Les Amours de Mirabeau et de Sophie de Monnier - Ligaran - E-Book

Les Amours de Mirabeau et de Sophie de Monnier E-Book

Ligaran

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Extrait : "Sophie de Ruffey appartenait à une ancienne famille de robe. Fille de M. de Ruffey, président à la chambre des comptes de Bourgogne, qui jouissait dans la magistrature, d'une grande réputation d'austérité, et d'Anna-Claude de la Forêt, femme d'une excessive dévotion, Sophie fut élevée dans la crainte de Dieu et de ses parents. Cette atmosphère glaciale d'une famille fière et dure convenait peu à l'exquise sensibilité de sa nature expansive."

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Veröffentlichungsjahr: 2015

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EAN : 9782335040326

©Ligaran 2015

Préface des deux premières éditions

Un savant éclectique de notre temps, préférant aux lauriers sévères de la philosophie les palmes du romantisme, s’est fait peintre de femmes. Il a élevé de ses mains un piédestal aux héroïnes du dix-septième siècle ; il les a placées sur un trône splendide et s’est humblement jeté à leurs genoux, avant de les peindre d’une palette chargée de tendres couleurs. Jusque-là rien à dire, les amours posthumes sont permis à tout le monde.

Mais ce qui n’est pas permis à l’écrivain, c’est d’être injuste, c’est de mettre une caricature à côté d’un tableau, c’est d’outrager, de stigmatiser les femmes du dix-huitième siècle, de les enlaidir, de les avilir systématiquement, pour faire ressortir avec plus d’éclat la beauté, les vertus, la noblesse, la grandeur immaculée des femmes du dix-septième.

Savez-vous pourquoi notre philosophe admire les femmes du dix-septième siècle ? Parce qu’elles ont vécu en païennes et fini en chrétiennes, parce qu’elles ont couronné une existence d’intrigues et de volupté, comme mesdames de Longueville et de Chevreuse, par l’abdication de leurs amours, de leur ambition mondaine dans un couvent. Mais fi des femmes du dix-huitième siècle amies des arts et des lettres, enthousiastes de philosophie ; fi de ces beaux esprits auteurs, de ces doigts tachés d’encre, de ces présidentes de coteries littéraires. Arrière mesdames du Deffant, Geoffrin, du Châtelet, de Monnier, de Warens, Condorcet, Roland, Lucile Desmoulins !

Oui, j’en conviendrai avec le galant historiographe des femmes du dix-septième siècle, il y a de la grandeur à reconnaître le vide de ses passions, de ses rêves ambitieux, de ses calculs égoïstes ; il est courageux de jeter le linceul sur ses derniers jours, le cilice et le voile sur ses charmes profanés, de donner le néant de la mort en pâture à son cœur lassé. Mesdames de Longueville et de Chevreuse ont la beauté du désespoir quand, après avoir étreint l’homme jusqu’au squelette, elles tournent leurs âmes vers Dieu, si imparfait, si étrange qu’elles se le figurent, si limité qu’elles jugent l’infini. Mais à la mort je préfère la vie, au cimetière le cirque, au repos le mouvement, à la résignation la lutte, aux nonnes cloîtrées du dix-septième siècle ces belles mondaines du siècle de Voltaire, qui prirent part aux luttes de la pensée, qui aimèrent d’un sentiment éclairé la philosophie et firent pencher la balance de son côté en prêtant le merveilleux secours de leurs charmes, de leur esprit et de leur cœur aux athlètes du temps, à Voltaire, Rousseau, Diderot, Fontenelle, d’Alembert, Mirabeau.

Avant de juger les femmes des siècles précédents, il faut faire la différence des deux époques. Le dix-septième siècle clôt une ère de force, de soumission morale, tandis que le dix-huitième ouvre l’ère du doute, des débats, de l’examen, de la raison, de la libre recherche. La pensée de Descartes a germé dans les cerveaux. À la société emmaillotée, emmoinillée, qui expire dans un couvent, succèdent des générations amoureuses de bruit, d’activité, d’indépendance, qui brodent leur vie sur une trame entièrement nouvelle. Les femmes du dix-huitième siècle ont autre chose à faire qu’à se confesser ou à s’enterrer vives dans un in pace avec un monde qui s’éteint de langueur ; elles doivent adorer le nouveau soleil qui point à l’horizon des temps, chanter la résurrection de l’humanité, comprendre et aimer le monde éblouissant qui, sorti tout organisé du cerveau de Descartes, est exploré et défendu contre les barbares par Voltaire et les encyclopédistes, réunis en phalange serrée.

