Les bijoux indiscrets - Denis Diderot - E-Book

Les bijoux indiscrets E-Book

Denis Diderot

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Beschreibung

Un roman érotique abordant tout en même temps des sujets d’actualité contemporains à l’auteur

Les bijoux indiscrets sont un roman allégorique de Diderot, publié anonymement en 1748. Bien que rejeté par son auteur, c’est une œuvre légère, au charme délicat et… un classique de la littérature licencieuse. Pour tromper l’ennui, un sultan, amateur de commérages, se procure auprès d’un génie un anneau magique afin de connaître les secrets galants des dames de la cour : il suffit de tourner le chaton de la bague vers une femme pour que celle-ci avoue, immédiatement, par la voix d’un de ses « bijoux », toutes les intrigues dont elle a connaissance… Pur divertissement ? S’agissant de Diderot, rien n’est moins sûr !

D’aucuns ont voulu reconnaître Louis XV et la Pompadour sous les traits du sultan et de sa favorite. D’autres ont rejeté le texte au motif qu’il s’éloignait des canons des romans philosophiques. Il reste qu’à travers les trente essais de l’anneau, l’auteur égratigne les travers de la vie à la cour, évoque la réforme du théâtre, participe à la querelle des Anciens et des Modernes et traite des questions de droit, d’économie et de philosophie sur un ton alerte mais avec profondeur ! Ainsi, le philosophe parvient-il à faire connaître des opinions et des critiques sans encourir les foudres de la censure.

Une œuvre riche et délicieuse à savourer !

EXTRAIT

Hiaouf Zélès Tanzaï régnait depuis longtemps dans la grande Chéchianée ; et ce prince voluptueux continuait d'en faire les délices. Acajou, roi de Minutie, avait eu le sort prédit par son père. Zulmis avait vécu. Le comte de… vivait encore. Splendide, Angola, Misapouf, et quelques autres potentats des Indes et de l'Asie étaient morts subitement. Les peuples, las d'obéir à des souverains imbéciles, avaient secoué le joug de leur postérité ; et les descendants de ces monarques malheureux erraient inconnus et presque ignorés dans les provinces de leurs empires. Le petit-fils de l'illustre Shéhérazade s'était seul affermi sur le trône ; et il était obéi dans le Mogol sous le nom de Schachbaam, lorsque Mangogul naquit dans le Congo. Le trépas de plusieurs souverains fut, comme on voit, l'époque funeste de sa naissance.

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Les bijoux indiscrets

Denis Diderot

LES BIJOUX INDISCRETS

1748

AU MONOMOTAPA

NOTICE PRÉLIMINAIRE

Voici un livre qui a été bien discuté, et qui, nous le comprenons de reste, n'a pas le droit d'être publié autrement que dans une collection d'œuvres complètes, où il est comme noyé et trouve immédiatement son correctif. C'est une incartade de jeune homme, la suite d'un pari, le désir de démontrer à une maîtresse exigeante[1] qu'il n'y avait rien de plus facile que de faire du Crébillon fils, mais qu'on pouvait, même en suivant ce modèle dangereux, mettre autre chose, dans un roman léger, que des allusions et des scènes libres. Diderot a gagné son pari, et le jugement qu'il faut porter des Bijoux indiscrets, est celui qu'en porte M. Mézières, de l'Académie française, derrière l'opinion duquel nous aimons à nous abriter.

En parlant[2] des réformes introduites par Lessing dans le théâtre allemand, M. Mézières dit, en effet : « De cette condamnation portée contre la France, il fallait cependant excepter un homme, un penseur original qui, avant Lessing, avait jugé, avec une complète indépendance, la scène de son pays, et que Lessing lui-même reconnaissait comme son prédécesseur et son maître en critique : j'ai nommé Diderot, dont les Allemands de nos jours ne contestent pas absolument l'influence sur l'auteur de la Dramaturgie, mais qu'ils laissent volontiers dans l'ombre sans lui attribuer toute la part d'initiative qui lui revient[3]. Ce qui est vrai, et ce que la critique allemande a le tort de ne pas dire hautement, c'est que Lessing, de son propre aveu, emprunta à Diderot une partie de ses arguments contre le théâtre français, et que, sans l'exemple de Diderot, il n'aurait été ni si hardi, ni si pénétrant, dans sa critique dramatique. Lui-même le reconnaît avec une bonne foi dont ses biographes devraient s'inspirer pour rendre à chacun ce qui lui est dû. Lessing n'était encore qu'un étudiant obscur de l'Université de Leipzig, lorsque, dans un roman frivole où s'agitaient des questions graves, Diderot critiquait sévèrement la tragédie française. Ce passage des Bijoux indiscrets frappa tellement Lessing, que, vingt ans plus tard, il le traduisait tout entier dans la Dramaturgie, et l'acceptait ainsi comme point de départ de ses attaques passionnées contre le système dramatique de la France. »

Des questions graves ! Le mot doit faire réfléchir ceux qui se trouveraient trop pressés de condamner ce livre. Des questions graves, mais quelles ? D'abord, celle de la réforme du théâtre que Diderot allait tenter bientôt sur la scène même de la Comédie française ; ensuite celle des idées philosophiques dont il allait donner, peu d'années après, une formule plus sévère dans l'Interprétation de la nature ; enfin la critique des mœurs de l'époque, critique qui n'était pas sans portée, précisément parce qu'elle était moins fine et moins complaisante que celle du modèle que l'auteur avait choisi, Crébillon fils.

Mais le lecteur verra tout cela, et, sans doute, il jugera qu'il faut pardonner un peu à Diderot la façon dont il s'y est pris pour faire parvenir à des courtisans, à des femmes, à des jeunes gens, des idées dont ils n'auraient jamais eu connaissance s'il les eût consignées dans un livre à l'usage des seuls philosophes. En se reportant à la licence du temps où il écrivait, on verra qu'il ne l'a point dépassée, si ce n'est en latin, et l'on sait quel est le privilège du latin. Ce privilège doit être encore plus facilement accordé à cette langue, aujourd'hui qu'on ne la sait plus.

Les Bijoux sont une œuvre où la jeunesse qui s'en va (Diderot avait trente-cinq ans) lutte encore avec la maturité qui arrive. Lorsque Diderot fut à l'entrée de la vieillesse, lorsqu'il pensa à réunir, chose qu'il ne fit jamais, les pages qu'il avait semées avec tant d'insouciance pendant sa vie, il jugea lui-même sévèrement cet écart. Il disait à Naigeon, qui le rapporte dans ses Mémoires : « Ce ne sont pas les mauvais livres qui font les mauvaises mœurs d'un peuple, mais ce sont les mauvaises mœurs d'un peuple qui font les mauvais livres ; ce sont comme les exhalaisons pestilentielles d'un cloaque. » « Quoique le mien, ajoutait-il, fût une grande sottise, je suis très-surpris de n'en avoir pas, à cette époque, fait de plus grande. » Il n'entendait, continue Naigeon, parler de ce livre, même en bien, qu'avec chagrin et avec cet air embarrassé que donne le souvenir d'une faute qu'on se reproche tacitement. Il m'a souvent assuré que, s'il était possible de réparer cette faute par la perte d'un doigt, il ne balancerait pas d'en faire le sacrifice à l'entière suppression de ce délire de son imagination. »

