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Extrait : "Le jeudi 14 octobre dernier, j'étais bien tranquille chez moi, sur ma chaise longue, devant mon feu, quand Sarah m'envoie sa fidèle Guérard pour me dire de passer bien vite à l'hôtel de l'avenue de Villiers."
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Seitenzahl: 264
Veröffentlichungsjahr: 2015
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EAN : 9782335043006
©Ligaran 2015
Marie Colombier a cela de beau qu’elle ne pratique pas les mathématiques pour son esprit pas plus que pour son argent. Au commencement de ma vie j’ai écrit sur le sable cette maxime qui serait inscrite parmi celles des sages de la Grèce, si j’avais vécu deux mille ans plus tôt ; « Il est des gens qui vivent pauvres, pour mourir riches ; il est bien plus logique de mourir pauvre et de vivre riche. » Marie Colombier jette à tous propos par la fenêtre son esprit et son argent. Elle a traversé toutes les aventures, on pourrait dire toutes les fortunes, sans arriver à être millionnaire comme tant de comédiennes qui ont leur hôtel sur le pavé de Paris. Pas si bête ! Si elle avait un hôtel, elle serait obligée d’y vivre, et alors, adieu les belles équipées ! Sa vie serait réglée comme un papier de musique ; elle ne déchirerait pas tous les six mois ses engagements dans les théâtres ; elle jouerait bien sagement la comédie du Théâtre-Français ou elle odéonerait à l’Odéon. Elle aime bien mieux vivre au jour le jour, selon les jeux de l’amour et du hasard. Savoir son chemin c’est presque la fortune, ne pas connaître demain c’est la bonne fortune. Il n’y a pas au monde de meilleur compagnon que l’imprévu, voilà pourquoi Marie Colombier a couru le nouveau monde, avec, son amie Sarah Bernhardt.
Quand je dis son amie, je veux dire son ennemie ; deux femmes aussi turbulentes ne peuvent pas vivre ensemble dans les douceurs passives de l’amitié. Elles aiment trop les orages, pour ne pas se jeter la foudre à la face l’une de l’autre. Heureusement qu’il y a des arcs-en-ciel.
Je les ai connues toutes les deux pendant l’orage et sous l’arc-en-ciel, toujours charmantes, même dans leurs colères, à ce point que j’avais toutes les peines du monde à croire qu’elles s’embrassaient pour tout de bon. Elles n’avaient rien à elles, pas même leurs amoureux, se prenant celui-ci, se reprenant celui-là avec l’adorable désinvolture des inconscientes qui jouent une partie de cœur, comme on joue une partie de cartes.
Il y a un quart de siècle, mademoiselle Rachel, la fille d’Eschyle, s’embarquait aussi comme Sarah pour l’Amérique, d’où elle revenait avec des couronnes d’or et un million en bank-notes. Autre temps, mêmes chiffres ! Car c’est aussi avec un million que nous est revenue Sarah Bernhardt. Mais qu’est-ce qu’un million, aujourd’hui ? Un déjeuner de soleil ! Un souper de comédiennes !
On s’étonnait alors que mademoiselle Rachel osât dépenser cent mille francs pour son petit hôtel dont M. Achille Fould payait l’escalier, dont M. le comte Walewski payait les cheminées, dont Napoléon III payait l’imprévu. Voilà les vraies adorations et les vraies admirations ; celles qui payent argent comptant. Les femmes n’aiment pas les enthousiastes platoniques, – ce sont les hommes qui ont inventé le mot.
Aujourd’hui mademoiselle Sarah Bernhardt dépense 500 mille francs pour son hôtel et on trouve cela tout naturel. Hop ! Hop ! Hop ! Ce n’est pas la mort qui va vite, c’est l’argent. L’argent ! c’est donc pour l’argent que l’illustre tragédienne et la célèbre comédienne sont parties pour l’Amérique à vingt-cinq ans de distance. Prenez garde, mesdames, le grand art n’aime pas ces périgrinations romanesques. Qu’est-ce qu’un public d’occasion, qui ne comprend rien ni à votre langue, ni à votre génie ? L’éléphant marchant sur des bouteilles au Cirque, de l’Impératrice ferait bien mieux son affaire. Qu’est-ce que cela Hermione ou Phèdre ? Dona Sol ou la Dame au Camélias ? Le véritable million pour les actrices françaises, ce sont les battements de mains des Français. Ces grandes turbulentes, pareilles aux conquérants, s’imaginent qu’elles n’ont qu’à paraître pour vaincre, pour planter au bout du monde le drapeau de l’art français ! Mais comme il leur faut en découdre ! C’est en vain qu’elles jettent feu et flammes dans le public extra muros, un public affairé et distrait qui ne vient là que pour dire : « J’y suis allé, » qui n’est pas initié aux chefs-d’œuvre, qui ne comprend ni un froncement de sourcil, ni un mouvement de lèvres, ni une attitude ; qui ne voit ni le battement de cœur ni l’éclair des yeux.