Notre temps, qui s’est agenouillé devant Valentine de Milan, qui a aimé Héloïse avec le cœur d’Abélard, qui a combattu les ennemis de la France sous la cotte de mailles de Jeanne d’Arc, la vierge belliqueuse, qui a partagé les effusions mystiques de sainte Thérèse et de madame Guyon, et qui s’est pieusement incliné devant les belles cloîtrées du dix-septième siècle, notre temps n’a pas encore rendu justice aux femmes célèbres du siècle dernier. Pourtant, si la vie se juge par l’œuvre, par l’influence produite, par l’action féconde, dites-moi ce qui a été le plus utile au monde, du couvent ou de la ruelle littéraire, du cloître ou du salon indépendant, précurseur de la tribune ? Pourquoi cet oubli, ce dédain coupable des gloires féminines, des héroïnes du dix-huitième siècle ? Serait-ce parce qu’elles ont préféré la grandeur des passions nobles, la gloire de l’intelligence à un rigorisme étroit, à une morale de convention, à une vie factice et étriquée, ou plutôt ne leur pardonnerait-on pas d’avoir placé au-dessus de l’amour même l’éternelle fiancée des grandes âmes : la liberté ?

Eh bien, loin de partager ces tristes préventions, j’ai voulu réagir contre elles ; loin d’acquiescer au faux jugement du biographe de madame de Longueville, qui s’est écrié en parlant des femmes du dix-huitième siècle : « Ce n’est pas nous qui nous proposerions jamais de leur servir d’historien ! » notre ambition a été de peindre l’une des plus grandes figures du dix-huitième siècle, Sophie de Ruffey, marquise de Monnier.

Au plus fort de la mascarade du siècle dernier, et parmi ces courtisanes qui prennent le fard et les mouches pour la beauté, les minauderies pour la grâce, le clinquant pour le diamant, la licence spirituelle enveloppée de dentelles et de bons mots pour l’amour, parmi ces talons rouges qui raillent toute passion profonde, muguettent et coquettent comme les eunuques de l’Orient, apparaît une femme douée de tous les charmes de la grâce, de toutes les énergies d’un grand caractère, de toutes les élévations d’une belle âme, d’un esprit distingué ! Flagellée, couronnée d’épines, outragée et mise en croix par les pharisiens de son époque, Sophie de Ruffey, marquise de Monnier, sacrifia à la sincérité d’un noble sentiment titres, fortune, préjugés, et, quand l’amour insatiable eut englouti ces libres dons, elle jeta au Minotaure la seule chose qui lui restât : sa vie.

Vingt ans avant qu’éclate la révolution de 89, surgit une tempête faite homme, comme le qualifie son père, une manière d’Hercule étouffant les serpents au berceau, un être étrange que ne peut contenir le cadre étroit de la famille féodale, que l’État traite en implacable révolté. Mirabeau accepte cette lutte titanesque contre les siens et contre autrui, contre son père et sa femme, contre la royauté et la noblesse, contre les puissances politiques de son temps ; il fait de sa cause celle du droit et de la liberté. À Manosque, à Joux, à Vincennes, en Hollande, en Angleterre, sous les verrous et dans l’exil, il prend au collet tous les despotismes, les secoue de sa main puissante ; il soufflette les abus, il crie haro sur les vieilles institutions ; en même temps qu’il ébranle les colonnes du temple, il montre du doigt à l’horizon le nouvel idéal de justice qui va descendre dans les faits.

Jupiter eut pitié de ce sombre Vulcain qui forgeait si douloureusement les outils de la Révolution ; il lui envoya une déesse au doux sourire, au regard intelligent, à l’âme fière. La marquise de Monnier partagea l’exil et la détention de Mirabeau, le consola, l’encouragea, lui tressa, dans les jours du martyre, sa couronne de myrtes et de lauriers, et se suicida, sacrifiée par son amant qui continua son étape vers la liberté ! Mais s’il avait gardé la compagne de l’exil, peut-être aurait-il adressé moins de sourires et fait moins d’avances à la cour, peut-être aurait-il eu moins d’hésitations, moins de faiblesses, et n’aurait-on trouvé aucun papier compromettant dans la fameuse armoire de Louis XVI ; en un mot, la vie politique de Mirabeau eût peut-être été d’un courage aussi constant, d’une teinte aussi franche, aussi nette que sa vie privée, à laquelle se borne cet ouvrage.

