Légendes et nouvelles bourbonnaises - Ligaran - E-Book

Légendes et nouvelles bourbonnaises E-Book

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Extrait : "Regrettez-vous le temps où le Ciel favorisait la Terre de continuels prodiges, suspendait sans cesse les lois de la Nature, et manifestait par les œuvres des thaumaturges, ses énergiques volontés ? Regrettez-vous le temps où les anges, messagers divins, exécutaient au milieu des hommes les mandats du Très-Haut ; où les astres mêmes obéissent à la voix des mortels, et les éléments domptés, à nos impatients désirs?"

À PROPOS DES ÉDITIONS Ligaran :

Les éditions Ligaran proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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Préface

Nulle part on ne trouve de si belles fleurs qu’à Paris. Splendides, éblouissantes d’éclat et de joie, brillantes des plus superbes couleurs de pierreries, étalant les pourpres, les ors, les jaunes triomphants, les bleus délicieux, on croirait qu’elles ne peuvent être égalées par rien. Cependant qu’un de nos amis de province glisse pour nous, dans quelque boîte contenant un envoi utile, un bouquet venu de la lointaine et libre campagne, tout fané et souffrant qu’il nous arrive, il nous semble de suite plus vrai que ceux de nos grands jardiniers parisiens. Son souffle pur, balsamique, très doux et très pénétrant, sent l’air, l’espace, la prairie, la forêt. À lui seul, il évoque l’idée des clairs ruisseaux irrités sur les cailloux, et des oiseaux remplissant les feuillées de leurs chants. Il parle de la nature, parce qu’il vient d’elle, et parce que c’est elle qui l’a fait naître sous son vivace et fortifiant baiser.

Cette impression, que j’ai ressentie tant de fois, je la retrouve en lisant les épreuves des Légendes et Nouvelles Bourbonnaises, pour lesquelles mon compatriote, M. Joseph Bonneton, a bien voulu me demander quelques lignes de préface. Nos livres à nous, Parisiens, faits sans doute de main d’ouvrier, valent par cette excessive recherche d’art que nous commandent la nécessité du succès, la juste ambition de garder la tradition de nos maîtres, et enfin l’indispensable préoccupation d’enrichir nos éditeurs ; car comment se soutiendrait la toute-puissance de nos seigneurs féodaux, si nous ne dépensions le plus pur de notre sang, pour leur fournir le moyen de donner à de simple papier d’écolier noirci la valeur idéale d’un billet de banque ! La Province, au contraire, où vivent, sans que nous y pensions, tant d’esprits d’élite, nous envoie parfois des livres où rien n’a été surmené, surchauffé par l’appétit du gain et de la renommée, mais où, dans des pages d’une grâce émue et virile, nous devinons plus de pensées, plus d’érudition, plus d’esprit que l’auteur n’a voulu en montrer. Ainsi ces pages ressemblent aux fleurs dont je parlais, et auxquelles une culture de serre eût donné plus de magnificence, mais qui ont gardé le charme franc, ingénu et un peu sauvage des jardins baignés d’air et de soleil.

J’ai retrouvé, dans l’aimable volume de M. Bonneton, intéressant, nourri de faits et d’idées, plein de tendresse, de sympathie, d’émotion vraie, ironique sans malice et savant sans prétention, toute l’âme de ce cher Bourbonnais, que je regrette, où je suis né, que je voudrais toujours revoir, et dont je reste exilé, occupé que je suis, comme tous mes compagnons d’enfer, à rouler le rocher de Sisyphe, et à verser mes urnes pleines dans le tonneau des Danaïdes : car nul Parisien n’a le temps d’être poète ! Entre tous, ce gai, calme et charmant pays de prairies, de rivières, de forêts et d’étangs, est fait pour inspirer un penseur désintéressé et modeste, dont les œuvres seront d’autant plus achevées et durables qu’il les aura écrites pour, surtout, se satisfaire lui-même, et pour fixer, autant que cela est possible, les idées que lui suggère une nature calme, apaisée, souriante, variée sans violence, type parfait et attirant de cette douce France qui est le paradis du monde, et que tous ceux qui l’ont vue aiment ou regrettent.