Si j’étais un donneur de conseils, je dirais à mademoiselle Sarah Bernhardt ce que je devrais dire à moi-même : « À quoi bon ce luxe qui vous prend votre temps et votre argent ? Laissez cela à ceux qui sont condamnés à être riches, les pauvres gens ! Le luxe de l’art n’est-il pas plus beau mille fois, car il porte avec lui toutes les nobles fiertés, même s’il est mal vêtu, même s’il habite un cinquième étage, même s’il monte en tramways ! » Victor Hugo qui s’est laissé prendre lui aussi à la folie des ameublements, a du moins banni de sa vie les hôtels, les carrosses, les chevaux, les laquais, tout ce qui nous emprisonne dans la vie.
Un ancien philosophe a dit : « Nous nous ruinons ou nous ruinons notre vie pour les yeux des autres. » Retournons à la sagesse antique, n’oublions jamais que ce qui est beau et bon ne coûte rien ; une mère, une femme, un enfant. L’amour, les violons et les roses ne coûtent pas bien cher non plus. Tout le reste est pour rien, le ciel étoilé, l’adorable nature, les musées et les bibliothèques.
Mais aujourd’hui tout le monde veut avoir sa bibliothèque et son musée. C’est assez prêché dans le désert. Sarah Bernardt me donnera tort en continuant son tour du monde et en me disant sans doute avec quelque raison : « Celle qui a eu tort, c’est la Comédie-Française, » Quand on a Sarah Bernhardt chez soi, on la retient dans des chaînes d’or. C’est vainement qu’on s’imagine remplacer l’oiseau envolé en ouvrant la cage à un autre oiseau. Ce n’est plus la même chanson. On ne retrouve pas une Rachel, on ne retrouve même pas une Sarah Bernardt. Or, le Théâtre-Français assez riche pour nous payer une telle artiste, quand elle existe.
Voilà pourquoi Napoléon III avait raison d’imposer la rentrée de mademoiselle Rachel. Voilà pourquoi Gambetta Ier, quand il sera empereur, imposera à son tour mademoiselle Sarah Bernhardt à la grande joie du parterre du Théâtre-Français, – ce parterre de rois ! Demandez par exemple à ce fin connaissent qui s’appelle Canrobert, lui qui a connu mademoiselle Rachel, si depuis le départ de Sarah Bernhardt il a jamais retrouvé les belles émotions du drame et de la tragédie ? Où es-tu Phèdre ? où es-tu Dona Sol ? Il n’y a que les ignorants qui se contentent des copies ; mais le simple public lui-même n’a pas éprouvé depuis longtemps ce violent coup dans le cœur que donne le génie dramatique, côté des femmes.
Mademoiselle Marie Colombier le sait bien aussi, elle qui a remporté au Conservatoire un grand prix de tragédie comme un grand prix de comédie. Aussi Sarah Bernhardt ne pouvait pas avoir de meilleur historiographe pendant son voyage pour les récits de cette odyssée à nulle autre pareille, où l’imprévu joue un si grand rôle.
La moralité : c’est que l’Amérique est un beau pays vu de loin, et que Sarah et Colombier sont bien heureuses d’en être revenues. Et moi aussi qui n’y suis pas allé ! J’ai pensé avec terreur qu’au temps de mon roman les Grandes Dames, on m’avait appelé là-bas pour y faire des conférences sur les Parisiennes. Quand je lis les pages de l’historiographe, qui est quelquefois l’historiogriphe, je bénis les dieux de n’avoir pas traversé l’Océan. Il faut aller en Amérique en dilettante et non en virtuose.
