Le Vieux Paris - Ligaran - E-Book

Le Vieux Paris E-Book

Ligaran

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Extrait: "Sur la voie romaine, à l'endroit où est aujourd'hui situé le joli village d'Issy, on voyait en 508 un petit manoir en chaume, dépendant d'un vaste champ de vignes et d'oliviers, appartenant à Jehan de Mehun ; à gauche du paysage, un bras de la Seine servait de rendez-vous à toutes les blanchisseuses de l'ancienne Lutèce, appelée nouvellement Paris, et que, l'année d'avant seulement, le roi Clovis avait choisie pour capitale de ses États..."

À PROPOS DES ÉDITIONS Ligaran :

Les éditions Ligaran proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

● Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
● Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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Le clos de Lias

508

IJehannette la Paquote

Sur la voie romaine, à l’endroit où est aujourd’hui situé le joli village d’Issy, on voyait en 508 un petit manoir en chaume, dépendant d’un vaste champ de vignes et d’oliviers, appartenant à Jehan de Mehun ; à gauche du paysage, un bras de la Seine servait de rendez-vous à toutes les blanchisseuses de l’ancienne Lutèce, appelée nouvellement Paris, et que, l’année d’avant seulement, le roi Clovis avait choisie pour capitale de ses États ; à droite finissait le Clos de Lias, ou jardin du palais des Thermes.

Une jeune personne filait, assise sur un banc adossé aux murs de la chaumière ; son costume était celui des jeunes filles françaises des premiers temps. – Une cotte-hardie de laine brune, vêtement qui descendait du cou aux talons, serré d’une ceinture et fermé au poignet, cachait modestement ses épaules ; deux longues tresses de beaux cheveux noirs s’échappaient de dessous un morceau d’étoffe blanche qui couvrait le sommet de sa tête, et, encadrant ses joues, venait se croiser sous son menton, au moyen d’une arrête en bois souple et effilé. Des sandales, lacées par des cordons de laine rouge, laissaient à nu ses jambes fines et blanches et son joli pied d’enfant.

Une crainte vague et ingénue se lisait sur le charmant visage de cette jeune fille ; loin de s’occuper de son ouvrage, ses doigts filaient au hasard le lin de sa quenouille ; son esprit paraissait être ailleurs. Tantôt ses yeux suivaient la ligne de l’horizon sur lequel le soleil descendait, un soleil d’hiver, pâle et brumeux ; tantôt les portant sur la voie romaine, du côté de Paris, elle semblait attendre quelqu’un qui ne venait pas. Quelquefois aussi elle prêtait l’oreille aux chants joyeux des blanchisseuses qui, ayant achevé leur besogne, entassaient gaîment leur linge mouillé dans de grandes corbeilles, qu’elles chargeaient ensuite sur leur tête.

Une d’entre elles, dont l’âge avancé la forçait à se ployer sous la charge, traversa le champ où était situé le manoir de Jehan de Mehun ; en apercevant la jeune fille, elle marcha de ce côté.

– Bonjour, Jehannette, lui dit-elle en approchant.

– Bonjour, Marion la Pichone, répondit Jehannette ; voulez-vous entrer vous reposer et vous chauffer au fourneau qui brûle encore ?

– M’est avis, jeune fille, que s’il brûle encore, mieux vaudrait être dedans à se chauffer, que dehors ; filant et guettant, reprit la vieille Marion en suivant, dans l’intérieur de sa cabane, Jehannette qui s’était levée pour l’y conduire.

– J’attends mon père, dit la jeune fille ; je suis inquiète de son absence.

– Pourquoi, Jehannette ? ton père n’est-il pas homme libre ? ce champ, ce manoir, tout cela ne lui appartient-il pas ? demanda la blanchisseuse, approchant ses mains gelées de la bouche du fourneau. – N’a-t-il pas des esclaves pour labourer ses vignes et tailler ses oliviers ?

– Qu’importe, Marion ? je suis inquiète ; mon père est sorti depuis ce matin pour me chercher une colombe, et il n’est pas encore rentré. J’ai envoyé à sa rencontre les deux esclaves que nous avons, et personne n’est revenu.

– Une colombe ! eh ! bonne Vierge, que veux-tu faire d’une colombe, Jehannette ?