Moulins, aux vieilles maisons de briques bleues et roses, aux maisons neuves bâties de pierre rouge, entouré d’une ceinture de promenades où pleuvent les fleurs de tilleul, arrosé par une rivière d’argent ; Moulins, où de blanches figures de marbre ornent la tombe d’un héros, et où Jacquemart et sa famille sonnent les heures avec une tranquillité sereine, est une petite ville qu’on adore passionnément. Elle est gaie, rêveuse et pittoresque, et lorsqu’on a vu, sur son marché plein de causeries et de murmures, les paysannes coiffées du chapeau en batelet, brodé de paille et de velours, doublé de soie bleue ou rose, et vêtues de la cape bleue à antiques fermoirs d’argent, on désire toujours les revoir ; car en elles revivent ces types élégants, fins, un peu pâles du Moyen Âge, dont les images sont restées vaguement souriantes dans la lumière, sur les vitraux des églises du Bourbonnais. Cependant, sur les cours, flâne et cause un peuple de gentlemen et de dames parées qui ne serait pas dépaysé autour de la cascade du bois de Boulogne ; mais si ces élégants promeneurs ne sont provinciaux ni par le costume ni par les manières, ils le sont du moins par l’insouciance, par la certitude du bien-être. On sent qu’ils ne sont pas consumés par cette fièvre d’inquiétude qui dévore tout le monde à Paris, où, depuis le financier qui cherche un million jusqu’au bohème qui cherche cent sous, tous sont brûlés par le mal de l’argent, et tâchent d’arriver à nouer les deux bouts d’une chaîne toujours trop courte ! L’âpre nécessité, inspiratrice des arts et nourrice des chefs-d’œuvre, semble n’être pas connue à Moulins ; aussi n’y fait-on pas grand-chose, et aussi voit-on encore sur les cours, fermés par des chaînes de fer, de vieux mendiants aux nobles visages et qui ont l’air de seigneurs, et qui, aussi bien que les seigneurs, peuvent compter sur leur pain quotidien et donner leurs heures aux délices de la contemplation et de la rêverie.

Mais, précisément parce qu’on fait peu de chose à Moulins, l’érudit, l’archéologue, le poète, qui veut y travailler et qui a la force d’y travailler, y trouve une paix profonde et une pensée inspiratrice, car en cet heureux pays, le passé n’a pas été détruit, nivelé, anéanti par les fureurs mécaniques de l’industrie moderne ; il est encore vivant dans les campagnes, dans les pierres, dans les mémoires, où la tradition se continue comme un collier d’or. M. Joseph Bonneton a raconté avec une poésie pénétrante et sobre, avec une simplicité dont la séduction est irrésistible, les naïves Légendes du Bourbonnais ; mais il ne les a pas trouvées seulement dans les livres et dans les manuscrits des bibliothèques. C’est à Souvigny ; où moururent saint Mayeul et saint Odilon, dont la béquille, plantée en terre, produisit un ormeau ; à Hérisson, où saint Principin, décapité, porta sa tête dans ses mains, comme saint Denis ; c’est à Saint-Menoux, à Bourbon-l’Archambault, aux bords de la Rose, de la Burge, de la Sioule murmurant sous la verdure ; c’est à Ébreuil, à Jenzat, à Charroux, à Chantelle, où, dans la rue des Satans, se tient le sabbat des chats, des chiens et des loups ; c’est au bourg d’Escholle où, le poussant de leurs becs et de leurs ailes, les oiseaux contraignirent le baron Gilbert à construire le prieuré de Neufontaines ; c’est à Gannat, à Saint-Pourçain, qu’il en a recueilli l’écho encore vibrant et sincère. Le magicien Montguyon voyant sa fiancée mourir aux pieds du prêtre ; le roi Charles le Simple, paralysé après avoir souffleté sa femme, et guéri par les ossements de saint Léger et de saint Maixent ; le luthier Olivier Cantane inventant le féroce orgue de Barbarie, sur la double commande de l’ange Raphaël et du démon Astaroth ; l’automate sculpté par Dieu, et qui, mal épousseté par saint Joseph, garde une araignée dans le crâne ; les femmes de Charroux, qui, après la bataille de Cognat, se couvrirent de suie, d’immondices et de lie pour dégoûter les vainqueurs ; Portianus, brisant par sa prière un vase contenant un breuvage empoisonné et d’où s’échappe un serpent ; Procule, fuyant le patricien Géraud épris d’elle, et laissant l’empreinte de ses doigts sur les rochers ; Raimbert de M*** obtenant pour lui et pour ses fils le privilège de réduire les luxations et les fractures des os, parce qu’il avait pieusement raccommodé un vieux christ d’ivoire ; Thorette la bergère déplaçant les eaux avec sa houlette,… autant de belles histoires que je ne veux pas déflorer ici, et qu’on ne se lassera pas de lire dans l’attachant et précieux livre de M. Bonneton. Arrivé à Lapalisse, l’auteur y rencontre la mémoire, outragée et faussée par le caprice d’une chanson, du grand La Palice, maréchal de France, compagnon des Bayard et des Lautrec, et en quelques lignes émues et indignées il le venge, et remet dans la lumière la figure d’un des plus glorieux enfants du Bourbonnais.