Nous ne doutons pas de ce repentir sincère, mais il est probable qu'avant de les détruire, Diderot aurait voulu relire les Bijoux ; qu'il aurait alors un peu marchandé ; qu'après avoir offert un doigt, il aurait désiré que ce fût le plus petit, et de la main gauche ; qu'il aurait demandé grâce pour les chapitres sérieux ; qu'il aurait, en fin de compte, trouvé qu'il y en avait si peu qui ne l'étaient pas, que cela ne valait pas la peine de se préoccuper des autres outre mesure ; que, d'ailleurs, l'expiation par l'exposition perpétuelle de sa faute était une punition plus réelle que la suppression impossible d'une chose une fois mise sous les yeux du public ; et il aurait fini certainement, après tous ces raisonnements, comme a fini Naigeon, qui, les ayant faits aussi, et ayant affirmé que Diderot aurait banni les Bijoux de toutes les éditions de ses œuvres, les inséra dans la sienne, en les augmentant de trois chapitres inédits et en disant : « J'oserai hasarder un jugement que l'avenir me paraît devoir confirmer : à mesure que les livres purement et simplement licencieux perdront de leur célébrité, celui-ci pourrait bien en acquérir, parce qu'on y trouve la satire des mauvaises mœurs, de la fausse éloquence, des préjugés religieux, avec une connaissance très-étendue des langues, des sciences et des beaux-arts, des pages très-philosophiques et très-sages, des morceaux allégoriques remplis de finesse, avec beaucoup de chaleur et de verve. » M. Rosenkranz (Diderot's Leben und Werke) signale en effet, parmi ces morceaux, le Rêve de Mangogul (chap. XXXII) comme un chef-d'œuvre.

Dans son Catalogue (manuscrit, Bibliothèque de l'Arsenal), M. de Paulmy dit : « Les Bijoux indiscrets, tirés d'un ancien fabliau intitulé les C. qui parlent[4]. Il s'est ici fort étendu et forme un roman très-libre, mais agréable. On l'attribue à Diderot. La première édition est de 1748. C'est ici la seconde, ornée de figures moins médiocres. L'ouvrage a été traduit en anglais. »

Il est assez difficile de se reconnaître dans ces éditions de la première heure. Dans l'espace de quelques mois, il y en eut six en Hollande. Elles sont sans date, et portent en général l'indication : Au Monomotapa, quoiqu'il y en ait qui portent celle de Pékin. La première était en trois volumes in-12[5]. Celle que nous croyons être la seconde, d'après l'indication de M. de Paulmy, n'en a que deux. Elle a de fort jolies figures, sans signature. Le frontispice allégorique a pour sujet : l'Imagination prenant la plume des mains de la Folie et l'Amour lui dictant. La Folie, habillée en pèlerine, debout, un bâton surmonté d'une marotte dans la main gauche, tend de la droite une plume à l'Imagination, à demi vêtue, assise sur un tertre, à l'ombre d'un arbre et au bord d'un ruisseau. L'Amour, à ses pieds, place une feuille de papier sur ses genoux.

La vignette du titre représente un lit carré, dont un Amour voltigeant ferme les rideaux, en tirant la langue et en faisant de la main gauche le geste que les enfants appellent montrer les cornes.

Il y a, en outre, quatre gravures dans le premier volume et deux dans le second, aux chapitres : Évocation du génie (IV), les Gredins (XXVI), la Petite Jument (XXXI), le Rêve de Mangogul (XXXII), Événements singuliers (LI), Zuleïman et Zaïde (LII).

Deux contrefaçons, toutes deux du même nombre de pages, mais avec des différences typographiques dans le texte, ont cette même suite de gravures retournées et assez mal exécutées, quoique dans l'une d'elles les premières planches aient des parties d'une grande finesse. Elles se distinguent par la vignette du titre qui, dans l'une, consiste en un cadre dans lequel est représentée une femme à demi nue recevant la visite d'un pacha vêtu seulement d'un turban extravagant. Le cadre est surmonté d'un bois de cerf dans lequel est passé un anneau. Sur une guirlande, on lit : Sunt similia tuis. L'autre porte seulement cette même devise en trois lignes sur une plaque encadrée de satyres engainés et surmontée d'une tête de cerf.

Cazin a donné une édition in-18 avec les figures réduites. Lombard, de Langres, dans ses Souvenirs, cite ces coquets petits volumes comme étant de ceux que les colporteurs juifs faisaient passer le plus facilement et le plus volontiers dans les collèges. Ceci explique suffisamment l'interdiction prononcée contre les réimpressions, et la condamnation insérée au Moniteur du 7 août 1835 contre une édition (1833) du même genre et ayant sans doute même destination.

Voici l'opinion de Clément sur le livre, quand il parut :

« Si je vous connais bien, écrit-il à son correspondant, vous vous amuserez encore davantage des Bijoux indiscrets[6], grâce à Mangogul, roi de Congo, qui vient de les faire parler avec tant d'éloquence… Vous concevez, monsieur, ce qu'avec une pareille idée on peut amener de situations : l'auteur en a trouvé de bonnes, sans doute… mais il ne tire pas assez de parti de celles qu'il imagine. Ses détails sont faibles, ses digressions fréquentes, quelquefois longues, pas toujours intéressantes. En général, il n'y a pas assez de chaleur dans l'exécution, de légèreté, de fine plaisanterie, de cette fleur de gaieté, de ces naïvetés heureuses si nécessaires aux bons contes. » (Cinq Années littéraires, lettre IV.)

On voit que Clément prenait la chose comme il fallait la prendre. Palissot, plus sévère, ne voulut pas rire, et quand Voltaire le pria, ainsi que l'avait déjà fait le comte de B***, après la première édition de la Dunciade, de rayer dans les suivantes ses injures à Diderot, il répondit au patriarche avec indignation :

« À l'égard de M. Diderot, il est très-vrai que je ne l'ai jamais vu, mais je l'ai lu, par malheur pour l'un de nous deux ; et d'ailleurs, il est un de ceux dont j'ai eu le plus à me plaindre. J'en ai bien du regret, puisque vous paraissez l'aimer. Par la même raison, je suis plus fâché encore qu'il ait fait l'article Encyclopédie, le Fils naturel, le Père de famille, et surtout qu'on lui attribue les Bijoux indiscrets. »

La Harpe commence son article sur Diderot, dans la Philosophie du XVIIIesiècle, par une violente attaque contre ce livre. Parmi les reproches qu'il lui adresse, il insiste particulièrement sur ce point que, Mangogul étant évidemment Louis XV et Mirzoza Mme de Pompadour, en ne disant pas d'injures à ces deux personnages, l'auteur n'avait fait qu'une œuvre « de la plus basse adulation. » La Harpe avait à ce moment – c'était après la Révolution — la mauvaise habitude de ne pas lire ce dont il parlait, et le défaut de ne pas se rappeler ce qu'il avait lu. Pour donner une idée exacte de sa méthode, nous n'en voulons citer qu'un exemple, mais il est topique :

« L'auteur, dit-il, si complaisant pour les Sultans, ne l'était pas autant, à beaucoup près, pour ses confrères les romanciers, car ces confrères étaient des rivaux, et des rivaux alors beaucoup plus connus que lui. Aussi ne les ménage-t-il pas. Il fait ordonner au sultan de Congo, pour somnifère, la lecture de la Marianne, de Marivaux, des Confessions, de Duclos, et des Égarements, de Crébillon fils. C'étaient précisément les trois romans nouveaux qui avaient eu dans le temps le plus de succès. Les trois romans que nous a laissés Diderot n'approchent pas du moindre de ceux-là : jugez de son équité et de sa modestie. »

Jugez de l'équité de La Harpe en ouvrant les Bijoux et en lisant à l'endroit indiqué par lui, chapitre XLVI, non pas somnifère, mais anti-somnifère, ce qui est quelque peu différent.