– Oh ! c’est un secret, la Pichone.

– Un secret, Jehannette ! un secret pour moi, Marion la Pichone, blanchisseuse de la reine Clotilde ! J’ai gardé bien d’autres secrets que celui-là, Jehannette.

– Eh bien, asseyez-vous et écoutez, dit Jehannette, approchant un banc sur lequel elle s’assit à côté de la blanchisseuse. Vous savez bien le puits Saint-Germain, dont l’eau fait tant de miracles, que la semaine dernière encore la femme à Saint-Romain, imagier, a été soudainement guérie d’un grand mal de tête…

– Oui, en faisant chauffer l’eau de ce puits, et en s’y baignant trois fois les pieds jusqu’à la cheville ; n’est-ce pas Jehannette ?

– Elle n’aurait pas fait chauffer l’eau, Marion, elle n’y aurait même trempé que le petit bout du petit doigt du pied gauche, qu’elle aurait été guérie tout de même… C’est une eau merveilleuse que l’eau de ce puits… Mais pourquoi secouez-vous la tête, Marion ? est-ce que, par hasard, vous ne croiriez pas aux miracles ?

– À ceux de jadis, oui, Jehannette ; mais à ceux d’aujourd’hui… Hélas ! bonne sainte Vierge, nous sommes devenus trop méchants ; Dieu n’en fait plus.

– Il ne faut pas dire ça, Marion ; il n’en fait plus lui-même, c’est vrai, mais ses reliques, mais ses châsses, mais ses lieux consacrés en font…

– Voyons ton miracle, Jehannette.

– L’année dernière, mon père, bien qu’il ne fût ni serf ni esclave, n’en avait pas moins quitté ses foyers, moi et ses champs, pour assister à la bataille livrée à dix lieues au midi de Poitiers, dans laquelle bataille notre roi Clovis tua, de sa propre main, Alaric, roi des Visigoths. Seule en notre logis, je m’ennuyais beaucoup ; l’ennui est une maladie, dit-on, et je me disposais à aller consulter un juif fameux qui guérit toutes les maladies, lorsque ma nourrice Agnès, vous savez, celle qu’on appelle la Charronne, parce que son mari est charron, me conseilla de me rendre seule, à midi, au puits Saint-Germain, avec un gobelet d’étain, et de boire de cette eau entre deux ave. Le conseil était sage et bon, je n’eus garde de ne pas le suivre, et le lendemain, le dixième jour après Pâques fleuries, le soleil était au-dessus de notre tête, lorsque je me mis en route. Voilà qu’en passant près du clos de Lias, la fantaisie me prit de le traverser ; il faisait très chaud, et l’ombre des sicomores me parut préférable à la poussière des rues. J’avais à peine fait quelques pas dans la grande allée qui conduit au palais, lorsque je vis venir à moi un jeune leude, le fils du comte de Poissy, dont notre fief dépend. Il portait une colombe, et était suivi d’un esclave tenant un épervier ; l’épervier faisait de vains efforts pour se jeter sur la colombe ; la colombe effrayée, se serrait tremblante, et essayait de se cacher sous les plis de la tunique du leude. Celui-ci riait et agaçait le farouche épervier, ce qui redoublait l’effroi de la timide colombe. Malgré moi, et sans songer à l’inconvenance de mon indiscrétion, je m’arrêtai, inquiète sur le sort de la jolie colombe ; j’aurais donné, je crois, le plus beau de mes oliviers pour l’arracher au péril qui la menaçait. Le comte m’aperçut : Jeune fille, me cria-t-il, cela t’amuserait de voir déchirer cette colombe par cet épervier ? tiens, regarde. Et aussitôt, comme honteuse et rouge de cette apostrophe, j’étais restée sans réponse, il lâcha sa colombe, fit signe à l’esclave, qui lâcha l’épervier ; l’épervier poursuivit sa proie, mais avant qu’il ait pu l’atteindre, je poussai un cri d’horreur et m’enfuis épouvantée.

