Le manifeste Utopia - Mouvement Utopia - E-Book

Le manifeste Utopia E-Book

Mouvement Utopia

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Beschreibung

« Des rêves suffisamment grands pour ne pas les perdre de vue... »

Oui, une autre manière d’imaginer et de faire de la politique est possible. Il existe d’autres perspectives que la résignation et la soumission au modèle actuel…

Le Mouvement Utopia est atypique et singulier dans le paysage des organisations citoyennes et politiques. A la fois coopérative politique, laboratoire d’idées, mouvement transpartis présent dans un spectre allant du PS aux Objecteurs de Croissance, maison d’édition, ONG….le Mouvement Utopia est pluriel et contribue à construire des ponts entre la société civile, les intellectuels et les acteurs politiques. Au cœur de cette coopérative politique se situe la réflexion collective qui nourrit et irrigue nos orientations et actions.

Fruit de plus de deux ans de travail collectif et démocratique, Le manifeste Utopia regroupe l’ensemble de nos réflexions et propositions.
Se situant au cœur de l’écologie politique et l’altermondialisme, en s’appuyant sur un nouvel idéal ambitieux, ce livre appelle à la construction d’un nouvel espace politique mondial selon cinq principes constituants assortis de propositions concrètes et fortes : l’environnement comme bien commun de l’humanité, l’accès universel aux biens et droits fondamentaux, la souveraineté alimentaire, la liberté de circulation et d’installation et le développement de nouveaux espaces de démocratie.

Ce Manifeste interroge également la question du progrès, de l’autonomie et aborde la complexe réflexion sur la transition écologique et sociale. Il redéfinit le périmètre, le fonctionnement et le financement des différentes sphères économiques, propose de nouveaux espaces de démocratie et la mise en place d’un passeport de citoyenneté universelle. Il se situe notamment dans la perspective des bouleversements qui résulteront de la crise énergétique et du dérèglement climatique.

Mais pour construire il faut préalablement déconstruire, c’est pourquoi la première partie de cet ouvrage est consacrée au combat contre l’idéologie dominante pour laquelle croissance matérielle, épanouissement par la consommation et centralité de la valeur travail seraient l’horizon indépassable. La crise actuelle, les réactions conservatrices des États et de la finance, les mesures d’austérité imposées aux populations et l’échec de la lutte contre le dérèglement climatique exigent reconquête des idées, résistances, ruptures et propositions concrètes.

Un ouvrage indispensable car, loin d'être utopique, il fait appel à tout un monde de possibles.

À PROPOS DES AUTEURS

Trait dʼunion entre le mouvement social, le monde politique et le monde intellectuel, le Mouvement Utopia se définit comme une coopérative citoyenne et politique. Il défend ses convictions altermondialistes et écologistes dans une perspective de dépassement du capitalisme et de la logique productiviste.

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Deuxième édition, largement augmentée et réactualisée

Préambule à la deuxième édition

En mai 2008, le Mouvement Utopia publiait son premier Manifeste. Il reflétait l’état d’avancement des positions d’Utopia à la fin de 2007. Son succès fut important et après quelques réimpressions, cette première édition est maintenant épuisée.

Depuis, le mouvement Utopia s’est beaucoup développé et a poursuivi son travail d’élaboration d’idées et de propositions. Les causes de la crise qui a éclaté en 2008 étaient déjà bien identifiées dans le précédent Manifeste, légitimant encore davantage nos convictions, notamment sur l’urgence de rompre avec le néolibéralisme et la nécessité de dépasser le capitalisme. Cette crise nous incite à aller encore plus loin. Les réactions conservatrices des États et de la finance, le passage des dettes privées aux dettes publiques, les mesures d’austérité imposées aux populations et l’échec de la lutte contre le dérèglement climatique exigent à la fois reconquête des idées, résistances, ruptures et propositions.

En abordant les principales questions qui se posent auXXIesiècle, ce Manifeste se concentre sur les pistes, les orientations et les transformations radicales qui devraient permettre l’émancipation individuelle et collective. Il se situe notamment dans la perspective des bouleversements qui résulteront de la crise énergétique et du dérèglement climatique. Ces nouvelles conditions historiques vont modifier de façon fondamentale nos modes de production, d’échange et de consommation. Notre réflexion a donc également pour objet de contribuer à préparer nos sociétés aux chocs prévisibles et aux bouleversements inédits pour les civilisations humaines qui résulteront de ces évolutions, en prévenant toute dérive totalitaire.

Pratique rare qui mérite d’être signalée, ce livre a fait l’objet d’un processus d’élaboration démocratique : l’ensemble des textes, issu des réflexions, conférences et débats du Mouvement a été discuté et amendé par les utopiens présents dans les conseils nationaux et universités d’été. Cette démarche a abouti à cette seconde édition, dont le contenu a été largement augmenté et actualisé. Il a été aussi « universalisé », en s’efforçant de penser global, sans bien sûr délaisser l’agir local, qui se doit de tenir compte des pratiques et des cultures présentes.

Ce nouveau Manifeste différencie, quand c’est utile, les quatre périmètres de l’action : international, national ou européen, local et individuel. Il pose des jalons pour un nouvel espace politique mondial, la mise en place d’un passeport de citoyenneté universelle et le développement de nouveaux espaces de démocratie. Il aborde également la question du progrès, de l’autonomie, ainsi que la délicate réflexion sur la transition, qui avait été peu traitée dans le précédent livre.

Parallèlement, les éditions Utopia complètent nos réflexions et propositions en éditant des publications plus détaillées sur certains sujets.

Notre propos est d’imaginer un horizon, un projet de société et donc un projet politique. Mais un horizon et un projet en permanente évolution… en Mouvement donc.

Mouvement Utopia,janvier 2012.

À Danielle Mitterrand

Il y a un autre monde, mais il est dans celui-ci.

