Léa - Collectif - E-Book

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Collectif

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Beschreibung

Au cours d’une tempête, la jeune Léa Jourdan et son équipage font naufrage au large des côtes de Bretagne. Elle est propulsée dans un monde parallèle, peuplé d’êtres extraordinaires qui la prennent pour l’Élue, celle qui délivrera enfin leurs terres du joug de Wargok le Cruel.

Dans cette aventure, elle va rencontrer trois compagnons. Seth, un patrouilleur, Azzam, un maître de l’air, et enfin Staëgus, une créature inquiétante avec laquelle elle découvre son don de télépathie. Ensemble, ils vont devoir affronter de nombreuses épreuves avant d’atteindre la forteresse de Wargok.

Un roman rempli de suspense, d’amour et de magie, destiné aux adolescents et aux adultes !

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Seitenzahl: 220

Veröffentlichungsjahr: 2022

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Couverture

Page de titre

Préface

Chers lecteurs,

Vous tenez entre vos mains un ouvrage qui est bien plus qu’un objet, il est le témoignage d’une époque bien particulière. Il est difficile d’en parler sans évoquer la période de confinement à laquelle nous avons été confrontés. Léa, c’est une aventure collective réunissant quatorze auteurs. Ces plumes talentueuses et généreuses ont relevé le défi d’écrire leur chapitre, en donnant vie à Léa et à ses compagnons, tout en respectant le scénario imposé et en gardant leur style littéraire. L’idée de la trame est venue d’un projet personnel que j’avais commencé à écrire, il y a bien longtemps. Quelle joie de le voir prendre vie grâce à ces auteurs ! Ce roman-feuilleton a été mis en ligne gratuitement sur le site des éditions, à raison de deux publications par semaine. Pendant deux mois, les aventures de la jeune Bretonne ont été suivies par un grand lectorat. Parallèlement, la société audiovisuelle Tell me the story a eu l’idée de proposer une version lue du livre. Là aussi, mis en ligne de manière gratuite dans ce même objectif de divertir, de maintenir ce pont entre lecteurs et auteurs et de faire vivre la culture littéraire pendant cette période particulière.

La publication papier et audio est l’ultime étape de cette belle aventure collective. Il nous tenait à cœur de reverser les bénéfices de ces deux formats à une association, nous nous sommes donc adressées à la Croix-Rouge vaudoise.

Belle plongée aux côtés de Léa, Seth, Azzam et Staëgus dans ce monde empreint de magie.

Laurence Malè, printemps 2020

1 La tempête

Le nez dans ses oreillers, un pied dépassant de son édredon, Léa Jourdan dormait encore profondément quand Ouest, son chien, sauta sur son dos avec un petit jappement de satisfaction. Réveillée en sursaut, la jeune fille repoussa l’animal en grognant, puis s’assit dans son lit, balayant sa chambre d’un regard embrumé.

Pressé de la voir se lever, l’épagneul remuait la queue avec vigueur en lui donnant de gentils coups de museau dans le bras. En soupirant, elle tendit vers son réveil une main imprécise. Elle constata avec fatalisme qu’il était trois heures et l’éteignit d’un geste avant qu’il sonne.

– C’est bon, c’est bon, Ouest ! Je suis réveillée, maugréa-t-elle en s’extirpant de son duvet, frissonnant au contact froid des tomettes sous ses pieds nus.

Trois heures du mat’, bon sang ! Elle ne s’y habituerait jamais.

Il y avait presque un an, déjà, qu’elle se levait chaque jour avant l’aube. À seize ans, elle avait abandonné l’école obligatoire sans le moindre regret pour rejoindre son oncle Tristan à bord de son petit chalutier.

Chez les Jourdan, on était pêcheur de génération en génération, et Léa n’avait jamais souhaité exercer un autre métier. À six ou sept ans, elle faisait déjà l’école buissonnière pour descendre au port guetter le retour des bateaux. Quand la Marie-Jeanne apparaissait à l’entrée de la rade, elle lui adressait de grands signes enthousiastes qui faisaient rire les passants. Ni son père ni son oncle n’avaient le cœur à la gronder d’avoir manqué la classe. Au contraire, ils la laissaient aider à trier et à débarquer le poisson, et aussi à le vendre, directement sur le quai.