Marie Colombier, s’est révélée tout d’un coup, une plumitive de bonne lignée. De la gaieté, de l’esprit, le mot attendu et inattendu, un tour de phrase qui ne chôme pas, une période luxuriante à robes courtes, très courtes, – des robes à queue très légères, – une poussière d’or sur tout cela : voilà son style. Toute souriante qu’elle, soit, elle a du mordant jusqu’à emporter la pièce. Elle aime les peintres, ce qui ne m’étonne pas, car elle portraiture avec une vraie palette. Elle dit qu’elle ne fait pas sa figure ; mais elle fait bien celle des autres, témoins ses portraits d’actrices, toute une petite galerie d’ébauches radieuses dont je détache celle-ci : le portrait de Massin.
« LÉONTINE MASSIN. Léo dans l’intimité. Oiseau de passage. A pris son vol, à quinze ans, du côté de l’Orient. Nana choisie par Busnach. Vraie Musette, rire et larmes tout à la fois. Pour loi : Son bon plaisir. Prodiguant son esprit en monnaie sonnante. N’a mis de côté que des dettes. Aime mieux s’amuser que s’enrichir. Cœur sur la main : la main ouverte. »
N’est-ce pas que tout y est en quelques traits. Eh bien, le voyage d’Amérique est plein de ces choses-là. À chaque instant on voudrait découper un alinéa, soit sur les naturels du pays, soit sur les villes, soit sur les paysages, soit sur les figures de la caravane qui marche entre ces deux Parisiennes bruyantes et glorieuses, dirait Destouches.
C’est le roman comique en Amérique, non pas aussi adorablement romanesque que celui de Scarron qui est le roman comique de l’ancien monde, mais enfin c’est le roman comique du nouveau monde.
On dit que le nouveau monde n’a pas d’histoire ; il n’a encore d’autre roman que le flirtage. L’Américain a le génie de l’argent et de l’invention, il fait jaillir l’or de ses montagnes et de ses torrents, il improvise des villes, il a le sentiment de la famille, il se paye le luxe des enfants, et il les fait bien et il les fait beaux, mais il n’a pas le temps de s’attarder aux passions de l’amour. Aussi beaucoup d’Américains voyagent et trouvent qu’il y a encore du bon dans le vieux monde. L’idéal n’est pas dans un pays où domine l’abîme du schoking.
Par exemple, croiriez-vous ceci à Paris ?
Le tableaumane James Stebbins donne une fête aux Champs-Élysées, il se tient pour très honoré que mademoiselle Sarah Bernhardt veuille bien jouer la comédie chez lui. En Amérique, elle va frapper à sa porte, mais il ne lui permet pas de franchir son seuil, « Mais monsieur, à Paris, je ne suis allée chez vous que parce que vous êtes venu me prier dix fois de jouer le Passant dans votre salon, maintenant que je passe en Amérique, vous ne voulez pas me recevoir. – Ah ! mademoiselle, nous ne sommes plus à Paris ! nous sommes à New-York. »
C’est ainsi que Dona Sol fut victime de l’odieux schoking.
Décidément il y a un océan entra les deux mondes.
ARSÈNE HOUSSAYE.
Paris, le Havre et New-York. – Je pars et j’arrive. – Le mal de mer. – Découverte de l’Amérique.
Le jeudi 14 octobre dernier, j’étais bien tranquille chez moi, sur ma chaise longue, devant mon feu, quand Sarah m’envoie sa fidèle Guérard pour me dire de passer bien vite à l’hôtel de l’avenue de Villiers.
On ne m’y avait pas vue pendant de longs mois, à la suite de je ne sais quelle brouille avec Sarah.
Mais les journaux, depuis plusieurs semaines, ne tarissaient pas en détails sur sa prochaine tournée d’Amérique, et j’avais lu que la « grande artiste » s’embarquait le samedi suivant, dans deux jours.
Je ne pus résister à la tentation d’aller embrasser mon ancienne camarade, eu lui portant mes souhaits de bon voyage.
Le lendemain, de bon matin, j’arrive à la rue Fortuny.
Du plus loin qu’elle me voit, Sarah court à moi et, m’embrassant :
– Te voilà, ma chérie !… Très bien !… Dépêche-toi de faire tes malles. Tu pars avec moi ?…
– Où cela ?
– En Amérique.
Je la regarde :
– Tu es folle ?