Poursuivie par ce terrible spectacle, l’oreille remplie des cris discordants de cet oiseau vorace, et des accents plaintifs de son innocente victime, je traversai les jardins du palais des Thermes ; je sortis par la porte qui ouvre sur la Seine, et ne repris haleine que dans la rue, par laquelle on va du Petit Pont à la place Saint-Michel, et qu’on appelle, je crois, la rue de la Calandre ; de là je gagnai la place Saint-Germain, et j’arrivai au puits encore toute émue. Une foule de monde l’entourait ; impossible d’approcher de la mardelle du puits ; j’allai m’asseoir à l’écart, sous un des chênes antiques qui ombragent ces lieux consacrés. Bientôt, soit la chaleur, soit la fatigue, le Sommeil me prit, je m’endormis, et revis en songe cet épervier poursuivant toujours la colombe.

Quand je me réveillai, la foule s’était éloignée du puits, et, à l’exception d’un vieux ermite qui puisait de l’eau, la place était déserte. Je m’approchai de lui ; il avait une de ces figures saintes et belles, douces et tristes qui appellent la confiance ; je lui racontai mon rêve, et comme j’avais perdu mon gobelet en route, je le priai de me prêter le sien pour puiser de l’eau. Il le fit avec bonté, puis il me dit : Tout rêve est un présage heureux ou malheureux, jeune fille ; voici comment j’explique le tien : Si tu peux avoir la colombe, tu seras heureuse ; si, par un hasard que je ne puis définir, tu te trouvais posséder l’épervier ; garre à toi !… Disant ces mots, et comme j’avais bu, il reprit son vase et disparut : depuis, je ne l’ai plus revu… Mais, depuis ce temps, Marion, je n’ai qu’une idée, celle d’avoir cette colombe… Je ne dors ni jour ni huit, tant cette fantaisie me tient au cœur ; j’ai perdu le boire et le manger, si bien que mon père a fini par s’apercevoir de ma pâleur ; il m’a questionnée, et je lui ai tout avoué… Depuis ce matin il est sorti pour s’informer ; de ce qu’était devenue la colombe, et me l’apporter si elle est encore en vie… Jugez de mon inquiétude ; voici la nuit, et il n’est pas rentré.

Dans ce moment, un homme grand et maigre, vêtu d’un vêtement à peu près semblable à celui de la jeune fille, à l’exception toutefois qu’il était plus court et plus étroit, mais qui s’appelait aussi cotte-hardie, se précipita dans le manoir, en refermant soigneusement la porte derrière lui.

Si tu peux avoir la Colombe, tu seras heureuse,….

– J’espère qu’ils auront perdu ma trace, dit-il, puis, tirant de dessous le petit manteau que les hommes libres de ce temps-là portaient attaché sur l’épaule droite, un objet enveloppé dans un linge, qui s’agitait et faisait entendre un croassement, sourd, il ajouta : Je n’ai pu avoir la colombe, mais voici l’épervier, Jehannette.

– Malheur ! murmura sourdement Jehannette en faisant le signe de la croix.

II

En fermant la porte, Jehan de Mehun ayant intercepté les dernières lueurs du jour qui jetait encore une clarté douteuse sur tous les objets, Jehannette fit taire son effroi, et s’empressa d’arranger, dans un vase plein d’huile, un lambeau d’étoffe de coton qu’elle roula au préalable entre ses doigts, et qu’elle alluma. En allant et venant pour accomplir cet emploi domestique, elle jeta par hasard les yeux sur son père, et fut alarmée de sa pâleur.

– Ah ! l’épervier, l’épervier, doit nous portes malheur ! ne peut-elle s’empêcher de répéter.

– Que dis-tu ? reprit vivement son père ; ne l’as-tu pas désiré ? et maintenant que j’ai risqué ma vie pour te le procurer, ne vas-tu pas en faire un funeste présage ?

La vieille Marion, croyant avoir entendu quelque bruit dans la rue, fit signe à Jehan de se taire ; mais le bruit ayant cessé, elle dit :

– Jehan de Mehun, vous connaissez sans doute fort bien l’art militaire et les lois de la guerre, vous gouvernez admirablement votre manoir et vos terres ; mais, m’est avis que les usages de la ville vous sont tout à fait inconnus… Vous avez dérobé cet épervier.

Jehannette interrompit la vieille blanchisseuse par un cri ; Jehan se rapprocha d’elle, et répliqua :

– Eh bien ! quand cela serait ?

