Les Amours du temps passé - Charles Monselet - E-Book

Les Amours du temps passé E-Book

Charles Monselet

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Extrait : "L'Aurore gantée de rose avait depuis longtemps ouvert les portes de l'Orient, – mais elle n'avait point réussi à percer le double rempart de rideaux qui ceignait l'alcôve de M. le chevalier de Pimprenelle. M. le chevalier avait passé la nuit au pharaon, et il avait perdu sur parole ; ce qui fait que, vers la pointe de midi, le dépit et la fatigue aidant, il ronflait encore de façon à faire rougir le vieux Tithon lui même."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de qualité de grands livres de la littérature classique mais également des livres rares en partenariat avec la BNF. Beaucoup de soins sont apportés à ces versions ebook pour éviter les fautes que l'on trouve trop souvent dans des versions numériques de ces textes.

LIGARAN propose des grands classiques dans les domaines suivants :

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EAN : 9782335091878

©Ligaran 2015

Le poulet
ILa toilette

L’Aurore gantée de rose avait depuis longtemps ouvert les portes de l’Orient, – mais elle n’avait point réussi à percer le double rempart de rideaux qui ceignait l’alcôve de M. le chevalier de Pimprenelle. M. le chevalier avait passé la nuit au pharaon, et il avait perdu sur parole ; ce qui fait que, vers la pointe de midi, le dépit et la fatigue aidant, il ronflait encore de façon à faire rougir le vieux Tithon lui-même, – si le vieux Tithon et M. le chevalier n’eussent eu déjà toute honte bue.

À deux heures de l’après-dîner cependant, M. de Pimprenelle fit un mouvement et étendit le bras hors de la couverture. Il agita une petite sonnette placée auprès de lui, et dont la voix vibrante alla rappeler dans l’antichambre aux devoirs de sa charge un grand laquais qui lutinait une camériste.

La porte s’ouvrit aussitôt.

– Monsieur le chevalier a sonné ? demanda le laquais en se présentant respectueusement.

– Sans doute, La Brie, sans doute.

– Monsieur le chevalier désire quelque chose ?

– Peut-être, La Brie, peut-être.

– Monsieur le chevalier n’a qu’à parler.

M. de Pimprenelle bâilla à diverses reprises et finit par se retourner péniblement.

– D’abord, drôle, – dit-il en se mettant sur son séant, – j’ai à vous fustiger d’importance. Depuis un mois que vous êtes à mon service, je vous ai toujours vêtu du plus beau drap de Lodève et galonné de soie nonpareille ; je vous donne le plumet et le point d’Espagne ; enfin j’ai pour vous toutes les indulgences imaginables, – et vous vous comportez, vertubleu ! comme un grison de dévote ou un laqueton de bourgeois !

La Brie ouvrit de grands yeux et parut ne pas comprendre.

– Çà, – poursuivit le chevalier en lui donnant sa jambe à chausser, – que signifie la façon dont vous m’aviez accommodé hier ? De quelle sorte étais-je accoutré ? D’où sortaient mes manchettes ? de quel goût était mon ruban ? Savez-vous bien que j’avais quasi la prestance d’un écornifleur ou d’un clerc aux gabelles, et que mon ami le vicomte d’Ambelot m’en a ri au visage pendant une heure de soleil ? – Vertuchoux ! prenez-y garde, mons La Brie ; vous êtes un faquin à trente-six carats, et, à la première incartade nouvelle, je vous chasse !

Rouge de confusion, La Brie tenta de balbutier quelques paroles d’excuses.

– Je puis attester à monsieur le chevalier que c’est M. d’Ambelot qui se trompe… votre ruban était du meilleur air et vos malines sortaient de chez Persac.

– Vous êtes un sot en trois lettres. Je vous dis que l’on se moque partout de mes étoffes : dans la rue, on me défigure comme un sauvage de la foire, et à l’Opéra mes senteurs ne portent à la tête de personne. Je suis Outré !

– Monsieur le chevalier m’a tant de fois répété qu’il ne voulait point passer pour un petit-maître… que je croyais… je supposais…

M. de Pimprenelle sauta à bas du lit.

– Cordieu ! dit-il, me pensez-vous assez bélître, par hasard, pour aller m’occuper moi-même de ces colifichures ? Non, par la sambleu ! je ne prétends point être un petit-maître, mais je ne veux pas non plus faire sauver les gens jusqu’au fond de la Cochinchine. Un petit-maître, moi !… qu’est-ce que cela ?

– Monsieur le chevalier a parlé ? dit La Brie, essoufflé, en lui passant sa robe de chambre.

– Je te demande, triple butor, ce que c’est qu’un petit-maître ? Voilà plus de quinze jours qu’on m’éclabousse les oreilles de ce mot.