Les Bijoux sont un livre à clef. Cette clef n'a point été donnée par M. G. Brunet dans les deux volumes sous ce titre qu'il a tirés des papiers de Quérard. Nous indiquerons en note les découvertes que nous croirons avoir faites dans cette direction. Mais nous devons, dès à présent, dire que, quoiqu'il soit admis, malgré l'irrégularité de la filiation dans le roman, qu'Erguebzed est Louis XIV ; et Mangogul, Louis XV ; Mirzoza, Mme de Pompadour ; Sélim, le maréchal de Richelieu ; le Congo, la France ; Banza, Paris ; Circino, Newton ; Olibri, Descartes ; la Manimonbanda, la reine Marie Leczinska, les rapprochements qu'on peut tenter ont si peu de consistance, se trouvent tellement contredits par d'autres passages, qu'il est difficile de croire que Diderot ait eu l'intention de faire autre chose qu'une peinture volontairement vague et indécise. Louis XIV, qui est d'abord Erguebzed, devient plus loin Kanoglou ; la majeure partie des noms qu'on reconnaît sont de la fin du règne de ce roi. On aurait donc tort de chercher un libelle où il n'y a qu'une improvisation qui n'a pas dû même être relue par l'auteur.

Selon nous, ce qu'a voulu faire Diderot, c'est surtout la critique de cette habitude qu'avait Louis XV de se faire lire à son petit lever la chronique scandaleuse relevée pour lui par les agents de M. Berryer, alors, et plus tard de M. de Sartine[7]. Quant au génie Cucufa, c'est la personnification du repentir, de la retraite du monde, et l'anneau qui a de si singulières propriétés, c'est certainement le besoin de parler qui se présente alors qu'arrive la contrition, et qui pousse les femmes au confessionnal, où elles disent… tout ou à peu près tout.

Mais arrêtons-nous vite dans ces essais d'interprétation, en songeant qu'il ne s'agit point ici d'expliquer le Second Faust, mais une simple bagatelle, et que Diderot se plaint quelque part des commentateurs qui font dire à leur auteur des choses auxquelles il n'a jamais pensé.

Les Bijoux indiscrets ont été traduits en anglais (1749). Les diverses éditions en français sont de 1748, 1756, 1772 (éd. d'Amsterdam, rare) in-12 ; 1786 (Cazin) in-18 ; 1833 petit in-8º, fig.

À ZIMA[8]

Zima, profitez du moment. L'aga Narkis entretient votre mère, et votre gouvernante guette sur un balcon le retour de votre père : prenez, lisez, ne craignez rien. Mais quand on surprendrait les Bijoux indiscrets derrière votre toilette, pensez-vous qu'on s'en étonnât ? Non, Zima, non ; on sait que le Sopha, le Tanzaï et les Confessions[9] ont été sous votre oreiller. Vous hésitez encore ? Apprenez donc qu'Aglaé n'a pas dédaigné de mettre la main à l'ouvrage que vous rougissez d'accepter. « Aglaé, dites-vous, la sage Aglaé !… » Elle-même. Tandis que Zima s'ennuyait ou s'égarait peut-être avec le jeune bonze Alléluia, Aglaé s'amusait innocemment à m'instruire des aventures de Zaïde, d'Alphane, de Fanni, etc., me fournissait le peu de traits qui me plaisent dans l'histoire de Mangogul, la revoyait et m'indiquait les moyens de la rendre meilleure ; car si Aglaé est une des femmes les plus vertueuses et les moins édifiantes du Congo, c'est aussi une des moins jalouses de bel esprit et des plus spirituelles. Zima croirait-elle à présent avoir bonne grâce à faire la scrupuleuse ? Encore une fois, Zima, prenez, lisez, et lisez tout : je n'en excepte pas même les discours du Bijou voyageur qu'on vous interprétera, sans qu'il en coûte à votre vertu ; pourvu que l'interprète ne soit ni votre directeur ni votre amant.

LES BIJOUX INDISCRETS

CHAPITRE PREMIER

NAISSANCE DE MANGOGUL

Hiaouf Zélès Tanzaï régnait depuis longtemps dans la grande Chéchianée ; et ce prince voluptueux continuait d'en faire les délices. Acajou, roi de Minutie, avait eu le sort prédit par son père. Zulmis avait vécu. Le comte de… vivait encore. Splendide, Angola, Misapouf, et quelques autres potentats des Indes et de l'Asie étaient morts subitement. Les peuples, las d'obéir à des souverains imbéciles, avaient secoué le joug de leur postérité ; et les descendants de ces monarques malheureux erraient inconnus et presque ignorés dans les provinces de leurs empires. Le petit-fils de l'illustre Shéhérazade s'était seul affermi sur le trône ; et il était obéi dans le Mogol sous le nom de Schachbaam[10], lorsque Mangogul naquit dans le Congo. Le trépas de plusieurs souverains fut, comme on voit, l'époque funeste de sa naissance.

Erguebzed son père n'appela point les fées autour du berceau de son fils, parce qu'il avait remarqué que la plupart des princes de son temps, dont ces intelligences femelles avaient fait l'éducation, n'avaient été que des sots. Il se contenta de commander son horoscope à un certain Codindo, personnage meilleur à peindre qu'à connaître.

Codindo était chef du collège des Aruspices de Banza, anciennement la capitale de l'empire. Erguebzed lui faisait une grosse pension, et lui avait accordé, à lui et à ses descendants, en faveur du mérite de leur grand-oncle, qui était excellent cuisinier, un château magnifique sur les frontières du Congo. Codindo était chargé d'observer le vol des oiseaux et l'état du ciel, et d'en faire son rapport à la cour ; ce dont il s'acquittait assez mal. S'il est vrai qu'on avait à Banza les meilleures pièces de théâtre et les salles de spectacles les plus laides qu'il y eût dans toute l'Afrique, en revanche, on y avait le plus beau collège du monde, et les plus mauvaises prédictions.

Codindo, informé de ce qu'on lui voulait au palais d'Erguebzed, partit fort embarrassé de sa personne ; car le pauvre homme ne savait non plus lire aux astres que vous et moi : on l'attendait avec impatience. Les principaux seigneurs de la cour s'étaient rendus dans l'appartement de la grande sultane. Les femmes, parées magnifiquement, environnaient le berceau de l'enfant. Les courtisans s'empressaient à féliciter Erguebzed sur les grandes choses qu'il allait sans doute apprendre de son fils. Erguebzed était père, et il trouvait tout naturel qu'on distinguât dans les traits informes d'un enfant ce qu'il serait un jour. Enfin Codindo arriva. « Approchez, lui dit Erguebzed : lorsque le ciel m'accorda le prince que vous voyez, je fis prendre avec soin l'instant de sa naissance, et l'on a dû vous en instruire. Parlez sincèrement à votre maître, et annoncez-lui hardiment les destinées que le ciel réserve à son fils.

— Très-magnanime sultan, répondit Codindo, le prince né de parents non moins illustres qu'heureux, ne peut en avoir que de grandes et de fortunées : mais j'en imposerais à Votre Hautesse, si je me parais devant elle d'une science que je n'ai point. Les astres se lèvent et se couchent pour moi comme pour les autres hommes ; et je n'en suis pas plus éclairé sur l'avenir, que le plus ignorant de vos sujets.