– Miséricorde ! et vous le prenez sur ce ton-là, Jehan de Mehun ? s’écria Marion en portant ses deux mains à sa tête avec tous les signes de la plus grande frayeur.

– Que voulez-vous qu’on fasse à un homme libre pour avoir dérobé un méchant oiseau ? dit le père de Jehannette.

– Vous m’effrayez, Marion, parlez, parlez vite ! dit Jehannette, la voix pleine d’angoisse.

– D’abord, à mon âge, on ne parle pas vite, Jehannette, reprit la blanchisseuse ; et puis, avant que je parle, il faut que je sache comment votre père a dérobé l’oiseau, où, et à qui.

– Mon Dieu, c’est bien simple, dit Jehan, s’asseyant sur un escabeau contre le fourneau : ce matin, ma fille m’a dit que sa tristesse se dissiperait si je pouvais lui rapporter une colombe. Je suis sorti dans l’intention de lui trouver ce qu’elle désirait ; mais j’ai parcouru inutilement toute l’île de la Cité, le palais municipal, la place du Commerce ; l’oiseleur qui se tient ordinairement sur la première marche de l’autel dédié à Jupiter n’y était pas. – Je m’en revenais tout penaud, lorsqu’en passant devant le palais des Thermes, du côté des jardins, j’entendis les cris de différentes espèces d’oiseaux. – Qu’est-ce, demandai-je au chaussetier dont la baraque est adossée aux murs des jardins même ? – C’est, me répondit-il, le jeune comte de Poissy, qui habite ce côté du clos de Lias, et qui a un goût passionné pour les oiseaux. – Peut-on les voir, ces oiseaux, lui demandai-je ? – Oui, en escaladant le mur, et, si vous êtes pris, en payant une amende au fisc.

– Et vous l’avez escaladé, mon père ? dit Jehannette pâle d’émotion.

– Comme tu le dis, Jehannette : à peine le chaussetier fut-il rentré dans sa boutique, que j’avisai un coin du mur délabré, tombant en ruines ; je fus bientôt de l’autre côté, et je me mis à chercher la vénerie ; je croyais ce lieu désert, je me trompais : le séjour du roi aux Thermes a donné à ce vieux palais de Constance de Chlore un aspect animé que je ne lui avais pas encore vu. Les deux princesses Alboflède et Landechilde s’y promenaient en compagnie de leurs filles et servantes. – D’autres jeunes seigneurs jouaient au palet un peu plus loin ; bref je fus obligé d’attendre que l’heure du souper du roi eût rassemblé sa maison autour de lui. Alors le silence s’étant établi partout, je songeai à accomplir mon projet. Mais, soit l’obscurité, soit la peur d’être surpris, soit enfin que tout ce qui est larcin laisse après lui un trouble inconcevable, je trouvai l’expédition plus difficile que je ne l’avais présumé ; il me fallut briser les mailles de fer d’une cage ; j’en ai les mains écorchées, tiens ; ensuite je saisis par le cou la première bête venue, et me disposais à l’emporter lorsqu’une nouvelle difficulté s’éleva : l’animal cria, se débattit, je serrai plus fort, l’arrachai de son bâton, et n’eus que le temps de l’envelopper dans mon manteau, et de fuir avec lui par le même chemin que j’avais tracé en venant. J’entendis, je crois, du monde à ma poursuite.

– Et tu es sûr, mon père, de n’avoir pas été suivi ? demanda Jehannette écoutant tremblante le bruit de la pluie qui commençait à tomber et fouettait l’auvent avançant sur la porte.

– Je l’espère, dit seulement Jehan.

– Bonne Vierge, si tu l’avais été, mon père, et que les gens du fisc tombassent ici à l’improviste, je serais d’avis de faire disparaître les traces de cette maudite bête… Oh ! je ne respire pas de peur.

– La petite a raison, reprit la blanchisseuse en hochant la tête, bien qu’à vrai dire, si l’on vous a suivi, les épreuves auxquelles on vous appliquera pour vous faire avouer la vérité, vaudront la peine qu’on vous fera subir si vous avouez.

– Les épreuves ! répétèrent Jehan et sa fille avec terreur.