J’ai fait suivre mon travail, rigoureusement historique, je n’ai pas besoin de le dire, quoiqu’il développe les phases de l’existence des deux célèbres personnages, de la plupart des lettres adressées par Mirabeau à la marquise de Monnier. De cette admirable correspondance, que son auteur ne destinait pas à la publicité, j’ai retranché les détails tout intimes, les trop vifs élans de passion, pour qu’elle puisse passer sous les yeux de tous les lecteurs, de toutes les lectrices, de toutes les personnes qui, aimant le beau, ont pourtant sacrifié jusqu’ici à de très respectables scrupules la lecture des lettres adressées du donjon de Vincennes par le comte de Mirabeau à la marquise de Monnier.

BENJAMIN GASTINEAU.

Paris, janvier 1860.

Les amours de Mirabeau et de Sophie de Monnier
I

Sophie de Ruffey appartenait à une ancienne et honorable famille de robe. Fille de M. de Ruffey, président à la chambre des comptes de Bourgogne, qui jouissait, dans la magistrature, d’une grande réputation d’austérité, et d’Anna-Claude de la Forêt, femme d’une excessive dévotion, Sophie fut élevée dans la crainte de Dieu et de ses parents. Cette atmosphère glaciale d’une famille fière et dure convenait peu à l’exquise sensibilité de sa nature expansive. À peine âgée de seize ans, on voulut la marier avec le célèbre Buffon, « mais, écrivit plus tard Sophie, le mariage manqua, et je m’en consolai, parce que Buffon a écrit qu’en amour il n’y a que le physique de bon, et que le sentiment qui l’accompagne ne vaut rien. Perdant l’espoir de l’épouser, je perdis mon goût pour les vieillards. »

En dépit de sa répulsion, Sophie de Ruffey devait être sacrifiée à un vieillard, à un septuagénaire.

Veuf d’un premier mariage, irrité contre sa fille unique qui s’était mariée malgré lui, le marquis de Monnier, seigneur de Courvière, Mamirolle et autres lieux, président de la chambre des comptes à Dôle, ce haut et puissant seigneur demanda la main de la fille du premier président à la chambre des comptes de Bourgogne.

Malgré sa résistance, sur l’ordre impérieux de ses parents, mademoiselle de Ruffey, qui avait dix-huit ans, dut épouser le 1er juillet 1771, un homme qui en avait soixante et dix. C’est ainsi qu’au XVIIe siècle les grands entendaient l’autorité de la famille.

Imaginez un accouplement hybride de la rose et du chardon, et vous aurez à peine une idée de l’étrange union du marquis de Monnier et de mademoiselle de Ruffey. Il n’était pas possible de rapprocher deux êtres dont la nature fût plus contraire, plus antipathique. Tout les différenciait : l’âge, les sentiments, les caractères physiques et moraux.

Le marquis était dévot jusqu’à la superstition, étroit, obstiné, vindicatif, jaloux, ridicule et maladroit en tous points, faisant du scandale quand il s’agissait de conciliation, déshonorant publiquement sa fille, compromise avec un gentilhomme de sa province, M. de Valdahon, qui, d’ailleurs, l’épousa.

La sécheresse de son âme se traduisait par des traits anguleux, par une physionomie aride, dont nulle bonhomie ne tempérait la dureté.