Comment les chapitres suivants se relient-ils à ce gracieux collier des Légendes ? Uniquement par l’admiration, par l’amour, par le culte fidèle de la douce et paisible contrée qui si irrésistiblement retient chez elle ses enfants, et souvent aussi les voyageurs, qui ont cru le traverser seulement, et qui restent enfermés dans un palais de fleurs par cette mystérieuse viviane. Dans les Céramistes de l’Allier, la naïve figure de Génin, devenu tout à coup antiquaire exalté, pour avoir trouvé dans son jardin des laraires et des statuettes de dieux, est infiniment intéressante ; car dans cette étude, savante sans ostentation, on voit comment, en nos calmes provinces, une passion s’empare de son homme, et, n’étant pas combattue par les troubles et les devoirs d’une vie agitée, dévore librement toute sa proie. Madame de Sévigné à Vichy est une page délicieuse ; il semblerait, si cela était possible, que l’amie de la famille Fouquet ait eu plus d’esprit là que partout ailleurs ; et, ce qui est inestimable, c’est que, pour parler de cet illustre modèle, l’auteur a trouvé la grâce légère, le sans-façon, la variété imprévue de Madame de Sévigné elle-même ! Un grand Prédicateur en Bourbonnais, c’est le père Bridaine, ce prêtre convaincu, fougueux, zélé jusqu’à la peine, qui mêlait en lui l’apôtre et le comédien, figurant par des trompettes cachées dans des coins obscurs de l’église les noirs clairons de Josaphat ; et cette physionomie est saisie avec une étonnante réalité. Le paysan voleur Zidor, dans la Journée de la Batteuse, et l’héroïne des Prétendants d’Urgèle, dont les poursuivants obéissent à des destinées que mêle un hasard étrange, seraient facilement devenus des personnages de romans à sensation ; l’auteur a mieux aimé les présenter dans le cadre précis et délicat de deux nouvelles exquises. Ce sont là de ces prodigalités qu’on se permet en province, où l’on peut, où l’on veut, sacrifier tout un morceau de jardin à une plante chérie entre toutes, puisqu’on y possède le temps, l’espace et la patience. Oui, c’est là sa gloire et sa saveur particulière, le livre de M. Joseph Bonneton est un livre où l’auteur a dépensé pour un simple volume la science, le talent, l’esprit avec lesquels un homme de lettres de profession eût été forcé de battre monnaie pendant bien longtemps. Mais dans notre cher pays, que ne dessèche pas la fièvre de l’or, on est si riche, que les poètes, caressés par ces solitudes amies, peuvent, comme les petits enfants du pays d’Eldorado, jouer dédaigneusement au palet avec des diamants, des topazes et des saphirs, sans s’inquiéter du prix qu’ils valent ailleurs, chez le lapidaire.

THÉODORE DE BANVILLE.

Avant-propos

Le titre de ce livre n’est point une antithèse ; Légendes et Nouvelles, c’est-à-dire un long ruban de récits qui se déroulent d’un cycle à un autre, dont le commencement se perd dans les nuages du passé, et dont les derniers méandres apparaissent teintés des vives couleurs du présent. C’est un ensemble de morceaux divers, qui ont leur enchaînement logique. Les légendes nous initient aux idées et aux pratiques des vieux temps ; les nouvelles nous donnent le diapason des mœurs contemporaines. En somme, c’est toujours du cœur humain qu’il s’agit, de ses passions et de ses vicissitudes. On peut suivre l’humanité dans son développement à travers les siècles ; on la voit passer de l’enfance à l’adolescence, de l’adolescence à la maturité et parvenir à l’état actuel, sur lequel il est si difficile de se prononcer. Qui dira, en effet, si c’est à l’apogée que nous touchons, ou bien à la décadence ?

Les légendes ont aujourd’hui une grande importance scientifique. Les hommes qui s’occupent d’anthropologie les recherchent avec avidité pour en déduire des conséquences au sujet des races et résoudre les plus graves questions. J’en ai trouvé la preuve dans un récent travail écrit par un membre de la Société anthropologique de Paris.