– Non, non. Je t’emmène… Oh ! ne refuse pas… Il n’y a que toi, qui puisses me rendre ce service… Et je sais que tu m’aimes toujours, malgré les cancans…
– Mais enfin, qu’est-ce qui t’arrive ?
– Jeannette, ma sœur est malade. Les médecins ne veulent pas la laisser partir. Il faut que tu viennes.
– En Amérique ?
– Dame ! Pas à Chatou bien sûr.
– Encore faut-il le temps de se préparer… On ne va pas comme ça dans l’autre monde…
– Eh bien, nous irons comme ça ! Je n’ai qu’un jour à te donner, pas une heure de plus. Il faut, tu m’entends, il faut que je fasse cette affaire… Tout de suite… Huit jours d’attente, et ce serait trop tard !… Ainsi, arrange-toi…
– Mais, c’est impossible. Tu n’y songes pas… Quitter ma maison… mes amis. Et puis les rôles ? je ne les sais pas.
– Tu les apprendras en route… Je connais ta mémoire… Il faut faire ce tour de force pour me tirer d’embarras…
– Bien ! Mais les costumes ?
– Tu vas les commander tout de suite. Ils nous rattraperont… Allons, c’est convenu. Je télégraphie à New-York que tu acceptes… Et maintenant cours vite, dépêche-toi.
Moi, sans plus réfléchir, j’obéis à la charmeuse.
– Eh bien, oui… je vais.
Séance tenante, Sarah adresse à son impresario d’Amérique la dépêche suivante :
« Sœur Jeanne malade, ne peut partir. Voyant mon désespoir, Marie Colombier consent à venir.
– SARAH B.
Vingt-quatre heures pour organiser mon départ.
On me croira sans peine si je dis que le lendemain à midi, c’est-à-dire soixante minutes avant l’heure du train pour le Havre, où nous devions passer le dernier jour dans la campagne de Sarah, j’avais encore des courses pour une grande semaine.
Il fut convenu que je prendrais seule le train du soir, ce qui ne m’empêcha pas d’accompagner Sarah à la gare ;
Depuis longtemps déjà la foule des curieux, des amis, des simples voyageurs et plusieurs reporters des journaux boulevardiers attendent autour d’une montagne de malles énormes, en tout vingt-huit colis monstrueux, qui forment l’arsenal complet des costumes, robes, etc., indispensables à l’artiste et à la femme, pour jouer à la scène… et à la ville, la comédie classique et mondaine.
Dans le clan des intimes, je reconnais Busnach, Clairin, Saintin, Duquesnel. L. Abbéma, venus faire escorte à Sarah que Paris va perdre pour six longs mois.
Midi moins cinq ! Tout le monde se porte vers le train où Sarah et les siens prennent possession d’un wagon réservé.
« En voiture ! » Ceux qui restent, quêtent une dernière poignée de main à la portière « Bon voyage ! » crient plusieurs voix.
À ce moment, Sarah passe sa tête à la portière : « Tu sais, Marie, que je t’attends ce soir, ne vas pas manquer le train surtout. Je vous la recommande, crie-t-elle à ceux qui m’accompagnent. » Le train est déjà loin.
À onze heures du soir, j’étais à Sainte-Adresse, sonnant à la grille du futur chalet de Dona Sol, composé pour l’instant d’un modeste pavillon de garde.
C’est là que je reçois l’hospitalité de nuit dans le campement provisoire dressé pour abriter Sarah et sa « maison ».
Nous devisons joyeusement jusqu’au matin, parcourant à la file tous les beaux châteaux… en Amérique dont l’imagination de Sarah nous ouvre les portes d’or.
Le jour nous surprend dans ces rêveries de dormeuses éveillées, le grand jour. De la fenêtre de ma chambre, par-dessus la falaise de la Hève, je vois la moire de la mer qui brille au soleil levant.
C’est là-bas, là-bas, derrière l’horizon que nous serons ce soir à pareille heure. Tout cela est-il bien possible ?
Est-ce vrai que nous allons quitter non pas Paris seulement, cette fois, mais la terre ferme, la France ?
Je commence à le croire lorsque, à huit heures et demie, nous montons, Sarah et moi, la passerelle qui nous conduit à bord du steamer de la Compagnie transatlantique l’Amérique.
Voilà un nom du circonstance ! C’est sans doute pour ne pas manquer cet à-propos qu’on a prolongé d’un voyage supplémentaire le service de ce bateau qui avait bien gagné son tour de réparation.
