et en ce qui concerne le travail, l’extrême variabilité de la perception est fonction, entre autres, des critères suivants :1

– l’âge des personnes,

– le niveau d’instruction générale,

– la qualification professionnelle,

– l’endroit d’exercice de l’activité,

– l’environnement au sens large,

– l’ambiance inter-personnelle (mobbing),

– l’ambiance intra-personnelle (burn-out),

– les problèmes posés par le genre.

Qui plus est, ces vecteurs de la perception se trouvent enchevêtrés entre eux, de sorte qu’aucun d’eux ne saurait être considéré en faisant abstraction des autres.

Pour illustrer ce va-et-vient des perceptions, on peut avoir recours à l’exemple suivant : les médecins, qu’ils soient travailleurs salariés hospitaliers, exerçant en entreprise ou indépendants libéraux, admettent que leurs diagnostics peuvent être différents suivant le moment de la journée, et certainement d’un jour à l’autre, et même en fonction du temps qu’il fait, sans que la manifestation de la maladie du patient ait changé pour autant.

De telles considérations annoncent la place importante qui sera accordée à la psychologie du travail dans ce texte.

Or, un avertissement général et qui s’adresse autant à la perception du travail presté qu’à celle de la retraite perçue, concerne les sondages. L’enchevêtrement déjà signalé se situe ici en quelque sorte sur un deuxième plan : le sondeur et le sondé « s’affrontent », littéralement lorsqu’il s’agit de sondage dans la rue, mais aussi lors d’enquêtes téléphoniques ou de renseignements demandés par la voie postale.

Le potentiel sondé doit ressentir de la sympathie pour le sondeur, autrement il ne répondra pas ; lorsqu’il répond, cela peut être en se disant que « ce malheureux n’a pas trouvé d’autre travail ». Par ailleurs, la réponse sera fonction de l’humeur qui à son tour peut dépendre du temps qu’il fait2.

Pour tourner notre regard plus particulièrement vers la Retraite, il a été dit et redit que les travailleurs doivent « pouvoir profiter de leur retraite ». La signification de cette affirmation se révèle fort variable d’un pays à l’autre, dans la mesure où la terminologie est un indicateur important de cette période de la vie.

La Retraite française devient ainsi au Royaume-Uni comme aux États-Unis le « Retirement », ce qui suggère d’une façon comparable une distanciation par rapport à la vie active. Il en va autrement en Allemagne où le terme « Ruhestand » comporte l’idée du repos. Or, une interprétation au deuxième degré permet d’estimer qu’outre-Rhin la retraite implique, certes, la renonciation à un poste de travail dans une entreprise ou une administration, mais le « repos » ne s’accompagne pas, ou à un degré moindre qu’ailleurs, de la renonciation à toute activité.

Le Travail en transition nous interpelle pour mieux saisir les vrais désirs des humains, sans pour autant pouvoir promettre au lecteur un engagement harmonieux faisant abstraction des diversités de l’interprétation politique.

Introduction

Cet ouvrage s’inspire des tentatives récentes de dépasser le cadre strictement économique, en situant l’être humain dans le monde qui est plus proprement le sien.3

Nous constatons un hiatus immédiat en cherchant la reconnaissance du travail à l’époque de l’Antiquité. Les grands penseurs tels que Platon et Aristote n’auraient guère pu nous léguer les trésors de leurs réflexions, s’ils n’avaient pu s’appuyer sur les efforts des humbles citoyens les libérant des soucis du quotidien.

En effet, le dédain pour le peuple les a conduits à une sorte d’instrumentalisation et donc quasiment de réification des exécutants du travail matériel, ce qui porte atteinte à l’image de glorification qui entoure encore de nos jours les acquis intellectuels de ces temps.

Or, cette configuration d’un passé lointain appartient aux pays occidentaux. Certes, elle n’est plus présente, mais nous aurons l’occasion, au fil de cet ouvrage, de défendre l’idée du progrès, bien qu’une comparaison de la vie dans nos sociétés, avec celle des peuples dans l’Antiquité, risque de nous rendre quelque peu modestes.

