Regards croisés sur un phénomène récent et inquiétant, en Afrique centrale en particulier
Depuis vingt ans, une violence inouïe frappe cette région. Si toute guerre fait des ravages parmi les populations civiles, les femmes paient ici le plus lourd tribut. Une situation cauchemardesque qui a pris racine sur les collines rwandaises en 1994, l’année du génocide. Le viol, tacitement accepté sur les champs de bataille depuis la nuit des temps, y a pris une dimension nouvelle : désormais utilisé à des fins stratégiques, il est devenu une véritable arme de guerre. Conquête des terres, exploitation des minerais, exutoire pour un Rwanda surpeuplé, volonté d’éradiquer une population…, autant de raisons qui expliquent cette barbarie sexuelle.
Ce livre est un voyage au pays de ces femmes et enfants que des hommes brutalisent, violent, torturent, mutilent. Grâce aux regards croisés des auteurs – du romancier au médecin en passant par le journaliste ou le juriste –, le lecteur trouvera des clés pour mieux appréhender ce phénomène effrayant. Si le tableau est noir, il existe néanmoins des signes d’espoir, avec des femmes debout, déterminées, dignes. Ces femmes qui sont non seulement la colonne vertébrale de leur famille, mais aussi de l’économie, et qui par leurs actions et leur engagement sèment les graines d’un monde plus juste.
« Notre pays est malade, a dit le Dr Mukwege lors de la remise du prix Sakharov (2014), mais ensemble, avec nos amis de par le monde, nous pouvons et nous allons le soigner. »
Un ouvrage de vulgarisation et de sensibilisation sur le viol comme arme de guerre et destiné tant au grand public qu'à une diffusion dans les écoles, auprès des enseignants.
CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE
Le lecteur pourra comprendre l’histoire de cette stratégie de guerre, mais aussi les enjeux économiques énormes concernés, les stratégies des grands groupes pour masquer la réalité et bien sur les terribles témoignages des femmes victimes directes de ces viols. [...] Des solutions existent et [ce] livre vous permettra de les comprendre. Je recommande donc cet ouvrage documenté, clair et lisible par tous, permettant à nous, citoyens du monde de comprendre pourquoi nous sommes tous responsables du viol comme arme de guerre. -
Thierry Barbaut, Info-Afrique.com
Un ouvrage collectif qui analyse les viols au Kivu, la reconstruction des femmes et des communautés après le viol et aussi les moyens d’inverser la tendance : justice, protection des victimes, information, protection et résistance aussi. -
La Première, RTBF
LES AUTEURS
In Koli Jean Bofane, Colette Braeckman, Guy-Bernard Cadière, Simon Gasibirege, Michèle Hirsch, Nathalie Kumps, Jean-Paul Marthoz, Thierry Michel, Hélène Morvan, Simone Reumont, Isabelle Seret, Maddy Tiembe et Damien Vandermeersch.
En coédition avec le GRIP (Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité) et Démocratie ou Barbarie.
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Seitenzahl: 217
Veröffentlichungsjahr: 2015
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In Koli Jean BOFANE, écrivain, auteur notamment de Mathématiques congolaises (Actes Sud, 2008) et Congo Inc. – Le testament de Bismarck (Actes Sud, 2014)
Colette BRAECKMAN, journaliste, chargée de l’actualité africaine au journal Le Soir (Bruxelles), auteur de nombreux ouvrages dont L’homme qui répare les femmes (GRIP-André Versaille éditeur, 2012)
Guy-Bernard CADIÈRE, médecin-chef du service de chirurgie digestive à l’hôpital St-Pierre (Bruxelles), professeur de chirurgie à l’Université libre de Bruxelles, directeur fondateur de l’European School of Laparoscopic Surgery et coauteur, avec Denis Mukwege, de Panzi (éd. du Moment, 2014)
Simon GASIBIREGE, psychothérapeute, directeur du Centre de guérison des blessures de la vie (Kacyiru, Rwanda), professeur de psychopédagogie à l’Université nationale du Rwanda