Les frères Jourdan étaient aussi fidèles à la caricature du marin breton qu’il était possible de l’être : dotés chacun d’une barbe rousse striée de gris, la peau burinée par les embruns où perçait un regard du même bleu transparent, portant été comme hiver l’éternel bonnet de laine sombre enfoncé jusqu’aux oreilles, ils n’étaient pas du genre à s’embarrasser de longues phrases. Tristan vivait seul et n’avait pas d’enfant. Mick en avait deux, mais la santé de Loïc, le plus jeune, était trop délicate pour envisager une carrière maritime. Quand le temps viendrait, Léa prendrait la suite, la cause était entendue depuis longtemps. Elle était courageuse, volontaire et aussi butée que son père, disait souvent celui-ci en riant.

Et puis le pire était arrivé, et tout avait changé.

Trois ans plus tôt, lors d’une sortie en mer très semblable aux autres, la Marie-Jeanne avait été surprise par une terrible tempête. Mick et Tristan se trouvaient au sud-est des dernières îles, dans une zone aussi riche en poissons qu’en sinistres légendes. Les gens du coin l’appelaient « le petit triangle », en référence au célèbre triangle des Bermudes où tant de navires avaient mystérieusement disparu. Sans égaler cette triste notoriété, le petit triangle avait connu un taux de naufrages anormalement élevé au fil des siècles, très certainement à cause des courants contraires qui s’y affrontaient. La plupart des marins évitaient de s’en approcher, mais les Jourdan n’étaient pas superstitieux, fait rare dans le métier. Ils s’y rendaient régulièrement, prétendant qu’en aucun autre endroit, la pêche n’était aussi bonne.

L’orage, racontait Tristan, avait duré des heures. Ils s’étaient battus avec l’énergie du désespoir, écopant l’eau qui déferlait, luttant pour empêcher le chalutier de chavirer. Mick était en train de traverser d’un bord à l’autre, arcbouté contre les rafales de vent, cramponné aux filins, quand une vague gigantesque s’était abattue sur le pont. En moins d’une seconde, elle l’avait emporté. Il avait coulé à pic, sous les yeux horrifiés de l’équipage impuissant. Son corps n’avait jamais reparu.

Léa avait treize ans, à l’époque, et Loïc seulement six. Perdre leur père avait été pour les deux enfants un immense traumatisme, mais l’événement n’avait pas remis en question la vocation de la jeune fille, bien au contraire. Malgré les réticences compréhensibles de sa mère, elle avait tenu bon, et le lendemain de ses seize ans, Tristan l’avait accueillie à bord.

En dehors de la torture du réveil matin, elle ne regrettait rien.

L’heure tournait. D’ailleurs, le chien s’impatientait et lui léchait la main avec insistance. Encore un peu endormie, la jeune fille fila à la salle de bains. Après une douche rapide, elle s’examina dans le miroir d’un œil critique, tandis qu’elle nouait en queue de cheval ses cheveux châtains. De sa mère, elle avait hérité les yeux sombres en amande et une peau trop claire, qui brûlait au soleil bien plus qu’elle ne bronzait. Tandis qu’elle étalait sur son visage une généreuse couche de crème protectrice, elle se demanda, distraitement, si un garçon finirait un jour par s’intéresser à elle. À dix-sept ans, elle n’avait encore jamais eu d’histoire amoureuse, et elle ne pouvait s’empêcher de s’inquiéter un peu. Était-elle seulement jolie ? Comment savoir ? Elle n’était pas assez proche de sa mère pour se confier à elle, et Loïc était trop jeune pour qu’elle lui parle de ce genre de choses.

Ouest coupa court à ses questionnements intérieurs par un bref jappement. Si elle continuait à traîner, elle allait finir par arriver en retard, et Tristan lui remonterait les bretelles ! Habillée, elle se hâta de gagner l’escalier, Ouest toujours sur ses talons, ses bottes en caoutchouc à la main pour ne pas réveiller sa mère ni Loïc. En passant devant la chambre de son jeune frère, elle se pencha pour écouter sa respiration. Il avait beaucoup toussé la veille, mais elle fut rassurée d’entendre son souffle régulier. Depuis que leur père avait disparu, elle se sentait une responsabilité de chef de famille que sa mère, très effacée, ne lui disputait pas vraiment. Le petit garçon tombait souvent malade, et Léa le surprotégeait.