PAUL ÉLUARD

Avant-propos

Appel pour la constitution d’un nouvel espace politique mondial

Stéphane Hessel, Danielle Mitterrand, Taslima Nasreen, Adolfo Perez Esquivel, Aminata Traore

Ce XXIe siècle hérite d’un patrimoine paradoxal. Le monde n’a jamais été aussi riche en biens matériels et en connaissances, mais pourtant la pauvreté frappe sur tous les continents, y compris dans les pays dits développés. Les inégalités, sources principales de violences, se creusent. Les biens communs de l’humanité sont menacés par leur appropriation au profit de quelques-uns. Les ressources énergétiques fossiles se raréfient. La dégradation de notre environnement et la menace nucléaire se généralisent. Il faut désormais bouleverser notre représentation du monde : cesser de considérer la planète comme une juxtaposition de nations entretenant des rapports de force commerciaux ou militaires liés à leurs ressources et leurs puissances respectives.

Face à cette situation, il est impératif de construire un nouvel espace politique. C’est pourquoi nous appelons les mouvements sociaux, les intellectuels, poètes, artistes, partis et mouvements politiques, ainsi que les citoyens de tous les continents à construire ce nouvel espace, à initier l’émergence d’une société monde tout en préservant les identités culturelles locales.

C’est notamment en imaginant de nouveaux droits constituants que nous pourrons dessiner les contours d’un nouvel espace politique fédérant des peuples, des États qui, au-delà de leur situation géographique, partagent des valeurs et une ambition communes. Des utopies ont permis de penser des droits fondamentaux, de mettre en avant leur caractère universel, comme ce fut le cas avec la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948.

Imaginons, inventons, formalisons ce nouvel espace politique et ces nouveaux droits. Pour une liberté de circulation et d’installation des personnes, nous devons imaginer et construire un monde où progressivement chacun puisse, tout en conservant son identité culturelle, circuler et s’installer librement dans le pays de son choix. Ce droit constituant permettra de renforcer la diversité des cultures et des histoires en les considérant comme le creuset fécond d’une humanité plus riche et plus éclairée, consciente d’appartenir à un espace politique commun.

Pour un accès universel aux droits fondamentaux

Nous devons imaginer et construire un monde où la société reconnaît à tout individu, quel que soit son statut et sans contrepartie, un accès universel aux droits fondamentaux. L’objectif de toute société devrait être de permettre à chacun de ses membres de s’épanouir et de devenir des citoyens libres qui agissent sur le présent et la démocratie, qui s’investissent dans la vie de la cité… Sans accès aux droits fondamentaux, comment peut-on véritablement exercer sa citoyenneté ? La satisfaction de l’ensemble de ces besoins est donc un préalable inconditionnel que la société doit garantir à chacun. Ces droits, comme l’accès à l’eau et à un minimum de ressources, l’accès aux soins, à l’éducation, à la culture seront inaliénables, inconditionnels, universels et gratuits.

Pour la consécration du patrimoine écologique mondial et pour une réduction juste de l’empreinte écologique

Nous devons imaginer et construire un monde qui reconnaisse la notion de patrimoine environnemental mondial pour maintenir la biodiversité, éviter le dérèglement climatique et protéger l’environnement. La sauvegarde et le contrôle par les citoyens de ce patrimoine doivent être des fondements de notre espace politique. Les ressources non renouvelables devront être préservées. L’empreinte écologique, correspondant à l’impact des activités humaines sur l’environnement, devra décroître. À l’inverse du modèle de société de consommation occidental, nous devons proposer un autre modèle de production et de consommation juste et émancipateur.

Pour une souveraineté alimentaire

Nous devons imaginer et construire un monde garantissant cette « souveraineté alimentaire », c’est-à-dire un droit de chaque peuple à définir des politiques écologiques, sociales, économiques et culturelles permettant une autosuffisance alimentaire par une agriculture vivrière de qualité et relocalisée. Dans le nouvel espace politique, l’agriculture devra être placée hors du système de libre-échange imposé actuellement par les institutions internationales. Nous devons imaginer et construire un monde où l’accès à l’eau, à la terre et aux semences est garanti pour tous.

Pour de nouveaux espaces démocratiques

Nous devons imaginer et construire un monde qui aille au-delà de la « démocratie représentative » et consacre une démocratie plurielle, une démocratie qui implique différents acteurs (associations et ONG de la société civile, représentants élus, citoyens…), différentes sphères de la société (sociale, environnementale, économique, médiatique, politique, civile…), différents échelons (du local à l’international) et différents niveaux de responsabilités, une démocratie qui reconnaisse les combats féministes et qui permette une vraie conquête de l’espace public par les femmes. Pour garantir le socle commun de ces nouveaux droits constituants, nous devons imaginer une nouvelle instance de gouvernance permettant l’expression et l’équilibre de ces différents acteurs.

On ne compte plus les déclarations, chartes et moratoires dont les bonnes intentions restent lettre morte, faute d’une reconsidération radicale de l’espace politique dans lequel ils s’inscrivent. C’est précisément cette conception inédite et ambitieuse qui forme la racine de notre proposition. Devant toutes les urgences sociales et environnementales de ce siècle, nous appelons les peuples et la société civile, les mouvements sociaux et politiques ainsi que les États issus des cinq continents, à construire ce nouvel espace politique, à initier le projet d’une société monde.

Introduction

Poser la question du sens et de l’idéal

On ne fait pas de bonne politique sans avoir une vision précise de la société vers laquelle on veut aller et une première idée des moyens d’y parvenir. On ne combattra pas efficacement la révolution conservatrice alliant ultralibéralisme économique et pratique autoritaire du pouvoir sans concevoir une nouvelle pensée et un projet à la hauteur de cet enjeu.

La politique aujourd’hui se résume au mieux à un art des moyens qui oublie sa finalité, au pire à une simple conquête ou conservation du pouvoir. Nous devons reprendre le combat des objectifs et des idées pour proposer une alternative ambitieuse mais crédible au modèle néolibéral qui domine actuellement la scène mondiale. La crise, c’est quand le vieux se meurt et que le jeune hésite à naître, disait avec justesse Antonio Gramsci. Nous y sommes.