— Mais, reprit le sultan, n'êtes-vous pas astrologue ?

— Magnanime prince, répondit Codindo, je n'ai point cet honneur.

— Eh ! que diable êtes-vous donc ? lui répliqua le vieux mais bouillant Erguebzed.

— Aruspice !

— Oh ! parbleu, je n'imaginais pas que vous en eussiez eu la pensée. Croyez-moi, seigneur Codindo, laissez manger en repos vos poulets, et prononcez sur le sort de mon fils, comme vous fîtes dernièrement sur le rhume de la perruche de ma femme. »

À l'instant Codindo tira de sa poche une loupe, prit l'oreille gauche de l'enfant, frotta ses yeux, tourna et retourna ses bésicles, lorgna cette oreille, en fit autant du côté droit, et prononça : que le règne du jeune prince serait heureux s'il était long[11].

« Je vous entends, reprit Erguebzed : mon fils exécutera les plus belles choses du monde, s'il en a le temps. Mais, morbleu, ce que je veux qu'on me dise, c'est s'il en aura le temps. Que m'importe à moi, lorsqu'il sera mort, qu'il eût été le plus grand prince du monde s'il eût vécu ? Je vous appelle pour avoir l'horoscope de mon fils, et vous me faites son oraison funèbre. »

Codindo répondit au prince qu'il était fâché de n'en pas savoir davantage ; mais qu'il suppliait Sa Hautesse de considérer que c'en était bien assez pour le peu de temps qu'il était devin. En effet, le moment d'auparavant qu'était Codindo ?

CHAPITRE II

ÉDUCATION DE MANGOGUL

Je passerai légèrement sur les premières années de Mangogul. L'enfance des princes est la même que celle des autres hommes, à cela près qu'il est donné aux princes de dire une infinité de jolies choses avant que de savoir parler. Aussi le fils d'Erguebzed avait à peine quatre ans, qu'il avait fourni la matière d'un Mangogulana. Erguebzed qui était homme de sens, et qui ne voulait pas que l'éducation de son fils fût aussi négligée que la sienne l'avait été, appela de bonne heure auprès de lui, et retint à sa cour, par des pensions considérables, ce qu'il y avait de grands hommes en tout genre dans le Congo ; peintres, philosophes, poètes, musiciens, architectes, maîtres de danse, de mathématiques, d'histoire, maîtres en fait d'armes, etc. Grâce aux heureuses dispositions de Mangogul, et aux leçons continuelles de ses maîtres, il n'ignora rien de ce qu'un jeune prince a coutume d'apprendre dans les quinze premières années de sa vie, et sut, à l'âge de vingt ans, boire, manger et dormir aussi parfaitement qu'aucun potentat de son âge.

Erguebzed, à qui le poids des années commençait à faire sentir celui de la couronne, las de tenir les rênes de l'empire, effrayé des troubles qui le menaçaient, plein de confiance dans les qualités supérieures de Mangogul, et pressé par des sentiments de religion, pronostics certains de la mort prochaine, ou de l'imbécillité des grands, descendit du trône pour y placer son fils ; et ce bon prince crut devoir expier dans la retraite les crimes de l'administration la plus juste dont il fût mémoire dans les annales du Congo.

Ce fut donc l'an du monde 1 500 000 003 200 001 de l'empire du Congo le 3 900 000 700 03 que commença le règne de Mangogul, le 1 234 500 de sa race en ligne directe. Des conférences fréquentes avec ses ministres, des guerres à soutenir, et le maniement des affaires, l'instruisirent en fort peu de temps de ce qui lui restait à savoir au sortir des mains de ses pédagogues ; et c'était quelque chose.

Cependant Mangogul acquit en moins de dix années la réputation de grand homme. Il gagna des batailles, força des villes, agrandit son empire, pacifia ses provinces, répara le désordre de ses finances, fit refleurir les sciences et les arts, éleva des édifices, s'immortalisa par d'utiles établissements, raffermit et corrigea la législation, institua même des académies ; et, ce que son université ne put jamais comprendre, il acheva tout cela sans savoir un seul mot de latin.

Mangogul ne fut pas moins aimable dans son sérail que grand sur le trône. Il ne s'avisa point de régler sa conduite sur les usages ridicules de son pays. Il brisa les portes du palais habité par ses femmes ; il en chassa ces gardes injurieux de leur vertu ; il s'en fia prudemment à elles-mêmes de leur fidélité : on entrait aussi librement dans leurs appartements que dans aucun couvent de chanoinesses de Flandres ; et on y était sans doute aussi sage. Le bon sultan que ce fut ! il n'eut jamais de pareil que dans quelques romans français. Il était doux, affable, enjoué, galant, d'une figure charmante, aimant les plaisirs, fait pour eux, et renfermait dans sa tête plus d'esprit qu'il n'y en avait eu dans celle de tous ses prédécesseurs ensemble.

On juge bien qu'avec un si rare mérite, beaucoup de femmes aspirèrent à sa conquête : quelques-unes réussirent. Celles qui manquèrent son cœur, tâchèrent de s'en consoler avec les grands de sa cour. La jeune Mirzoza fut du nombre des premières[12]. Je ne m'amuserai point à détailler les qualités et les charmes de Mirzoza ; l'ouvrage serait sans fin, et je veux que cette histoire en ait une.

CHAPITRE III

QU'ON PEUT REGARDER COMME LE PREMIER DE CETTE HISTOIRE

Mirzoza fixait Mangogul depuis plusieurs années. Ces amants s'étaient dit et répété mille fois tout ce qu'une passion violente suggère aux personnes qui ont le plus d'esprit. Ils en étaient venus aux confidences ; et ils se seraient fait un crime de se dérober la circonstance de leur vie la plus minutieuse. Ces suppositions singulières : « Si le ciel qui m'a placé sur le trône m'eût fait naître dans un état obscur, eussiez-vous daigné descendre jusqu'à moi, Mirzoza m'eût-elle couronné ?… Si Mirzoza venait à perdre le peu de charmes qu'on lui trouve, Mangogul l'aimerait-il toujours ? » ces suppositions, dis-je, qui exercent les amants ingénieux, brouillent quelquefois les amants délicats, et font mentir si souvent les amants les plus sincères, étaient usées pour eux.

La favorite, qui possédait au souverain degré le talent si nécessaire et si rare de bien narrer, avait épuisé l'histoire scandaleuse de Banza. Comme elle avait peu de tempérament[13], elle n'était pas toujours disposée à recevoir les caresses du sultan, ni le sultan toujours d'humeur à lui en proposer. Enfin il y avait des jours où Mangogul et Mirzoza avaient peu de choses à dire, presque rien à faire, et où, sans s'aimer moins, ils ne s'amusaient guère. Ces jours étaient rares ; mais il y en avait, et il en vint un.

Le sultan était étendu nonchalamment sur une duchesse, vis-à-vis de la favorite qui faisait des nœuds sans dire mot. Le temps ne permettait pas de se promener. Mangogul n'osait proposer un piquet ; il y avait près d'un quart d'heure que cette situation maussade durait, lorsque le sultan dit en bâillant à plusieurs reprises :

« Il faut avouer que Géliote[14] a chanté comme un ange…

— Et que Votre Hautesse s'ennuie à périr, ajouta la favorite.