Légendes et nouvelles, c’est-à-dire du vieux et du neuf, deux éléments dont se composent toutes les entités de la vie, toutes les institutions de ce monde, et qui sont partout : dans les choses de l’esprit, dans les œuvres de l’art, dans les usages et même dans les théories aux apparences les plus modernes. Ces deux éléments inévitables, on les discerne avec difficulté non point toujours confondus dans un harmonieux mélange, mais souvent juxtaposés et rapprochés par la main d’une nécessité providentielle. Donc, rien de plus naturel que le titre de cet ouvrage ; est-il besoin d’ajouter : rien de plus simple que le but auquel aspire l’auteur.

Il y a longtemps que ces pages sont commencées. Les premières ont une date qui me reporte aux plus belles années de ma carrière. Écrites pour la plupart, pendant les vacances, à la campagne, dans la solitude d’une belle et tranquille vallée, elles correspondent à des loisirs échelonnés à de nombreux intervalles.

Du reste, j’ai trouvé dans mon pays tous les éléments de ce livre. Là tous mes héros, tous mes acteurs, sauf quelques exceptions, appartiennent au Bourbonnais. Je viens donc lui rendre ce qu’il m’a prêté, comme dirait Labruyère, heureux si ces esquisses rapides peuvent contribuer à le faire connaître davantage. Certes, il en faut convenir, ce pays n’a pas donné à la France des illustrations de premier ordre, comme tant d’autres provinces fécondes, par exemple, comme nos voisines, la Bourgogne et l’Auvergne ; mais il a produit de bons esprits, des hommes utiles, quelques savants remarquables, des écrivains de talent, des poètes et des érudits. De nos jours encore, il suit sa marche ascendante sur la voie du Progrès. Notre contrée abonde en intelligences vives, étendues, lumineuses, et notre département est un de ceux qui envoient le plus d’élèves au premier lycée du monde, à l’École polytechnique. D’autre part, on connaît l’impulsion que, dans ces derniers temps, il a donné à l’agriculture et qui a fait de notre sol l’un des plus productifs du territoire national. Aussi bien, l’archéologie devra aux hommes du Bourbonnais une reconnaissance éternelle. C’est chez nous que le grand élan décentralisateur a été donné ; chez nous a commencé ce mouvement impétueux, qui a porté les esprits vers l’étude des monuments locaux et des matériaux enfouis dans les Provinces. Achille Allier a fait l’Ancien Bourbonnais, sorti des presses de la maison Desrosiers, d’où ont également pris l’essor un essaim de livres sérieux, une foule de publications intéressantes. Enfin, des découvertes admirables, en enrichissant notre musée départemental et nos collections particulières, sont venues apporter à la science des documents nouveaux et de précieuses lumières.

Aujourd’hui, je viens le dernier et après bien d’autres, qui ont laissé des œuvres dignes d’éloges et un impérissable souvenir ; je viens le dernier, mais convaincu que tout n’a pas été dit, que le champ n’est pas épuisé, et que l’on n’arrive jamais trop tard, quand on apporte une pierre à l’édifice, et aux annales un feuillet de plus, je ne perds pas tout espoir d’être bien accueilli du public, et surtout de mes compatriotes, quoique on ne soit jamais prophète dans son pays.

Péchenin, le 20 octobre 1876.

Les légendes

Ne riez pas lecteurs du XIXe siècle de ces légendes pieuses, elles sont les fleurs mêmes du sol national ; durant la longue misère des guerres de la Féodalité, elles furent la consolation et la poésie du peuple qui souffrait.

DE BORNIER.

I

Les Vieux temps. – Regrets superflus. – Des légendes, – leur poésie, leur importance morale et philosophique. – Les contes d’Hérodote et l’Histoire. – les éditions classiques. – Excursions pittoresques aux contrées des Légendes bourbonnaises. – Disparition des costumes locaux. – Les dieux s’en vont et les paysans aussi. – Deux héros qui sont nés par hasard à Moulins. – Deux saints qui sont venus mourir à Souvigny : – Saint Mayeul et saint Odilon. – Un caprice de la comtesse Ermengarde. – La béquille du vieux Prieur. – Saint Principin. – Saint Menoux. – Le château de la Salle. – Loyse de Vieure – Le sire de Montguyon. – Une légende qui, sans le diable, aurait eu un dénouement banal.

Regrettez-vous le temps où le Ciel favorisait la Terre de continuels prodiges, suspendait sans cesse les lois de la Nature, et manifestait, par les œuvres des thaumaturges, ses énergiques volontés ?