– Je ne suis pas née d’aujourd’hui, mes voisins, dit la blanchisseuse avec cet accent incisif de toutes les vieilles femmes qui veulent prouver leur science par le nombre de leurs années. Et, si je savais écrire, j’écrirais l’histoire. J’en ai assez vu et retenu pour ça. J’aurai soixante-dix ans à Pâques fleuries, mes voisins ; mon père était Romain, soldat de Pharamond ; il a vu, lui, Clodion-le-Chevelu succéder à son père, mais moi, j’avais dix ans lorsque Mérovée, en 448, tuteur des enfants de Clodion, les déposséda et régna à leur place. Je me rappelle encore l’avènement au trône, en 456, de Childéric le père de notre roi Clovis ; il était brave et aimable. C’est moi qui lavais le linge de son ministre Guyomar ; je fus témoin de la fuite de ce prince séduisant. Il n’y avait qu’un an qu’il régnait. Quelques seigneurs mécontents, comme il y en a encore, et comme il y en aura toujours, conspirèrent contre lui. Obligé de fuir, il partagea une pièce d’or, en donna la moitié à Guyomar, et garda l’autre…

– Bonne Marion, interrompit Jehan avec impatience qu’a de commun…

– Je n’en sais rien, repartit Marion ; mais quand je parle, j’ai l’habitude de parier le plus que je peux, et de dire le plus que je peux ; aussi les physiciens, les écrivains qui voudront écrire l’histoire, pourront-ils me consulter, moi, la vieille Marion, dite la Pichone. Ne m’interrompez donc plus, je vous prie, et écoutez-moi. Où en étais-je ?… Ah ! j’y suis. Donc, Childéric parti, Guyomar devait se charger de calmer les esprits, de regagner les cœurs ; et quand il serait sûr que Childéric pourrait revenir sans danger, de lui envoyer l’autre moitié de la pièce d’or ; il mit huit ans à cela, et ce qui était dit ayant été fait, Childéric revint, augmenta ses États de Paris et d’Orléans ; et ayant épousé Bazine, la veuve du roi de Thuringe, il régna tranquille jusqu’en 482, qu’il mourut, et que Clovis alors âgé de dix-sept ans lui succéda…

– Mais les épreuves ! les épreuves, interrompit Jehannette défaillante ; maintenant que nous sommes au roi actuel, par pitié, dites-nous les épreuves.

– Les épreuves sont au moins autant à redouter que le châtiment… Messire Jehan de Mehun, elles sont au nombre de trois : l’épreuve de l’eau, ou, pour nous servir d’une expression plus vraie, le Jugement de Dieu par l’eau froide ; elle consiste à jeter l’accusé dans une grande et profonde cuve pleine d’eau, après lui avoir, au préalable, lié la main gauche au pied droit et la main droite au pied gauche ; ce qui, comme vous pouvez vous en faire une idée, le force à se tenir dans une singulière position. Si l’accusé enfonce, ce qui arrive presque toujours, il est reconnu innocent ; si, au contraire, il surnage, ce qui est rare, c’est une preuve que l’eau étant trop pure pour y recevoir un coupable, le rejette de son sein… La seconde, l’épreuve du feu, ou le jugement de Dieu par le feu, est plus terrible ; que la merci de notre Seigneur vous dispense de celle-là, messire Jehan de Mehun ! cette épreuve se fait de plusieurs manières : la première consiste à porter à neuf pas et quelquefois à douze, une barre de fer rougie au feu, pesant environ trois livres ; la seconde en mettant la main dans un gantelet de fer sortant de la fournaise, ou bien encore, en plongeant la main dans un vase d’eau bouillante pour y prendre un anneau bénit qu’on y tient suspendu plus ou moins profondément ; après on enveloppe la main du patient dans un linge sur lequel le juge et la partie adverse apposent leur sceau ; au bout de trois jours on lève l’appareil, et s’il ne paraît aucune marque de brûlure, l’accusé est renvoyé absous.

– Mon Dieu !… mon Dieu !… murmura Jehannette défaillante et les yeux tendrement fixés sur son père, qui semblait écouter davantage le bruit du dehors causé par le vent et la pluie, que les paroles de la vieille blanchisseuse.