– Monsieur le chevalier veut rire ?

– C’est possible, monsieur La Brie.

– Un petit-maître – dame ! – c’est un joli petit homme.

– Un joli petit homme… En es-tu bien sûr ?

– Je ne me permettrais pas de mentir à monsieur le chevalier.

– Et qu’est-ce qu’un joli petit homme ?

– Oh ! oh ! c’est… Je ne sais pas.

– Comment ! maroufle !…

Le valet de chambre se hâta d’ajouter :

– Mais pour peu que monsieur le chevalier tienne à le savoir, j’ai quelque part un livre…

– Un livre ?

Que votre intendant m’a prêté pour y copier des bouquets à Chloé.

– Vraiment ! Et que dit ce livre ?

La Brie, enchanté de trouver une occasion de rentrer en grâce, fouilla dans ses poches – et en ôta un petit volume relié qu’il tendit à son maître.

– Pouah ! s’écria le chevalier, tire vite, cela sent le vieux parchemin.

– Monsieur le chevalier ne veut donc plus savoir ?

– Si, morbleu ! mais lis toi-même.

La Brie commença :

Un joli petit homme est celui qui se pique
De chanter le premier les airs de du Bousset,

– Du Bousset ?… chercha le chevalier, c’est sans doute comme qui dirait Colasse ou Campra… Les airs de du Bousset… Tra la, tra la, la.

– Qui n’a point d’or dans son gousset,
Mais des points, des rubans, autant qu’une boutique ;
Bien peigné, bien chaussé, qui fait pas de ballets.

– Qui fait pas de ballets… Tiens, regarde cet entrechat, La Brie… une, deux… C’est la chaconne. – Est-ce tout ? fit-il en s’asseyant sur une duchesse et croisant les jambes.

– Toujours parle à l’oreille et vous dit qu’il vous aime ;
Qui vous fait lire des poulets
Qu’il s’écrit souvent à lui-même ;
Qui sait…

– Arrête ! arrête ! s’écria le chevalier de Pimprenelle… Qui vous fait lire des poulets qu’il s’écrit souvent à lui-même… Voilà une pensée très ingénieuse, et ce poète doit être un garçon d’esprit, ou je me trompe fort… Qu’il s’écrit souvent à lui-même, c’est charmant ! – Comprends-tu bien, au moins, La Brie ?

La Brie continua d’un air imperturbable :

– Qui sait quel grand seigneur a dîné chez Rousseau,
Quelle femme s’est enivrée ;
Qui fait bien un ragoût, connaît un bon morceau…

– Qui vous fait lire des poulets… qu’il s’écrit souvent à lui-même ; – qu’il s’écrit souvent à lui-même ! en vérité cela vaut de l’or.

–… Connaît un bon morceau,
Et de toute la cour distingue la livrée ;
Mieux fourni de tabac qu’on ne l’est au bureau,
Donnant le choix du pur ou de la boîte ambrée…

– Des poulets… qu’il s’écrit à lui-même, c’est divin ! – La Brie, tu trouveras cet auteur et tu lui donneras cinquante pistoles de ma part. – Des poulets… qu’il s’écrit ! – La Brie, je veux être aujourd’hui un petit-maître.

– Cela est facile à monsieur le chevalier.

– N’est-il pas vrai ?

– Justement le tailleur de monsieur vient de lui apporter son superbe habit couleur boue de Paris.

– J’espère qu’il n’aura pas oublié les points et les rubans… autant qu’une boutique, tu sais. D’abord, je veux des manchettes de chez Abricotine et du ruban de Cochina, aux Traits Galants. Quant à ma coiffure, tu iras chercher Lorry. – Ah diable ! comment prendrai-je ma perruque ?

– Si monsieur le chevalier me permettait de lui soumettre mon avis, il choisirait une perruque en queue de veau ou en nid de pie… C’est ce qui se porte maintenant de plus miraculeux.

– Tu crois ? Dès demain, j’arbore les ajustements de mode, les vestes à franges et en découpures. Je veux aussi troquer mon équipage : voilà six mois bientôt qu’on me voit la même dormeuse. Il me faut un vis-à-vis à sept glaces, avec des chevaux fringants et des harnais pomponnés. Alors j’éblouirai la canaille par le peuple de mes chiens et de mes coureurs, par le bataillon de mes valets et par la forêt de cannes sans laquelle je prétends ne plus faire un pas désormais. Pour commencer, je congédie Picard et j’achète à Thorigny son cocher Ventre-à-Terre, à cause de ses moustaches.

– En attendant, pour peu que monsieur le chevalier veuille bien se donner la peine de jeter les yeux sur ce miroir, il verra que rien n’est comparable à la richesse de son habit et surtout à la manière dont il est porté.