Regrettez-vous le temps où les anges, messagers divins, exécutaient au milieu des hommes les mandats du Très-Haut ; où les astres mêmes obéissaient à la voix des mortels, et les éléments domptés, à nos impatients désirs ? Ô lecteurs et lectrices aimables, regrettez-vous le temps où les corbeaux apportaient aux solitaires de la Thébaïde le frugal repas du matin, où les lions du désert creusaient de leurs ongles la sépulture des anachorètes, alors que les sept frères justement appelés dormants, faisaient dans une caverne un somme qui dura plusieurs siècles, et que de pieux philosophes établis sur des colonnes de vingt coudées y menaient une vie de contemplation et de prières ? Regrettez-vous le temps où saint Blaise marchait sur les eaux d’un lac et saint Nazaire sur les flots de l’Océan ; le temps où saint Denis décapité allait portant entre ses mains sa vénérable tête mitrée ; où sainte Barbe tenait sa beauté virginale cachée dans une tour ; où sainte Élisabeth de Hongrie accomplissait ces gracieuses métamorphoses, dont un illustre académicien a raconté l’histoire ?… C’était l’ère des miracles, qui de ses clartés surnaturelles illumina une longue suite de générations. À peine entrevoyons-nous aujourd’hui ses rayons mourants à l’horizon lointain des siècles.

Sans doute, vous regrettez ces âges merveilleux ; vous déplorez que le Ciel soit devenu si avare de ses interventions directes, et de ces coups de foudre, qui renversaient les plus fiers colosses, et de ces prodiges, qui dessillaient les yeux des grands pécheurs, et de ces dénouements imprévus, qui, déliant brusquement les situations inextricables, terminaient par ordre d’en haut des crises sans issue. Il est certain que les choses se traînent plus lourdement de nos jours. Livrée à ses seules forces, l’humanité ne fait plus ses affaires aussi vite ni aussi sûrement.

Jadis, l’imagination et le cœur, sur le même coursier ailé, dévoraient l’espace pour conquérir des régions inconnues. Alors les esprits exaltés par la foi, voyant toutes choses à travers le prisme enchanté de leurs croyances naïves, forgeaient ces milliers de légendes dont nous retrouvons aujourd’hui les lambeaux décolorés. Les légendes ! mot mystérieux et plein de charme, chimères fantastiques, touchantes superstitions, gracieuses arabesques, pittoresques figures d’une civilisation âpre et jeune, qui eut ses grandeurs et ses vicissitudes ; miroirs étincelants de ces âges héroïques qui virent le développement triomphal du christianisme, le gigantesque mouvement des croisades, les splendeurs de la chevalerie, les luttes incessantes de la féodalité, et ces intermittences de gloire et de revers au milieu desquelles se trempa la nationalité française !

Les légendes ne sont pas toujours de vains amusements ; il faut y voir autre chose que des contes faits à plaisir, autre chose que des broderies ou des paillettes d’or capricieusement jetées sur le sombre manteau de l’Histoire. Elles ont leur mérite propre et leur spéciale utilité. Si par de vives enluminures, elles captivent le vulgaire, les légendes attirent aussi l’attention du moraliste, qui, sous la lettre parfois bizarre, découvre le sens caché, la leçon féconde et les précieux enseignements. Tant pis pour ceux qui n’y trouvent qu’un puéril passe-temps, et qui, sourds à l’invitation de Rabelais, ne rompent point l’os pour prendre la moelle !

Des esprits austères reprochent aux légendes leurs frivoles allures, et ne daignent voir en elles que les produits de la fantaisie ; elles sont pourtant les filles de la tradition, qui les a promenées pendant des siècles, de la chaumière du pauvre au palais des princes, sur les lèvres des petits, des puissants, des sages et des fous. Elles sont les filles de la tradition, vous dis-je, et à ce titre les proches parentes de l’Histoire. Ne les voyez-vous pas pulluler par myriades, à l’origine des temps, couvrir de leurs ailes diaprées le berceau des peuples, et cacher, dans les plis de leurs robes d’azur, la naissance des héros, la fortune des dynasties, et l’embryon des Empires ?

Qu’est-ce que la Mythologie ? un recueil de légendes, toujours poétiques, tragiques parfois, et souvent peu morales. Qu’est-ce que l’Histoire ancienne ?… Voltaire nous répond en riant, quand il salue Hérodote, ce bon père de l’histoire qui nous a fait tant de contes. Les contes d’Hérodote, ce sont les légendes ! Je vais plus loin, et j’estime que si l’on retranchait du grand livre des fastes humains tout ce qui est légendaire, on le réduirait au format d’un assez mince volume ; mais la critique historique n’ira jamais jusque-là, parce qu’on l’accuserait de vandalisme.