Michèle HIRSCH et Nathalie KUMPS sont toutes deux avocates, notamment spécialisées en droit pénal international et en droit des victimes, inscrites sur la liste des conseils de la Cour pénale internationale ; lors des différents procès Rwanda en Belgique, elles ont défendu les parties civiles
Jean-Paul MARTHOZ, journaliste, chroniqueur au Soir (Bruxelles), professeur de journalisme international à l’Université de Louvain, auteur de nombreux ouvrages dont Et maintenant le monde en bref – Les médias et le nouveau désordre mondial (GRIP-Complexe, 2006)
Thierry MICHEL, cinéaste, photographe et journaliste, auteur de nombreux longs-métrages et documentaires dont L’homme qui répare les femmes – La colère d’Hippocrate (Les films de la Passerelle, 2015)
Hélène MORVAN, responsable Programmes Europe à RCN Justice & Démocratie
Simone REUMONT, journaliste RTBF (Radio-télévision belge francophone), animatrice de l’émission « Afrik’hebdo »
Isabelle SERET, journaliste, spécialiste en récit de vie et sociologie clinique, auteure de Sortir de l’ombre – Le témoignage, une victoire morale (Panos, 2012)
Maddy TIEMBE, présidente de l’AFEDE (Association des femmes pour le développement), femme de paix 2011 (titre décerné par le Conseil des femmes francophones de Belgique)
Damien VANDERMEERSCH, avocat général à la Cour de cassation, professeur à l’Université de Louvain et à l’Université Saint-Louis (Bruxelles), auteur de Comment devient-on génocidaire ? (GRIP, 2013)
DÉMOCRATIE OU BARBARIE (Dob) est une cellule de coordination pédagogique du Ministère de la Fédération Wallonie-Bruxelles.
Elle s’adresse aux enseignants, au monde associatif et aux jeunes générations.
Son objectif : sensibiliser au travail de mémoire et d’histoire sur les violences et les crimes de masse de la période contemporaine.
Dans ce cadre, Dob est impliqué activement dans la mise en œuvre du décret de mars 2009 relatif à la transmission de la mémoire.
Par ses travaux, elle veut contribuer à un monde plus juste, pacifique et solidaire.
Plus d’infos sur www.democratieoubarbarie.cfwb.be
Denis MUKWEGE1
« Une injustice commise quelque part dans le monde est une injustice commise contre chacun de nous », disait le pasteur Martin Luther King. Notre époque voit malheureusement se multiplier les foyers de tension et s’inverser des valeurs alors que la violence se banalise ; elle prend des formes toujours plus abominables.
La région dont je suis originaire – l’Est de la République démocratique du Congo – est l’une des plus riches de la planète. L’écrasante majorité de ses habitants vit pourtant dans une extrême pauvreté. Si l’on s’intéresse de temps à autre à nous, c’est en raison de la violence infligée à la femme congolaise, du déshonneur de nos filles, de nos sœurs et de nos mères, dont le corps a été transformé en champ de bataille.
Quand ces histoires de viol au Kivu sont venues aux oreilles du monde, il y a eu dans un premier temps des haussements d’épaules ; il fallait s’y attendre… Et c’est probablement en raison de cette indifférence qu’il a été si difficile de mobiliser la communauté internationale contre la guerre et contre les violences faites aux femmes. Les responsables politiques et les institutions internationales manquent de courage et leur silence est souvent assourdissant.
Plus troublant : le monde extérieur ne semble pas comprendre qu’il a sa part de responsabilité dans ce qui se passe au Congo.
Peu de pays recèlent autant de ressources naturelles que le Congo. Avec une superficie équivalente à celle de l’Europe de l’Ouest, ces ressources – eau, forêts, terre, minerais… – devraient assurer la prospérité de la nation. Mais cela n’a jamais été le cas. Les richesses du Congo ont au contraire toujours été un fléau ! Ce sont nos énormes gisements de minerais, avant tout le cuivre, qui ont permis à Mobutu de se hisser au rang des hommes les plus fortunés au monde. L’Est du Congo est incontestablement l’une des régions les plus riches en minerais. On y trouve de l’or, des diamants, de l’étain, du coltan. Je suis presque sûr qu’il y a dans votre ordinateur comme dans le mien et dans nos portables, quelques grammes de tantale.