Construire un projet de société, un projet politique, c’est imaginer et définir les conditions de vie qui permettront à chacun de s’épanouir. Force est de constater que sur ces points nous nous situons souvent aux antipodes des idées reçues. Nous revendiquons cette utopie qui considère que la réflexion alliée à l’imagination, que les principes de fraternité combinés à la volonté farouche de s’attaquer aux causes du dérèglement social et écologique, arriveront à fédérer un mouvement fort, solidaire, capable de proposer une véritable alternative au capitalisme. Cette perspective est exaltante. Dans ce monde nivelé et uniformisé, c’est certainement la plus grande aventure et le plus grand défi que l’on puisse individuellement et collectivement se donner. Rien n’est plus déprimant que la soumission ou la résignation.

Pour construire, il faut préalablement déconstruire et pour cela identifier les aliénations que nous devons combattre. Pour Utopia, les premières aliénations de nos sociétés développées sont le dogme de la croissance comme solution à nos maux économiques, la croyance en la consommation comme seul critère d’épanouissement individuel, la centralité de la valeur travail comme seule organisation de la vie sociale. Nous devons également nous interroger sur la notion de progrès et l’usage de plus en plus controversé qui en est fait. Le combat contre ces aliénations est indispensable pour construire le cadre de la société dans laquelle nous voulons vivre et les modalités d’un véritable alterdéveloppement. Celuici, qui nécessite le dépassement du capitalisme et de la logique productiviste, doit permettre à chacun d’intégrer la société, d’être autonome en disposant non seulement de moyens financiers d’existence, mais aussi des outils lui permettant d’exercer un jugement éclairé, de participer à des choix communs. Être un citoyen actif, ce n’est pas produire et consommer, c’est apprendre à vivre ensemble, à comprendre les enjeux de notre société et à participer à la vie politique.

À travers notre volonté de rassembler pour construire un nouvel espace politique mondial, nous déclinons notre approche de l’écologie, notre vision altermondialiste et notre conception élargie des droits fondamentaux. Nous proposons la construction de nouveaux espaces de démocratie, afin de suggérer des directions qui permettront de reconstruire un nouveau modèle de société. Pour cela nous avançons, thème par thème, orientations et pistes d’action, pour commencer à donner corps à une alternative concrète et crédible.

Ces propositions, nous n’en revendiquons pas toujours la paternité. Elles sont issues de réflexions ou suggestions de chercheurs et d’intellectuels invités dans nos cycles de conférences, de propositions de mouvements associatifs, ou retenues parmi les très nombreuses contributions de la gauche, au sens très large du terme. Que tous en soient ici remerciés.

Nous n’avons pas la prétention d’apporter systématiquement du neuf sur le « marché » de la culture politique, mais de resituer ces propositions dans une perspective globale. Mouvement transpartis en France, notre originalité consiste à porter ces analyses et propositions au sein des mouvements et partis de gauche, des objecteurs de croissance au Parti Socialiste, en passant par Europe Écologie Les Verts, le Parti de Gauche, le NPA, les altermondialistes, et les Alternatifs. Parce que ce projet a vocation à être enrichi, Utopia est également présent au sein d’Attac, dans les associations militantes, les mouvements sociaux et amorce son implantation à l’international. Utopia s’inscrit parmi les ONG du mouvement social.

La discipline démocratique d’élaboration de ces textes est contraignante mais salvatrice. Elle est, pour nous, le meilleur moyen de faire partager à un nombre toujours plus grand de militants l’envie de s’impliquer dans la vie sociale et politique : non pas comme seule courroie de transmission d’idées élaborées au sommet des partis, mais comme acteurs à part entière.

Tout en se nourrissant des réflexions de l’altermondialisme et de l’écologie politique, nous avons engagé ce projet en toute indépendance. Nous souhaitons aujourd’hui le partager et le confronter à d’autres cultures et pratiques militantes. Nous entendons créer les conditions d’un débat ouvert pour construire ensemble ce projet collectif, seul capable de redonner du sens à notre engagement.

Parce que ce projet est encore neuf et qu’il a vocation à être discuté et complété par tous ceux qui partagent nos constats et notre vision, ce livre est aussi un appel à nous rejoindre.

MOUVEMENT UTOPIA

PREMIÈRE PARTIEDÉCONSTRUIRE POUR CONSTRUIRE

1. De l’obligation préalable de déconstruire

L’industrialisme et la religion de la croissance sont inhérents au capitalisme. On ne peut pas avoir un capitalisme sans croissance. Si on doit changer nos modes de consommation, il faut aussi changer nos modes de production, donc l’organisation sociale.

ANDRÉ GORZ.

L’aliénation au dogme de la croissance

Aujourd’hui, la remise en cause de la croissance est abordée essentiellement sous l’angle écologique en prenant en compte les limites physiques de la planète. Ces limites nous appellent à la sobriété. C’est indispensable, mais ce n’est qu’un des aspects du problème.

La croissance n’a été capable ni de réduire la pauvreté, ni de renforcer la cohésion sociale. Un même taux de croissance peut signifier un accroissement ou une réduction des inégalités.

La plupart des emplois créés dans les sociétés développées sont à temps partiel ou précaires, le plus souvent dans les services. Un productivisme tous azimuts avec ses gains de productivité non redistribués est bien plus destructeur d’emplois, l’exemple de l’agriculture le montre facilement. Et en plus on casse les gens et on détruit notre environnement. Pourtant, une Prospérité sans croissance1 est possible.

Si nous nous opposons au productivisme, nous voulons aussi sortir de la polémique stérile croissance/décroissance. Ces termes sont perçus comme exclusivement économiques et l’on caricature trop souvent les objecteurs de croissance, dont la pensée n’est pas aussi binaire que leurs détracteurs le disent. On confond trop souvent croissance économique, progrès et développement humain. En effet, le PIB et sa progression n’ont pas de sens pour mesurer le degré d’atteinte d’une bonne société. Rappelons qu’une catastrophe naturelle peut augmenter fortement le PIB et donc la croissance. Il ne prend pas non plus en compte les incidences négatives sur l’environnement et sur l’homme (aspect social et psychologique) indépendamment du coût financier que d’éventuelles réparations pourraient engendrer.