L’humeur plutôt joyeuse, elle avala en vitesse un bol de céréales et un verre de jus de pomme, nourrit le chien, puis sortit. Leur maison aux murs blancs et aux volets bleus, typiquement bretonne, était située tout près du port. Léa se mit en route, allant d’un bon pas, admirant les reflets argentés de la mer éclairée par la lune. Le ciel était sans nuage et piqueté de milliers d’étoiles. Sa mer, sa Bretagne… Jamais elle ne pourrait se lasser de ce décor de rêve. Du village encore endormi ne s’élevait aucun bruit, et le silence de la nuit n’était troublé que par le clapotis régulier des vagues caressant la grève. On était en avril, il faisait un peu froid.

Ouest gambadait autour d’elle, oreilles au vent, furetant partout, distrait pas mille odeurs attirantes qui l’incitaient à traîner en arrière, à l’affût d’un mulot ou d’un rongeur quelconque. Il réapparaissait pourtant très vite, trop attaché à sa maîtresse pour se laisser distancer. Tout à l’heure, quand ils largueraient les amarres, Ouest se coucherait sur le quai et il attendrait, les yeux fixés sur l’horizon, jusqu’à ce que la Marie-Jeanne revienne. Sa dévotion absolue bouleversait Léa. Comme il passait à sa portée, elle lui dispensa une caresse, heureuse qu’il soit là. Avant de devenir le sien, Ouest avait été le chien de Mick, et le lien qui l’unissait à l’animal était particulièrement fort.

Comme presque chaque matin, elle arriva au port la dernière et essuya, de bonne grâce, les moqueries sans méchanceté de l’équipage à propos de son inaptitude à se réveiller tôt. Après un ultime câlin au chien, elle sauta sur le pont et entreprit d’empiler les casiers vides à la poupe, veillant à bien les fixer pour qu’ils ne passent pas par-dessus bord en cas de tangage un peu violent.

Elle ne pensait pas sérieusement que ce serait le cas. La météo annonçait grand beau, la journée promettait d’être paisible.

– En route ! ordonna enfin la voix de stentor de Tristan.

Jules et Toine, les matelots, s’empressèrent de larguer les amarres, et la Marie-Jeanne se mit lentement en mouvement. Accoudée au bastingage, Léa adressa de la main un au revoir au chien et sourit en le voyant remuer la queue. Elle aurait tout de même préféré qu’il retourne à la maison veiller sur son petit Loïc, plutôt que de rester sur ce quai en sentinelle. Ce n’était qu’un chien, mais Léa avait souvent l’impression qu’il comprenait tout, et si l’enfant allait plus mal, il saurait alerter leur mère. À peine avait-elle formulé cette pensée qu’elle vit l’animal se redresser, puis quitter son poste d’observation en trottinant. Il prit la direction de sa maison, et même s’il avait probablement pour seule idée d’aller terminer sa pâtée, Léa s’amusa qu’il semble lui obéir à distance.

L’odeur du sel se mêlait à celles, âpres et familières, du diesel et du cambouis. Le ronflement du vieux moteur lui emplissait les oreilles, l’empêchant d’entendre les conversations des matelots qui rangeaient les filets à moins de deux mètres d’elle.

La Marie-Jeanne quitta la rade et ils s’engagèrent dans le chenal, à allure très réduite, puis Tristan vira de bord et ils mirent cap au sud. Léa, les yeux clos, offrait son visage à la fraîcheur des embruns et se laissait bercer par le léger roulis. Elle pensait à son père, elle se demandait si, là où il était, il pouvait la voir.

Durant les heures qui suivirent, tous s’absorbèrent dans la routine épuisante du métier, jetant puis relevant les filets, ramassant les poissons répandus sur le pont en masse frétillante, rejetant à l’eau les plus petits spécimens et répartissant les autres dans les casiers. Le travail était rude, nécessitant force, endurance et précision, mais même si Léa était une fille, plutôt menue et pas très grande, elle avait de l’énergie à revendre et n’était pas la moins efficace. L’ambiance était détendue et joyeuse. L’équipage de la Marie-Jeanne avait toujours été soudé, et le malheur qui les avait frappés quatre ans plus tôt, la perte de leur capitaine, avait encore resserré leurs liens.