Sophie de Ruffey avait une raison qui l’élevait au-dessus de ces pratiques fétichistes au moyen desquelles les femmes espèrent gagner le paradis, tout en choyant dans leur sein, comme en de moelleux nids, la luxure, la paresse et l’orgueil. Son père et sa mère, d’une aristocratie sévère, lui avaient donné une éducation complète ; mais, ne trouvant pas en eux ces épanchements du cœur, si doux pour un enfant, la jeune fille s’était repliée sur elle-même, comme une fleur qui ferme son calice à une température glaciale. Elle prit l’habitude de la réflexion, de la méditation ; elle vécut dans les régions de l’esprit ; elle demanda à l’étude le pain moral de chaque jour ; et, au lieu d’être une fille bien élevée, gâtée par ses parents, c’est-à-dire vaine, frivole, prétentieuse et ignorante, comme la plupart des héritières de grande maison, elle devint, grâce à son isolement moral, instruite, persuasive, éloquente et modeste, charmant tous ceux qui l’approchaient, cachant sous les ornements de son esprit, sous les grâces et les amabilités de sa personne, le fond sérieux de sa nature.

Les portraits qu’on nous a laissés de Sophie nous représentent une femme d’une belle stature, à la taille élancée, au cou flexible et ondoyant, aux membres modelés de force et de grâce : une épaisse et brune chevelure, légèrement poudrée, rayonne comme un soleil autour d’un front élevé ; deux grands yeux bleus, pleins de lumière, animent une physionomie fine, intelligente, tendrement voluptueuse ; le visage, coloré d’un sang vif et abondant, la fraîcheur du teint, la blancheur nacrée de l’épiderme, les lèvres appétissantes, tout dénote une riche et luxuriante nature.

Sophie était descendue héroïque au tombeau où venait de l’enfermer son mariage. Imposant silence à son exquise sensibilité, faisant appel à la philosophie de la résignation, à une angélique patience, elle avait recouvert de cendre ses passions, elle avait voilé sa beauté, elle était parvenue à surmonter les dégoûts que lui avaient inspirés tout d’abord l’état valétudinaire et l’âme mesquine de son mari.

Sophie de Ruffey marchait résignée dans les galeries souterraines de la vie, trouvant en elle-même, à la flamme de son foyer, dans son cœur ardent, dans sa pensée lucide, dans son imagination féconde, les satisfactions, les sentiments, la lumière, l’enthousiasme, le bonheur que lui refusait la société comédienne et fardée du XVIIIe siècle ; lorsque les murs épais de sa prison, qui lui cachaient les splendeurs du ciel et de la nature, s’écroulèrent subitement, lorsqu’une ivresse foudroyante, semblable à celle que donne le haschich, s’empara d’elle et fit déborder les flots de passions qu’avec peine sa volonté avait retenus jusque-là dans leurs digues.

Elle avait bien réussi à faire violence au corps, à l’assouplir à ses fermes résolutions ; elle avait brisé tous les obstacles de la chair, elle s’était enfermée dans la morale du sacrifice. Mais l’amour détruisit d’un coup d’aile tous ses échafaudages péniblement étayés, toutes ses théories de renoncement, toutes ses fortifications de pierres qu’elle croyait inexpugnables.

La révélation de cet amour irrésistible se fit le premier jour où elle vit Mirabeau, le 11 juin 1775, jour de la solennisation, dans la petite ville de Pontarlier, du sacre de Louis XVI. Chargé de rendre compte de cette fête, le comte de Saint-Mauris, commandant du château fort de Joux, pensa avec raison que Mirabeau s’acquitterait parfaitement de sa tâche. Ce qui fut demandé fut fait, à la grande satisfaction de Saint-Mauris, qui récompensa son prisonnier en le présentant chez le marquis de Monnier, où il allait souvent lui-même pour faire une cour aussi malheureuse qu’assidue à la belle marquise.

Le marquis de Monnier parut s’intéresser vivement au prisonnier ; il s’enquit de la cause de sa détention. Mirabeau fit en quelques traits son histoire et celle de sa famille.

II

Honoré-Gabriel, comte de Mirabeau, était l’aîné de onze enfants que le marquis de Mirabeau avait eus de Geneviève de Vassan. Après une union si féconde, le marquis de Mirabeau, subissant le joug d’une intrigante, madame de Pailly, se sépara violemment de sa femme et enveloppa dans la même haine la mère et le fils aîné.

Le marquis de Mirabeau avait le caractère le plus bizarre, l’humeur la plus intraitable, la plus despotique, l’orgueil le plus entier que l’on puisse imaginer. Il poussait l’entêtement et la monomanie jusqu’au ridicule, la bonne opinion de lui-même jusqu’à l’apothéose.