— Non, madame, reprit Mangogul en bâillant à demi ; le moment où l'on vous voit n'est jamais celui de l'ennui.

— Il ne tenait qu'à vous que cela fût galant, répliqua Mirzoza ; mais vous rêvez, vous êtes distrait, vous bâillez. Prince, qu'avez-vous ?

— Je ne sais, dit le sultan.

— Et moi je devine, continua la favorite. J'avais dix-huit ans lorsque j'eus le bonheur de vous plaire. Il y a quatre ans que vous m'aimez. Dix-huit et quatre font vingt-deux. Me voilà bien vieille. »

Mangogul sourit de ce calcul.

« Mais si je ne vaux plus rien pour le plaisir, ajouta Mirzoza, je veux vous faire voir du moins que je suis très-bonne pour le conseil. La variété des amusements qui vous suivent n'a pu vous garantir du dégoût. Vous êtes dégoûté. Voilà, prince, votre maladie.

— Je ne conviens pas que vous ayez rencontré, dit Mangogul ; mais en cas que cela fût, y sauriez-vous quelque remède ? »

Mirzoza répondit au sultan, après avoir rêvé un moment, que Sa Hautesse lui avait paru prendre tant de plaisir au récit qu'elle lui faisait des aventures galantes de la ville, qu'elle regrettait de n'en plus avoir à lui raconter, ou de n'être pas mieux instruite de celles de sa cour ; qu'elle aurait essayé cet expédient, en attendant qu'elle imaginât mieux.

« Je le crois bon, dit Mangogul ; mais qui sait les histoires de toutes ces folles ? et quand on les saurait, qui me les réciterait comme vous ?

— Sachons-les toujours, reprit Mirzoza. Qui que ce soit qui vous les raconte, je suis sûre que Votre Hautesse gagnera plus par le fond qu'elle ne perdra par la forme.

— J'imaginerai avec vous, si vous voulez, les aventures des femmes de ma cour, fort plaisantes, dit Mangogul ; mais le fussent-elles cent fois davantage, qu'importe, s'il est impossible de les apprendre ?

— Il pourrait y avoir de la difficulté, répondit Mirzoza : mais je pense que c'est tout. Le génie Cucufa, votre parent et votre ami, a fait des choses plus fortes. Que ne le consultez-vous ?

— Ah ! joie de mon cœur, s'écria le sultan, vous êtes admirable ! Je ne doute point que le génie n'emploie tout son pouvoir en ma faveur. Je vais de ce pas m'enfermer dans mon cabinet, et l'évoquer. »

Alors Mangogul se leva, baisa la favorite sur l'œil gauche, selon la coutume du Congo, et partit.

CHAPITRE IV

ÉVOCATION DU GÉNIE

Le génie Cucufa est un vieil hypocondriaque, qui craignant que les embarras du monde et le commerce des autres génies ne fissent obstacle à son salut, s'est réfugié dans le vide, pour s'occuper tout à son aise des perfections infinies de la grande Pagode, se pincer, s'égratigner, se faire des niches, s'ennuyer, enrager et crever de faim. Là, il est couché sur une natte, le corps cousu dans un sac, les flancs serrés d'une corde, les bras croisés sur la poitrine, et la tête enfoncée dans un capuchon, qui ne laisse sortir que l'extrémité de sa barbe. Il dort ; mais on croirait qu'il contemple. Il n'a pour toute compagnie qu'un hibou qui sommeille à ses pieds, quelques rats qui rongent sa natte, et des chauves-souris qui voltigent autour de sa tête : on l'évoque en récitant au son d'une cloche le premier verset de l'office nocturne des bramines ; alors il relève son capuce, frotte ses yeux, chausse ses sandales, et part. Figurez-vous un vieux camaldule[15] porté dans les airs par deux gros chats-huants qu'il tiendrait par les pattes : ce fut dans cet équipage que Cucufa apparut au sultan !

« Que la bénédiction de Brama soit céans, dit-il en s'abattant.

— Amen, répondit le prince.

— Que voulez-vous, mon fils ?

— Une chose fort simple, dit Mangogul ; me procurer quelques plaisirs aux dépens des femmes de ma cour.

— Eh ! mon fils, répliqua Cucufa, vous avez à vous seul plus d'appétit que tout un couvent de bramines. Que prétendez-vous faire de ce troupeau de folles ?

— Savoir d'elles les aventures qu'elles ont et qu'elles ont eues ; et puis c'est tout.

— Mais cela est impossible, dit le génie ; vouloir que des femmes confessent leurs aventures, cela n'a jamais été et ne sera jamais.

— Il faut pourtant que cela soit, » ajouta le sultan.

À ces mots, le génie se grattant l'oreille et peignant par distraction sa longue barbe avec ses doigts, se mit à rêver : sa méditation fut courte.

« Mon fils, dit-il à Mangogul, je vous aime ; vous serez satisfait. »

À l'instant il plongea sa main droite dans une poche profonde, pratiquée sous son aisselle, au côté gauche de sa robe, et en tira avec des images, des grains bénits, de petites pagodes de plomb, des bonbons moisis, un anneau d'argent, que Mangogul prit d'abord pour une bague de saint Hubert[16].

« Vous voyez bien cet anneau, dit-il au sultan ; mettez-le à votre doigt, mon fils. Toutes les femmes sur lesquelles vous en tournerez le chaton, raconteront leurs intrigues à voix haute, claire et intelligible : mais n'allez pas croire au moins que c'est par la bouche qu'elles parleront.

— Et par où donc, ventre-saint-gris ! s'écria Mangogul, parleront-elles donc ?

— Par la partie la plus franche qui soit en elles, et la mieux instruite des choses que vous désirez savoir, dit Cucufa ; par leurs bijoux.

— Par leurs bijoux, reprit le sultan, en s'éclatant de rire : en voilà bien d'une autre. Des bijoux parlants ! cela est d'une extravagance inouïe.

— Mon fils, dit le génie, j'ai bien fait d'autres prodiges en faveur de votre grand-père ; comptez donc sur ma parole. Allez, et que Brama vous bénisse. Faites un bon usage de votre secret, et songez qu'il est des curiosités mal placées. »

Cela dit, le cafard hochant de la tête, se raffubla de son capuchon, reprit ses chats-huants par les pattes, et disparut dans les airs.

CHAPITRE V

DANGEREUSE TENTATION DE MANGOGUL

À peine Mangogul fut-il en possession de l'anneau mystérieux de Cucufa, qu'il fut tenté d'en faire le premier essai sur la favorite. J'ai oublié de dire qu'outre la vertu de faire parler les bijoux des femmes sur lesquelles on en tournait le chaton, il avait encore celle de rendre invisible la personne qui le portait au petit doigt. Ainsi Mangogul pouvait se transporter en un clin d'œil en cent endroits où il n'était point attendu, et voir de ses yeux bien des choses qui se passent ordinairement sans témoin ; il n'avait qu'à mettre sa bague, et dire : « Je veux être là ; » à l'instant il y était. Le voilà donc chez Mirzoza.