Continuant à faire preuve d’érudition, Marion reprit :

– Il y a aussi le jugement de Dieu par la croix, mais ce n’est que dans le cas où deux parties seraient en discussion ou en procès pour un objet dont la propriété serait douteuse. Dans ce cas, chaque partie envoie un homme, un esclave, un serf, dans la chapelle du palais ; ces deux hommes étendent leurs bras en croix, et le maître dont l’esclave s’est lassé le premier, perd son procès.

Jeune fille, me dit-il cela t’amuserait-il de voir déchirer cette colombe par cet épervier ?

– Bast ! dit Jehan de Mehun affectant une insouciance que le froncement de ses sourcils démentait ; bien que mon fief dépende du comte de Poissy, et que je sois obligé de lui payer une redevance, je suis un homme libre !… et on doit y regarder à deux fois avant d’affliger un Franc pour un épervier.

– Un épervier… répéta la vieille… si c’était un chien, au moins, je ne dis pas !

– Pourquoi un chien plutôt qu’un épervier ? demanda Jehannette espérant tromper sa douleur à force de questions.

La Pichone répondit : – Parce qu’un chien, on en est quitte pour lui baiser le dessous de la queue devant tout le monde ; mais un épervier, il faut se laisser manger par lui six onces de chair, à l’endroit de son corps indiqué par le maître de l’épervier.

– Mon père, je ne t’avais pas demandé un épervier ! s’écria Jehannette se jetant éperdue au cou du leude.

– Du reste, il y a la compensation, ajouta Marion : avec six onces d’or au maître de l’oiseau, et deux au fisc, vous serez quitte de tout, même des épreuves, qui sont celles de l’eau, du feu et des serments.

– Huit onces d’or ! où les trouver, Jésus fils de Dieu ! dit le pauvre possesseur du manoir.

Puis il se fit un grand silence, et Marion se disposait à se retirer, lorsqu’un petit coup discrètement frappé à la porte du manoir en fit tressaillir les habitants.

III

– Entrez, dit Jehan de Mehun, qui fut le premier à reprendre ses esprits ; tirez la ficelle.

Car dans ces temps-là on n’était pas mieux fermé chez soi ; un morceau de bois qu’on faisait jouer au moyen d’un bout de ficelle, servait de serrure à toutes les portes. La personne du dehors à qui s’adressaient les instructions ayant obéi, la porte céda, et le chaussetier, dont l’échoppe était adossée au clos de Lias, parut.

– Cache-toi, Jehan de Mehun, les gens du fisc te cherchent, dit-il ; puis ayant jeté un regard à la dérobée sur Jehannette, qui le remercia des yeux seulement de son avertissement, il disparut presque aussi mystérieusement qu’il était entré.

– Pas de temps à perdre ; vite, Jehan, cachez-vous, dit Marion parcourant la chambre des yeux pour y chercher une cachette.

– Pas ici, pas ici, dit vivement Jehannette : au clos, père, vite, sous la paille qui garantit les oliviers de la gelée, vite, vite.

Et Jehan, ayant trouvé le conseil bon, s’élança par la croisée que Marion s’empressa d’ouvrir et de refermer sur lui.

Elle n’était pas retournée près de Jehannette, que celle-ci prononçait tremblante le nom du comte de Poissy, à la vue d’une multitude de personnes qui remplissaient la chambre et à la tête desquelles on remarquait un seigneur d’une haute et belle stature.

Comme tous les Germains, son vêtement court et serré dessinait les formes de son corps ; mais ce qui marquait sa richesse et la haute origine de ce seigneur, c’était un petit manteau carré attaché sur son épaule droite, et ses cheveux qu’il portait aussi longs par derrière que par devant ; les gens du peuple et les esclaves, comme on le sait, étaient obligés de les couper.

Son monde se composait de quelques écuyers et varlets portant des torches, et de plusieurs hommes armés, les uns de haches à deux tranchants qu’on lançait de près ; d’autres portaient l’augon ou javelot à crochet, quelques-uns, portaient une massue appelée cateil ; mais la plupart n’avaient pour arme qu’une espèce d’haste en fer, court, étroit, mais assez acéré pour qu’on pût s’en servir de près ou de loin, suivant que l’occasion le demandait, et qu’on nommait framée.