Ainsi, nous continuerons à lire dans nos éditions classiques que Romulus et Rémus furent allaités par une louve, que Numa Pompilius n’aurait rien fait de bien sans la nymphe Égérie, qu’un ange, sous la forme d’une colombe, apporta à saint Rémy la céleste ampoule destinée au sacre des rois de France, etc. Enfin, de même que les enfants aiment les contes, de même, les sociétés qui commencent se repaissent de fictions et se complaisent dans le merveilleux ; mais à mesure que la civilisation se perfectionne, il faut aux esprits de plus sérieux passe-temps, alors les légendes restent comme ces jouets qui ont amusé notre enfance et que nous rangeons parmi nos plus touchants souvenirs.

Chaque pays a ses légendes qui lui sont particulières et donnent le reflet de ses mœurs et de son propre tempérament. Le Bourbonnais a donc les siennes, et ce n’est peut-être pas un soin inutile que de les recueillir, comme ces vieux débris qu’on place dans les musées, pour les préserver du néant. Il y a dans le passé de bonnes choses, qui vont se perdant tous les jours. C’est ainsi que nos anciens costumes locaux disparaissent peu à peu ; villes et villages sont devenus uniformément tributaires des modes de Paris. Je cherche en vain, les jours de fêtes, sur nos places publiques, ces charmants petits chapeaux à deux bonjours, type caractéristique et traditionnel de la coiffure bourbonnaise. Ce joli couvre-chef, aux pavillons coquettement retroussés, bordés de larges velours, ornés de dentelle de paille, doublés de soie rouge ou bleue, ce modèle séculaire, qui abritait jadis tant de frais et riants minois, se retrouve à peine sur quelques vieilles têtes de grand-mères arriérées. On a dit : les dieux s’en vont, les rois s’en vont, c’est possible, mais les paysans s’en vont aussi, et bientôt l’on n’en verra plus que dans les opéras-comiques et dans le prétoire des justices de paix. Si le costume ancien se perd, conservons au moins les légendes.

Je n’ai pas la prétention de faire ici un recueil complet ; ce n’est pas davantage un travail de chercheur ayant l’attrait des choses inédites. Plus modeste est ma tâche. C’est une excursion que je ferai aux pays où l’on trouve les plus intéressantes légendes, en prenant pour excuse cette humble devise : Non nova, sed nove. Cependant en glanant dans ce vaste domaine, j’ai trouvé quelques épis nouveaux, que je suis heureux d’offrir au public. La Fontaine nous l’apprend :

« Un bon champ ne se peut tellement moissonner
Que les derniers venus ne trouvent à glaner. »

Le Bourbonnais, comme je l’ai dit plus haut, n’a pas produit un grand nombre d’illustrations. Singulière coïncidence, qui atteste sur ce point la mauvaise fortune du pays : les deux plus grands hommes, auxquels il ait donné le jour, y sont nés par hasard, n’ayant qu’un seul point de contact avec lui, la date de leur naissance, et ne s’y rattachant d’autre part par aucun lien de famille, ni par aucune circonstance postérieure. Villars et Berwick sont venus au monde dans la ville de Moulins, parce qu’en traversant la contrée leurs mères furent surprises par les douleurs de l’enfantement. Pour les saints de la Province, à l’exception de saint Pourçain et de saint Léopardin son frère, aucun d’eux n’est issu d’une famille du Bourbonnais, aucun d’eux n’y a reçu le jour, mais ce qu’il y a de particulier, c’est qu’ils sont tous venus y mourir. C’est ainsi que saint Mayeul et saint Odilon étaient originaires, l’un du comtat Venaissin, l’autre d’Auvergne. Ils furent abbés de Cluny l’un après l’autre, et vinrent à plusieurs reprises séjourner à Souvigny, qui était une dépendance de leur ordre ; c’est dans ce monastère qu’ils terminèrent leur existence, accablés de vieillesse et d’infirmités. (994 et 1148.)