Ainsi, il se décerna fort sérieusement un brevet de Messie de l’économie politique pour avoir trouvé quelques règlements de commerce et un perfectionnement dans la mouture du blé et la cuisson du pain.

Mais l’ami des hommes, comme il s’appelait, était un père de famille despote, absolu, quinteux, inquisiteur : il torturait à plaisir les siens et n’était jamais content d’eux, quoi qu’ils fissent ; il battait sa digne femme, la chassait de son foyer pour y introduire une maîtresse, et persécutait ses enfants. N’est-ce pas le cas de répéter avec Molière : « L’ami du genre humain n’est pas du tout mon fait » !

Il fit incarcérer presque tous les membres de sa famille en ayant recours aux lettres de cachet. Un jour, une personne qui le connaissait de longue date le rencontre et lui demande des nouvelles de ses affaires. – « Votre procès avec madame la marquise est-il fini ? » – Je l’ai gagné, répondit-il. » – « Et où est-elle ? » – « Au couvent. » – « Et madame votre fille de Cabris ? » – « Au couvent. » – « Et M. Votre fils ? » – « Au couvent. » – « Vous avez donc entrepris de peupler les couvents ! – « Oui, monsieur, et si vous étiez des miens, il y a longtemps que vous y seriez vous-même. »

Le marquis de Mirabeau s’acharna surtout contre son fils aîné, Honoré-Gabriel, on ne sait trop pourquoi : peut-être parce qu’il avait conservé les principaux traits de sa mère, en dépit d’une cruelle maladie qui l’avait défiguré dès le berceau.

« Je n’ai rien à te dire de mon énorme fils, écrivait le marquis à son frère le bailli, si ce n’est qu’il bat sa nourrice. Il est laid comme le fils de Satan ! »

Et plus tard, il envoie à l’oncle le portrait suivant de son neveu : « Cela ne fait que de naître, et le débordement est complet. C’est un esprit de travers, fantasque, fougueux, importun, penchant au mal avant de le connaître et d’en être capable ; un cœur superbe sous la jaquette d’un bambin ; un étrange orgueil, noble pourtant ; un embryon de matamore ébouriffé, qui veut avaler tout le monde avant d’avoir douze ans !… un type profondément inouï de bassesse, de platitude absolue, un mâle monstrueux au physique et au moral, une chenille raboteuse qui ne se déchenillera jamais ; mais avec cela une mémoire, une aptitude, une capacité précoces qui saisissent, ébahissent, épouvantent ! un quart d’homme, cependant, s’il en est jamais quelque chose. Il n’y a que les appétits brutaux auxquels on retrouve ces caractères-là ; il y a des écumes dans toute race. »

Cette lettre ne trahit-elle pas merveilleusement l’orgueil du chef de famille ? À l’entendre, son fils est un monstre, mais il a le génie de sa race !

Honoré-Gabriel Mirabeau grandit ainsi, entre les discussions de famille, les rebuffades de son père et les caprices de la favorite, madame de Pailly. Il n’avait, pour le défendre contre la tyrannie paternelle, qu’un oncle, le bailli de Mirabeau, homme évangélique, doux, tolérant, d’une conduite exemplaire, sévère pour lui et indulgent pour les autres, formant enfin un parfait contraste avec son frère. Mais c’est en vain que le bailli plaidait noblement la cause de son neveu auprès du marquis ; celui-ci, n’écoutant que son inexplicable aversion, faisait engager Mirabeau à quinze ans dans un régiment commandé par le plus sévère des colonels.

« Je veux chasser, écrit-il, ce fléau des lieux où il pèserait après moi. »

Honoré-Gabriel fit ses premières armes en amour à son régiment, en enlevant la maîtresse de son colonel, une belle fille de Saintes. Le colonel, furieux, se vengea en accablant son subordonné de punitions imméritées. Mirabeau se sauve à Paris, et le marquis ne parle rien moins que de le déporter aux colonies hollandaises de Batavia.