– Flatteur ! dit M. de Pimprenelle en se carrant avec complaisance. Le fait est que je sais donner une tournure aux moindres choses, un déhanché élégant, un dandinement de bon ton, qui… là… – Est-ce que je représente véritablement à tes yeux un petit-maître ?

– Mieux que cela, répondit La Brie.

– Tu crois donc que je n’aurai point de peine à éclipser Verval ou le petit Nérigean ? Au fait, cet habit me dispensera d’avoir de l’esprit aujourd’hui. – La Brie, tu iras tout de suite prévenir Tonton la danseuse que je soupe ce soir avec elle ; je tiens à ce qu’elle me voie sous les armes, cette pauvre petite. En passant, je recruterai quelques amis. – Voyons, j’ai bien tout retenu, n’est-ce pas ? Récapitulons. Les airs de du Bousset… tra la, la… – Bien peigné, bien chaussé, qui fait pas de ballets… Je marcherai en sautillant, comme cela. – La boîte ambrée, la voilà. – Qui vous parle à l’oreille… qui fait des ragoûts… qui donne à lire des billets. – Ah ! mon Dieu ! et moi qui oubliais cet article : qui vous fait lire des poulets qu’il s’écrit souvent à lui-même… étourdi ! une idée aussi belle. – La Brie !

– Plaît-il, monsieur le chevalier ?

– Tu oubliais le plus important… le poulet !

– Quel poulet ?

– Voyons ; mets-toi à cette table et prends la plume.

– Monsieur le chevalier va donc dicter ?

– Sans doute. Mais la fièvre m’étrangle si je sais quoi m’écrire ! Il faudrait quelque chose dans le genre élégiaque et vaporeux. Commençons toujours : – Monsieur le chevalier… non, c’est trop intime. – Mon cher chevalier, c’est plus bienséant.

– « Mon cher chevalier. »

– Diable ! voici l’embarrassant ; attends un peu. – « Mon cher chevalier, je… » – Barbouille cela en pattes de mouche. – « Je vous attends ce soir… » Ouf !

– « Ce soir. »

– Corbacque ! tes doigts vont plus vite que ma parole. Si nous fourrions un mari là-dedans, qu’en dis-tu, La Brie ? Cela serait bien plus original – et plus vraisemblable.

– Je ne vois pas, en effet, pourquoi monsieur le chevalier s’en priverait.

C’est juste. Va donc pour le mari : – « Mon mari est à la campagne… » – Ici, il y aurait besoin de quelque métaphore galante, troussée avec esprit et relevée en pointe, comme votre rigueur, belle Églé, ou bien douce Philis…

– « Mon mari est à la campagne. »

– À la campagne, bon. Écris. « L’amour, qui fait commettre tant de fautes… » Jette un pâté à cet endroit ; cela joue la passion. Y es-tu ?… « L’amour, qui fait commettre tant de fautes, me dicte cette nouvelle imprudence. » Bien, très bien !

– « Imprudence. »

– « À ce soir ! mon Pimprenelle adoré, à ce soir ! » – Bravo ! Maintenant, signe.

– De quel nom ?

– Ma foi, je ne sais pas. Invente, forge un nom de femme ; je m’en rapporte à toi. Surtout n’oublie pas le paraphe.

– C’est fait.

– À présent, saupoudre de quelques grains d’or, plie en quatre, écris mon adresse… et apporte-moi ce poulet ce soir, chez Tonton, au dessert, d’un air énormément mystérieux. – Ah ! ah ! qui vous fait lire des poulets… qu’il s’écrit à lui-même !

– Ah ! ah !

– Tiens ! vous riez, vous aussi, maître La Brie ?

– Excusez-moi, monsieur le chevalier… c’est que… c’est plus fort que moi.

– Mon Dieu ! ne te gêne pas, mon garçon, ris tant que tu voudras.

– Ah ! ah ! ah !

– Ah ! ah ! ah !

IIL’opéra

M. le chevalier de Pimprenelle riait encore au milieu de la rue. – Après être descendu chez un baigneur renommé, où il se fit ambrer des pieds à la tête, il se dirigea vers le Palais-Royal et y fit deux ou trois tours de promenade, en attendant l’heure de l’Opéra. Lorsqu’il eut assez longtemps regardé les femmes sous le nez, dit des gaillardises aux bouquetières et promené son épée dans les jambes des passants, il se disposait à sortir du jardin, – quand il aperçut un petit abbé de sa connaissance, qui s’empressa de venir à lui avec de grandes démonstrations de tendresse et qui se prit à passer familièrement son bras sous le sien.