Cependant, pour éviter que le lecteur ne perde le fil de l’Histoire, signalons dès maintenant que ce ne sera qu’au dernier Chapitre que nous nous tournerons vers des sociétés résolument égalitaires et éloignées du fétichisme de l’argent.

Nous avons retenu l’année 1517, celle de l’affichage des thèses luthériennes, pour remarquer la mise en question de l’une des deux soumissions qui pesaient jusque-là sur le peuple, à savoir celle subie par la religion, l’autre venant de la richesse séculaire. En effet, la disparition du féodalisme du Moyen-Âge n’avait guère changé la situation réelle des travailleurs et travailleuses, dépourvus qu’ils étaient de tout ce qui dépassait l’existence la plus basique.

Il est vrai que pendant le long millénaire du Ve au XVe siècle, des artistes éminents avaient laissé leurs empreintes dans le cadre culturel des époques, mais l’accès à leurs œuvres était pour l’essentiel réservé au cercle des régnants. Il est vrai aussi que les artisans d’art jouissaient d’une estime méritée, mais encore fallait-il qu’ils aient pu gagner les bonnes grâces d’un représentant du pouvoir séculaire.

Ainsi, bien avant l’émergence du capitalisme industriel, la fortune barrait la route sociale à ceux et celles nés d’origine modeste, et restés dans l’anonymat des masses laborieuses.

Le siècle des Lumières ainsi que la philosophie hégélienne ont tenté, point de battre en brèche, mais d’humaniser l’ordre social régnant. Il fallut néanmoins attendre le rejet absolu de Marx dudit ordre social pour réveiller l’enthousiasme des révolutions, largement avortées au plan des inégalités en présence.

C’est à bon escient que nous avons consacré par la suite des développements détaillés à la protection sociale arrachée de haute lutte aux détenteurs du capital, appelé à maintes reprises le « travail accumulé » conformément à la terminologie marxiste (aufgehäufte Arbeit).

Les cataclysmes du XXe siècle avaient fait naître chez la classe laborieuse l’espoir d’un nouvel ordre social. Cependant, si une composante de moralité a trouvé son chemin vers le libéralisme occidental, ses structures, par moments vacillantes, ne furent point ébranlées pour autant. Les réformes sociales devaient respecter les craintes d’une destruction du cadre économique, habilement transmises par les détenteurs du pouvoir dans les différents pays, qu’ils soient des Royaumes ou des Républiques.

Entre-temps, le statut de la femme, qu’elle soit travailleuse ou citoyenne inactive, est venu vigoureusement à la surface et continue d’être défendu, l’égalité des genres n’étant toujours pas acquise. On peut estimer que la violence de la lutte féministe est plus difficilement acceptée que celle des hommes, bien qu’il s’agisse de plus de la moitié de l’humanité vivant sous le joug masculin.

La théorie féministe d’une économie de subsistance peut être considérée comme la figure de proue d’une écologie naissante depuis les années 1980, pour s’opposer à l’économie de marché qui reflète le langage du capitalisme.

Avant de nous engager dans la deuxième partie du texte, nous tenterons de familiariser le lecteur avec une configuration qui peut paraître comme étant très en marge de notre propos, mais qui fait allusion aux ouvertures qui pourraient être celles de la Transition : l’image rhizomique et ses implications, en vue des possibilités d’une transformation de l’économie, et avec elle de l’ordre social, ayant comme perspective une liberté « verticale et horizontale » pour l’instant étrangère aux structures du XXIe siècle.

Or, on sent aujourd’hui dans les manifestations de l’opinion devant la Transition, une errance que nous voudrions atténuer en parlant d’inquiétude, au début de la deuxième partie de l’ouvrage.

En effet, s’il est un euphémisme de constater que la transition s’annonce complexe, on peut citer des exemples qui témoignent du déséquilibre dans le temps, de l’éveil sociétal : il nous semble que le mouvement féministe a toujours eu de l’avance par rapport au reste de la société, en France comme ailleurs, alors que désormais les défenseurs du travail salarié dans son ensemble, à savoir les syndicats, devront procéder à un rattrapage après une période prolongée de perte de dynamisme.