Leurs tombeaux, érigés dans l’église abbatiale, attirèrent pendant des siècles une foule immense de visiteurs. La tradition rapporte que de nombreux miracles furent opérés par leur intercession. Saint Mayeul et saint Odilon figurent dans beaucoup de légendes conservées encore parmi les habitants du lieu, qui ont toujours vénéré leur mémoire. Les vignerons de Souvigny les ont adoptés pour patron, choix qui peut avoir sa raison d’être dans la nature de certains prodiges qu’ils accomplirent. Un jour, par exemple, saint Odilon en voyage, passant dans une contrée aride et déserte, rencontra un groupe de pèlerins qui mouraient de soif, et leur envoya toutes les provisions de liquide qu’il possédait, mais quelques heures après, on retrouva dans ses bagages les outres, qui avaient été vidées pour assister les nécessiteux, pleines d’un vin exquis, qui ne ressemblait pas à celui du crû. Une autre fois, Dieu prit soin d’adoucir les austérités auxquelles se livrait le saint religieux, qui mangeait du pain couvert de cendre et ne buvait jamais que de l’eau. Certain jour de carême, tandis qu’Odilon prenait son repas, tout à coup l’eau qu’on lui versait changea de couleur dans sa coupe et se convertit en un vin délicieux. Des prodiges de ce genre devaient être singulièrement du goût des vignerons.

On montrait, il y a quelques années encore, non loin du château de la Matherée, à quelques centaines de pas de l’abbaye, une croix rustique placée sous un arbre immense aux rameaux séculaires ; or, la tradition prétend que ce bel arbre vint jadis par miracle ; le vieux prieur s’étant arrêté en cet endroit pour se reposer, planta en terre sa béquille qui poussa et produisit un ormeau magnifique.

Mayeul fut un des saints les plus populaires de nos contrées ; la quantité de miracles qu’on lui attribue est extraordinaire ; à son invocation, les malades et les infirmes revenaient à la santé, et plusieurs fois les morts ressuscitèrent. Enfin, avant de quitter Souvigny et sa monumentale basilique, qui fut si longtemps la nécropole des ducs de Bourbon, je citerai une légende assez piquante rapportée par dom Sébastien Marcaille, qui a laissé des chroniques intéressantes sur ce prieuré. Je donnerai ce récit dans le texte original, craignant d’affaiblir son charme et ses grâces naïves. Les hommes de nos jours ne racontent pas ces choses comme les anciens ; ils y mettent trop de malice et dépensent trop d’esprit ; notre prose est pudibonde, mais non sincèrement chaste, elle prémédite ses effets, calcule ses réticences, tandis que nos ancêtres savaient tout dire sans faire rougir le lecteur, et comme dirait Tartuffe, sans éveiller dans l’esprit de coupables pensées.

« Ne sera oublié que, sainct Odile faisant ses visites, et preschant en ce pays de Bourbonnois, le diable par ses tentations troubla tellement le jugement d’une comtesse et, diton, que c’estait Ermengarde de Sainct-Maurice, que mettant sous les pieds et son honneur et son salut, osa dire effrontément, et sans rien craindre, au sainct homme, qu’elle désirait dormir avec lui. S. Odile, qui demandait à remettre ceste âme desvoyée au bon chemin, lui sembla accorder sa demande ; la comtesse l’ayant invité à souper, il y alla ; le soupper finy, le lict estant bien préparé et orné, sainct Odile, larmoiant et se recomandant à Dieu, dict à la comtesse : “Tu as, ô femme, pris grand-peine à préparer ta couche, prends-y seule ton repos à présent ; quant à moi, je me garderai très bien, en te complaisant, d’y coucher”, et sur l’heure se jetta sur un grand feu ambrazé, disant : “Voicy mon lict que je me suis préparé” ; sur lequel estendu de son long fut miraculeusement préservé, sans souffrir aucune lésion, soit en sa personne ou vestements qui furent conservez en leur entier. Lors la comtesse ne fut pas peu espouvantée, admirant la constance, le zèle et la ferveur de sainct Odile envers Dieu, pour garder inviolablement le vœu de chasteté promis, recogneut soudainement la faute qu’elle avait faicte, détesta sa folie et sa honte perdue, qui lui avait tant meschamment faict oublier l’honneur et la vertu ; lors, s’arrachant les cheveux et se traisnant sur la terre, puis fléchissant les genoux avec infinité de larmes, demanda pardon à Dieu, requist à sainct Odile d’avoir pitié d’elle, et qu’il lui pleust se rendre son intercesseur, pour plus tôt obtenir du Père céleste pardon de ses imperfections. Sainct Odile, pour l’attirer tousiours à avoir son péché en horreur, et à en faire condigne pénitence, luy remontra qu’il avait choisi les flammes et le brazier du feu temporel, pour son lict de parade et de délices : aymant plus beaucoup que ce feu bruslast son corps périssable, le desmembrast et meît en cendres, que de perpétrer et commettre le détestable péché de luxure, pour puis après, en punition d’iceluy, perdre la grâce de Dieu, estre banni et exilé de la compagnie céleste des anges et des saincts, et en après, estre damné et perpétuellement bruslé au feu inextinguible de l’enfer. Il lui représenta encore, comme est à présumer, le dire de sainct Augustin sur l’honnesteté des femmes, et ce que dict Isidore sur le bon sommeil. La pauvre pécheresse eut un tel regret et desplaisir de son forfaict qu’elle servit le reste de ses jours de mirouer exemplaire de chasteté, mangeant son pain en dueil et tristesse et remplissant son lict de larmes. »