Mirzoza qui n'attendait plus le sultan, s'était fait mettre au lit. Mangogul s'approcha doucement de son oreiller, et s'aperçut à la lueur d'une bougie de nuit, qu'elle était assoupie. « Bon, dit-il, elle dort : changeons vite l'anneau de doigt, reprenons notre forme, tournons le chaton sur cette belle dormeuse, et réveillons un peu son bijou… Mais qu'est-ce qui m'arrête ?… je tremble… se pourrait-il que Mirzoza… non, cela n'est pas possible ; Mirzoza m'est fidèle. Éloignez-vous, soupçons injurieux, je ne veux point, je ne dois point vous écouter. » Il dit et porta ses doigts sur l'anneau ; mais les en écartant aussi promptement que s'il eût été de feu, il s'écria en lui-même : « Que fais-je, malheureux ! je brave les conseils de Cucufa. Pour satisfaire une sotte curiosité, je vais m'exposer à perdre ma maîtresse et la vie… Si son bijou s'avisait d'extravaguer, je ne la verrais plus, et j'en mourrais de douleur. Et qui sait ce qu'un bijou peut avoir dans l'âme ? » L'agitation de Mangogul ne lui permettait guère de s'observer : il prononça ces dernières paroles un peu haut, et la favorite s'éveilla…

« Ah ! prince, lui dit-elle, moins surprise que charmée de sa présence, vous voilà ! pourquoi ne vous a-t-on point annoncé ? Est-ce à vous d'attendre mon réveil ? »

Mangogul répondit à la favorite, en lui communiquant le succès de l'entrevue de Cucufa, lui montra l'anneau qu'il en avait reçu, et ne lui cacha rien de ses propriétés.

« Ah ! quel secret diabolique vous a-t-il donné là ? s'écria Mirzoza. Mais, prince, comptez-vous en faire quelque usage ?

— Comment, ventrebleu ! dit le sultan, si j'en veux faire usage ? Je commence par vous, si vous me raisonnez. »

La favorite, à ces terribles mots, pâlit, trembla, se remit, et conjura le sultan par Brama et par toutes les Pagodes des Indes et du Congo, de ne point éprouver sur elle un secret qui marquait peu de confiance en sa fidélité.

« Si j'ai toujours été sage, continua-t-elle, mon bijou ne dira mot, et vous m'aurez fait une injure que je ne vous pardonnerai jamais : s'il vient à parler, je perdrai votre estime et votre cœur, et vous en serez au désespoir. Jusqu'à présent vous vous êtes, ce me semble, assez bien trouvé de notre liaison ; pourquoi s'exposer à la rompre ? Prince, croyez-moi, profitez des avis du génie ; il a de l'expérience, et les avis de génies sont toujours bons à suivre.

— C'est ce que je me disais à moi-même, lui répondit Mangogul, quand vous vous êtes éveillée : cependant si vous eussiez dormi deux minutes de plus, je ne sais ce qui en serait arrivé.

— Ce qui en serait arrivé, dit Mirzoza, c'est que mon bijou ne vous aurait rien appris, et que vous m'auriez perdue pour toujours.

— Cela peut être, reprit Mangogul ; mais à présent que je vois tout le danger que j'ai couru, je vous jure par la Pagode éternelle, que vous serez exceptée du nombre de celles sur lesquelles je tournerai ma bague. »

Mirzoza prit alors un air assuré, et se mit à plaisanter d'avance aux dépens des bijoux que le prince allait mettre à la question.

« Le bijou de Cydalise, disait-elle, a bien des choses à raconter ; et s'il est aussi indiscret que sa maîtresse, il ne s'en fera guère prier. Celui d'Haria n'est plus de ce monde ; et Votre Hautesse n'en apprendra que des contes de ma grand'mère. Pour celui de Glaucé, je le crois bon à consulter : elle est coquette et jolie.

— Et c'est justement par cette raison, répliqua le sultan, que son bijou sera muet.

— Adressez-vous donc, repartit la sultane, à celui de Phédime ; elle est galante et laide.

— Oui, continua le sultan ; et si laide, qu'il faut être aussi méchante que vous pour l'accuser d'être galante. Phédime est sage ; c'est moi qui vous le dis, et qui en sais quelque chose.

— Sage tant qu'il vous plaira, reprit la favorite ; mais elle a de certains yeux gris qui disent le contraire.

— Ses yeux en ont menti, répondit brusquement le sultan ; vous m'impatientez avec votre Phédime : ne dirait-on pas qu'il n'y ait que ce bijou à questionner ?

— Mais peut-on, sans offenser Votre Hautesse, ajouta Mirzoza, lui demander quel est celui qu'elle honorera de son choix ?

— Nous verrons tantôt, dit Mangogul, au cercle de la Manimonbanda (c'est ainsi qu'on appelle dans le Congo la grande sultane). Nous n'en manquerons pas si tôt, et lorsque nous serons ennuyés des bijoux de ma cour, nous pourrons faire un tour à Banza : peut-être trouverons-nous ceux des bourgeoises plus raisonnables que ceux des duchesses.

— Prince, dit Mirzoza, je connais un peu les premières, et je peux vous assurer qu'elles ne sont que plus circonspectes.

— Bientôt nous en saurons des nouvelles : mais je ne peux m'empêcher de rire, continua Mangogul, quand je me figure l'embarras et la surprise de ces femmes aux premiers mots de leurs bijoux ; ah ! ah ! ah ! Songez, délices de mon cœur, que je vous attendrai chez la grande sultane, et que je ne ferai point usage de mon anneau que vous n'y soyez.

— Prince, au moins, dit Mirzoza, je compte sur la parole que vous m'avez donnée. »

Mangogul sourit de ses alarmes, lui réitéra ses promesses, y joignit quelques caresses, et se retira.

CHAPITRE VI

PREMIER ESSAI DE L'ANNEAU

ALCINE

Mangogul se rendit le premier chez la grande sultane ; il y trouva toutes les femmes occupées d'un cavagnole[17] : il parcourut des yeux celles dont la réputation était faite, résolu d'essayer son anneau sur une d'elles, et il ne fut embarrassé que du choix. Il était incertain par qui commencer, lorsqu'il aperçut dans une croisée une jeune dame du palais de la Manimonbanda : elle badinait avec son époux ; ce qui parut singulier au sultan, car il y avait plus de huit jours qu'ils étaient mariés : ils s'étaient montrés dans la même loge à l'Opéra, et dans la même calèche au petit cours ou au bois de Boulogne ; ils avaient achevé leurs visites, et l'usage les dispensait de s'aimer, et même de se rencontrer. « Si ce bijou, disait Mangogul en lui-même, est aussi fou que sa maîtresse, nous allons avoir un monologue réjouissant. » Il en était là du sien, quand la favorite parut.

« Soyez la bienvenue, lui dit le sultan à l'oreille. J'ai jeté mon plomb en vous attendant.

— Et sur qui ? lui demanda Mirzoza.

— Sur ces gens que vous voyez folâtrer dans cette croisée, lui répondit Mangogul du coin de l'œil.

— Bien débuté, » reprit la favorite.

Alcine (c'est le nom de la jeune dame) était vive et jolie. La cour du sultan n'avait guère de femmes plus aimables, et n'en avait aucune de plus galante. Un émir du sultan s'en était entêté. On ne lui laissa point ignorer ce que la chronique avait publié d'Alcine ; il en fut alarmé, mais il suivit l'usage : il consulta sa maîtresse sur ce qu'il en devait penser. Alcine lui jura que ces calomnies étaient les discours de quelques fats qui se seraient tus, s'ils avaient eu des raisons de parler : qu'au reste il n'y avait rien de fait, et qu'il était le maître d'en croire tout ce qu'il jugerait à propos. Cette réponse assurée convainquit l'émir amoureux de l'innocence de sa maîtresse. Il conclut, et prit le titre d'époux d'Alcine avec toutes ses prérogatives.