– Eh ! c’est l’abbé Goguet, s’écria le chevalier ; gageons, fripon, que vous sortez de chez Belinde ou de chez Zenéide ?

– Baste ! vous gagneriez doublement ; je viens de chez toutes les deux.

– L’abbé, c’est le ciel qui vous envoie. Comment trouvez-vous mon habit ?

– Magnifique.

– Et mes rubans ?

– Incomparables.

– Vous avez le goût sûr… Avez-vous soupé ?

– Fi donc ! avant dix heures ?

– Alors je vous emmène : nous souperons ensemble avec Tonton, dans ma petite maison du faubourg.

Et ils prirent tous les deux la route de l’Opéra, non sans s’être arrêtés à maintes reprises dans les cabarets qui se trouvaient sur leur passage, et sans avoir rendu tous les coups de coude des sous-traitants et des petits robins dont on était alors accablé. – Une fois arrivés, ils allèrent se placer sur un des bancs disposés le long des coulisses, l’abbé après avoir essuyé les quolibets des comédiens, et le chevalier en s’inclinant devant les félicitations sans nombre que lui attirait son habit neuf. On jouait ce soir-là les Indes galantes, pastorale en quatre entrées, de Fuzelier et de Rameau. Une des nymphes subalternes les plus en vogue, la petite Tonton, dont avait parlé le chevalier de Pimprenelle, remplissait là-dedans le rôle d’une jeune vierge péruvienne et devait mimer un pas nouveau composé tout exprès pour elle par Despréaux, le plus habile joueur de saqueboute de son temps. Pendant que l’abbé Goguet et le chevalier de Pimprenelle, après avoir fait quelque fracas de leurs lorgnettes et de leurs montres, étaient occupés à guigner les femmes des loges avancées, sans plus se soucier de la pièce qu’on représentait, – ils se virent accostés par un Mondor à la face rubiconde, coiffé d’une perruque volumineuse, et qui se carrait d’un air d’importance en s’appuyant sur une haute canne de bois des îles. Ce personnage les salua avec toute la majesté que comportait sa riche encolure et s’assit lourdement à côté d’eux, en promenant ses gros yeux effarés sur le groupe des danseurs qui remplissait la scène. C’était le protecteur actuel et déclaré de Tonton.

Dès qu’il l’aperçut au bord de la rampe, un énorme sourire serpenta sur toute la largeur de sa figure ; il se balança sur son banc d’un air de satisfaction, et fit grincer deux ou trois fois sa tabatière, en toussant et soufflant de manière à couvrir la musique de l’orchestre. – À ce bruit insolite, Tonton se retourna et ne put dissimuler une violente envie de rire, qui lui fit manquer un entrechat et excita les murmures des habitués du parterre. À partir de ce moment, sa danse demeura sans effet sur le public, et ce fut en dépit de la mesure qu’elle acheva le pas de caractère où ses partisans l’attendaient pour la juger. – L’acte fini, elle passa, toute rouge de colère, au milieu des rangs silencieusement moqueurs de ses rivales, et se hâta de remonter dans sa loge, – suivie du Mondor, du petit collet et du chevalier de Pimprenelle, qui traversèrent bruyamment le théâtre en emboîtant le pas derrière elle. Tonton étouffait de rage ; elle gravit quatre à quatre l’escalier étroit, sans faire attention à leurs compliments de condoléance. Arrivée à la porte de sa loge, elle se retourna vivement, et la première chose qu’elle aperçut fut la grosse figure du Mondor, dont l’expression de douleur comique l’eût peut-être désarmée en toute autre circonstance. Mais Tonton avait trop sur le cœur sa récente humiliation, et, lui attribuant une partie de sa défaite, – elle lui poussa brusquement la porte sur le nez.

Le pauvre financier resta deux minutes étourdi. Avant qu’il fût remis de son émotion, l’abbé Goguet et le chevalier de Pimprenelle avaient fait volte-face et descendu quelques marches de l’escalier.

– Oh ! oh ! dit le chevalier, la petite a sa migraine ce soir, à ce qu’il me semble.

– Mais… je crois que oui… balbutia piteusement le Mondor.

– Baste ! cela ne sera rien, répliqua l’abbé. Il faut parlementer, voilà tout.

– C’est cela, parlementez, mon cher.

En conséquence, le Mondor approcha son œil du trou de la serrure, et d’une voix qu’il s’efforça de rendre aussi pateline qu’il lui fut possible :

– Tonton, ma petite Tonton… il ne faut pas m’en vouloir ; ouvre-moi, mon bouchon !

Rien ne répondit.

– Tonton, continua-t-il d’un ton dolent, il y a en bas M. le chevalier de Pimprenelle qui nous fait l’honneur de nous inviter à souper dans sa petite maison, avec l’abbé Goguet. Tu te rappelles Goguet, ton bon ami ?