Par ailleurs, les syndicats devront agir non seulement sur les conditions de travail, mais aussi sur les structures rigides de l’héritage, qui laissent la majorité des citoyens, à commencer par les femmes, sur le bord de la route de l’ascension sociale.

Ainsi, si le travail est au centre de la transition – un slogan qui se veut convaincant –, les contraintes sont multiples et multiformes. Le changement climatique est un défi global à assumer ensemble, il conduira très généralement à la mise en question du néo-libéralisme des pays occidentaux, aussi bien pour chacun d’entre eux à des degrés divers, comme sur la scène internationale.

Qui plus est, les pays sont appelés à se solidariser pour le bien-être de tous, plutôt que de baisser les bras devant des intérêts économiques d’un capitalisme toujours plus concentré à l’échelle du globe.

Le débat reste ouvert : Écologie et Socialisme devraient se rejoindre moins difficilement qu’Écologie et Capitalisme.

S’il est par ailleurs certain que les technologies récentes telles que le télétravail et l’intelligence artificielle peuvent rendre le travail moins oppressant, il reviendra aux États de freiner des dérives orwelliennes et d’œuvrer pour un juste partage des sacrifices imposés dans un premier temps, au titre de la transition.

Certes, le Bien-Être comme horizon de la transition ne saura nous faire fermer les yeux devant notre Monde inféodé au fétichisme de la monnaie, et aux prises avec les inégalités. Néanmoins, le dernier chapitre de notre texte se permet de faire surgir l’image de sociétés à l’aise dans un cadre de vie différent.

Première partie

Les chemins parcourus

Aujourd’hui, la place du travail dans la vie fait l’objet d’idéologies diverses imbriquées dans le contexte politique lui-même foisonnant. Ainsi, si cette première partie reste ancrée dans le cadre historique évolutif, on y trouvera des jalons qui pourront nous diriger vers une prospective qui apparaîtra au cours de la deuxième partie.

Chapitre 1

De Platon à Bismarck

Section I : Les temps anciens

Le travail dans l’Antiquité

Aux fins de notre sujet, deux philosophes se distinguent : Platon et Aristote.

Platon (428 – 347 av. J.-C.) est généralement vu sous un angle admiratif grâce à son ouvrage La République, estimé par ses contemporains et considéré jusqu’à ce jour comme un précurseur de l’ordre démocratique. Cette interprétation quelque peu idyllique est battue en brèche notamment par Karl Popper (1902 – 1994) et son ouvrage La Société ouverte et ses ennemis4. Il est vrai que Platon y manifeste un mépris certain pour la classe ouvrière qu’il caractérise sommairement comme la tourbe qui permet aux gouvernants de se consacrer aux tâches nobles de la Cité.

Or, ce mépris, ainsi que toute structure hiérarchique de classes, est une source du totalitarisme5 (cf. infra, au sujet de la Rome antique).

Chez Aristote (384 – 322 av. J.-C.), le mépris du peuple et de son travail prend des formes très explicites. Il considère en effet que le travail appartient à la fois à deux sphères, au poësis qui modifie le réel par la fabrication d’objets matériels, et à la praxis qui influe sur la nature humaine. Or, la philosophie aristotélicienne avance que cette influence transformatrice du travail exercée dans les deux sphères serait néfaste pour la praxis, seule sphère de la classe des nobles.

On doit également retenir une différence entre le poiësis et le ponos qui signifie quant à lui l’asservissement complet : le poiësis peut s’émanciper et tendre vers la réalisation de soi. Cette possibilité, rarement relevée, sera exploitée par G.W.F. Hegel et K. Marx au sens d’une individualisation. On peut remarquer qu’il s’agit manifestement du contraire de ce qu’allaient proclamer ultérieurement les collectivistes soviétiques.

Dans la Rome antique, le travail manuel et relevant donc du poësis, était qualifié de torture infligée aux ouvriers et esclaves équipés du tripadium, un instrument à trois pieux, surtout utilisé pour remettre les routes en état.