Cet élément métallique très résistant à la chaleur, est utilisé comme condensateur dans les petits appareils électroniques tels que les ordinateurs et les téléphones mobiles. Le tantale est extrait du coltan, dont 80 % de la totalité des gisements de par le monde se trouvent chez nous…
Pendant la deuxième guerre du Congo, celle de 1998, les minerais sont venus jouer un rôle décisif, plus particulièrement le coltan. Notre pays recèle des matières premières que le monde industriel désire, et quand au début du XXIe siècle les multinationales de l’électronique réclamaient du coltan à tout prix, on a vu s’établir un marché illégal qui encourageait le recours à la violence. Les armées et d’innombrables milices s’emparèrent du pouvoir dans ces eldorados et les bénéfices des ventes permettaient d’acheter encore plus d’armes. Le moment où ce commerce a pris son envol coïncide avec les premières violences à l’égard des femmes…
L’hôpital de Panzi a été créé en 1999 pour venir en aide aux femmes enceintes, contribuer à améliorer la santé reproductrice en luttant contre la mortalité maternelle et infantile. Mais il se trouve que nos premières patientes furent des femmes et des jeunes filles victimes de violences sexuelles commises avec une sauvagerie inouïe, dans le contexte d’un conflit armé. Nous avons été contraints de traiter les conséquences de cette barbarie et avons soigné des milliers de femmes sur le plan physique et psychologique.
Par la suite, quand certaines de ces patientes sont revenues à Panzi après avoir été à nouveau victimes, quand des enfants nés du viol à qui nous avions donné la vie ont à leur tour été violés, je me suis dit qu’il fallait quitter le bloc opératoire. Sortir de l’hôpital pour aller informer l’opinion internationale et les décideurs de cette triste réalité. Sortir de l’hôpital pour dénoncer l’inacceptable dans l’espoir de briser l’indifférence.
Dans ce combat, j’ai été rejoint par un grand nombre d’acteurs de la société civile, du monde académique, des ONG internationales, des journalistes… et ce livre, né de l’initiative conjointe de Démocratie ou Barbarie et du GRIP, s’inscrit dans la droite ligne de cette campagne de sensibilisation. Que ce recueil conçu à Bruxelles rassemble une majorité de signatures belges ne m’étonne guère car l’expertise belge reste La référence concernant la région des Grands Lacs. Je salue également la démarche didactique des éditeurs qui visent notamment le monde de l’enseignement.
Car l’école doit plus que jamais rester ce lieu où l’on prépare les jeunes générations à réagir :
- quand la loi du plus fort s’impose comme la norme qui régit les relations entre les peuples ;
- quand certaines multinationales, en complicité avec des autorités étatiques et locales peu scrupuleuses, s’enrichissent au prix de la destruction de la femme, le pilier de l’économie congolaise ;
- quand un peuple paisible est forcé au déplacement et à l’exil afin de laisser son territoire aux prédateurs armés qui se livrent au pillage de ses ressources minières ;
- quand ces appareils électroniques tachés de sang, que nous avons tous dans nos poches, sont vendus librement sur le marché européen et mondial sans que personne ne s’en émeuve vraiment.
J’ai été amené à prendre la parole en hauts lieux, comme l’Assemblée générale des Nations unies. Je suis reconnaissant d’avoir pu m’y exprimer et c’est avec beaucoup d’humilité que j’ai accepté de recevoir toutes ces distinctions, dont le prestigieux prix Sakharov du Parlement européen. Mais chaque fois, deux, trois jours après ces belles et chaleureuses cérémonies, je me suis à nouveau retrouvé devant la table d’opération, confronté à la cruelle réalité des femmes, des jeunes filles et des bébés victimes de violences sexuelles…
Voilà pourquoi je dis que l’heure n’est plus à l’indignation. Nous avons pris trop de temps et d’énergie à réparer les conséquences de la violence. Il faut à présent s’occuper des causes…
Aujourd’hui, grâce au rapport des experts des Nations unies, le Mapping Report du Haut Commissaire aux droits humains, et beaucoup d’autres documents accablants, plus personne ne peut se cacher derrière l’argument de la complexité de la crise. Les motivations et les responsabilités des différents acteurs impliqués sont parfaitement connues. Ce qui fait défaut, c’est la volonté politique.
Je félicite néanmoins les membres du Parlement européen qui ont eu à se prononcer, en mai 2015, sur un projet de règlement concernant les minerais de conflit. En votant pour le principe d’une traçabilité obligatoire, ils ont placé les droits humains au-dessus des intérêts économiques et financiers. Reste à voir quelle sera la position du Conseil européen… Gardons l’espoir que ces minerais de sang deviendront, d’ici quelques années, des minerais de développement. Des minerais de paix !