Deux écuyers se tenaient près du comte de Poissy : l’un portait son bouclier, plus long que large, et peint de différentes couleurs ; l’autre avait à la main une épée dont la poignée de fer formulait une croix.

Après avoir fait ranger les gens en cercle devant la porte pour empêcher la fuite du coupable, le jeune comte s’avança, l’air haut et fier, vers Jehannette ; mais à peine eut-il jeté les yeux sur cette jeune et charmante fille, dont la pâleur n’altérait en rien la naïve beauté, que ses traits se radoucirent singulièrement.

– Mon épervier m’a été volé, jeune enfant, dit-il ; et dans ce moment, comme si l’épervier entendant la voix de son maître eût voulu de lui-même déceler le voleur, il fit entendre un léger croassement.

– Il est ici, répliqua le seigneur ; et il n’avait pas achevé qu’un de ses varlets s’étant baissé, avait ramassé le paquet où gisait le pauvre oiseau, et le présentait à son maître.

À cette vue, la figure du comte s’alluma. – Le voici le pauvre oiseau, étouffant sous l’enveloppe dont on l’a accablé ; qu’on le rapporte chez moi, ajouta-t-il parlant au varlet qui lui présentait l’oiseau, qu’on le remette dans la cage ; mais qu’avant on examine bien s’il n’est pas blessé.

Son ordre étant exécuté, il se retourna vers la tremblante Jehannette.

Tu fais là un joli métier, ma mie, lui dit-il : voler des éperviers !

Elle ! s’écria la vieille Marion avec impétuosité, elle ! Jehannette voler un épervier ! vous voyez bien, seigneur comte, que c’est impossible !

– Si ce n’est elle, c’est donc toi ! répliqua le comte remarquant pour la première fois la présence de la vieille blanchisseuse.

– Moi ! à d’autres maintenant, dit Marion effrayée ; par Jupiter, où sa seigneurie veut-elle que mes vieilles jambes trouvent assez de vigueur pour grimper sur des murs, et mes mains décharnées assez de forces pour rompre des mailles de fer ?…

– Ah ! on a grimpé sur le mur ; ah ! on a rompu des mailles de fer !… holà, esclaves, saisissez cette femme, et entraînez-la en prison ; elle connaît trop bien les circonstances du vol pour ne l’avoir pas commis.

– Sur votre honneur, messire, s’écria Jehannette surmontant sa timidité pour s’élancer entre la Pichone et les gens du comte de Poissy, ne touchez pas à cette femme, elle est innocente du vol.

– Alors, jeune fille, je répéterai mes paroles de tout à l’heure : si ce n’est elle, c’est donc toi.

– Eh non ! par le nom de Jésus notre doux Seigneur, non, messire, ce n’est ni elle ni moi ! ne put s’empêcher de crier la blanchisseuse savante dans le Code pénal de ce temps-là.

– Il y a alors un troisième personnage caché par ici ; qu’on le cherche, dit le comte.

– Mon Dieu ! cria Jehannette près de se trouver mal ; et, pliant les genoux devant le comte, elle ajouta : Messire, le vol a été trouvé chez moi ; je suis prête à subir toutes les conséquences de cette faute.

– Enfin, tu avoues ? reprit le comte, tandis que Marion stupéfaite regardait, la bouche béante et prête à affirmer le contraire, la pauvre jeune fille agenouillée en pleurant devant le leude ; eh bien ! que ce soit elle qu’on conduise en prison.

Obéissant à l’ordre de leur chef, les soldats entourèrent Jehannette, et allaient porter leurs mains sur elle pour la contraindre à les suivre, lorsque, pour ainsi dire ranimée par la crainte du contact de ces hommes, elle se releva d’elle-même ; et, se reculant avec terreur et dignité à la fois, elle leur dit :

– Ne me touchez pas, mes seigneurs, me voilà prête à vous suivre.

– Arrêtez, arrêtez ! cria à ce moment une voix d’homme qui partait du dehors ; et la fenêtre ouverte avec violence laissa voir Jehan de Mehun s’élançant dans la chambre.

– Voilà le coupable, dit-il ; qu’on laisse cette enfant en paix.