La Plèbe ne comprenait pas seulement les classes ouvrières à proprement parler, mais aussi les marchands, les artisans et même les artistes, bref tous ceux qui travaillent avec leurs mains. Ici encore, le mépris du travail est manifeste, du fait qu’il appartient en partie au poësis.

La République devenue Empire évoluera inexorablement vers le totalitarisme et témoigne ainsi des propos tenus par Karl Popper.

Ainsi, l’Antiquité ayant méprisé le poësis, nous cherchons en vain une reconnaissance de l’être humain (cf. p.e. les commentaires de Jean-Philippe Deranty, infra). En effet, ce qui aura été créé grâce à l’effort des travailleurs fera la gloire de ceux qui auront réussi à se hisser au sommet des structures politiques de leur époque, en s’appropriant des richesses qui n’auront guère été de leur fait.

Les travailleurs ont donc été confisqués par leurs ouvrages, sans laisser de traces de leurs souffrances restées sans reconnaissance.

Le travail au Moyen-Âge

Dans l’intérêt de notre sujet, nous pouvons nous contenter de retenir que pendant la longue période du Moyen-Âge, qu’on peut chiffrer allant du Ve au XVe siècle apr. J.-C., le travail resta marqué du sceau du féodalisme, qui impliquait la soumission totale du peuple au pouvoir politique et religieux. Il s’y ajoute que le système féodal dominant en Occident concernait des laboureurs, en majorité des paysans illettrés, un état volontairement maintenu par les gouvernants ainsi que par le Clergé, dans l’intérêt d’une soumission sans recours.

Si ora et labora (prie et travaille) fut l’empreinte de la vie monastique bénédictine, ce leitmotiv est un commandement pour les classes laborieuses et en même temps un concept moral. La promesse d’un au-delà récompensant ceux qui avaient courbé l’échine – au sens propre du terme – ici-bas, devait suffire pour étouffer toute velléité de révolte.

Ainsi, le travail n’était que souffrance pour le peuple, sans révéler une autre signification.

Certes, on pourra nous objecter l’émergence des arts et de la culture en général en Occident pendant le Moyen-Âge, mais il reste vrai que le peuple n’y avait guère accès, dépourvu qu’il était de moyens et d’éducation.

Il faut croire que les régnants politiques et religieux estimaient pouvoir maintenir cette configuration ad infinitum, jouissant d’un confort qui faisait leur vie et qui leur faisait ignorer la dureté de l’existence des autres.

Or, avant de progresser dans le temps, il faut mentionner ce qui peut paraître comme une étrangeté : le néo-platonicisme du haut Moyen-Âge, et son représentant le plus éminent Isaac Israeli, qui vécut au début du dixième siècle. On pourrait au premier abord et dans une certaine mesure croire à un retour en arrière, puisque le chemin de l’Église catholique, celui de la rédemption, était barré aux juifs, pour lesquels il n’existe pas d’au-delà. Ce sont en effet les enfants qui assurent la continuité de la vie, d’où encore de nos jours la forte cohésion des familles juives.

Il faut par ailleurs tenir compte d’un commentaire de Colette Sirat6 qui souligne le fait que cette philosophie très particulière reconnaît la présence de trois visions du monde opposées : à part le néo-platonicisme, on y trouve la tradition rabbinique, mais aussi l’astrologie. Nous estimons qu’on est en droit de conclure que le peuple de Judée démontrait une ouverture au monde qu’on cherche souvent en vain au sein de l’Église catholique.

Pour les chrétiens, la Chute a été une punition juste, et la vie doit être dure, bien que ce soit le cas de façon très inégalitaire, de sorte que la propriété privée s’inscrit dans l’ordre voulu par Dieu, l’attribution des biens terrestres se soustrayant à la compréhension des hommes7.

L’obscurantisme va de pair avec l’interdiction – aussi bien séculaire que spirituelle – de la recherche de repères qui auraient pu ébranler le cadre de l’ordre divin.