Les amis de Paris sont au complet. Voici l’heure des adieux, des embrassades, des dernières recommandations et commissions.
Sarah embrasse son fils : « Tu seras bien sage, et tu m’écriras surtout. » Et Maurice doucement :
« Oui, maman ! »
On enlève les échelles, la dernière passerelle derrière les amis redescendus à terre. Seul, un reporter parisien reste avec nous et ne nous quittera qu’en rade en même temps que le pilote.
On va desserrer, les câbles énormes qui nous amarrent au quai. Mais voici des retardaires oubliés, une demi-douzaine de magnifiques têtes de veau fraîchement abattues et destinées à notre table du bord. Pour une minute, on replace une passerelle et à la fois, du bateau et du quai, les hommes saluent comme il convient l’entrée de ces belles têtes. L’incident ne contribue pas peu à renfoncer la petite émotion du départ.
Un coup de sifflet. Un autre. Nous marchons, on dirait. C’est bien cela. Lentement, nous avançons sous un soleil radieux. Les portes des bassins s’ouvrent. Nous traversons l’avant-port. Voici les jetées et la petite tour du phare qui passent devant nous. Nous avons quitté la France.
Du haut de la passerelle du commandant où nous sommes montés, Sarah, boutonnée dans un grand manteau et toute fleurie de lilas blancs, agite son mouchoir à l’adresse des deux douzaines d’amis et de flâneurs qu’on aperçoit le long du parapet.
Dona Sol est d’une gaieté nerveuse. Elle rit, cause, plaisante bruyamment. On dirait ce départ la soulage de quelque préoccupation intime. Elle semble défier tous les obstacles qui pourraient se dresser entre elle et ce voyage…
Sa gaieté tombe tout à coup. Elle nous quitte brusquement et court s’enfermer dans sa cabine, afin sans doute de donner libre cours à son émotion…
Nous restons sur le pont à admirer le spectacle nouveau de la mer.
À perte de vue l’Océan est calme et superbe. On se croirait sur le lac du Bois. Involontairement je cherche les cygnes. Hélas ! quand les reverrai-je, le bois et le lac ?
C’est égal, si l’on avait pareil-temps jusqu’à New-York ce serait charmant de voyager ainsi !
Tout à coup la machine s’arrête. Nous sommes en grande rade. On attend la barque du pilote qui devrait être arrivée déjà avec les dernières dépêches. Le commandant fouille l’horizon de sa lorgnette.
Un quart d’heure, une demi-heure, une heure s’écoulent. Ah ! enfin, la voilà, cette barque. Elle s’approche et nous accoste.
Un quart d’heure, une demi-heure. Nous sommes toujours là immobiles. Le commandant fouille avec la même ardeur. Que cherche-t-il ? Qu’attend-il ? Que signifient ces retards mystérieux ?
Inquiet de ces délais, le reporter parisien se lamente d’un ton comique : « Mais je ne vais pas à New-York, moi. J’ai affaire à Paris et du monde à dîner ce soir. Il faut que je parte ! Il me semble qu’on ne se hâte pas de me ramener à terre. Est-ce qu’on m’oublie ? Avec cela qu’il n’y a pas de station d’ici New-York !»
Après deux heures d’arrêt et comme de guerre lasse, le commandant envoie dire au journaliste, que la barque de retour va s’éloigner.
Le pilote s’y installe d’abord, puis le reporter envoyant des baisers et agitant son mouchoir. Tiens ! Quel est ce troisième personnage à la tournure de valet de chambre qui s’avance vers l’escalier extérieur ?
Il va droit au commandant, lui parle bas un moment, et saute dans la barque.
Eh bien, et cette femme à présent qui se détache du groupe des passagers et marché vers l’échelle ?
Un monsieur se place dans son chemin, et lui dit quelques mots qu’elle semble ne pas entendre. Elle est déjà au bas de l’escalier. La voilà dans la barque. Celle-ci s’éloigne à toutes rames vers la terre, et nous à toute vapeur du côté de la haute mer. Quelques instants plus tard, elle disparaît à l’horizon.
On vient de me donner la clef de ces énigmes.
Sans le savoir nous venons d’assister à une scène de comédie conjugale et transatlantique.