Gardons l’espoir que ces minerais de sang deviendront, d’ici quelques années, des minerais de développement. Des minerais de paix !
Mais le chemin vers un Congo apaisé, réconcilié passe aussi par Kinshasa. Dans notre société, en perte de repères, les atrocités de masse sont évoquées dans l’actualité comme de simples faits divers, signes désolants d’une société traumatisée par trop de violence, d’une absence de responsabilité politique et d’une négation de notre humanité commune.
Pour restaurer la paix, il faut avant tout restaurer l’autorité de l’État et réformer l’armée, la police et la justice, avec l’appui de la communauté internationale. En RDC, les accords de paix conclus dans un passé récent, portaient en eux les germes de nouveaux conflits en privilégiant des solutions politiques à court terme. La justice a été sacrifiée sur l’autel de la paix. Des promotions ont été accordées à ceux qui doivent répondre de leurs actes devant des tribunaux, nationaux ou internationaux. Or, l’absence d’actions judiciaires suscite un esprit de vengeance, cristallise les rancœurs et conduit malheureusement à de nombreux actes de justice populaire.
La lutte contre l’impunité est une priorité et doit être placée au cœur du processus de paix.
Aujourd’hui, les Congolais n’ont ni la paix, ni la justice…
Comme tout être humain, je voudrais tant ne plus évoquer ces crimes odieux dont mes semblables sont victimes.
Mais comment me taire quand, depuis plus de quinze ans, nous voyons ce que même un œil de chirurgien ne peut pas s’habituer à voir ?
Comment me taire quand nous savons que ces crimes contre l’humanité sont planifiés avec un mobile bassement économique ?
Comment me taire quand ces mêmes raisons économiques ont conduit à l’usage du viol comme une stratégie de guerre ?
Le statu quo, ce contexte de « ni paix, ni guerre », n’est pas une solution même s’il arrange certains, chez nous comme à l’étranger d’ailleurs. Mais à ces forces certes redoutables, souvent occultes, je déclare en m’adressant à tous les citoyens de mon pays : notre nation, la République démocratique du Congo, nous appartient. Ses ressources naturelles et humaines, ses institutions, son destin, relèvent de notre responsabilité.
C’est à nous, le peuple congolais, de façonner nos lois, notre justice et notre gouvernement, pour servir nos intérêts à tous, et pas seulement ceux de certains. Des milliers de témoignages de victimes montrent que le peuple congolais a soif de justice, de paix et aspire au changement.
En octobre 2014, dans l’hémicycle du Parlement européen à Strasbourg, je me suis adressé à mes concitoyens, présents dans les gradins, pour leur dire que le prix Sakharov que je venais de recevoir, était le leur, il est le symbole de la liberté de pensée. Un droit qui nous a été retiré. Un droit auquel, à cause de la terreur et l’oppression, nous semblons parfois avoir renoncé. Or, ce droit nous appartient !
Ce prix Sakharov, je l’ai aussi dédié à toutes les survivantes de violences sexuelles, en RDC et ailleurs dans le monde. Je suis convaincu que le changement viendra par ces femmes courageuses, déterminées et dignes qui sont notre source d’inspiration au quotidien. Ces femmes qui sont non seulement la colonne vertébrale de la famille, mais aussi de l’économie, et qui par leurs actions et leur engagement sèment les graines d’un monde plus juste.
Notre pays est malade mais, ensemble, avec les femmes congolaises et nos amis de par le monde, nous pouvons et nous allons le soigner.
1. Gynécologue congolais, médecin-chef de l’hôpital de Panzi (Sud-Kivu), Denis Mukwege s’est spécialisé dans la prise en charge holistique des victimes de violences sexuelles. Dès 2008, son action sera couronnée de nombreuses distinctions (prix Olof Palme, prix des droits de l’homme des Nations unies, chevalier de la Légion d’honneur, prix Roi Baudouin pour le développement 2010-2011, Right Livelihood Award 2013, prix Sakharov 2014…).
Belen SANCHEZ • Marc SCHMITZ
« Que la femme soit violentée par l’homme, c’est dans l’ordre des choses. » « À chaque guerre son lot de femmes violées… Il en a toujours été ainsi et demain sera pareil. » « La haine et la violence sont inscrites dans les gênes des peuples d’Afrique centrale. »
Ces opinions et ces idées reçues semblent avoir la vie dure alors qu’elles ne reposent sur aucun fondement…
Avant d’entrer dans le vif du sujet, il nous semble utile de planter le décor, de vous fournir quelques balises : un bref rappel historique du viol en temps de guerre, le contexte social sans lequel on ne peut comprendre certains déchaînements de violence, le lourd héritage d’un conflit armé.