La fin du Moyen-Âge : 1517

Le lecteur peut s’étonner de cette date, puisque le plus souvent la fin du Moyen-Âge est datée de l’année 1492, la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb.

En effet, cette année 1517 signifie une rupture qu’on peut aussi appeler révolte, par rapport à un état de soumission qui régnait en Occident à l’égard du peuple depuis l’Antiquité. Cette rupture est d’autant plus importante qu’elle s’adresse certes en premier lieu au Clergé, mais par une contagion symbiotique dans un deuxième temps aux régnants, les deux régimes étant souvent liés dans l’exercice du pouvoir, qu’il soit spirituel ou séculaire.

L’affichage des 95 Thèses du Frère, Docteur Martin Luther au mur de l’Église de Wurtemberg en Saxe, devait faire comprendre aux hommes que le Créateur les avait fait venir sur cette terre pour qu’ils en fassent la leur, tous ensembles, avec une liberté qui devait être commune dans le respect des droits de chacun8.

Section II : Les temps modernes

Le siècle des Lumières

Le protestantisme a trouvé un écho très varié, en Allemagne d’abord, et ensuite sous différentes formes ailleurs en Europe. Nous n’en discuterons pas ici au plan de la foi, mais dans le cadre de notre sujet en tant que catalyseur d’une conception nouvelle du travail dans la vie.

Cette évolution fut lente, accompagnée d’une certaine humanisation des conditions de travail sous l’Ancien Régime en France, et de façon comparable ailleurs en Europe.

Pour ce qui est plus particulièrement de la France, on peut rester incrédule devant le fait qu’en dépit de l’ouverture des esprits, il eût été possible de maintenir le concept du Tiers État des travailleurs jusqu’en 1789.

Que devenaient la vision du travail et sa place dans la vie ?

Notre choix des grandes figures de l’époque sera ici encore inhabituel concernant la juxtaposition, puisque nous nous tournerons d’abord vers Jean-Jacques Rousseau (1712 – 1778), puis vers Adam Smith (1723 – 1790).

Si Du contrat social (1762) est certes l’ouvrage le plus connu de Rousseau, il nous semble que l’Émile ou de l’Éducation, daté de la même année, et dépassant la problématique du fonctionnement de la Société, est plus révélateur de l’idée que se faisait l’auteur de la notion de travail.

Émile, qui est à la fois précepteur et élève, doit comprendre le travail de façon générale, demandant de l’effort physique aussi bien qu’intellectuel. Nous constatons donc que les activités matérielles ne sont encore tant méprisées qu’au Moyen-Âge.

Le travail doit d’abord être utile, mais il est de nature économique, il ne possède aucune signification politique. Ceci est important, dans la mesure où toute idéologie est ainsi exclue.

L’économie de l’Émile a pour moteur les échanges gérés par la monnaie qui devient ainsi « l’huile dans les rouages » de toute activité.

Cependant, le propos qui nous semble le plus important chez l’Émile de Rousseau est l’égalité proclamée des hommes devant le travail, quel que soit ce travail. Or, cette économie est robinsonienne, relevant du « chacun pour soi », sans communauté morale. Nous verrons par la suite la vision diamétralement opposée de Karl Marx pour qui ce sera le partage qui constituera le lien naturel entre les hommes.

L’organisation de l’économie doit viser la modération au plan de la consommation comme de la production, en évitant le superflu. Certes, il ne faut pas faire de l’Émile un précurseur de l’écologie, mais l’idée du « trop » et de l’« inutile » nous devient au XXIe siècle de plus en plus familière.

Pour Rousseau, la valeur repose sur l’utilité ; cette idée tient encore à préserver sa place dans le cadre de la théorie néo-classique (cf. infra). Or, l’objection est facile : de nombreux objets de luxe n’ont aucune utilité et représentent néanmoins de la valeur pour les acheteurs, de sorte que l’Émile de Rousseau n’apporte qu’une très faible avancée sur le chemin de la saisie de la valeur du travail.