Ce fut Jules qui, le premier, remarqua les nuages.

– On dirait que ça se couvre à l’ouest… remarqua-t-il en s’étirant, les mains plaquées sur ses reins douloureux.

Les autres levèrent la tête à leur tour pour scruter la direction qu’il indiquait, et Tristan fronça les sourcils.

– Putain de météo ! Jamais foutus de donner des prévisions correctes… marmonna-t-il dans sa barbe en ouvrant le filet d’un mouvement sec.

Une montagne de cabillauds luisants se répandit sur le pont.

– Allez, les gars, on active !

– Tu ne crois pas qu’on devrait rentrer, Capitaine ? C’est un bon coup de tabac qui a l’air de se préparer… souffla Toine, inquiet.

Les regards se croisèrent, chacun pensant la même chose sans oser l’exprimer à voix haute. En quelques minutes, le vent avait forci et la Marie-Jeanne tanguait de plus en plus. L’orage venait droit sur eux, et tous songeaient à cette autre tempête où l’un des leurs avait péri.

Mais Tristan secoua négativement la tête, le ton rogue :

– On a encore le temps. Stéphane a commandé deux cents kilos de cabillaud, il y a un mariage à l’auberge, et avec Pâques et les touristes qui débarquent, il ne manquerait plus qu’on manque de marchandises ! J’ai des traites à payer, je te rappelle ! Si tu crois que c’est avec les subventions de Bruxelles que je vais te verser ton salaire…

– C’est bon… marmonna Toine, vexé de s’être fait rabrouer, tandis qu’il replongeait dans le tas de poissons jusqu’à hauteur des coudes.

Sans un mot d’ordre, ils avaient tous accéléré le rythme. ils ramassaient, triaient, maniaient les filets aussi vite qu’ils pouvaient. Les lèvres étaient serrées, les regards fixes, ils ne s’adressaient la parole que pour l’essentiel et jetaient régulièrement des coups d’œil anxieux vers le ciel, à présent uniformément gris. Le bateau tanguait de plus en plus violemment.

Quand la pluie commença à tomber, Jules lâcha un énorme juron, en breton, et lui qui, d’ordinaire, était le plus respectueux des matelots, lui qui idolâtrait Tristan autant qu’il avait adulé Mick, il se tourna vers la barre et hurla à l’attention du capitaine :

– Nom de Dieu, il faut qu’on rentre, maintenant !

Léa avait la gorge nouée par l’angoisse. Elle n’avait encore qu’une toute petite expérience, et si elle avait déjà navigué par gros temps, elle sentait que cette fois, les choses étaient différentes. Elle percevait l’anxiété de ses compagnons, elle lisait la peur dans leurs yeux. Sans cesser de travailler, elle dévisagea éperdument son oncle, priant pour qu’il donne enfin l’ordre.

Tristan hésita encore quelques secondes, puis il cria, peinant à dominer le tumulte :

– Remontez les filets ! On fout le camp !

Les marins ne se le firent pas dire deux fois, se précipitant pour actionner les treuils. Agrippée de toutes ses forces au garde-fou, Léa était tétanisée. La tempête avait fondu sur eux avec une soudaineté que la jeune fille n’avait encore jamais connue. Le bateau était secoué dans tous les sens, projeté au creux des vagues où il tombait comme une pierre, grinçant de la coque au pont comme s’il allait se casser en deux, touchant la surface de l’eau avec une brutalité qui leur coupait le souffle avant de remonter comme une flèche, le pont incliné presque à la verticale.

– Léa, rentre ! gueula Jules, l’ordre ponctué par un coup de tonnerre qui parut déchirer le ciel.

Toine et lui s’obstinaient à tirer le dernier filet à bord, ruisselants d’eau, leurs bottes dégoulinantes dérapaient et glissaient sur le pont trempé. Chaque mouvement du bateau manquait les précipiter à la mer, mais ils s’entêtaient encore, comme s’ils n’avaient pas réellement pris conscience du danger qui les menaçait. Les yeux écarquillés, terrifiée et furieuse, Léa se précipita vers eux, se retenant à leurs cirés pour ne pas perdre l’équilibre tandis qu’un nouveau choc ébranlait toute la coque du bateau.