Les reliques de saint Mayeul et de saint Odilon ne furent pas les seules dont l’église abbatiale se trouva dépositaire. Un jour advint que ce beau monument fut, comme une grande châsse, enrichi des plus précieuses et des plus diverses dépouilles. C’est ainsi que les restes de saint Léger, évêque d’Autun, furent partagés entre les moines d’Ébreuil et ceux de Souvigny, et que le corps de saint Principin, martyr, fut remis à ces derniers, qui le reçurent des mains des habitants de Chasteloy.

Saint Principin illustra de son martyre les environs d’Hérisson ; sa légende est une imitation de celle de saint Denis, évêque ; décapité par les sicaires d’un roi des Goths, il ramassa à terre, sa tête pleine de vie, et la porta dans ses mains jusqu’à la chapelle de Chasteloy, où, avant de rendre l’âme, il guérit un pauvre aveugle nommé Macarius.

De Souvigny, je passerai naturellement à Saint-Menoux, qui se trouve dans le voisinage. Le bourg qui porte aujourd’hui ce nom s’appelait autrefois Mailly-sur-Rose, désignation encore plus charmante que le site. C’est là qu’est venu mourir saint Ménulphe, prêtre irlandais, qui traversait le pays en revenant de Rome, où il avait fait beaucoup de miracles. De Ménulphe on fit Menoulphe, puis Menoux, qui est resté. Aujourd’hui encore, dans la belle église romane de la paroisse, on montre le tombeau du saint, qui paraît remonter au onzième siècle ; il a ceci de remarquable qu’une ouverture demi-circulaire y a été pratiquée, par laquelle les gens atteints de maux de tête introduisaient leur chef pour obtenir guérison ou soulagement. On n’a jamais pu retrouver la cause ni l’origine de cette spécialité traditionnelle.

De Saint-Menoux, je n’ai qu’à suivre une belle route pour arriver en peu d’instants à Bourbon-l’Archambault. Je laisserai aujourd’hui ses majestueuses ruines, sa belle église, ses bains très fréquentés du temps de Louis XIV, où l’on retrouve encore les souvenirs de Mme de Montespan ; je saluerai la Quiqu’engrogne, cette superbe tour diamantée bâtie par le Duc, malgré les clameurs des bourgeois, et je me rendrai de suite dans la paroisse de Vieure, au manoir de la Salle, où je vais me faire raconter par d’aimables propriétaires l’histoire émouvante du chevalier de Montguyon.

Le château de la Salle avait deux tours superbes couronnées de créneaux et de mâchicoulis. L’une d’elles a été trois fois frappée par la foudre et rebâtie trois fois ; ce n’est pas la foudre qui a eu le dernier mot. Eh bien, dans cette tour, il s’est passé des choses terribles. Le comte de Montguyon, qui est le héros de cette histoire, était le cousin du seigneur de la Salle. Ce serait une erreur de croire qu’anciennement, dans les rangs de la Chevalerie, il n’y eut que de braves gens sans peur et sans reproche, vaillants comme leur épée, chrétiens comme leur missel, doués d’une vertu aussi solidement trempée que leur armure. Le heaume et la cotte de mailles ont souvent couvert des mécréants de haut parage, de même que sous la bure et le capuchon se sont cachés de grands coupables, qui se réfugiaient dans la pénitence. Montguyon avait eu une jeunesse peu exemplaire, et quand il partit pour la croisade, on dit qu’il avait la conscience bourrelée de remords ; tous ceux qui prenaient la croix n’étaient pas des saints. Le comte avait une âme fougueuse et des passions indomptables. Il se battit d’abord avec une bravoure digne d’éloges, puis, s’étant laissé prendre par les infidèles, il ne perdit pas son temps au milieu des fils de Mahomet, et profita de sa captivité pour se faire initier à tous les secrets de la magie orientale ; c’est probablement à cette époque qu’il contracta avec le diable un de ces pactes odieux qui finissaient toujours par des catastrophes, le diable étant le plus fin, trichant au jeu et dupant inévitablement ses associés.