« Vois, mon frère, écrit-il au bailli de Mirabeau, si les excès de ce misérable ne méritent pas qu’il soit à jamais exilé de la société ! L’envoi aux colonies hollandaises est le meilleur de tous les moyens. On a la sûreté de ne voir jamais reparaître sur l’horizon un malheureux né pour la honte de sa race. L’espion qui s’est attaché à ses traces m’écrit qu’il est capable de tout. »

Cependant, le marquis ne réalisa pas sa menace de déportation ; il se contenta de lancer un espion aux trousses de son fils et de le faire incarcérer au fort de l’île de Ré. Honoré-Gabriel sortit de ce fort pour guerroyer en Corse ; il se distingua par sa bravoure et son intelligence.

La guerre terminée, Honoré-Gabriel, changeant de rôle au gré de son père, revint à la terre de Mirabeau, où se trouvait son oncle le bailli, et s’adonna tout entier à l’agriculture. Le père, un peu apaisé, le chargea de missions agricoles dans sa terre du Limousin.

« Il faut bien lui donner force exercice, écrit le marquis de Mirabeau, car que ferait-on de cette exubérance intellectuelle et sanguine ? Du reste, je me tiens en garde avec lui, car je sais combien l’élasticité de tête peut faire illusion sur un fond de fange. Il est possible, au reste, qu’un esprit juste, un bon cœur et une âme forte se dilatent dans cette enveloppe informe et grossière, mais il faut que tout cela soit pétri, manié, réglé, macéré. Du reste, il dompterait le diable. »

Mirabeau est rappelé du Limousin en Provence, à la terre de Bignon. Son père le fait travailler sans relâche, du matin au soir. Il paraît assez content, cette fois, de sa progéniture, puisqu’il écrit au bailli : « Mon oiseau de proie, à la fois caressant et grondeur, se fait oiseau de basse-cour. Cet animal s’est institué artisan de bêtes. » Voulant absolument inculquer à son fils ses étroites théories d’économie politique, le marquis l’envoie étudier, à Paris, sous la direction de plusieurs philosophes de son école, et quelque temps après il écrit à son frère : « Il travaille et bouquine comme un forcené, comme il fait tout. Ce jeune homme a la société laborieuse et harassante, un entêtement, une décision, un chaos dans la tête qui ne sera jamais débrouillé. Il ne doute de rien et ne sait seulement pas exactement son propre nom. Au reste, beaucoup de pénétration et de grandes portées. Au fond, je crois que le seul succès à espérer, c’est de réussir à l’éteindre. » Ainsi, pour le marquis de Mirabeau, son fils était toujours un incendie, un fourneau allumé, un volcan qu’il faut éteindre. Au lieu d’utiliser ses vigoureuses facultés, il cherche uniquement à les neutraliser. Pensant que le mariage calmerait la nature volcanique de son fils, il le rappelle de Paris, l’envoie à Aix, et charge son frère de lui trouver femme.

Le comte de Mirabeau s’acquitta de la commission lui-même. Reçu chez le marquis de Marignane, dont la fille, unique héritière, était convoitée par de nobles prétendants, en deux jours il se rendit maître du cœur de mademoiselle de Marignane, qui congédia ses rivaux. Il l’épousa.

Mirabeau venait de remporter une victoire, de faire une conquête qui devait lui susciter des tourments inouïs. Généreux, orgueilleux, le nouvel époux, à qui son père ne voulut pas donner un denier, contracta dettes sur dettes pour entourer sa femme de soins et de luxe. Les créanciers se réunirent et menacèrent Mirabeau, qui se retira avec sa femme au château de Mirabeau, très délabré et à peu près abandonné. Cependant Mirabeau, s’accrochant en désespéré à une branche pourrie, tâcha de tirer parti de ce domaine. Mais il ne fit que perdre son temps en réparations stériles, en maçonnerie et en défrichements. La débâcle arriva. Il fut accusé de dilapider, de ruiner le domaine de Mirabeau par quelques valets mécontents, au rapport desquels le marquis de Mirabeau s’empressa d’ajouter foi. L’ami des hommes entre de nouveau en campagne contre son fils. Il se rend à Paris et obtient un ordre d’exil à Manosque.

Dans cette retraite forcée, Mirabeau consacra ses heures à la rédaction de son éloquent Essai sur le despotisme, premier élan d’une âme fière qui ne veut plier sous aucune tyrannie. Pendant qu’il travaillait sans relâche à cet ouvrage, sa femme, coquette sans âme, le trahissait comme la fortune, écoutait le ramage amoureux d’un petit gentilhomme de Manosque, le chevalier de Gassaud.