À l’inverse, il nous semble tout aussi dogmatique de se déclarer pour une décroissance globale, car elle pourrait à son tour être synonyme de « moins bien être » ou de régression sociale. Les objecteurs de croissance avaient posé, et posent toujours les bonnes questions. « Nous sommes convaincus qu’il faut dépasser la contradiction croissance/décroissance car elle nous entraîne dans l’immobilisme2. » Paul Ariès complète également son propos en disant qu’il faut passer des mots obus (décroissance, anticapitalisme, antiproductivisme…) à des mots chantiers (ralentissement, relocalisation, coopération, gratuité…). La croissance, ou son image inversée, la décroissance, ne peut plus être un objectif en soi. Les vraies questions sont : croissance de quoi, pourquoi et pour qui ? Décroissance de quoi, pourquoi et pour qui ? En fonction de quels objectifs, au service de quel idéal de société ? Nous ne proposons donc pas une croissance négative pour tout, mais plutôt l’abandon de l’objectif insensé de la croissance pour la croissance, de la consommation pour la consommation.

Une croissance infinie dans un monde fini : une équation impossible

La croissance est un concept attaché à un monde en voie de disparition, et sa poursuite obsessionnelle nous prépare des lendemains qui déchantent… la fin de la croissance n’est pas une mauvaise nouvelle. Ce n’est pas la fin du progrès social, ce n’est pas la fin de l’innovation ni celle du dynamisme économique… et cela peut être bon pour l’emploi, beaucoup plus menacé par le productivisme « croissanciste » que par une trajectoire visant la soutenabilité écologique et sociale.

Jean Gadrey3.

L’« utopie » capitaliste de la croissance matérielle illimitée nous mène droit dans le mur et la droite est irrémédiablement vouée à soutenir ce capitalisme destructeur. Faute de pouvoir le nier, elle essaie d’inventer une écologie de droite, fondée sur les petits gestes individuels et sur l’espoir de solutions scientifiques à venir, pour éviter d’avoir à remettre en cause la logique productiviste et inégalitaire. On a beau répéter inlassablement cette évidence qu’une croissance illimitée dans un monde fini est une illusion et citer cette phrase maintenant bien connue que « celui qui croit qu’une croissance exponentielle peut continuer infiniment dans un monde fini est un fou… ou un économiste4 », la plupart des politiques continuent d’entretenir leur schizophrénie en étant croissantistes un jour et écologistes le lendemain. Et après avoir épuisé un premier oxymore avec le développement durable, ils reviennent à la charge avec un deuxième, la croissance verte et son cortège de voitures, énergies ou technologies « propres ». Les technoscientistes de tous poils ne finissent pas de nous promettre les 2e, 3e ou 4e générations de produits qui ne consommeront plus, se recycleront à l’infini, ne pollueront plus, préserveront les ressources naturelles et notre environnement. On est dans le domaine du déni de réalité et de la croyance. Difficile de se débarrasser de deux siècles de religion du progrès, que beaucoup de laïcs ont substitué aux autres religions.

La science économique ignore les données écologiques, son raisonnement est déconnecté de la réalité de la biosphère. Les ressources naturelles de la planète sont insuffisantes pour généraliser un mode de vie à l’européenne et a fortiori à l’américaine. 20 % des humains consomment environ 80 % des ressources de la planète. 1,2 planète serait nécessaire pour continuer à exploiter les ressources renouvelables mondiales au rythme actuel. Avec une croissance mondiale de simplement 3 % par an, il en faudrait plus de huit en 2100.

Le PIB à l’échelle internationale a été multiplié par sept en 50 ans. En un siècle la population du globe a été multipliée par quatre et la consommation d’énergie par dix, pour vingt fois plus de richesses produites et cinquante fois plus de biens industriels. Si chaque habitant du globe devait consommer autant que ceux des pays industrialisés il faudrait en 2050 produire huit fois plus d’énergie. La limite des ressources naturelles d’énergie, faciles à extraire et bon marché et sur lesquelles se sont construits nos modèles de croissance, est une évidence physique jamais évoquée. La fin du pétrole dont le pic de production aurait été atteint en 2006 est une réalité dont seule l’échéance est soumise à discussion. Mais « nous ne voulons pas croire ce que nous savons5 ».

La Chine est considérée actuellement par beaucoup comme l’un des principaux bénéficiaires de la mondialisation, (l’ultralibéralisme économique peut faire bon ménage avec le totalitarisme politique) mais si on ajoutait les coûts cachés liés aux réductions des ressources naturelles et à la pollution, la croissance du PIB chinois serait diminuée de 3 à 5 points. Mais en Chine comme ailleurs, ce sont les générations futures qui paieront la note. Pour le climat, le constat est maintenant sans appel : l’homme dérégule de façon irréversible le climat de la planète dans laquelle il vit en acceptant quasiment sereinement les conséquences dramatiques qu’il a lui-même provoquées. La corrélation entre le réchauffement climatique lié à l’effet de serre et l’activité humaine n’est mise en doute que par quelques grands groupes de pression. D’ores et déjà les réfugiés climatiques sont plus nombreux que ceux des guerres. Treize millions d’hectares de forêts, puits à CO2, sont défrichés chaque année. Avec la montée de la désertification, deux milliards d’habitants souffriront de pénurie d’eau en 2025.

Lutter contre le réchauffement climatique devrait coûter aujourd’hui 1 % du PIB mondial par an, mais si on ne fait rien ou quasiment rien, cela coûtera 10 % en 2050, soit 5 500 milliards de dollars6, affirme dans son fameux rapport Nicolas Stern, ancien chef économiste de la Banque mondiale. Lequel reconnaît enfin dans le journal The Gardian en 2009 que « les pays riches vont devoir oublier la croissance s’ils veulent stopper le changement climatique ».

La décroissance, une question majeure pour le XXIe siècle

Dans le débat autour de la décroissance il ne s’agit pas de confronter une ligne politique à une autre, mais de changer profondément tout notre imaginaire.

Paul Ariès7.