Le sultan tourna sa bague sur elle. Un grand éclat de rire, qui était échappé à Alcine à propos de quelques discours saugrenus que lui tenait son époux, fut brusquement syncopé par l'opération de l'anneau ; et l'on entendit aussitôt murmurer sous ses jupes : « Me voilà donc titré ; vraiment j'en suis fort aise ; il n'est rien tel que d'avoir un rang. Si l'on eût écouté mes premiers avis, on m'eût trouvé mieux qu'un émir ; mais un émir vaut encore mieux que rien. »

À ces mots, toutes les femmes quittèrent le jeu, pour chercher d'où partait la voix. Ce mouvement fit un grand bruit.

« Silence, dit Mangogul ; ceci mérite attention. »

On se tut, et le bijou continua : « Il faut qu'un époux soit un hôte bien important, à en juger par les précautions que l'on prend pour le recevoir. Que de préparatifs ! quelle profusion d'eau de myrte[18] ! Encore une quinzaine de ce régime, et c'était fait de moi ; je disparaissais, et monsieur l'émir n'avait qu'à chercher gîte ailleurs, ou qu'à m'embarquer pour l'île Jonquille[19]. » Ici mon auteur dit que toutes les femmes pâlirent, se regardèrent sans mot dire, et tinrent un sérieux qu'il attribue à la crainte que la conversation ne s'engageât et ne devînt générale. « Cependant, continua le bijou d'Alcine, il m'a semblé que l'émir n'avait pas besoin qu'on y fît tant de façons ; mais je reconnais ici la prudence de ma maîtresse ; elle mit les choses au pis-aller ; et je fus traité pour monsieur comme pour son petit écuyer. »

Le bijou allait continuer ses extravagances, lorsque le sultan, s'apercevant que cette scène étrange scandalisait la pudique Manimonbanda, interrompit l'orateur en retournant sa bague. L'émir avait disparu aux premiers mots du bijou de sa femme. Alcine, sans se déconcerter, simula quelque temps un assoupissement ; cependant les femmes chuchetaient[20] qu'elle avait des vapeurs. « Eh oui, dit un petit-maître, des vapeurs ! Cicogne[21] les nomme hystériques ; c'est comme qui dirait des choses qui viennent de la région inférieure. Il a pour cela un élixir divin ; c'est un principe, principiant, principié, qui ravive… qui… je le proposerai à madame. » On sourit de ce persiflage, et notre cynique reprit :

« Rien n'est plus vrai, mesdames ; j'en ai usé, moi qui vous parle, pour une déperdition de substance.

— Une déperdition de substance ! Monsieur le marquis, reprit une jeune personne, qu'est-ce que cela ?

— Madame, répondit le marquis, c'est un de ces petits accidents fortuits qui arrivent… Eh ! mais tout le monde connaît cela. »

Cependant l'assoupissement simulé finit. Alcine se mit au jeu aussi intrépidement que si son bijou n'eût rien dit, ou que s'il eût dit les plus belles choses du monde. Elle fut même la seule qui joua sans distraction. Cette séance lui valut des sommes considérables. Les autres ne savaient ce qu'elles faisaient, ne reconnaissaient plus leurs figures, oubliaient leurs numéros, négligeaient leurs avantages, arrosaient[22] à contretemps et commettaient cent autres bévues, dont Alcine profitait. Enfin, le jeu finit, et chacun se retira.

Cette aventure fit grand bruit à la cour, à la ville et dans tout le Congo. Il en courut des épigrammes : le discours du bijou d'Alcine fut publié, revu, corrigé, augmenté et commenté par les agréables de la cour. On chansonna l'émir ; sa femme fut immortalisée. On se la montrait aux spectacles ; elle était courue dans les promenades ; on s'attroupait autour d'elle, et elle entendait bourdonner à ses côtés : « Oui, la voilà ; c'est elle-même ; son bijou a parlé pendant plus de deux heures de suite. »

Alcine soutint sa réputation nouvelle avec un sang-froid admirable. Elle écouta tous ces propos, et beaucoup d'autres, avec une tranquillité que les autres femmes n'avaient point. Elles s'attendaient à tout moment à quelque indiscrétion de la part de leurs bijoux ; mais l'aventure du chapitre suivant acheva de les troubler.

Lorsque le cercle s'était séparé, Mangogul avait donné la main à la favorite, et l'avait remise dans son appartement. Il s'en manquait beaucoup qu'elle eût cet air vif et enjoué, qui ne l'abandonnait guère. Elle avait perdu considérablement au jeu, et l'effet du terrible anneau l'avait jetée dans une rêverie dont elle n'était pas encore bien revenue. Elle connaissait la curiosité du sultan, et elle ne comptait pas assez sur les promesses d'un homme moins amoureux que despotique, pour être libre de toute inquiétude.

« Qu'avez-vous, délices de mon âme ? lui dit Mangogul ; je vous trouve rêveuse.

— J'ai joué, lui répondit Mirzoza, d'un guignon qui n'a point d'exemple ; j'ai perdu la possibilité : j'avais douze tableaux ; je ne crois pas qu'ils aient marqué trois fois.

— Cela est désolant, répondit Mangogul : mais que pensez-vous de mon secret ?

— Prince, lui dit la favorite, je persiste à le tenir pour diabolique ; il vous amusera sans doute ; mais cet amusement aura des suites funestes. Vous allez jeter le trouble dans toutes les maisons, détromper des maris, désespérer des amants, perdre des femmes, déshonorer des filles, et faire cent autres vacarmes. Ah ! prince, je vous conjure…

— Eh ! jour de Dieu, dit Mangogul, vous moralisez comme Nicole ! je voudrais bien savoir à propos de quoi l'intérêt de votre prochain vous touche aujourd'hui si vivement. Non, madame, non ; je conserverai mon anneau. Et que m'importent à moi ces maris détrompés, ces amants désespérés, ces femmes perdues, ces filles déshonorées, pourvu que je m'amuse ? Suis-je donc sultan pour rien[23] ? À demain, madame ; il faut espérer que les scènes qui suivront seront plus comiques que la première, et qu'insensiblement vous y prendrez goût.

— Je n'en crois rien, seigneur, reprit Mirzoza.

— Et moi je vous réponds que vous trouverez des bijoux plaisants, et si plaisants, que vous ne pourrez vous défendre de leur donner audience. Et où en seriez-vous donc, si je vous les députais en qualité d'ambassadeurs ? Je vous sauverai, si vous voulez, l'ennui de leurs harangues ; mais pour le récit de leurs aventures, vous l'entendrez de leur bouche ou de la mienne. C'est une chose décidée ; je n'en peux rien rabattre ; prenez sur vous de vous familiariser avec ces nouveaux discoureurs. »

À ces mots, il l'embrassa, et passa dans son cabinet, réfléchissant sur l'épreuve qu'il venait de faire, et remerciant dévotieusement le génie Cucufa.