Chez Adam Smith, le XVIIIe siècle bénéficie de « Lumières » nettement plus fortes. Dans son ouvrage fondamental Recherches sur la Nature et les Causes de la Richesse des Nations (1776), il inverse le courant presque timidement explorateur de Rousseau, en postulant que la source essentielle de la création des richesses est le travail humain, l’or et la monnaie n’intervenant que comme intermédiaires des échanges.

La signification politique de la théorie smithsonienne est évidente : si le travailleur est le premier facteur concernant la création de richesses, la prise de conscience de ce fait de la part des classes laborieuses – ou de leurs protagonistes – fera que, si le travail est toujours ressenti comme une peine, celle-ci devrait désormais être mieux reconnue.

Retenons encore qu’Adam Smith était un Écossais et protestant fervent, fils de père inconnu, et donc une personnalité hors du commun à tout point de vue. Peu de choses sont en fait connues de sa vie, mais il semble que la foi protestante ne présentait pas de conflit avec sa théorie de la « valeur-travail » comme nous l’appelons aujourd’hui (cf. infra).

Ainsi, le siècle des Lumières témoigne, sinon de la levée de toute soumission, mais certainement de l’exigence d’une liberté nouvelle de penser et d’agir, qui est en partie imputable à la place évolutive du protestantisme au fil du temps dans le monde du travail et dans la société en général.

S’il est vrai qu’en tant que religion le protestantisme est dominant en Allemagne aujourd’hui9, son empreinte est en réalité plus générale, dans la mesure où les milieux industriels partout en Occident ont dû reconnaître ce qui paraissait désormais comme un acquis de justice sociale.

La valeur-travail et le protestantisme : l’interprétation de Max Weber

Avec le protestantisme, le travail gagne de la valeur sociale, tout en restant attaché à la religion. Néanmoins, le lien entre l’obédience religieuse et l’activité devient plus tenu, du fait de la valeur sui generis à présent intrinsèque au travail,quicesse d’être imposé par la volonté divine. De ce fait, la soumission devient moindre, même si selon les thèses luthériennes, l’homme a sa tâche à accomplir dans ce monde en harmonie avec la foi.

Dans son ouvrage L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme10, Max Weber présente son interprétation de ce qu’il appelle les « affinités électives » (Wahlverwandtschaften) entre le protestantisme et le capitalisme émergent.

La nature humaine se trouvait alors au centre d’un vif débat, surtout avec des anthropologues tels que Marcel Mauss. Il faut admettre que l’esprit protestant porte en lui les marques des thèses luthériennes ainsi que calvinistes, qui nous paraissent assez différentes.

Ainsi, Luther voyait l’homme désormais travailleur en vue de satisfaire ses besoins, économe et point stimulé par « l’appât du gain », c’est-à-dire attiré par l’argent en tant que tel. Nous parlerions aujourd’hui d’absence du fétichisme de l’argent. Ce comportement « luthérien » doit-il être vu de façon positive ou normative, devant la toile de fond de la nature humaine ? La question reste posée. On peut néanmoins affirmer que la valeur du travail est d’ordre idéologique, de sorte que chez Luther c’est l’homme qui travaille, mais point son argent.

Si les lignes qui précèdent dessinent un Luther vertueux, il faut néanmoins signaler sa détestation pour ceux qui percevaient un taux d’intérêt pour de l’argent prêté – on fait facilement le lien avec son antisémitisme qui laissa des traces, en Allemagne et ailleurs. Les pays occidentaux vivent actuellement une vague d’antisémitisme qui n’est pas exclusivement imputable aux récents et très douloureux événements.

L’affinité élective paraît plus profilée chez Calvin, pour qui le désir de l’accumulation est inhérent à la nature humaine et permet le développement des sociétés, ce que relève Max Weber avec une ironie certaine. Il est vrai que la doctrine calviniste affirme l’importance de la réussite professionnelle, qui ne saurait se passer d’une distanciation entre les hommes, la réussite des uns au sens capitaliste ne pouvant guère se passer de l’échec des autres.