Si le terme de « décroissance » ne fait sens aujourd’hui dans le débat public mondial que dans un nombre limité de pays industrialisés, l’exigence intellectuelle qu’elle impose – celle d’imaginer un autre mode de vie en commun – renvoie à des combats qui résonnent sur la planète tout entière.

En Amérique Latine par exemple, des courants politiques forts défendent depuis longtemps le concept de « buen vivir » comme objectif de société en rupture avec la logique d’accumulation. En Équateur, la Constitution de 2008 décline précisément les droits fondamentaux des citoyens liés au « Buen vivir » et dessine ainsi les contours de nouveaux indicateurs de richesse.

Le terme de décroissance doit son émergence à la faillite des idéologies des XIXe et XXe siècles, mais il n’est rentré que récemment dans la sphère politique. Pourtant cette idée vagabonde depuis quelque temps dans la tête de certains visionnaires. Dès 1970 les économistes du Club de Rome titraient leur rapport : Halte à la croissance ?8 La notion de décroissance est apparue aussi dans les années soixante-dix avec l’économiste Nicholas Georgescu-Roegen. Il fut le premier à constater qu’une croissance, même faible, n’est pas possible sur le long terme dans un système clos et qu’il est indispensable de penser l’économie au sein de la biosphère. Dans les mêmes années, Ivan Ilich, André Gorz, Cornélius Castodiaris, Edgar Morin promeuvent l’écologie politique : « L’écologie est subversive car elle met en question l’imaginaire capitaliste qui domine la planète9. »

En Espagne, en Italie, en Belgique, en Hongrie et en France, il existe des petits partis politiques qui se revendiquent de la décroissance. Mais ce sont plutôt des réseaux, y compris dans le monde anglo-saxon, qui prônent cette pensée. Aujourd’hui en France les principaux théoriciens de la décroissance sont Paul Ariès, Serge Latouche ou encore Yves Cochet chez les Verts.

Pour eux, la décroissance n’est pas la croissance négative, mais la sortie de la religion de la croissance, une façon de s’en prendre aux idoles économiques, de faire tomber toutes les statues de l’ancien régime. Le terme de décroissance, « mot obus » selon Paul Ariès, sert à interpeller afin de mettre en évidence l’absurdité de l’économisme. Ils souhaitent que la décroissance matérielle soit accompagnée d’une croissance relationnelle, conviviale et spirituelle. Cela n’a rien à voir avec le retour à la bougie, comme les caricaturent trop souvent les partisans aveugles de la croissance, à droite comme à gauche. Selon la formule de Serge Latouche, il faut « décoloniser la gauche de l’imaginaire progressiste ». Le terme de décroissance a fait ces dernières années un chemin considérable auprès du grand public ainsi que dans toutes les sphères économico-politiques. Ce qui ne veut pas dire qu’il est accepté. Au contraire il fait souvent figure de repoussoir. Il est vrai que dans l’imaginaire dominant et une société fonctionnant à la croissance, la décroissance est associée à la récession. Dans un monde qui vit au rythme du chômage de masse, il est normal que ce vocable passe mal. « Une idéologie de gosses de riches », titrait le journal Le Monde. Il ne faut pas que la tentation mimétique entraîne les militants de la décroissance vers la logique néfaste d’une nouvelle idéologie « décroissantiste ». D’où l’autodénomination d’objecteurs de croissance. « Le terme de décroissance sera aussi dépassé lorsqu’il aura fait son travail de cri d’alarme », soutient très justement Paul Ariès.

L’aliénation à la société de consommation

La consommation est devenue le nouvel opium du peuple. Il y a une religion du marché et la sémantique n’est pas neutre : temples de la consommation, grands prêtres de l’économie, foi dans le progrès, liturgie publicitaire, credo du pouvoir d’achat… (le fondamentalisme marchand dont parle J. Stiglitz). L’ultralibéralisme et le marxisme revisité à la mode soviétique ou chinoise communient ensemble à la vision d’une humanité se réalisant par le développement matériel. « Être riche, c’est posséder un grand nombre d’objets pauvres », disait déjà Raoul Vaneigem en 1967 dans son Traité de savoir vivre. Et pour reprendre ce que disait Lacan à propos de l’amour, on pourrait dire que le marketing, « c’est proposer quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas ». Aux notions freudiennes de psychose/névrose s’ajoutent les phénomènes d’addiction/dépression liés à la privation d’objets devenus indispensables : addiction à la voiture10 puis à la télévision pour la génération précédente, addiction à l’informatique et à l’Internet pour les générations actuelles, addiction aux téléphones portables et aux jeux vidéo pour les plus jeunes. Il ne s’agit pas ici de contester l’intérêt que peut avoir l’usage intelligent de ces produits, mais de constater que trop souvent ce sont les utilisateurs qui sont au service de ces produits et non l’inverse. D’où les phénomènes de dépendance qui agissent comme de nouvelles drogues.

L’ensemble de la vie des individus, des études à la retraite en passant par la vie dite active, est conditionné par l’accès à un certain nombre de biens. En fonction de l’utilité économique de la personne, on accède à un revenu ou à une position plus ou moins élevée. Oscar Wilde avait déjà noté au XIXe siècle que l’« on connaît le prix de tout mais la valeur de rien ». Dégradation de l’être en avoir, puis de l’avoir en paraître avec le spectacle érigé en marchandise suprême.

Comme pour l’environnement, le combat contre l’idéologie de la consommation ne peut se limiter à essayer de faire changer les comportements individuels : il est aussi éminemment politique. Il n’est pas facile car il nécessite de lutter démocratiquement contre des représentations du désir et du plaisir, certes détournées en pulsions d’achats par le monde marchand, mais situées au cœur des motivations de chacun. Il nous faut rappeler inlassablement le caractère illusoire de ce bonheur par la consommation véhiculé mondialement par les publicitaires. Il nous faut être capables de réenchanter le monde en substituant aux biens matériels les biens relationnels. Il nous faut déconstruire ce mythe de l’épanouissement personnel par la consommation, source d’aliénations et de frustrations notamment auprès des populations les plus pauvres, en déconstruisant l’amalgame entre besoins fondamentaux et superflus.