– Laissez tomber ce foutu filet ! hurla-t-elle, s’efforçant de leur faire lâcher prise avec une énergie désespérée. Vous ne voyez pas qu’on va tous y passer ?!

Un monstrueux craquement les empêcha de répondre. D’un même mouvement, ils se tournèrent en réflexe vers la cabine, apercevant à peine la silhouette massive de Tristan qui gesticulait derrière la vitre inondée de pluie, tandis que la Marie-Jeanne plongeait vers l’avant. Le nez du bateau piqua à la verticale. Les mains des matelots lâchèrent les cordages et, entraînant Léa avec eux, ils glissèrent vers la proue sans aucun moyen d’interrompre leur chute, agrippés les uns aux autres, muets de terreur.

On aurait dit qu’une faille insondable s’était ouverte dans la mer, engloutissant le chalutier dans un vacarme effroyable. Les deux marins et Léa avaient été projetés contre l’étrave, et Jules, par réflexe, avait réussi à cramponner la main courante. Affalés contre lui, les deux autres s’efforçaient de se retenir au bord de sa veste, mais leurs doigts tétanisés glissaient irrémédiablement et lui-même, avec ses gants, peinait à assurer sa prise. Le poids de Léa et de Toine l’entraînait vers le bas. Ils étaient trop lourds.

– Je vais lâcher ! hurla-t-il, désespéré, comme s’il cherchait encore à conjurer le sort.

Mais le choc suivant, au moment où le navire interrompait brusquement son mouvement vers le bas, eut raison de ce qu’il lui restait de force.

Sous les yeux épouvantés de Léa, Jules lâcha la mince rambarde, et ils dévalèrent le long du pont, jusqu’au garde-fou. Le vertigineux trou d’eau où avait basculé la Marie-Jeanne se referma alors, des millions de litres d’eau déferlant sur le navire et sur l’équipage, tandis que les trois malheureux matelots passaient par-dessus bord.

L’esprit à la dérive, Léa aperçut une dernière fois le ciel, lointain, inaccessible. Elle voulut crier, mais un flot d’eau salée lui envahit la bouche, et elle comprit, déjà résignée, qu’elle allait se noyer.

Bientôt, son corps reposerait aux côtés de celui de son père, pour le reste de l’éternité. Ils avaient dérivé pendant qu’ils combattaient l’orage. Le petit triangle ne devait pas être très loin.

Sa dernière pensée fut pour Loïc, son petit frère qu’elle ne reverrait plus jamais.

Elle n’avait plus assez de forces pour se révolter.

Elle se laissa couler.

2 La plage

Le bruit rassurant des vagues réveilla peu à peu Léa. Elle avait dû s’endormir sur la plage et cet affreux cauchemar s’était répété, encore. Combien de fois avait-elle été prise par la tempête déchaînée et meurtrière depuis le jour où elle avait attendu, en vain, le retour de ce père tant aimé ? Un mauvais rêve, voilà tout, qui se solderait par un coup de soleil. D’ailleurs, il tapait fort pour la saison. Elle ne se souvenait pas d’une pareille température depuis… à vrai dire, jamais. Elle voulut ouvrir les yeux, mais ses paupières pesaient une tonne.

Réveille-toi, petit mousse, allez, réveille-toi tout de suite, réveille-toi, vite !

Elle voulut bouger, mais une douleur vive l’en empêcha et elle poussa un cri aigu. Son bras la faisait souffrir, tout son corps semblait endolori. Un haut-le-cœur soudain souleva sa poitrine, et elle vomit un jet d’eau salée, qui termina sa trajectoire sur ses cuisses. Il faisait de plus en plus chaud et sa gorge brûlait. Le sable cuisait la paume de ses mains. Avec effort, elle se traîna jusqu’à l’ombre d’un bosquet, le corps alourdi par ses vêtements de pêche.

Ainsi donc, elle n’avait pas rêvé. La tempête avait eu raison de la Marie-Jeanne et ils s’étaient échoués sur le sable. Pourtant, le chalutier s’était retourné à des kilomètres d’ici. Elle reconnaissait les contours familiers de la plage, proche de son village et où elle venait souvent en famille, les criques avoisinantes et le phare surplombant la falaise. Cependant, les couleurs semblaient d’une teinte plus prononcée, vives, presque brillantes. Elle se frotta les yeux. Cette bizarre impression était-elle une conséquence du choc qu’elle avait subi ?

