Le travail, quelles valeurs ? - Mouvement Utopia - E-Book

Le travail, quelles valeurs ? E-Book

Mouvement Utopia

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Beschreibung

Les Français sont-ils ceux qui travaillent le moins en Europe, ceux qui coûtent le plus cher ?

La réduction du temps de travail peut-elle résoudre la question du chômage ? Les 35h sont-elles la principale source de difficultés économiques en France ? Le travail est-il une valeur importante, le principal lien social et la source d’émancipation et de réalisation de soi ? Seul le travail justifie-t-il reconnaissance et protection ?

En analysant quinze affirmations véhiculées par le discours politique et la plupart des médias, ce livre décrypte les véritables objectifs qui se cachent derrière ces affirmations apparemment « de bon sens ».

Le travail, mais quel « travail » ? La valeur travail, mais quelle « valeur » ? Plus le travail devient rare, précaire et souvent privé de sens, plus on parle de souffrance au travail, plus on en fait une valeur morale. De moyen il est devenu fin. Mais doit-on et peut–on libérer le travail, ou se libérer du travail ?

Fruit de plusieurs années de réflexions du Mouvement Utopia, en s’appuyant sur les travaux et les études de chercheurs indépendants et d’intellectuels, ce livre propose également six principales mesures ou orientations pour remettre le travail à sa vraie place.

Un ouvrage collectif pour revisiter en profondeur la notion de travail et lui rendre son sens premier.

EXTRAIT

Lorsqu’on aborde la question du travail, la difficulté principale vient du fait qu’aujourd’hui ce vocable désigne des choses très différentes. On « travaille » à
l’école, on « travaille » à l’usine, on « travaille » en faisant la vaisselle, on « travaille » en préparant une pièce de théâtre… L’amalgame entre activité et travail, la confusion entre emploi, salaire et travail est source de malentendus. C’est en jouant sur les différentes significations du mot travail que l’on a pu créer cette notion fourre-tout et la transformer en « valeur ».

À PROPOS DES AUTEURS

Trait dʼunion entre le mouvement social, le monde politique et le monde intellectuel, le Mouvement Utopia se définit comme une coopérative
citoyenne et politique. Il défend ses convictions altermondialistes et écologistes dans une perspective de dépassement du capitalisme et de la logique productiviste.

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Préface

Au moment où ces lignes sont écrites, le nombre de demandeurs d’emploi sans activité vient de dépasser les trois millions en France, presque 4,5 millions de personnes étant à la recherche d’un emploi. Les travaux pionniers du sociologue Lazarsfeld et de ses collègues ont montré, dès les années 1930, à partir de l’étude portant sur les effets de la fermeture des usines de la petite ville autrichienne de Marienthal1, combien le chômage bouleversait les identités des personnes et les rythmes sociaux, constituant comme l’écrit Bourdieu, une véritable « expérience de la déréliction ». Dans des sociétés « fondées sur le travail », ainsi que les dénomme Habermas, dans lesquelles l’occupation d’un emploi et la réalisation d’un travail sont devenues une norme, la privation de travail constitue, comme les travaux de Baudelot et Gollac2 l’ont confirmé, une source de malheur et de décohésion sociale. Ce qui explique pourquoi chaque crise s’accompagne à la fois d’un « oubli » de la question du travail, de son contenu et de ses conditions, au détriment d’un raisonnement quantitatif en termes d’emploi et d’un retour des réflexions sur le caractère anthropologiquement absolument nécessaire du travail.