CHAPITRE VII

SECOND ESSAI DE L'ANNEAU

LES AUTELS

Il y avait pour le lendemain un petit souper chez Mirzoza. Les personnes nommées s'assemblèrent de bonne heure dans son appartement. Avant le prodige de la veille, on s'y rendait par goût ; ce soir, on n'y vint que par bienséance : toutes les femmes eurent un air contraint et ne parlèrent qu'en monosyllabes ; elles étaient aux aguets, et s'attendaient à tout moment que quelque bijou se mêlerait de la conversation. Malgré la démangeaison qu'elles avaient de mettre sur le tapis la mésaventure d'Alcine, aucune n'osa prendre sur soi d'en entamer le propos ; ce n'est pas qu'on fût retenu par sa présence ; quoique comprise dans la liste du souper, elle ne parut point ; on devina qu'elle avait la migraine. Cependant, soit qu'on redoutât moins le danger, parce que de toute la journée on n'avait entendu parler que des bouches, soit qu'on feignît de s'enhardir, la conversation, qui languissait, s'anima ; les femmes les plus suspectes composèrent leur maintien, jouèrent l'assurance ; et Mirzoza demanda au courtisan Zégris, s'il n'y avait rien d'intéressant.

« Madame, répondit Zégris, on vous avait fait part du prochain mariage de l'aga Chazour avec la jeune Sibérine ; je vous annonce que tout est rompu.

— À quel propos ? interrompit la favorite.

— À propos d'une voix étrange, continua Zégris, que Chazour dit avoir entendue à la toilette de sa princesse ; depuis hier, la cour du sultan est pleine de gens qui vont prêtant l'oreille, dans l'espérance de surprendre, je ne sais comment, des aveux qu'assurément on n'a nulle envie de leur faire.

— Mais cela est fou, répliqua la favorite : le malheur d'Alcine, si c'en est un, n'est rien moins qu'avéré ; on n'a point encore approfondi…

— Madame, interrompit Zelmaïde, je l'ai entendu très-distinctement ; elle a parlé sans ouvrir la bouche ; les faits ont été bien articulés ; et il n'était pas trop difficile de deviner d'où partait ce son extraordinaire. Je vous avoue que j'en serais morte à sa place.

— Morte ! reprit Zégris ; on survit à d'autres accidents.

— Comment, s'écria Zelmaïde, en est-il un plus terrible que l'indiscrétion d'un bijou ? il n'y a donc plus de milieu. Il faut ou renoncer à la galanterie, ou se résoudre à passer pour galante.

— En effet, dit Mirzoza, l'alternative est cruelle.

— Non, madame, non, reprit une autre ; vous verrez que les femmes prendront leur parti. On laissera parler les bijoux tant qu'ils voudront, et l'on ira son train sans s'embarrasser du qu'en dira-t-on. Et qu'importe, après tout, que ce soit le bijou d'une femme ou son amant qui soit indiscret ? en sait-on moins les choses ?

— Tout bien considéré, continua une troisième, si les aventures d'une femme doivent être divulguées, il vaut mieux que ce soit par son bijou que par son amant.

— L'idée est singulière, dit la favorite…

— Et vraie, reprit celle qui l'avait hasardée ; car prenez garde que pour l'ordinaire un amant est mécontent, avant que de devenir indiscret, et dès lors tenté de se venger en outrant les choses : au lieu qu'un bijou parle sans passion, et n'ajoute rien à la vérité.

— Pour moi, reprit Zelmaïde, je ne suis point de cet avis ; c'est moins ici l'importance des dépositions qui perd le coupable, que la force du témoignage. Un amant qui déshonore par ses discours l'autel sur lequel il a sacrifié, est une espèce d'impie qui ne mérite aucune croyance : mais si l'autel élève la voix, que répondre ?

— Que l'autel ne sait ce qu'il dit, » répliqua la seconde.

Monima rompit le silence qu'elle avait gardé jusque-là, pour dire d'un ton traîné et d'un air nonchalant : « Ah ! que mon autel, puisque autel y a, parle ou se taise, je ne crains rien de ses discours. »

Mangogul entrait à l'instant, et les dernières paroles de Monima ne lui échappèrent point. Il tourna sa bague sur elle, et l'on entendit son bijou s'écrier : « N'en croyez rien ; elle ment. » Ses voisines s'entre-regardant, se demandèrent à qui appartenait le bijou qui venait de répondre.

« Ce n'est pas le mien, dit Zelmaïde.

— Ni le mien, dit une autre.

— Ni le mien, dit Monima.

— Ni le mien, » dit le sultan.

Chacune, et la favorite comme les autres, se tint sur la négative.

Le sultan profitant de cette incertitude, et s'adressant aux dames : « Vous avez donc des autels ? leur dit-il ; eh bien ! comment sont-ils fêtés ? » Tout en parlant, il tourna successivement, mais avec promptitude, sa bague sur toutes les femmes, à l'exception de Mirzoza ; et chaque bijou répondant à son tour, on entendit sur différents tons : « Je suis fréquenté, délabré, délaissé, parfumé, fatigué, mal servi, ennuyé, etc. » Tous dirent leur mot, mais si brusquement, qu'on n'en put faire au juste l'application. Leur jargon, tantôt sourd et tantôt glapissant, accompagné des éclats de rire de Mangogul et de ses courtisans, fit un bruit d'une espèce nouvelle. Les femmes convinrent, avec un air très-sérieux, que cela était fort plaisant. « Comment, dit le sultan ; mais nous sommes trop heureux que les bijoux veuillent bien parler notre langue, et faire la moitié des frais de la conversation. La société ne peut que gagner infiniment à cette duplication d'organes. Nous parlerons aussi peut-être, nous autres hommes, par ailleurs que par la bouche. Que sait-on ? ce qui s'accorde si bien avec les bijoux, pourrait être destiné à les interroger et à leur répondre : cependant mon anatomiste pense autrement. »

CHAPITRE VIII

TROISIÈME ESSAI DE L'ANNEAU

LE PETIT SOUPER

On servit, on soupa, on s'amusa d'abord aux dépens de Monima : toutes les femmes accusaient unanimement son bijou d'avoir parlé le premier ; et elle aurait succombé sous cette ligue, si le sultan n'eût pris sa défense.

« Je ne prétends point, disait-il, que Monima soit moins galante que Zelmaïde, mais je crois son bijou plus discret. D'ailleurs, lorsque la bouche et le bijou d'une femme se contredisent, lequel croire ?

— Seigneur, répondit un courtisan, j'ignore ce que les bijoux diront par la suite ; mais jusqu'à présent ils ne se sont expliqués que sur un chapitre qui leur est très-familier. Tant qu'ils auront la prudence de ne parler que de ce qu'ils entendent, je les croirai comme des oracles.

— On pourrait, dit Mirzoza, en consulter de plus sûrs.

— Madame, reprit Mangogul, quel intérêt auraient ceux-ci de déguiser la vérité ? Il n'y aurait qu'une chimère d'honneur qui pût les y porter ; mais un bijou n'a point de ces chimères : ce n'est pas là le lieu des préjugés.

— Une chimère d'honneur ! dit Mirzoza ; des préjugés ! si Votre Hautesse était exposée aux mêmes inconvénients que nous, elle sentirait que ce qui intéresse la vertu n'est rien moins que chimérique. »

Toutes les dames, enhardies par la réponse de la sultane, soutinrent qu'il était superflu de les mettre à de certaines épreuves ; et Mangogul qu'au moins ces épreuves étaient presque toujours dangereuses.

Ces propos conduisirent au vin de Champagne ; on s'y livra, on se mit en pointe ; et les bijoux s'échauffèrent : c'était l'instant où Mangogul s'était proposé de recommencer ses malices. Il tourna sa bague sur une jeune femme fort enjouée, assise assez proche de lui et placée en face de son époux ; et l'on entendit s'élever de dessous la table un bruit plaintif, une voix faible et languissante qui disait :

« Ah ! que je suis harassé ! je n'en puis plus, je suis sur les dents.