Même silence.

Le Mondor eut un moment d’hésitation au bout duquel il parut faire un effort sur lui-même :

– Tonton, mon petit nez… tu sais cette désobligeante que tu désirais tant, avec cette livrée bleu-de-ciel ? eh bien, tu l’auras demain matin. Hein ?

Il n’y eut pas un mouvement. – Le financier suait à grosses gouttes. Au bas de la rampe, le chevalier et l’abbé se tenaient les côtes de rire. – L’abbé, pour se donner une contenance, chantonnait entre ses dents un couplet qui courait les ruelles :

L’autre jour, près d’Annette,
Un gros berger joufflu,
Lurelu,
La rencontrant seulette,
En riant l’aborda,
Lurela…

– Tonton… Tonton, tu m’as demandé hier un de mes grands laquais ; je te donnerai Saint-Jean – et puis Jasmin… tu entends ?

La danseuse entendit sans doute, mais elle n’en montra rien. Le Mondor laissa tomber ses bras d’un air désespéré.

– Tonton, adieu. Je m’en vais, Tonton. Tu ne me reverras plus, Tonton.

Et il se disposait en effet à descendre lentement l’escalier, lorsque ses regards tombèrent sur ses deux compagnons qui l’examinaient d’un air railleur.

– Ferme ! lui cria le chevalier.

– Encore ! dit l’abbé.

Il réfléchit. Puis, armé de résolution, il remonta vers la loge ; mais cette fois il y frappa avec assurance et d’une main de maître.

– Allons ! se dit-il. Tonton, je t’achèterai une folie à Chantilly ou à Meudon. Tu y donneras des fêtes toutes les semaines, et tes amies Cléophile et Guimard en sécheront de jalousie. – Partons :

La porte s’était ouverte.

– Partons ! dit la danseuse.

IIILa petite maison

Le carrosse du Mondor brûlait le pavé ; au bout de dix minutes, il s’arrêta devant une maison dont l’architecture n’offrait rien de particulièrement remarquable. – M. le chevalier de Pimprenelle, ayant mis pied à terre, s’empressa d’offrir sa main à Tonton pour l’introduire dans ce galant séjour. L’abbé suivait, donnant le bras au financier. – Ils traversèrent ainsi un vestibule de forme circulaire, voûté en calotte, avec des lambris couleur de soufre tendre et des dessus de porte peints par Dandrillon. – Tonton regarda l’un d’eux, qui représentait Hercule dans les bras de Morphée, réveillé par l’Amour. – La salle à manger qui venait ensuite était carrée et à pans. Elle était tendue de gourgouran gros vert et terminée dans sa partie supérieure par une corniche d’un profil élégant, surmontée d’une campane sculptée enfermant une mosaïque en or. Le parquet était de marqueterie mêlée de bois de cèdre et d’amarante ; les marbres de bleu turquin. – Autour de la salle, douze trophées décorés par Falconet représentaient en relief les attributs de la chasse, de la pêche, des plaisirs de la table et de l’amour. De chacun d’eux sortaient autant de torchères portant des girandoles à six branches, qui éblouissaient.

Tonton loua beaucoup le goût exquis du chevalier de Pimprenelle, – avec le désir secret de piquer l’amour-propre du gros Mondor.

– Voyez donc, lui dit-elle, comme ces fleurs font admirablement bien dans ces jattes de porcelaine bleue, rehaussées d’or. En vérité, il n’y a que M. le chevalier de Pimprenelle pour posséder le goût de toutes ces choses.

L’épais Turcaret allait sans doute répliquer avec quelque aigreur, lorsqu’il fut interrompu par l’arrivée de deux nègres prodigieusement laids qui entrèrent, l’aiguillette au bras, et allèrent se placer silencieusement de chaque côté de la porte. Le chevalier frappa sur un panneau, et ; du milieu du plancher s’éleva tout à coup une table richement servie, autour de laquelle prirent place les conviés. – Ces féeries gastronomiques, comme on le sait, avaient été mises à la mode par le régent et s’étaient continuées jusque sous le règne de Louis XV.– Pendant un quart d’heure environ, on n’entendit que le tintement des fourchettes d’argent et le babil du champagne dans le cristal. Le Mondor et l’abbé mangeaient comme quatre, le chevalier buvait comme douze ; il n’y avait que Tonton qui ne buvait ni ne mangeait, parce qu’elle redoutait l’embonpoint.

Vers le milieu du repas, alors que les langues commençaient à se délier, on entendit du bruit soudain dans l’antichambre ; et un nègre vint se pencher discrètement à l’oreille du chevalier de Pimprenelle.