C’est bien ce qui s’était passé lors de la grande crise du début des années 1990, qui avait vu le taux de chômage atteindre des niveaux jamais connus. C’est à ce moment que se sont développées en France, dix ans après l’Allemagne, des analyses qui donnèrent lieu à ce faux débat sur « la fin du travail ». Et pourtant, dans les années 1980, les sociologues et anthropologues français avaient accumulé, à la suite des Allemands, un matériel impressionnant : lancement par Maurice Godelier d’un programme de recherche sur les représentations du travail ; article fondateur de Marie-Noëlle Chamoux3, anthropologue, sur la catégorie de travail, dans la lignée des recherches de Jean Pierre Vernant4 ; affirmation par Michel Freyssenet, en ouverture des réflexions du colloque du Pirrtem que le travail est une « invention » récente, une catégorie historique ; médiatisation des travaux de Gorz opposant le travail hétéronome et le travail autonome ; retour sur les thèses des « dégâts du progrès ». Le milieu des années 1990 vit ces analyses réduites à un débat mal engagé sur la valeur à accorder au travail. On en vint à se jeter à la figure des chiffres qui montraient que les personnes étaient toujours attachées à la « valeur travail » et à ouvrir la voie aux débats nauséabonds et inutiles qui se développèrent pendant toutes les années où se mit en place la réduction du temps de travail. Les campagnes présidentielles de 2007 et de 2012 mirent la question de la dégradation de la valeur travail au centre de leurs plateformes politiques et la réhabilitation de la valeur travail devint un nouveau mot d’ordre. Des commissions se réunirent pour soutenir que certes le travail faisait souffrir mais qu’il n’était pas une souffrance. On oublia durant toutes ces années le fait que la notion de travail était non stabilisée et historique et que ses différentes dimensions étaient profondément contradictoires. Revenons-y un instant.

Il n’existe pas, l’introduction du Dictionnaire du travail qui vient d’être publié5 y revient, de définition univoque et consensuelle du travail. Il existe au contraire une oscillation permanente entre une conception extensive du travail (le travail serait tout effort créateur de valeur d’usage ou plus encore toute activité comportant une dimension d’obligation ou une finalité) et une conception plus réduite dans laquelle le travail est l’activité reconnue utile par la société et donc doublement sanctionnée par un échange monétaire comptabilisé officiellement (le corrélât du travail figure dans le PIB) et des règles définissant les conditions d’exercice du travail indépendant et du travail salarié. Dans le premier cas, ce qui est fait à l’intérieur du foyer (le plus souvent par les femmes…), mais aussi par les enfants à la maison, par les bénévoles… serait du travail, un travail non reconnu à sa juste valeur, dans le second, seule pourrait être qualifiée de travail l’activité que la société reconnaît officiellement en l’enserrant dans des règles collectives et en lui attachant une rémunération.

L’oscillation ou la plurivocité est consubstantielle au travail. Parce que le concept de travail est le résultat de plusieurs siècles d’élaboration théorique, il est constitué, aujourd’hui plus que jamais, de plusieurs couches de significations qui constituent autant de supports pour les individus soucieux de faire triompher l’une ou l’autre de ces significations. Rappelons le très rapidement : le travail est à la fois, dans les représentations, un facteur de production, l’essence de l’homme et le système de distribution des revenus, des droits et des protections. C’est le XVIIIe siècle qui a théorisé l’idée, qui constituera le fond de commerce des économistes, que le travail est un « facteur de production », c’est-à-dire que ce qui importe dans l’activité de travail c’est la richesse créée par celle-ci. Le travail est une désutilité, un effort, une peine qui permet de fabriquer la production. Il est aussi une « force » susceptible de faire l’objet d’un échange, ce que Buret au XIXe siècle ou Polanyi au XXe considéreront comme un acte d’une portée considérable. C’est seulement au début du XIXe siècle, au moment où se développent les conditions de travail les plus épouvantables et les théories de ceux qui s’attaquent à la question sociale, que le travail est soudainement représenté comme une liberté créatrice, comme l’essence de l’homme. Non plus cette activité douloureuse qui permet de fabriquer la production et d’obtenir un revenu mais cette activité transfiguratrice du monde par laquelle l’être humain transforme radicalement le monde et lui-même. Marx6 est celui qui pousse le plus loin l’assimilation du travail et de l’activité humaine et défend l’idée que le travail, actuellement aliéné, deviendra un jour premier besoin vital. Alors l’essence du travail qui consiste pour l’homme à mettre tout donné naturel sous la forme de l’humain pourra-t-elle être actualisée. À la fin du XIXe siècle, avec la mise en place des linéaments de la société salariale, le travail devient emploi, le système de distribution des revenus, des droits et des protections. On le voit, ces définitions sont profondément contradictoires. Le travail n’est pas « de toute éternité », comme on l’entend souvent, ceci ou cela. Il est ce que les êtres humains vivant à une époque déterminée décident d’en faire ou parviennent à en faire.