Une lettre dévoila l’intrigue. Mirabeau exigea une réparation ; mais il céda aux supplications du père du chevalier de Gassaud : il pardonna.

Cette affaire à peine terminée, Mirabeau apprend que madame de Cabris, sa sœur, a été publiquement insultée par le baron de Moans. Il oublie ses arrêts, il ne songe qu’à venger le nom de famille outragé et il va provoquer le baron de Moans, qui refuse de lui donner une réparation par les armes. Mirabeau, indigné, le bâtonne.

Moans, comme tous les lâches, défère ce sanglant outrage aux tribunaux. Le marquis de Mirabeau apprend que son fils a violé ses arrêts ; il requiert du ministre un châtiment sévère. Mirabeau est séparé de sa femme, de son enfant, et on le claquemure dans un cachot du château d’If, en recommandant au gouverneur de ne laisser approcher du prisonnier âme qui vive. Le gouverneur promit, mais ne tint pas parole.

Dans l’île d’If, la jeune épouse d’un cantinier, cédant à cette attraction magnétique, à cette puissance irrésistible que Mirabeau exerçait sur les femmes, s’éprit du captif. Les relations furent divulguées, et la cantinière abandonna la maison de son mari.

Cette fuite fit scandale dans l’île ; la nouvelle équipée de Mirabeau vint aux oreilles de son père, qui ordonna de le transférer au fort de Joux.

« Sois sûr, écrit alors l’ami des hommes au bailli, qu’il file sa corde et qu’il finira par une réclusion perpétuelle dans laquelle je serai bien servi. »

De son côté, Mirabeau, malade et au désespoir, écrit à son oncle :

« Daignez me relever de la fermentation terrible où je suis. L’activité, qui peut tout, devient turbulente, se retourne contre nous-mêmes et peut devenir dangereuse quand elle n’a ni objet ni emploi. Veut-on me jeter dans la démence ou dans la frénésie ? Je sens que ma santé s’échappe ; ma tête bouillonnante souffre d’autant plus que je fais plus d’effort pour la contenir. Dans un mois, ces montagnes de neige vont m’ensevelir dans ce sauvage pays, dénué de ressources morales. »

À ces cris de détresse, le marquis de Mirabeau se contente de répondre : « Il joue la comédie. »

Et il lance une nouvelle philippique contre la mère compatissant aux douleurs de son fils.

« Cette méchante et scélérate femelle, écrit-il, est parvenue à faire tenir une lettre à son fils, bien qu’il soit sous le verrou du roi et de la loi. Mais qu’y faire ? Il est impossible de se démarier ni de se dépaterniser, et quand l’une serait à la Salpêtrière et l’autre au pied de l’échafaud, ils ne se débaptiseraient pas pour cela. Tu vois bien que j’ai intérêt à le tenir en prison, de peur qu’il ne vienne ici seconder sa mère. »

Mirabeau n’avait plus rien à espérer de son père. Mais le commandant du château de Joux, le comte de Saint-Mauris eut besoin de sa plume éloquente pour retracer, comme nous l’avons dit, l’histoire des fêtes du sacre de Louis XVI, et c’est à cette circonstance qu’il dut d’être présenté au marquis de Monnier.

III

Sophie avait écouté avec un intérêt, qu’elle trahit par de judicieuses observations tout en faveur du narrateur, l’histoire de la jeunesse orageuse de Mirabeau. Le prisonnier fut très sensible à ses marques de sympathie. Il la remercia vivement. Le marquis de Monnier invita Mirabeau à lui rendre visite toutes les fois que le commandant Saint-Mauris l’autoriserait à sortir du château de Joux. Sophie joignit à l’invitation de son mari quelques paroles délicates et senties, comme en savent dire les femmes ; si bien que Mirabeau, qui était sorti désespéré de sa prison, y rentra heureux, transporté de joie, l’âme pleine de la douce image de Sophie de Ruffey.

Les entrevues se renouvelèrent. Mirabeau comprit le martyre que subissait la marquise ; il enflamma son cœur au souffle de sa parole ardente, et il fut pris lui-même d’une passion profonde. L’amour se révéla à lui avec ses divins enthousiasmes, son élan dans l’infini.