La critique de la société de consommation a été très présente dans les milieux de la contestation radicale à la fin des années soixante. Les écrits des situationnistes11, ceux d’Herbert Marcuse12, d’Ivan Illich13, de Jean Baudrillard et d’André Gorz14, dénonçaient le caractère aliénant de cette soumission au règne de la marchandise. Ils n’ont pas pris une ride. En 1968, on a pu lire sur les murs des slogans tels que « consommez plus vous vivrez moins » ou « cache-toi objet ». Cette critique s’est ensuite atténuée avec la reprise en main conservatrice et la montée du chômage à la fin des trente glorieuses. Confondant volontairement l’accès aux biens fondamentaux des plus pauvres et la surconsommation des plus riches, politiques et syndicats ont dénoncé cette critique de la consommation en la qualifiant d’idéologie de privilégiés. Avec la montée de l’écologie et plus récemment avec le mouvement de la décroissance, cette contestation a repris et s’est fait entendre auprès d’un plus large public. Au caractère aliénant des pratiques de consommation des pays occidentaux, se sont rajoutés les problèmes environnementaux liés à la surconsommation : raréfaction des ressources naturelles, pollutions, dérèglement climatique et perte de la biodiversité.

La consommation comme idéologie indispensable à la survie du capitalisme

Les gains de productivité et l’augmentation obligatoire du taux de profits, inhérents au système capitaliste, ont inversé la logique « naturelle » qui était de produire ce que les consommateurs demandaient ou souhaitaient. Désormais, les consommateurs se doivent d’être au service de la production et non l’inverse : « Pour sauver l’économie, il faut acheter, acheter n’importe quoi ! », disait Eisenhower à la fin de la deuxième guerre mondiale. D’où la mise en place à cette période, presque naturellement, de cette idéologie qui identifie le bonheur, l’épanouissement personnel, au fait de consommer. La survie de ce système nécessite de rendre les individus dépendants des biens de consommation, en créant continuellement de nouveaux besoins et des produits ayant perdu toute valeur d’usage, au profit d’une signification sociale ou psychique fabriquée à coup de milliards investis en communication/marketing (estimés à près de 700 milliards de dollars au niveau mondial en 2009).

Pour diffuser au plus grand nombre cette idéologie faite de représentations et d’images, il fallait un outil à la mesure de cet enjeu. La télévision, née après la deuxième guerre mondiale soit à peu près en même temps que la « civilisation de la consommation », a parfaitement joué ce rôle. Instrument d’émotion plus que d’information, générateur de désir et non de réflexion, la télévision, après avoir dans un premier temps été au service de la propagande des États, s’est très vite reconvertie dans le service de la marchandise. La très célèbre déclaration de Patrice Le Lay, directeur général de la télévision française TF1, avouant que son rôle était « de vendre du temps de cerveau disponible à Coca Cola » illustre parfaitement cette mission attribuée à la télévision, et plus généralement le fonctionnement idéologique de la société spectaculaire marchande. Ce constat donne raison à Guy Debord quand il écrit en 1967 dans La Société du Spectacle : « Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacle. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation. »

Avec l’endettement et l’obsolescence programmée des produits, la publicité constitue le troisième pilier de la société de consommation. La frontière entre information et réclame s’estompe. Le financement par la publicité de biens culturels et d’information entretient le mythe de la fausse gratuité. La publicité s’immisce partout, dans nos boîtes aux lettres, sur nos écrans, dans les services publics, jusque dans nos écoles.

La consommation comme révélateur de la crise identitaire

Le développement des libertés individuelles et l’affirmation de l’individu séparé du collectif aboutissent à une grave crise d’identité. La consommation perd alors sa finalité première qui est de répondre à un besoin. Elle est utilisée pour se distinguer, afficher une pseudo-richesse afin d’exister aux yeux des autres, voire à ses propres yeux. Alors que chacun pense se distinguer en suivant les consignes des publicitaires, on aboutit au contraire à l’uniformité. D’où la naissance d’une frustration qui ne pourra se compenser, et pour un temps très court, que par un autre achat. Un bon consommateur est donc un consommateur frustré : « L’être insatisfait se jette dans les consolations de l’avoir, mais le vide n’est jamais comblé, parce que la précarité du pouvoir d’achat exacerbe les frustrations. Le consommateur est ainsi la proie d’une violence qui, le dressant contre lui-même, ne peut s’exorciser qu’à l’encontre des autres. » Raoul Vaneigem15.

Les besoins humains sont à la fois individuels et sociaux, matériels et spirituels. Le système capitaliste recourt abusivement à cette notion de besoin qu’il présente comme une catégorie naturelle, extensible à l’infini. La logique des besoins, naturelle à l’origine, s’est étendue à la totalité des désirs humains, comme si la société devait saisir tout désir et le transformer en besoin, et organiser la production collective pour le satisfaire. D’où les incessantes exhortations à consommer. La consommation est devenue un acte civique. Et non contents de manipuler les notions de désirs et de besoins, les braves petits soldats du capitalisme que sont les publicitaires y rajoutent la notion de droit : vous avez le droit de posséder une grosse voiture, une maison à vous, de passer vos vacances à l’autre bout du monde… car ce n’est que justice et égalité démocratique : les riches le font ! Cette perversion de la notion du droit a des conséquences dramatiques au sein des cités : les jeunes revendiquant le « droit » d’avoir accès aux marques pour, pensent-ils, s’intégrer à la société. En fait, il ne s’agit que de copier les pratiques des classes dominantes. Avec les dégâts que cela entraîne au sein des familles qui n’ont pas ces valeurs et qui bien sûr ne peuvent pas suivre économiquement. Objectivement soumis, un surconsommateur ne sera jamais que spectaculairement révolté : il a bien trop à perdre en détruisant ses idoles.