Les efforts d’explication des besoins d’investissement, et ainsi de l’indispensable accumulation de capitaux au détriment d’une répartition égalitaire, sont bien connus. Par contre, deux sujets particuliers méritent de figurer ici, en dépassant la sphère proprement économique de notre sujet.

Il faut bien admettre que le premier, la prédestination, crée un flou au plan de la religion, surtout chez Calvin. Ainsi, l’homme ne saurait échapper à son destin, puisque les protestants ne sauraient le libérer de ses péchés par le moyen de la confession ; néanmoins, la grâce de Dieu peut agir en accordant du succès à certains. En conséquence, le pauvre n’aura-t-il pas droit à la grâce ? On serait alors bien loin des valeurs chrétiennes.

Ainsi, l’éthique du protestantisme est à la fois exigeante et déroutante : si le chrétien catholique se sait entre les mains du Seigneur, au sens de l’ancien ora et labora, le chrétien protestant est appelé à vivre pleinement dans ce monde, tout en sachant que celui-ci ne lui appartient pas réellement. Ou doit-il accepter qu’il appartienne à ceux dont le travail est récompensé par un succès matériel ?

Un autre concept du protestantisme est celui de la peur sur fond d’enchaînement suivant : la profession (Beruf), un nouveau terme qui vise désormais l’activité sur terre confiée aux fidèles par Dieu. L’éthique protestante y voit une responsabilisation individuelle, la contrainte de faire ses preuves dans ce monde et de vaincre ainsi la peur de ne pas accéder à la vie dans l’au-delà parce qu’on aura failli. On doit alors comprendre que la grâce confère sa valeur à l’activité professionnelle, dans l’espoir d’une rédemption.

Ainsi, et en dépit des affirmations des textes, le travail ne fera-t-il pas de l’ombre à la prière ?

Toujours est-il que l’interprétation du protestantisme par Max Weber définit le travail en tant qu’activité professionnelle, détaché de la vie. Cette vision nous frappe, puisqu’elle signifie une séparation morale entre l’homme et son œuvre, alors que cette œuvre doit plaire à Dieu.

Il nous semble ainsi que le protestantisme, tout en voulant responsabiliser l’être humain, possède des zones grises, au-delà des commentaires de Max Weber.

On doit retenir également qu’à la différence de l’Allemagne et d’autres régions en Europe, la Révolution française de 1789 était une révolte laïque exigeant l’abolition des privilèges, et demandant des droits égaux pour tous les citoyens. Il est indiscutable que la corruption manifeste du Clergé ait également joué son rôle dans ces événements.

Section III : L’effervescence au XIXe siècle

Partons d’une constatation positive qui a marqué la première révolution industrielle : si la grève était au départ un phénomène « coupable et marginal », elle a évolué vers la fin du XIXe siècle pour devenir « un fait social en voie de banalisation »11.

Repères de la pensée hégélienne

Pour rester près de notre sujet, nous verrons d’abord l’idéalisme allemand qui s’oppose aux Lumières françaises chez Georg Wilhelm Friedrich Hegel(1870 – 1831).

Que le lecteur soit averti : Hegel occupe une place primordiale dans la pensée du XIesiècle,mais on ne pourra relever ici que certaines de ses réflexions qui marquent plus particulièrement notre sujet.

Ici encore, il faut souligner le fait religieux, inséparable du contexte global, bien qu’empreint chez Hegel d’une douloureuse difficulté, pour ne pas dire ambiguïté, qui est celle du dépassement dialectique.

Hegel est né dans une famille protestante du Wurtemberg, dans le sud-ouest de l’Allemagne.

Pour Hegel, la relation entre la religion et la philosophie repose sur une identité du contenu, la différence ne concernant que leurs formes respectives12. Il en résulte une affirmation « totalitaire » idéaliste. Ce problème a été relevé également par David Graeber qui explique qu’en cas d’événement important, personne ne connaîtra la totalité concernée : on devra faire appel au dépassement dialectique, de sorte que la connaissance sera toujours fragmentaire, et les totalités donc imaginaires ou même contradictoires13.