Elle mourait de soif. Elle ne comprenait pas la raison de cette chaleur étouffante alors que le matin même, la fraîcheur du printemps piquait ses joues de rouge. Elle se débarrassa avec beaucoup de peine de son ciré et de son surpantalon. La matière collait à sa peau comme une épaisse et moite chrysalide. Son tee-shirt blanc épousait sa petite poitrine. Protégée par les larges feuilles de l’arbre sous lequel elle s’était réfugiée, elle inspecta son bras. La blessure semblait superficielle, heureusement. Sous son abri de fortune, elle commençait à se ressaisir.

Ne te plains pas ! se houspilla-t-elle. Tu respires, tu penses, tu as une chance énorme.

Certes, des milliers de feux ardents asséchaient sa gorge, mais elle était en vie. Et Tristan ? Et Jules, et Toine ? Qu’étaient-ils devenus ? Leurs cris étaient encore si présents dans son esprit ! Elle releva la tête pour scruter les environs… Rien… Rien que ce sable trop doré, cette mer trop bleue, cet horizon trop brillant. L’adrénaline bouleversait ses sens, pensa-t-elle à nouveau, vaguement inquiète.

Adossée à l’arbre, elle sentit soudain un liquide couler sur son bras. Sans réfléchir, elle le lécha avidement puis, sa soif un peu étanchée, elle examina le tronc à la recherche de la source du ruissellement. L’écorce semblait saigner d’un fluide transparent. Les recommandations de sa mère au sujet de la toxicité de certaines plantes lui traversèrent l’esprit, sans qu’elle réussisse à s’y conformer. Elle était déshydratée, et l’essentiel était de reprendre des forces avant de se mettre à la recherche de ses compagnons. Eux aussi devaient être assoiffés !

Allez, petit mousse, debout ! Haut les cœurs ! Que sont devenus tes amis ? Bouge !

Léa se leva, reléguant la douleur de son bras au second plan. Seule comptait la nécessité de retrouver ses camarades. Elle ne pouvait pas être l’unique survivante. Il fallait qu’ils respirent, il fallait qu’ils vivent. Qu’il y en ait au moins un, par pitié ! Elle se leva, ankylosée.

Taire ses propres besoins. Retrouver les siens. Se cacher derrière eux.

Le soleil n’était plus si haut dans le ciel. L’avait-il été ? Léa ne se souvenait pas. Troublée, elle l’observa mieux, se demandant si elle rêvait. Était-ce l’effet du suc de l’arbre, s’était-elle intoxiquée et avait-elle des visions ? Le soleil qu’elle connaissait était plus haut, plus rond, plus jaune. Elle en était certaine, à présent, aussi incroyable que cela semble, l’astre avait changé. Il brillait d’un orange vif doublé d’un halo rouge foncé, et… Non, elle ne rêvait pas ! C’étaient en réalité deux soleils, superposés, qui luisaient dans le ciel assombri.

Abasourdie, elle se retourna vers les falaises. La roche étincelait, comme piquée de pierres précieuses. Au sommet, le phare ne ressemblait en rien au phare auquel elle était habituée. Celui-ci était beaucoup plus large, plus haut et habillé d’un métal noir et lisse dont la pointe était dénuée de vitres. Ce n’était pas un phare, la prévint aussitôt son instinct. C’était une tour défensive. Son cœur se mit aussitôt à battre la chamade. Que venait faire une citadelle à cet endroit ?

Un cri strident, inattendu, lui perça soudain les tympans. Protégeant ses oreilles de ses deux mains, elle leva les yeux vers le ciel. Une peur irraisonnée la saisit à la vue d’une horde d’étranges oiseaux qui volaient au-dessus d’elle, de manière désordonnée et agressive. Quand l’un d’eux plongea, Léa fut saisie d’effroi : ce n’étaient pas des rapaces ! Les êtres gigantesques qui traçaient des cercles au-dessus d’elle étaient particulièrement affreux : leurs bras et leurs jambes se terminaient par des serres monstrueuses, et dans leur dos, battaient d’immenses ailes noires marbrées de vert foncé.