La « rivalité ostentatoire » décrite et analysée par Thorstein Veblen16 et reprise par Hervé Kempf17 entraîne par mimétisme les différentes catégories de population à vouloir consommer comme la catégorie qui lui est supérieure. Les classes les plus riches établissent le modèle culturel à suivre par l’ensemble de la société pour maintenir la surconsommation. Les consommateurs dépourvus de l’argent nécessaire pour acheter les produits du rêve publicitaire ont recours au crédit, au risque, comme ce fut le cas avec les subprimes en 2008 aux États-Unis, de déstabiliser tout le système et de faire payer aux populations les impasses du capitalisme.

Plus personne n’ignore les pratiques dispendieuses et prédatrices de l’oligarchie mondialisée. Si, à l’évidence, la réduction des inégalités est un impératif social, elle est également une urgence environnementale. Or, peu de politiques, y compris à gauche, n’osent remettre en cause le dogme de la consommation et de la société du spectacle comme élément du bien-être social.

L’aliénation à la « valeur » travail

Tout se passe comme si le travail épuisait toute l’activité humaine. Or, d’une part l’activité humaine ne se réduit pas au travail, elle est au contraire multiple, et d’autre part, il me semble urgent de réduire la place occupée, réellement et symboliquement, par le travail précisément pour laisser se développer d’autres activités très nécessaires aussi au bien-être individuel, à la réalisation de soi, au lien social…

Dominique Méda18.

La difficulté principale lorsqu’on aborde la question du travail vient du fait qu’aujourd’hui ce vocable désigne des choses très différentes. L’amalgame entre activité et travail notamment est source de malentendus. C’est en jouant sur ces différentes significations que l’on a pu créer cette notion fourre-tout et la transformer en valeur. C’est pourquoi nous entendrons dans notre critique de la valeur travail et de sa centralité le travail économique, celui que nous accomplissons par nécessité de gagner notre vie car donnant droit à une rémunération.

Dans le prolongement de la réflexion de Dominique Méda, nous pensons que nous devons remettre profondément en cause la place du travail dans notre société. Nous contestons le discours actuel qui institue le travail comme une valeur émancipatrice, comme un vecteur de réalisation individuelle.

Bien entendu, cette position critique de la centralité de la valeur travail n’est pas incompatible avec la conviction que tout citoyen puisse avoir accès au travail et que la lutte contre le chômage reste une priorité. D’autant que dans une société salariale comme la nôtre, le travail devient un support de protection et de droits. Une perspective de plein-emploi reste essentielle car nous sommes parfaitement conscients que dans une société qui sacralise le travail, il est très difficile de poser sereinement les termes du débat tant les souffrances (matérielles et sociales) liées au chômage rendent en effet parfois inaudible cette réflexion. Dominique Méda toujours : « Dans une société qui a fait du travail sa norme et son mythe, la source du revenu, de l’identité et du contact des individus, comment ne pas être convaincu que l’absence de travail équivaut à une sorte de mort sociale qui se traduit non seulement par une baisse du revenu disponible mais aussi par le sentiment de son inutilité sociale, de son incapacité, par le désœuvrement, par l’absence d’estime de soi. »

Aujourd’hui, dans une société centrée sur le travail, il est logique que celui-ci soit perçu comme un facteur de fort lien social et d’identité. Ce qui explique, au-delà de son apport en terme de rémunération, que beaucoup de travailleurs y soient attachés et donc soient désemparés lorsqu’ils le perdent. Un lien social ou une identité pourrait exister dans d’autres activités que le travail, si ce travail ne représentait pas l’essentiel de notre temps et de notre énergie. Évacuons donc d’emblée tout malentendu afin d’éviter toute caricature : nous pensons que le travail peut être un lien social de qualité auquel chaque individu doit pouvoir avoir accès. Néanmoins, nous réaffirmons avec force que l’élévation du travail au rang de valeur centrale de l’activité humaine est d’abord le fruit d’une idéologie productiviste, incompatible avec un quelconque épanouissement de l’individu.

La « valeur travail » : une construction historique

La notion de travail est une invention du capitalisme industriel. Avant on distinguait la peine, la corvée, le labeur, le besoin, l’occupation, le travail, l’activité, l’œuvre… Le travail tout comme le labeur désignait la peine des cerfs, des journaliers, des manœuvres ou des hommes de peine. Le travail était toujours matériel et pénible.

André Gorz19.

Il n’existe pas de caractère anthropologique du travail. L’histoire a montré que l’activité permettant la subsistance et la satisfaction des besoins, contrairement aux idées reçues, ne s’est pas toujours appuyée sur une division des tâches et ne pouvait prendre qu’un temps minimum (deux à quatre heures par jour pour les chasseurs-cueilleurs). Dans ce type de sociétés, l’idée de besoins illimités n’existait pas. Dans la Grèce antique, le travail est méprisé et assimilé à des tâches dégradantes. Les mendiants et les artisans y sont considérés comme faisant partie d’une même catégorie. Aristote y valorise principalement l’activité éthique et politique. Dans la Genèse, le travail est assimilé à une sanction. Après le péché d’Adam et Ève, « c’est à la sueur de ton front que tu gagneras ton pain », c’est au XVIe siècle que le travail prend son nom de tripalium, qui désignait alors un instrument de torture. De l’empire romain au moyen âge, on traite finalement le travail de la même manière, par le mépris. L’élément déterminant de l’ordre social est alors le rang.

C’est Adam Smith, grand théoricien libéral et inventeur de la « main invisible du marché » comme instrument de régulation, qui, en 1776 dans son ouvrage Recherches sur les causes de la richesse des nations, assimile le travail, et notamment sa productivité, à un facteur d’accroissement de la richesse. Ce raisonnement, qui consacre la mesure de la richesse d’une société par son activité économique, provoque à partir du XIXe siècle un glissement sémantique instituant le travail comme une valeur morale structurante. Le travail devient donc une valeur centrale à partir de laquelle se construit progressivement un nouvel ordre social fondé sur le salariat.

L’élévation du travail au rang de valeur est donc bien issue d’une construction historique. Plus précisément, elle est née avec l’avènement du système capitaliste et s’est progressivement imposée à tous.