À la vue de son père se livrant lui-même à ses bourreaux, Jehannette tomba évanouie dans les bras de Marion ; quand elle revint à elle, tout le monde s’était retiré, à l’exception de la blanchisseuse, qui lui jetait de l’eau froide au visage pour la rappeler à la vie.

– Marion, Marion, toi qui sais tout, dis-moi ce qu’il faut faire pour sauver mon père ! s’écria Jehannette fondant en larmes à la vue de l’escabeau de son père, vide et inoccupé.

– Demain nous y aviserons, répondit la blanchisseuse en prenant son paquet de linge pour se retirer : la nuit porte conseil.

IVLe jugement

Le lendemain, le jour était levé depuis longtemps, lorsque Marion la Pichone ouvrit la porte du manoir de Jehan de Mehun. Jehannette n’avait pas changé de place ; assise sur un escabeau, la tête appuyée sur le fourneau, on voyait bien qu’elle avait dû passer la nuit là. Sans doute fatiguée de pleurer, elle s’était assoupie.

Marion s’assit auprès d’elle, et attendit son réveil.

Cela ne tarda pas : un sanglot réveilla bientôt la pauvre fille, qui, en ouvrant les yeux, aperçut la blanchisseuse.

– Oh ! Marion ! mon père ! fit Jehannette en recommençant à pleurer.

– Je viens de l’île Lutécienne, dit Marion. Je suis entrée au palais de la Cité ; tout s’apprêtait pour y juger ton père.

– Comment, on va le juger ! dit Jehannette se redressant roide.

– Et en règle, ma pauvre enfant.

– Oh ! plus d’espoir plus d’espoir ! Marion, n’est-ce pas ?

Marion reprit, sans répondre à la question de Jehannette : – Le comte de Poissy y met des formes ; il aurait pu, – car enfin, ton père a presque été saisi en flagrant délit, – il aurait pu, dis-je, faire raser ton manoir, arracher tes vignes et tes oliviers ; car le pouvoir des leudes est immense. Mais non, il préfère un jugement en règle ; il sait bien ce qu’il fait. Oh ! les leudes ! les leudes !

– Marion ! tu me fais mourir !

– Le comte de Poissy a commandé un gravion, un centenier, sept adjoints, et le reste des douze juges, nombre voulu par la loi, – en notables.

– Et tu penses, Marion…

– Que tu es ruinée, Jehannette, ruinée sans ressources.

– Que cela, Marion, que cela ; oh ! je passerai bien vite condamnation, pourvu qu’on laisse la vie sauve à mon père.

– Que cela, Jehannette ! Oh ! enfant, enfant, on voit bien que tu ne sais pas ce que c’est que la misère !

– J’entrerai en condition, Marion, je me ferai servante. Oh ! pour sauver mon père, je me ferais esclave s’il le fallait.

– Esclave ou servante, c’est bien la même chose, Jehannette.

– Dans le pays de ton père, Marion, à Rome, où, pour le service de leur personnel, les Romains ne se servent que d’esclaves ; mais en France, c’est différent ; les esclaves ne sont employés qu’à l’agriculture ou aux travaux mécaniques. – Sais-tu que pour obtenir l’avantage d’être valet, varlet, servante ou fille d’honneur, il faut être de naissance illustre, ou tout au moins enfant de leude ou d’homme libre ? Dans ma famille, excepté mon père qui a voulu être soldat volontaire, presque tous les membres ont été domestiques : mon aïeul était chargé, chez le roi Childéric, qui habitait Tournai, de la surveillance des chevaux, des écuries et des étables ; on l’appelait le comte de l’étable ; j’avais un oncle grand bouteiller, et mon cousin Guillemin de Montfort, de qui je suis la fiancée, est maréchal ; il panse les chevaux et les ferre dans la perfection.

Mais permettez-moi, mes jeunes lecteurs et lectrices, d’interrompre un petit moment mon récit, pour vous expliquer une des coutumes introduites par les Francs dans la Gaule, qui y mit la domesticité en honneur. Ayant peu de mémoire, je suis obligée de vous parler des choses au moment qu’elles me viennent ; autrement je les oublierais, et mon ouvrage serait incomplet.