– Eh bien ! faites entrer, répondit-il avec insouciance.

– Ouais !… qu’est-ce que cela signifie ? demanda le Mondor en essayant de cligner l’œil d’un air malin.

– Je l’ignore. C’est ce maraud de La Brie qui veut à toute force me parler.

En ce moment, La Brie parut sur le seuil de la salle : il semblait hésiter et n’oser faire un pas. Sa main tenait un petit billet qu’il cherchait à dissimuler avec une affectation visible et qu’il tendait de loin au chevalier. C’était un adroit coquin que ce La Brie !

– Allons, que me veux-tu ? demanda M. de Pimprenelle sans paraître s’apercevoir de rien.

La Brie redoubla sa pantomime.

– Parle vite.

– C’est que…

– Hein ?

– C’est… un billet.

– Un billet ? Ventrebleu ! y avait-il besoin de tant de mystère pour dire cela ? Et de qui est-il, ce billet ?

– C’est un laquais cerise qui me l’a remis.

– Malpeste ! Lisez-moi donc un peu cela, l’abbé.

– Comment, vous voulez que je…

– Vous savez bien, mon cher, que j’ai la vue basse ; et puis cela nous égayera davantage.

– Hum ! dit l’abbé en flairant le papier sur tous les côtés.

– Voyons ! voyons ! dit Tonton avec impatience.

– Ah oui ! voyons, répéta le Mondor, qui ne cessait pas de manger.

L’abbé Goguet brisa le cachet et commença la lecture à haute voix :

« Mon cher chevalier,

Je vous attends ce soir. Mon mari est à la campagne. – L’amour, qui fait commettre tant de fautes, me dicte cette nouvelle imprudence ! – À ce soir, mon Pimprenelle adoré, à ce soir ! »

– Très joli ! ravissant ! s’écria le Mondor ; ce scélérat de chevalier est couru de toutes les femmes.

– Et la signature ? demanda Tonton.

– Recevez nos compliments, ajouta l’abbé.

Le chevalier de Pimprenelle sourit à son jabot avec une fatuité complaisante.

– Au fait, la signature ? répéta le Mondor, épanoui. Une vive expression de surprise anima tout à coup les traits de l’abbé, qui balbutia avec quelque embarras :

– Mais… je ne sais si je dois… s’il convient ici…

– Allons donc ! fit le chevalier en haussant les épaules.

– Pourtant… insista le lecteur.

– Si ! si ! la signature ! vociférèrent les trois convives. Tonton s’était précipitée sur le papier et l’avait enlevé rapidement aux mains de l’abbé.

Elle jeta ce nom :

–… « Louise d’Obligny. »

Il y eut un moment de silence, semblable à celui qui suit un coup de foudre. Le financier avait bondi sur sa chaise : en moins d’une minute, son visage avait passé par les tons les plus divers, depuis le pourpre jusqu’au violet, depuis le blanc le plus mat jusqu’au noir le plus abyssin. Il parvint enfin à se lever de son siège, et après des efforts inouïs pour ouvrir la bouche :

– Ma femme ! s’écria-t-il.

IVLe dessert

Dire ce qu’éprouva le Mondor est impossible. Il avait d’abord, sous le coup de sa première stupeur, roulé dans sa tête les projets de vengeance les plus extravagants, les coups d’épée les plus furibonds. Il s’était, en idée du moins, baigné dans une mare de sang et avait pourfendu à lui seul une demi-douzaine de chevaliers. Cette petite débauche d’imagination dura peu de minutes, – le temps de se souvenir des deux ou trois derniers duels de M. de Pimprenelle. Il n’en fallut pas davantage pour éteindre le beau feu du Mondor. Tout à l’heure c’était de la flamme, un moment après ce n’était plus que de la braise.

Il retomba sur sa chaise.

– L’abbé… dit-il en soufflant péniblement, donnez-moi à boire.

L’abbé lui versa du tokay avec un affectueux empressement. Le financier but son verre d’un seul trait, puis il se mit à regarder en silence le chevalier.

– Ainsi, monsieur, reprit-il lorsque ses sens furent un peu rassis, c’est donc vous l’heureux mortel sur qui madame d’Obligny dispense aujourd’hui ses faveurs ?

Le chevalier écarquilla les yeux.

Il était resté la bouche béante depuis le commencement de cette scène ; son premier mouvement avait été de se retourner vers La Brie, – mais le valet de chambre avait jugé prudent de s’esquiver ; c’était la première fois qu’il voyait le Mondor, et sans doute il ne le connaissait pas de nom. Le chevalier demeura donc seul avec lui-même, accablé de ce qui se passait autour de lui, et promenant un regard inexprimable de Tonton à l’abbé et de l’abbé au Mondor. Nous ne lui ferons pas cependant l’outrage de croire qu’il avait des remords ou des scrupules ; mais ce que nous affirmerons en toute sûreté de conscience, c’est qu’il était réellement étonné ; – et il y avait si longtemps que rien ne l’étonnait plus, qu’il lui fallut quelques instants avant de recouvrer l’habitude de cette sensation.