Si la condition des femmes a certes progressé au cours des dernières décennies – même si rien n’est jamais acquis –, dans une majorité de pays, mieux vaut toujours naître homme que femme. Ne fût-ce que pour… rester en vie, tout simplement.
« Les violences et discriminations contre les femmes ont fait plus de morts en cent ans que toutes les guerres du XXe siècle réunies. »1 Un seul exemple : les millions de « disparitions » liées à l’infanticide des petites filles en Inde et en Chine ; très répandue jusqu’à un passé relativement récent, cette pratique n’a pas totalement disparu dans les campagnes.
Alors qu’en temps « normal », la situation de la femme n’est pas toujours enviable, elle prend des allures dramatiques dès lors qu’éclate une guerre. Toutes les règles et conventions visant à rendre cette dernière moins insupportable, semblent voler en éclats. Il a longtemps été acquis que des civils non armés, habituellement considérés comme innocents, ne devraient pas être la cible des belligérants. Malheureusement, cette « règle des innocents » est de moins en moins respectée. Les conséquences sont désastreuses : les civils – femmes, enfants, vieillards –, directement visés, paient un lourd tribut et représentent désormais plus de 80 % des victimes2.
De toutes les atrocités que subissent les femmes, le viol est sans doute le pire sévice. Au fil des guerres, depuis la nuit des temps, des sexes d’hommes ont semé la terreur. Prostitution forcée, viols, esclavage sexuel ont ainsi jalonné les campagnes militaires, partout. Privilège des vainqueurs – un butin, un « avantage en nature » –, soumission des vaincus, l’agression sexuelle a longtemps été considérée comme un « mal nécessaire » dans tout contexte de conflit armé, une banalité parmi d’autres, un « dommage collatéral »…
Un livre noir sur toutes ces exactions devrait certainement s’ouvrir avec la Rome antique, et même bien avant. Parmi ceux qui y auraient droit au chapitre, pointons les troupes de Napoléon ; qu’on se souvienne de la campagne d’Égypte et du siège de Jaffa (mars 1799) : trois jours et deux nuits de boucherie, de pillage et de viols. Bien plus près de nous, en 1937, le massacre de Nankin symbolise à lui seul la cruauté inouïe de l’armée nipponne en Chine. Les Japonais exécutaient hommes, enfants et vieillards à la baïonnette, au sabre, à la mitrailleuse tandis que les femmes étaient souillées, puis envoyées par milliers dans les bordels militaires.
Dans l’Allemagne nazie, les écarts sexuels des soldats de la Wehrmacht ne semblaient pas dictés par une stratégie militaire, aucun document ne prouve un ordre donné en ce sens. Ils ne cadraient pas non plus avec la discipline militaire et officiellement, avoir des rapports intimes avec des êtres considérés comme « racialement inférieurs » était strengstens verboten (strictement interdit). En attendant, d’innombrables récits de témoins oculaires évoquent des viols publics collectifs et systématiques de femmes juives et non juives, essentiellement dans les pays slaves (Union soviétique, Pologne…).
Puis, quand le vent tourna, ce sont les Alliés qui se transformèrent en prédateurs sexuels. Notre mémoire collective a retenu l’image des troupes de Staline déferlant en avril 1945 sur Berlin et se jetant sur des Allemandes réduites au statut de gibier sexuel, tout en faisant l’impasse sur les libérateurs anglais, français et surtout américains. Auréolés du prestige immaculé de vainqueurs de l’ogre nazi, ils n’ont pas été en reste. « Au moins 860 000 femmes et jeunes filles, mais aussi des hommes et des garçons, ont été violés par des soldats alliés […] à la fin de la guerre et dans la période de l’après-guerre. Ça s’est produit partout », écrit l’historienne allemande Miriam Gebhardt3, brisant ainsi un vieux tabou.