Certain industriel franco-américain de New-York, – mettons qu’il vend du chocolat, – est en puissance de femmes, au pluriel. Il y a la légitime et l’autre,
Les mois d’été sont tristes à New-York, gais à Trouville ou Chamounix, surtout en compagnie de l’autre. Au comptoir de New-York reste d’ordinaire la chocolatière, attendant, patiente, le retour du patron.
Mais un beau matin, lasse du nouveau monde, la légitime prend le bateau et vient surveiller à Paris son infidèle dont les mœurs mormones ont été trahies par un faux ami. Il s’agit de constater la « conversation criminelle ». Le tête-à-tête de la traversée de retour est une occasion faite exprès.
Mais le bon génie du chocolat protège le coupable. Juste au moment où il allait mettre le pied sur le bateau-traquenard, une lettre a révélé le danger à notre homme qui, sans perdre la tête ou dire un mot, a laissé sa compagne s’installer à bord avec son domestique, et s’est éclipsé sous un prétexte. Le bateau sort du port que le voyageur n’a pas reparu comme le régiment de la Femme à Papa. Inquiétude de la dame. Discours consolant du valet. « Monsieur ne peut manquer de venir avec la barque pilote. D’ailleurs le commandant de l’Amérique est un ami de monsieur et il l’attendra autant qu’il faudra. » De fait il a attendu.
La vue de la barque vide, inquiète, mais ne décourage pas le commandant qui, croyant lui aussi à un simple retard involontaire, ne veut pas, pour quelques minutes de hâte, perdre l’aubaine de ramener « son ami » millionnaire. Ce dernier, par malheur, se dérobe avec obstination entêtée aux douceurs de notre société. Si bien que, découvrant tous trois à la fin qu’ils sont lâchés, la dame de carreau, le valet de pique et le marin ont tiré chacun de leur côté.
J’ai appris ces détails intéressants par le monsieur charitable qu’on a vu s’approcher de la fugitive et qui, au courant de la situation, a tenté de retenir, Ariane pas de bonnes paroles. On sait avec quel succès.
Eh bien, c’est dommage de ne pas savoir la fin de l’histoire.
La journée s’est écoulée en promenades et en causeries. Puis la nuit est venue et le roulis avec elle.
On a essayé de dîner. Tentative audacieuse. Mon voisin de table était bien drôle avec ses calculs d’équilibre à chaque coup qu’il voulait boire. Pour finir, il prend son verre, le porte à ses lèvres et gravement arrose son faux col.
Je m’enfuis dans ma cabine. Le roulis pousse aux idées noires. Pour la première fois, je suis seule et la fièvre du départ étant tombée, j’ai le loisir de songer à mon aventure. Que vais-je faire là-bas ?
Il faut avouer que je suis partie comme une folle, sans engagement écrit, sur une simple promesse.
Je vais continuer mes réflexions tout haut chez Sarah, qui me réconforte de son mieux.
– Mais je l’ai dit, ta situation est toute réglée.
C’est celle qui était faite à Jeanne, rôles et appointements. Et puis, nous ne nous quitterons pas, ma chérie. Nous jouerons ensemble dans les salons. Nous ferons des lectures dans les familles. On dit que c’est très drôle, ce pays-là. Nous allons bien nous amuser.
– Mais ta sœur, une fois rétablie, viendra le rejoindre. Elle réclamera ses rôles, ses appointements.
Que feras-tu de moi ? Je ne puis pas revenir seule d’Amérique.
– Es-tu folle ?… Est-ce que je t’aurais fait faire ce voyage pour te lâcher en route ! Que Jeanne vienne ou non, ta situation d’appointements reste la même. Quant aux rôles, tu joueras toujours la princesse de Bouillon dans Adrienne, et la baronne de Cambri dans Frou-Frou. Cela je te le jure sur mon honneur sacré, sur la vie de mon fils.
Tout à fait rassurée, j’oublie roulis et tangage, pour ne penser qu’aux surprises charmantes que nous réserve l’inconnu.
– Pour moi, dit Sarah, que mon directeur tienne son engagement, je m’estimerai heureuse. Je suis liée pour 100 représentations, j’en donnerai bien 50 ou 60 de plus. Que mon cachet de 2 500 francs soit payé, cela fait près de 400 000 francs sans la part aux bénéfices. Je ne me plaindrai pas,
– Eh bien, ma chère, mon rêve pour toi est plus beau. Je te prédis un immense succès. Tu rapporteras ton petit million, j’en suis sûre.