La brusque interpellation du financier le rappela à lui. Il examina le poulet qu’il tenait entre les doigts, le tourna, le retourna, et, en fin de compte, le tendit à M. d’Obligny en lui disant :

– Ma foi ! voyez vous-même… peut-être reconnaîtrez-vous l’écriture de madame d’Obligny.

– Laissez donc, répondit celui-ci : est-ce que je me suis jamais occupé de ces griffonnages-là ! – L’abbé, donnez-moi à boire.

L’expédient honnête du chevalier tomba ainsi complètement. Il se vit dans la nécessité de pousser jusqu’au bout l’aventure.

– Alors, monsieur, dit-il, disposez de moi quand bon vous semblera. Je demeure à vos ordres.

– C’est bien, chevalier. Ceci ne doit point nous empêcher d’achever le repas. – À moins, poursuivit le Mondor en souriant d’un air forcé, que votre belle ne s’impatiente trop. Mais rassurez-vous, fit-il en portant ses regards sur la pendule, ce n’est point l’heure encore où elle se retire dans ses appartements. – Et d’ailleurs, j’y pense, n’avons-nous pas, parbleu ! mon carrosse ? Puisque nous suivons tous deux la même route, j’aurai le plaisir de vous déposer au lieu de votre destination.

Le chevalier de Pimprenelle l’écoutait sans comprendre.

– Je crois qu’il a presque de l’esprit ce soir, murmura l’abbé à l’oreille de Tonton.

– Il faut que le vin que tu lui sers soit diantrement bon, répondit-elle.

– Allons, Goguet ! s’écria le Mondor, qui n’avalait plus que de travers, chantez-nous quelque chose… mais là, du gai, du drôle ; vous savez… La derideri déridera !

– Bon ! bon ! je comprends, dit l’abbé en achevant la bouteille de tokay. Attention !

Et il entonna d’une voix aiguë, mais affreusement enrouée, les couplets amphigouriques suivants, sur l’air populaire : Un chanoine de l’Auxerrois.

Le vin généreux que j’ai pris
Vient de ranimer mes esprits ;
Messieurs, point de chicane ;
Turlututu, chapeau pointu,
Je vais vous faire un impromptu
Rempli de coq-à-l’âne.
Cupidon s’est fait maréchal,
Et ce dieu ne s’y prend pas mal :
Lise est son domicile.
Il met sa forge dans ses yeux,
Puis en fait jaillir mille feux
Qui brû…

– Assez ! exclama impérieusement le Mondor en frappant du poing sur la table, vous faites souffrir monsieur le chevalier. – Fi ! la vilaine voix ! D’ailleurs, ne voyez-vous pas qu’il a hâte de partir ? N’est-ce pas, chevalier ?

Le chevalier de Pimprenelle se leva en silence :

– Labranche, dit-il à un des laquais, prévenez le cocher de M. d’Obligny qu’il ait à nous quérir.

– Dis donc, d’Obligny… fit l’abbé aviné, sais-tu que tu n’es guère honnête, d’Obligny ?

Le financier le repoussa violemment.

– Allons, passe devant, ivrogne !

L’abbé s’effaça contre la muraille en grommelant, précédé par Tonton.

À la porte, il y eut un dernier échange de civilités entre le chevalier de Pimprenelle et M. d’Obligny. Après quoi, tous les quatre remontèrent en voiture.

– Chez ma femme ! cria le Mondor au cocher.

VLe drame

Cette fois, le trajet fut silencieux. Chacun des personnages emportés par cette voiture était agité de pensées si confuses et si incohérentes, qu’il n’aurait su que dire en prenant la parole. Quelquefois, la lueur soudaine d’un réverbère passait, – illuminant les acteurs de cette scène étrange, et les montrant fantastiquement groupés dans une ellipse rougeâtre. Assise devant lui, la danseuse pinçait les genoux du petit collet, qui ronflait à tue-tête et se retournait à chaque coup d’ongle avec des soubresauts d’Encelade. – Tous les deux représentaient le côté bouffon de ce drame après boire, qui avait commencé dans une loge d’actrice, et qui allait se dénouer dans une alcôve conjugale.