Le côté obscur de bon nombre de GI s’est révélé dès la fin de l’été 44, au lendemain du débarquement en Normandie. Que ce soit à Cherbourg, Caen, Brest…, les habitants se sont dits outrés par les « mauvaises manières et l’arrogance des conquérants », par la « terreur imposée par ces bandits en uniforme ». On est loin du mythe des jeunes héros du D-Day et des souvenirs nostalgiques – la saveur des chewing-gums, la première gorgée de Coca-Cola, le satiné des bas en nylon – qui collent à cette époque4 ! Le commandement des forces US s’est finalement senti obligé de « mettre un frein ». Entre juin et octobre 1944, 152 soldats ont été poursuivis en cours martiale, dont 139 Afro-Américains (qui représentaient 10 % des troupes sur le théâtre européen). « Les États-Unis ont “racialisé” les viols », dénonce Mary Louise Roberts de l’université du Wisconsin.
On est loin du mythe des jeunes héros du D-Day et des souvenirs nostalgiques […] qui collent à cette époque !
Les soldats français reproduiront ce même comportement, d’abord en Indochine jusqu’à la débâcle de Diên Biên Phû, ensuite en Algérie où la guerre contre les indépendantistes du FLN5 faisait rage. La pratique du viol s’était installée durablement entre 1954 et 1962, à la ville comme à la campagne. À peu près à la même époque, les années 1960 s’ouvraient sur trois sombres décennies de dictatures militaires en Amérique latine et une fois de plus, les femmes étaient livrées en pâture (Argentine, Brésil, Chili, Colombie, Nicaragua, Salvador…).
Dans l’ex-Yougoslavie qui a implosé sous la pression des ultranationalistes au début des années 1990, et pendant la « nuit rwandaise » (1994), on a assisté à un changement de paradigme. Plus question de parler d’un « à côté de la guerre » puisque l’utilisation du viol a pris un caractère systématique. Celui-ci a été « stratégisé », est devenu une arme à part entière. Une arme de terreur. Et si les femmes se trouvaient en première ligne, c’est le groupe, la communauté ou l’idéologie politique qui étaient visés.
Alors que durant des siècles, la barbarie sexuelle en temps de guerre avait été tacitement acceptée, elle s’impose cette fois-ci dans l’agenda des Nations unies. Le Conseil de sécurité a ainsi déclaré le 18 décembre 1992 que le viol massif en Bosnie-Herzégovine constituait un crime international qu’on ne pouvait passer sous silence.
De ce conflit bosniaque (1992-1995), on retiendra notamment le recours aux abus sexuels comme un instrument de nettoyage ethnique. Trois responsables des tristement célèbres « camps de viol » de Foča6 seront d’ailleurs jugés des années plus tard par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie. Petit rappel : la municipalité de Foča – environ 40 000 habitants – située dans le sud-est du pays, comptait 45 % de Serbes et 52 % de Musulmans, plus quelques autres ethnies. Le 8 avril 1992, les forces bosno-serbes lançaient l’attaque avec l’idée d’expulser la population non serbe de la région. La prise de la ville a été rapide. Par la suite, les mosquées ont toutes été détruites et la moindre trace de présence musulmane dans la zone effacée. Les hommes, séparés de leurs épouses, ont été internés, souvent abattus. C’est dans ce contexte qu’ont été mis en place des centres de détention – un véritable système de torture physique et psychologique –, essentiellement réservés aux femmes musulmanes. Les soldats serbes y avaient libre accès…
Au Rwanda, durant les cent jours de massacres au printemps 1994, le viol était « la règle, son absence, l’exception », selon les termes de René Degni-Ségui, rapporteur spécial de l’ONU. Dans l’esprit des purificateurs ethniques, il s’agissait de déshumaniser, d’animaliser l’Autre, le Tutsi. Les bourreaux s’en prenaient ainsi à la filiation en sectionnant les parties sexuelles. Et le recours systématique au viol s’inscrivait dans la même logique. Le Tribunal pénal international l’a d’ailleurs reconnu juridiquement comme un élément constitutif du génocide.