– Oh ! je ne me fais pas d’illusions, va, je sais bien qu’on viendra me voir comme une hôte curieuse, l’éléphant blanc ou le veau à trois têtes.
– Tu te trompes. Tiens, veux-tu parier que tu rapportes plus de cinq cent mille francs ?
– Oh ! dans ce cas, je te promets un beau cadeau.
– Accepté ! Et si tu dépasses six cent mille !
– Tu en auras un plus beau encore.
– Alors, ma chère, je viens de faire une bonne affaire.
Et nous allons nous coucher pour tâcher de continuer en dormant ces rêves dorés.
Je me réveille avec le mal de mer. À partir de ce moment jusqu’à l’arrivée, je ne quitte plus guère le canapé qui meuble la cabine de Sarah, une cabine galamment tendue de reps brun avec encadrement de tapisserie.
Le temps est affreux.
Cependant le docteur du bord m’engage à fuir la cabine, à marcher sur le pont, au grand air.
« – C’est, dit-il, l’unique chance contre le mal. »
En haut de l’escalier je rencontre le commandant Joucla.
– Comment vous portez-vous, mademoiselle ?
– Mal, très mal, commandant.
– C’est qu’elle, s’écoule trop, dit une voix derrière moi.
Je reconnais Sarah. Elle continue :
– Voyez, moi ! Jamais je ne me suis si bien portée… Et puis vraiment la mer est admirable dans sa colère… Tenez, commandant, et elle promenait sur l’officier un regard complimenteur ; il n’y a pas comme nous autres, les maigres, pour supporter les fatigues, résister aux intempéries. Il n’y a que les maigres qui sachent réagir. L’avenir est aux maigres !…
Un violent coup de tangage coupa sa phrase.
– Claude ! Félicie !… commandant, votre main.
Oh ! que je suis malade !…
Et elle disparut à travers l’escalier dans la direction de sa cabine.
Elle n’en sortit plus de trois jours.
Depuis ce temps Sarah passe la journée dans son lit, répétant les principales scènes de ses rôles avec le jeune premier. Entré deux coups de roulis, j’entends cette réplique de la Dame aux Camélias.
– Vous n’avez donc pas de cœur, Marguerite ?
– Le cœur ! mais c’est la seule chose qui fasse faire naufrage dans la traversée que nous faisons nous autres…
Ils sont bien heureux de pouvoir répéter. Pour moi, je n’en ai pas la force. Et puis, OÙ trouver une brochure à bord ? J’y renonce.
Roulis, tangage ; roulis, tangage. Le voyage devient d’une monotonie désespérante. Pour jeter un peu de gaieté sur la situation, Sarah profite d’une journée où la mer s’est un peu calmée et se fait attacher sur le pont, afin de se mesurer avec la tempête ; comme Horace Vernet. Une réminiscence de peintre. Il faut bien tuer les heures.
Un pauvre diable de matelot qui n’était pas attaché s’est laissé tomber sur le pont d’une hauteur de plus de 15 mètres, et s’est brisé la mâchoire. Un passager a ouvert une souscription en tête de laquelle Sarah a tenu à honneur de s’inscrire. Les jours d’hôpital seront moins durs pour ce malheureux.
Telle est la courte histoire de notre traversée. Le véritable incident, c’est la déception des passagers, et surtout des passagères qui espéraient voir Dona Sol de près. Mais, excepté le jour de la tempête… par un temps calme, et une fois le soir où nous sommes allés admirer les pluies phosphorescentes du sillage, Sarah ne s’est pas montrée sur le pont. J’allais oublier le plus intéressant.
Le 24 octobre, c’était l’anniversaire de la naissance de Sarah Bernhardt.
Je vais dans sa loge… non dans sa cabine, pour l’embrasser et lui faire mon compliment. Ah ! quant au bouquet il n’y faut pas songer. Nous sommes à huit jours de Paris ; à 2 de New-York. Je n’ai pas eu le temps d’aller chez Labrousse ou chez Lachaume. À défaut de fleurs, il faut se contenter des souhaits.
Tout à coup, on frappe à la porte de la cabine.
– Qu’est-ce qu’il y a ? demande Sarah.
– C’est un bouquet, madame.
– Un bouquet !
– Oui, madame, de la part de l’équipage.
Un vrai bouquet, et qui en valait bien d’autres.