Pourquoi le travail, essence de l’homme, peut-il être source de souffrance ? Parce que les attentes placées sur lui, les représentations dominantes à une époque sont en contradiction avec la réalité. C’est bien le cas actuellement. Les attentes posées sur le travail n’ont jamais été aussi grandes : les individus attendent non seulement d’avoir un emploi, un boulot, un job, mais aussi que celui-ci leur permette d’avoir un revenu décent, ait un sens, leur permette de se réaliser. Ces attentes sont parfaitement congruentes avec ce que le début du XIXe siècle a produit comme idée sur le travail : le travail comme activité permettant de s’exprimer, de se réaliser, de faire œuvre transformatrice, de laisser sa marque. Le travail que Marx décrivait en ces termes : « Supposons que nous produisions comme des êtres humains : chacun de nous s’affirmerait doublement dans sa production, soi-même et l’autre. 1. Dans ma production, je réaliserais mon individualité, ma particularité ; j’éprouverais, en travaillant, la jouissance d’une manifestation individuelle de ma vie, et dans la contemplation de l’objet, j’aurais la joie individuelle de reconnaître ma personnalité comme une puissance réelle, concrètement saisissable et échappant à tout doute (…) 3. J’aurais conscience de servir de médiateur entre toi et le genre humain, d’être reconnu et ressenti par toi comme un complément à ton propre être et comme une partie nécessaire de toi-même, d’être accepté dans ton esprit comme dans ton amour. 4. J’aurais, dans mes manifestations individuelles, la joie de créer la manifestation de ta vie, c’est-à-dire, de réaliser et d’affirmer dans mon activité individuelle ma vraie nature, ma sociabilité humaine. Nos productions seraient autant de miroirs où nos êtres rayonneraient l’un vers l’autre ».

À partir de la seconde moitié du XXe siècle, ces attentes ont pu trouver un début de réalisation : Christian Lalive de Lépinay7 a montré comment la croissance qui a accompagné l’après Seconde guerre Mondiale avait permis de transformer radicalement les conditions d’exercice du travail et de faire de ce dernier un possible vecteur d’épanouissement de soi. Les entreprises ont, à la fin du XXe siècle, accompagné ce désir des individus de trouver dans le travail un moyen de réalisation et d’expression de soi. Le travail est aujourd’hui le support de toutes ces attentes : il faut en avoir pour pouvoir avoir un revenu et une place dans la société ; il faut qu’il soit le plus épanouissant possible, qu’il ait un sens, mais en même temps, il n’est représenté dans les équations économiques et dans les ratios de gestion des entreprises, que comme un simple « facteur » qui constitue un coût à réduire. C’est la production qui compte, ou le chiffre d’affaires et pas d’abord l’activité de travail. Si la souffrance au travail vient des entraves fixées à la puissance d’agir des individus, comme l’explicite par exemple Yves Clot, si les individus souffrent, comme l’avait bien mis en évidence le questionnaire consacré par Radio France au sens du travail, de ce que l’obsession de la rentabilité et de la productivité détruisent le sens que les individus attendent du travail et si une telle situation nécessite l’ouverture au sein des entreprises de débats sur ce qu’est la qualité du travail, n’en doutons pas, ce sont bien des désaccords forts sur les logiques à l’œuvre dans l’entreprise et plus généralement sur les représentations que nous nous faisons du travail, qui surgiront.