Dans l’enfer syrien, c’est le crime le plus tu. Les médecins décrivent des vagins « ravagés », des traumatismes incurables, mais en raison du tabou qui pèse sur la virginité dans la société traditionnelle syrienne, les langues ne se délient guère. Une femme abusée, c’est le déshonneur pour toute la famille, elle risque le rejet définitif. La plupart des victimes restent dès lors murées dans leur malheur. Selon les nombreux témoignages et rapports d’ONG sur place, tout porte à croire que les femmes qui sont enlevées par les agents du régime sont presque toujours souillées. Elles servent ainsi d’instruments pour atteindre les pères, frères ou maris. S’agit-il d’une stratégie pensée en haut lieu, visant à écraser le peuple ? Probablement. De l’autre côté, les rebelles djihadistes utilisent les mêmes recettes sauf que là, les victimes sont alaouites ou chrétiennes. Quand la sauvagerie répond à la sauvagerie…
Dans le chef de l’organisation de l’État islamique, se dessine aussi une stratégie de terreur à l’égard des femmes, celle d’un esclavage sexuel qui touche aussi les fillettes, dès l’âge de huit ans. Les rapports de l’ONG américaine Human Rights Watch citent comme premières victimes les captives de la minorité yézidie du nord de l’Irak. D’autres sources évoquent pour les régions passées sous contrôle de Daesh un mode d’emploi destiné aux djihadistes, qui explique, détails à l’appui, comment violer et battre les femmes. Toutes ces informations méritent l’attention de l’opinion internationale, autant que les insoutenables vidéos de décapitations…
« TU VOULAIS LA LIBERTÉ ? EH BIEN LA VOILÀ ! »
Alma, 27 ans (son nom a été changé), est allongée sur un lit d’hôpital au cœur d’Amman. Elle ne marchera plus, sa colonne vertébrale a été brisée par les coups administrés par un milicien du régime avec la crosse de son fusil. Dès les premiers mois de la révolution, cette mère de quatre enfants, diplômée en gestion, s’est engagée résolument du côté des rebelles. Arrêtée un jour à un contrôle dans la banlieue de Damas, elle est restée pendant trente-huit jours dans un centre de détention des services de renseignement de l’armée de l’air, entourée par une centaine de femmes.
« Abou Ghraïb, à côté, devait être un paradis », lâche-t-elle avec un pauvre sourire, allusion à la prison américaine en Irak. « J’ai tout eu ! Les coups, le fouet avec des câbles d’acier, les mégots de cigarette dans le cou, les lames de rasoir sur le corps, l’électricité dans le vagin. J’ai été violée – les yeux bandés – chaque jour par plusieurs hommes qui puaient l’alcool et obéissaient aux instructions de leur chef, toujours présent. Ils criaient : “Tu voulais la liberté ? Eh bien la voilà !” »
Après toutes ces souffrances, sa détermination à s’engager dans l’Armée libre n’en est que renforcée. À sa sortie, elle devient l’une des rares femmes chef de bataillon, à la tête de vingt hommes, avant d’être grièvement blessée et évacuée en Jordanie par ses camarades.
(Extraits de « Le viol, arme de destruction massive en Syrie », par Annick Cojean, Le Monde, 4 mars 2014)
En ces temps d’ignominie, il est une région où les agressions sexuelles semblent avoir atteint leur paroxysme : l’Est de la République démocratique du Congo. « Dans le cadre de mon mandat, qui concerne la violence contre les femmes, la situation dans les deux Kivu est la pire des crises que j’aie rencontrées jusqu’ici »7, se désolait Yakin Ertürk, rapporteur spécial du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, en juillet 2007. Voilà près de deux décennies que cela dure – depuis 1996 – et on parle de centaines de milliers de femmes brisées, écartelées. Des chiffres hallucinants. Le nombre exact de victimes n’est pas connu, et ne le sera jamais… Car signaler l’agression ou porter plainte, c’est risquer la stigmatisation, voire l’exclusion sociale.
Le recours à l’arme du viol étant un phénomène fort répandu, on pourrait s’attendre à une littérature abondante sur ce sujet. Il n’en est rien8. Quelques rares livres et documentaires, des articles de presse de temps à autre, des rapports d’organisations défendant les droits humains… Les projecteurs s’allument quand le docteur Mukwege se voit décerner un prix, pour s’éteindre aussitôt après.
Faut-il s’en étonner ? Pas tant que ça puisqu’il a fallu du temps avant que les hommes ne fassent progresser l’arsenal législatif sur ce terrain. À Nuremberg et à Tokyo, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, viols, prostitution forcée et esclavage sexuel ne figuraient sur aucun acte d’accusation. Premier changement de cap au début des années 1990, nous l’avons relevé. On peut se féliciter des avancées en matière de droit pour faire reconnaître le viol en tant que crime. On peut aussi applaudir le changement de mentalité depuis cette époque, comme nous le rappelle Emma Bonino9
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