Les fleurs étaient remplacées par des légumes. Il y avait des carottes, des betteraves, des radis roses des pommes de terre. Un bouquet de julienne. Mais tout cela taillé, découpé, travaillé, groupé avec un art et une patience de matelot ou de prisonnier. Les camélias surtout, sculptés dans des navets blancs de neige, étaient plus vrais que nature. Des poireaux et le céleri faisaient verdure et encadraient les fleurs.
Dans l’ombre de la cabine, et le rideau du hublot baissé, l’illusion était complète.
Le 27, au matin, ma femme de chambre me réveille, en me disant, qu’on voit la terre. Ah ! merci, mon Dieu ! Je m’habille à la hâte et monte sur le pont. En face de nous est une côte grise, triste, désolée. Je Viens de découvrir l’Amérique.
On n’entrera pas dans le port avant une heure, et je vais chez Sarah encore au lit, car il est sept heures et demie.
Tout à coup, un bruit de fifres, auquel se mêlent des éclats de trombones et le vacarme des cymbales. Au même moment Claude, le valet de chambre de Sarah, fait irruption dans la cabine.
– Madame ! Madame ! Levez-vous bien vite. Voilà un bateau qui vient au-devant de nous !
Sarah saute en bas de son lit, un peu vexée d’être ainsi surprise. Et tant bien que mal, à la hâte, elle fait en un quart d’heure sa toilette « d’entrée ». Dame ! elle n’est pas de bonne humeur. Et pourtant, vrai, il n’y a pas de quoi. Elle est vraiment en beauté, malgré les souffrances du mal de mer.
Je vais aux nouvelles. Nous sommes dans la baie de New-York, à l’embouchure de l’Hudson qui vient finir devant la ville.
À quelques mètres de notre steamer, un petit vapeur, pavoisé aux couleurs françaises et américaines, et gros comme une de nos hirondelles du Pont-Royal, cherche à aborder, tandis qu’une fanfare à laquelle je pardonne, en faveur de ses bonnes intentions, nous écorche les oreilles par une cacophonie, ayant la prétention de ressembler à notre hymne national. Le steamer s’arrête, et le bateau-mouche s’y accroche. Aussitôt une foule se précipite à notre bord. Ce sont des reporters (il y en a vingt-cinq, pas un de moins), des comédiens, des amis du directeur de la tournée, puis, des Français, de braves gens, qui ont quitté leur boutique ou leurs chantiers pour venir saluer l’artiste parisienne.
Tout cela forme une députation en tête de laquelle marchent le directeur de Sarah, M. Abbey, les gros bonnets de notre colonie, le consul, des journalistes français et quelques artistes réunis en société pour la circonstance. Tout ce monde s’élance vers le salon où Sarah, sa toilette à peine achevée, se tient très digne pour recevoir les hommages. Après un compliment de bienvenue, un lunch est servi, présidé par Sarah, auquel s’asseyent tous les membres de la députation. Puis, au dessert, le speech obligatoire. M. Mercier, rédacteur au Courrier des États-Unis, peintre et sculpteur à ses heures, adresse à Sarah une petite allocution fort bien tournée. Sarah se lève pour lui répondre :
« Mes chers amis. Je suis terriblement émue… terriblement. Je voudrais parler… vous promettre d’être à la hauteur de vos aimables prophéties. Les mots me manquent. Je ne puis vous dire que merci… merci ! »
Voici maintenant le tour des bouquets. Puis c’est autre chose. Les artistes français de New-York se sont cotisés pour offrir à Sarah un petit souvenir. Au fond d’une corbeille de roses, une plaque cuite au feu porte coloriée de façon un peu naïve, la date de l’arrivée et le nom de la Société. Braves gens !
Nous avons repris notre marche vers la ville. Plusieurs bateaux chargés de curieux nous suivent à distance respectueuse. C’est une mode américaine que cette cérémonie d’escorte, de fleurs et de speeches.
À l’arrivée de toutes les personnes de marque, elle se répète dans le port, et les simples, particuliers, marchands, banquiers ou autres, se payent volontiers cette petite fantaisie, quand un de leurs, amis revient de Paris ou de Londres. Abbey, qui connaît son peuple, n’a eu garde de manquer l’occasion de montrer son respect pour les usages, et a envoyé des invitations en forme à tous ses amis et connaissances. Cela ne peut pas faire de mal à la recette.