Nous l’avons montré, il n’y a aujourd’hui, en France, aucune dégradation de la « valeur travail ». Les attentes des Français vis-à-vis du travail sont immenses : plus encore que les autres Européens, ils attendent du travail un revenu, et surtout du sens, ainsi qu’une possible réalisation de soi. Ces attentes sont déçues, plus qu’ailleurs aussi sans doute, ce décalage entre l’ampleur des attentes posées sur le travail et sa réalité, conduit à des situations de retrait ou de mal-être. La question est dès lors de savoir si l’ensemble de la société est prêt à remettre le travail au centre, à donner à la question du sens du travail une place aussi importante qu’à celle de la réalisation de la plus grosse production possible ou de la maximisation du profit. Prenons au mot tous ceux qui nous disent que le travail est une valeur et qu’il doit permettre aux individus de s’épanouir et demandons-nous ce que seraient, à l’échelle des organisations de travail comme à celle de la société toute entière, les conditions d’un travail épanouissant. Ou plus exactement, interrogeons-nous sur les contours d’une société qui aurait pris acte de ce que les Français disent aujourd’hui du travail et que l’on pourrait résumer ainsi : le travail est très important ; pour vivre normalement, il faut avoir un emploi et ce qui compte c’est l’ambiance de travail et le contenu du travail ; mais actuellement, les conditions de travail et d’emploi sont contradictoires avec cette représentation et la place occupée par le travail ne permet pas qu’un temps nécessaire soit consacré aux autres activités humaines, également nécessaires aux individus et à la cohésion sociale, les activités amicales, familiales, amoureuses, de libre développement de soi, politiques.

Nous en déduirions qu’il nous faut, d’une part, mieux « distribuer » le travail, qui apparaît clairement sinon comme un « bien premier » au moins, dans nos sociétés actuelles, comme une activité essentielle et, d’autre part, changer profondément le travail. Les débats des années 90 avaient déjà pour but de rendre cette double opération possible : en repartant de l’idée que le travail constitue dans nos sociétés (encore fondées sur le travail) une activité indispensable, organiser rationnellement l’accès de tous au travail décent ; en s’appuyant sur les attentes manifestées à l’endroit du travail mais aussi des autres activités, organiser leur articulation et permettre à tous les citoyens d’avoir accès à la gamme entière des activités humaines. S’il n’est pas du tout certain que les débats actuels constituent une voie possible pour refonder la place du travail, la reconversion radicale qu’exigera la prise en considération de la crise écologique pourrait l’être. En effet, prendre au sérieux les objectifs que la communauté scientifique fixe pour prévenir une détérioration majeure du climat nous oblige à repenser radicalement les modalités de notre production et à les enserrer dans de nouvelles contraintes. Dans ces circonstances, c’est non seulement une reconversion massive des secteurs et des emplois que nous devrons être capables d’organiser au plus vite mais aussi une nouvelle manière d’envisager la production, désormais moins conçue comme un acte visant à extraire à tout prix des utilités agrégées dans le PIB qu’à satisfaire les besoins humains fondamentaux en prenant soin du travail humain et de la Nature. Un changement du travail au service d’un changement de civilisation.

DOMINIQUE MÉDA,sociologue et philosophe.

Septembre 2012

Auteur notamment de Le Travail, une valeur en voie de disparition ? et Qu’est ce que la richesse ?

1. Lazarsfeld P., Jahoda, M., Zeisel H (1982) Les chômeurs de Marienthal, Les éditions de Minuit.

2. Baudelot C., Gollac M. (2003) Travailler pour être heureux ?, Fayard.

3. Chamoux M-N. (1994) « Sociétés avec et sans concept de travail : remarques anthropologiques », Sociologie du travail, hors collection.

4. Vernant J.P. (1974) Mythe et pensée chez les Grecs, Maspéro-La Découverte,

5. Bevort A., Jobert A., Lallement M., Mias A. (2012) Dictionnaire du travail, PUF.

6. Marx K. (1979) Œuvres, Gallimard.

7. Lalive d’Epinay C. (1998) « Significations et valeurs du travail de la société industrielle à nos jours », in Pichault F., Traité de sociologie du travail, De Boeck,