La tête doucement renversée sur les coussins du carrosse, les jambes croisées, la main dans son gilet, – le chevalier de Pimprenelle réfléchissait au bizarre et à l’imprévu de sa situation, sans toutefois songer aux moyens d’en sortir. Il semblait, au contraire, trouver un certain plaisir à s’enfoncer davantage au sein des complications qui l’attendaient. Semblable à ces malades singuliers qui, par un esprit de contradiction inexplicable, s’acharnent à raviver une douleur demi-éteinte, et goûtent une sorte de jouissance dans l’excès de leurs propres maux, – il se plongeait et se roulait avec délices dans les difficultés qu’il s’était créées lui-même. Comment cela finirait-il ? Il l’ignorait et il voulait l’ignorer. Il était à la fois son acteur et son spectateur. Il se regardait faire d’un air curieux, et il se promettait de rire beaucoup de ce qui allait lui arriver.

Ce qu’il y avait là-dedans de plus clair pour lui, c’est que M. d’Obligny le conduisait chez sa femme.

Il avait plusieurs fois entendu parler de madame d’Obligny comme d’une personne fort belle et parfaitement à la mode. En cela son valet de chambre s’était ponctuellement conformé à ses intentions. – Lui-même n’était pas sûr de ne l’avoir point rencontrée dans quelque salon ; mais ce jour-là elle lui était si bien sortie de la mémoire qu’il lui aurait été tout à fait impossible de déterminer la nuance de ses cheveux.

Un moment, il eut la pensée de se renseigner auprès du mari.

Mais en levant les yeux, il en eut une compassion réelle. Ses mains étaient crispées autour de sa haute canne ; son haleine se dégageait mal de ses poumons oppressés ; ses gros yeux regardaient sans voir à travers la vitre humide de sa respiration. Il était évident que le financier se trouvait en proie à l’un de ces cauchemars moraux sans exemple jusqu’à présent dans son existence alourdie par la sensualité. Non pas que madame d’Obligny lui tînt tellement au cœur qu’il ne pût se défendre à son égard d’un reste de tendresse ; non pas que sa vertu se fût toujours présentée à ses yeux avec des rayonnements également purs ; mais il y avait dans la façon dont cette nouvelle injure lui avait été révélée quelque chose de si spontané et de si inattendu, que le mari le plus cuirassé des deux mondes en eût été terrifié comme d’une poudre fulminante qui serait tout à coup partie sous son nez.

Aussi, lorsque le marchepied de la voiture s’abaissa devant l’hôtel, le chevalier éprouva-t-il un dernier sentiment charitable ; – et au moment où il se levait pour descendre, le corps plié en deux par la courbe de la voiture, il se retourna vers le Mondor et lui dit :

– Tenez, financier, si vous voulez m’en croire, nous remettrons la partie à un autre jour, et nous pousserons jusque chez Tonton pour terminer de sabler du champagne ; quitte ensuite, demain matin, à nous couper réciproquement la gorge, si tel est votre bon plaisir.

Le financier eut un frisson. Mais il s’était trop avancé. – Pour unique réponse, il se leva avec effort derrière le chevalier, qui se décida à mettre pied à terre, disant à part lui :

– Maintenant, advienne que pourra !

Au coup de marteau qui alla ébranler l’hôtel jusque dans ses plus intimes profondeurs, un laquais se présenta sur le seuil, tenant un flambeau de cire.

– Où est madame ? lui jeta à la figure M. d’Obligny.

– Madame vient de se retirer dans sa chambre à coucher, répondit le laquais.

– Éclairez-nous.

Puis, ils montèrent l’escalier, de compagnie. À la porte de l’antichambre, ils rencontrèrent une soubrette qui les regarda d’un air ahuri et fit mine de leur barrer le passage.

– Eh bien ! Céphise, qu’est-ce que c’est ? Ta maîtresse est-elle donc ce soir tellement agitée par ses vapeurs qu’elle ait donné l’ordre de ne laisser pénétrer personne auprès d’elle ? – Tu sais bien pourtant qu’une telle consigne ne saurait atteindre M. le chevalier de Pimprenelle.

La suivante fixa le nouveau venu.

– C’est bon, mon enfant, tu feras ton métier d’étonnée un autre jour. En attendant, va-t’en prévenir madame de notre arrivée, – entends-tu ?

– C’est que… monsieur… balbutia-t-elle, madame vient de renvoyer sa femme de chambre, et j’ignore… je ne sais…

– Tiens, coquine ! fit le Mondor avec impatience en lui jetant une bourse ; entre et annonce-nous.

La suivante obéit en poussant un soupir. Elle revint, au bout de cinq minutes, introduisant M. d’Obligny et M. le chevalier de Pimprenelle.

M. le chevalier tira, avant d’entrer, un petit miroir de sa poche, – et répara du mieux qu’il lui fut possible les incongruités que les cahots de la voiture avaient occasionnées à sa perruque en queue de veau.