Le travail : activité de production au service de logiques économiques

Le développement du capitalisme se caractérise par la soumission de l’ensemble des sphères de la vie aux considérations économiques et à l’impératif d’augmentation de la production et de la consommation. Le capitalisme considère le travail comme un simple facteur de production, c’est-à-dire comme un coût, une variable d’ajustement au service d’une logique implacable : la recherche de profit pour le détenteur du capital.

Le travail est aujourd’hui le support et l’alibi de la croissance, la source des enrichissements fabuleux dont profitent quelques-uns et dont le grand nombre, ébloui par l’illusoire attente de participer un jour au festin, se résigne davantage qu’il ne se scandalise. Voie obligée d’une participation aux tentations de la société d’abondance, le travail est soumis au chantage incessant d’une obligation de compétitivité, placé dans une situation de concurrence déréglée avec des armes très affaiblies et des défenses émoussées.

La direction de l’entreprise arbitre entre différents coûts : matières premières, loyers, frais de personnels… comme s’il y avait une équivalence entre toutes ces lignes comptables. La « ressource humaine » est donc analysée, décortiquée, et valorisée selon le prix du marché.

Cette valorisation n’a donc rien à voir avec la pénibilité ou la pertinence de l’usage du bien ou service produit. Elle est directement déterminée par un raisonnement économique qui évalue la rareté relative du savoir-faire au sein d’un processus de production. Cela signifie, plus abruptement, que dans un environnement concurrentiel internationalisé, soit le salaire baisse, soit l’emploi est délocalisé. Bien évidemment, dans une situation de chômage, le rapport de force est beaucoup plus favorable aux employeurs et impose des baisses ou des gels de rémunération en jouant sur les peurs. Dans ces conditions, comment peut-on imaginer que chaque individu puisse s’épanouir dans son travail ? Comme valeur morale, on doit pouvoir trouver mieux… et comme lien social central, on doit pouvoir trouver plus juste et plus égalitaire.

Certes, certains prennent plaisir à travailler. Pour autant, nous ne devons pas perdre de vue que ce n’est pas le cas pour l’immense majorité des salariés, pour qui le travail reste une contrainte physique et psychologique. La multiplication des suicides sur le lieu de travail est un indice dramatique de l’augmentation de cette souffrance au travail. La pression psychologique est devenue d’autant plus forte que le salarié subit les nouvelles méthodes de management et l’exigence d’une rentabilité toujours plus importante. La montée du chômage et le chantage permanent à l’emploi accentuent encore cette pression grandissante.

Le lien de subordination est en effet un des éléments essentiels inhérents à la valeur « travail ».

Ce lien « existe entre le salarié et son employeur, celui-ci se déduisant quasi logiquement de la nature du contrat de travail. Autrement dit, à partir du moment où l’on considère que le travail humain peut faire l’objet d’un négoce, cet achat a pour conséquence la libre disposition de ce qui a été acheté […]20. »

Il est évident que, dans la relation de travail, il y a une asymétrie totale entre celui qui postule pour un emploi afin de subvenir à ses besoins et celui qui décide et choisit. Pour prendre en compte et compenser très partiellement l’inégalité du lien de subordination, le législateur a instauré, sous la pression ouvrière, un droit du travail sans cesse remis en cause. On comprend dès lors l’acharnement des libéraux à faire disparaître cette protection fondamentale…

En faisant du travail une « valeur », la droite est cohérente avec ses idéaux et avec le système qu’elle défend qui est fondé sur l’efficacité économique, la recherche du profit, et l’idée maîtresse que la richesse de quelques-uns crée le travail des autres.

La gauche, héritière d’une tradition matérialiste, prend souvent position pour une « réhabilitation de la valeur travail », comme si ce qui fonde notre pacte social et notre « vivre ensemble » devait se réduire à une activité productive rémunérée. Cette gauche revendique un héritage où le sens de l’histoire de l’homme serait d’humaniser le naturel, de le modeler, de repousser l’animalité du monde. Dans cette hypothèse, l’homme se réaliserait totalement dans sa production et le vrai combat serait de repousser la logique de ceux qui cherchent à valoriser le capital au détriment du travail. Il serait de valoriser les droits et les pouvoirs du travailleur afin, finalement, de rendre le travail et donc l’homme conformes à leur essence. Nous ne partageons pas cette orientation.

Avant d’être perçu comme un moyen permettant d’aménager la nature ou même d’humaniser le monde, le travail est d’abord né comme facteur de production. Nous refusons donc de considérer l’activité de production comme liée à l’essence de l’homme ou même au sens de son histoire. Dans l’économie sociale, la détention collective de l’outil de travail par les sociétaires (dans les Scops, ce sont les travailleurs eux-mêmes) peut favoriser le contrôle sur la production et ses conditions. Néanmoins, comme Dominique Méda, nous considérons que « le caractère aliénant du travail ne disparaît pas du fait de l’appropriation collective des moyens de production. Que les capitaux soient détenus par les travailleurs plutôt que par les capitalistes changerait finalement peu de chose aux conditions concrètes de travail ; l’organisation sera toujours le fait de quelques-uns et non de tous […] autrement dit, l’abolition du rapport salarial ne suffit pas à rendre le travail autonome. »

Devrions-nous continuer à ériger en unique lien social, en valeur, cette activité structurellement inégalitaire ? Nous ne le pensons pas. Le travail que nous accomplissons par obligation de gagner notre vie est et demeure aliénant, parce qu’il résulte d’un rapport de subordination marchande entre les individus, servant un système dont la logique est étrangère à la notion même d’humanité. Nous pourrions ajouter que ce lien de subordination, cet apprentissage de l’obéissance en entreprise, ne facilitent pas l’exercice pour les individus de la démocratie dans le domaine public. On peut parler d’antagonisme entre le capitalisme et la pratique de la démocratie.

Le travail et la valorisation du mérite

La droite a fait du « mérite » et du « travail » les fondements de sa réflexion politique. Et curieusement, on sent la gauche un peu gênée sur cette question. Chacun fait d’ailleurs comme si le mérite et le travail étaient des notions établies dont l’acception et l’utilisation allaient de soi.