Cours !, hurla sa petite voix intérieure.

Paralysée, Léa n’arrivait pas à décrocher son regard de l’effrayant volatile. Alors que la nuée se regroupait en une escadrille menaçante, prête à charger, le son d’une alarme déchira le ciel. L’ordre parfait du bataillon volant se rompit aussitôt, comme un essaim de mouches aveuglées, et les créatures se dispersèrent.

Léa était tombée à genoux sous la puissance de la sirène, totalement désorientée. Cherchant désespérément la source de ce vacarme, elle s’aperçut que la couleur de la citadelle s’était muée en rouge vif. Épuisée et terrorisée, Léa sentait ses forces l’abandonner. Elle était sur le point de s’évanouir quand une main ferme lui attrapa le bras et la força à se relever.

– Debout, tout de suite ! Cours ! Maintenant !

Elle se laissa entraîner sans réfléchir, soulagée d’entendre une voix humaine. Le garçon courait trop vite pour elle. Ses jambes étaient encore endolories par les événements, et elle faillit chuter plusieurs fois. Il lui agrippa la main et la tira en avant sans ralentir, ses gestes rendus brutaux par la peur. La citadelle n’était plus qu’à quelques mètres d’eux. Au-dessus, l’escadrille de volatiles s’était reformée et piquait dans leur direction.

– Plus vite, ils vont attaquer !

Elle accéléra, les poumons au bord de l’explosion. Ils atteignirent la tour au moment où la horde fondait sur eux. Le jeune homme posa sa main contre la paroi rouge et un espace s’ouvrit, libérant un passage vers l’intérieur. Lorsque la porte se referma derrière eux, Léa entendit le crissement des serres contre le métal.

– Mais qu’est-ce que c’était ? hurla-t-elle pour se faire entendre malgré l’alarme.

– Bon sang, qu’est-ce qui t’a pris de descendre sur la plage au coucher des soleils ? Tu es suicidaire ou quoi ? répondit-il sur le même ton furieux.

– Je ne comprends rien à ce que tu racontes ! Où sont les autres, est-ce que tu les as vus ?

– Quels autres ?

– Mon oncle, Toine et Jules, où sont-ils ?

– Je n’ai vu que toi. Et de toute façon, s’il y avait d’autres personnes sur la plage, c’est trop tard pour elles : les Milvus les ont sûrement raflées.

– Les quoi ?

Essoufflé, il se laissa glisser contre la paroi lisse et l’invita d’un geste à le rejoindre. L’endroit était sombre, uniquement éclairé par une lueur rouge qui semblait émaner de la structure elle-même. Le tube se prolongeait sur une vingtaine de mètres de haut, cercle d’acier à l’extrémité oblongue et tapissée de haut-parleurs plats. Progressivement, l’intensité de l’alarme diminuait, tandis que les murs rouges redevenaient noirs. Bientôt, le calme revint, et une pâle lumière jaune éclaira l’espace.

Le garçon dévisageait Léa sans complexe. Il était plutôt mignon malgré son air renfrogné, exacerbé par la forme boudeuse de sa bouche. Son nez était légèrement déformé par une bosse qui témoignait d’une ancienne fracture, et ses yeux étaient aussi sombres qu’une nuit d’hiver.

Il tendit la jambe et toucha son pied du sien.

– T’es une Métakos ?

– Quoi ?

– Une Métakos. T’es de l’autre monde ?

– Mais je…

– Est-ce que tu avais déjà croisé des Milvus ou c’était la première fois ?

En gémissant, Léa enfouit son visage dans ses mains et murmura pour elle-même :

– C’est pas vrai, c’est un cauchemar ! J’en peux plus, je veux me réveiller et retrouver la Marie-Jeanne et l’équipage !

– Ton équipage est mort, ou il le sera bientôt. C’est déjà arrivé par le passé. Des gens de ton espèce traversent parfois et atterrissent sur cette plage, mais les Milvus les repèrent toujours très vite. Les Anciens prétendent que c’est l’une d’entre vous qui mettra fin à la tyrannie de Wargok le Cruel, mais moi, j’y crois pas trop, ajouta-t-il en se relevant. Au fait, je m’appelle Seth, et toi ?

– Euh, je… Léa, balbutia-t-elle, désarçonnée.