Les chroniques des châteaux de la Loire - Pierre Rain - E-Book

Les chroniques des châteaux de la Loire E-Book

Pierre Rain

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Extrait : "Le mardi 8 mars 1429, alors que le soleil disparaissait derrière les collines qui ondulent au delà de la Vienne, un mince cortège de quelques archers gravissait rapidement la côte abrupte qui conduit de la ville au château de Chinon. Un soudard croisant les soldats du roi et distinguant dans leur groupe une femme vêtue comme eux, lui lance quelques mots malsonnants accompagnés d'un juron (...)"

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

● Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
● Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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Seitenzahl: 534

Veröffentlichungsjahr: 2016

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Charles VII et Jeanne d’Arc à Chinon

Le mardi 8 mars 1429, alors que le soleil disparaissait derrière les collines qui ondulent au-delà de la Vienne, un mince cortège de quelques archers gravissait rapidement la côte abrupte qui conduit de la ville au château de Chinon. Un soudard croisant les soldats du roi et distinguant dans leur groupe une femme vêtue comme eux, lui lance quelques mots malsonnants accompagnés d’un juron : « Ah ! tu renies Dieu et tu es si près de la mort », repartit celle-ci en le fixant une seconde. Le soudard poursuivant sa route s’allait noyer dans la rivière avant que les archers et leur compagne aient eu le temps d’atteindre le château.

On y pénétrait par une étroite porte ogivale surmontée d’une tour fortifiée, la tour de l’Horloge, qui, surplombant à pic un fossé profond, puis la vallée à gauche, constituait une défense simple mais suffisante à la forteresse qu’était la demeure de Charles. VII.

Demeure antique et déjà plus d’à moitié ruinée ! Les beaux jours de Chinon remontaient à l’époque lointaine où les Plantagenets maîtres de la Touraine et de l’Anjou avaient élevé des forteresses pour y défendre leur pouvoir expirant. Henri II avait augmenté au douzième siècle les constructions déjà nombreuses, dont quelques-unes, dit-on, dataient de Clovis, élevé le fort Saint-Georges à l’est du château du milieu, où il était mort en 1189. Après un siège d’une année, Philippe Auguste s’était emparé de Chinon en 1205 et avait proclamé l’union de la Touraine et de la France. Depuis ce temps cette verdoyante et riche province avait été le réduit fidèle, où en cas de revers la monarchie capétienne venait se réfugier, sûre de trouver toujours des bras pour la défendre et des vivres entassés pour nourrir ses armées. Rarement l’ennemi approchait de ses parages ; pourtant, au temps de la guerre des Armagnacs et des Bourguignons, lutte de parti qui ensanglanta le royaume pendant de trop longues années, Jean sans Peur envahit la Touraine et s’empara de Chinon. Occupation de courte durée, que la paix de Bourges fit cesser. Quand la guerre reprit entre Anglais et Français, la Touraine se sentit de nouveau menacée, ainsi que la plus grande partie du royaume abandonnée par le pauvre fou couronné, Charles VI. Quand il mourut enfin, le 21 octobre 1422, l’attention se tourna vers le fils qu’il avait maudit, héritier naturel du trône, que les Anglais appelèrent dédaigneusement le roi de Bourges.

Charles VII, proclamé roi à Mehun-sur-Yèvre le 24 octobre, le jour même où parvenait la nouvelle de la mort de son père, essaya de se constituer une armée et de trouver un chef apte à la commander. Il crut bientôt l’avoir découvert dans la personne d’Arthur de Richement, fils du duc de Bretagne, qu’il résolut d’attacher à sa cause en lui donnant le titre et l’épée de connétable. Désireux, de plus, de lui prouver son amitié et sa bonne foi, il lui donna comme garantie le gouvernement de la ville et du château de Chinon qu’à son avènement il avait d’abord accordé en douaire à sa femme, Marie d’Anjou. Le nouveau connétable vint prêter serment de fidélité et recevoir l’épée à Chinon même où la cour résidait souvent, le 7 mars 1425. La cérémonie, imposante par le grand nombre de troupes qu’on y réunit pour les présenter à leur nouveau chef, eut lieu dans une prairie s’étendant entre le coteau Saint-Maurice et la Vienne. Charles VII avait convoqué spécialement tous les grands du royaume qui lui faisaient cortège revêtus de leurs costumes de cérémonie.

Après les archers de la garde, marchaient, dans l’ordre, le maréchal de Severac, Christophe de Harcourt, Guillaume Bélier, Adam de Cambrai, président du Parlement, le maréchal et le président de Savoie, l’amiral de Bretagne, Guillaume d’Avaugour, Regnault de Marie, le seigneur de Treignac, l’archidiacre de Reims, le gouverneur d’Orléans, les gentilshommes de la maison du roi portant leur hache, six hérauts d’armes revêtus de leur cote d’armes, puis le grand écuyer, l’épée royale au fourreau, et le chancelier de France, archevêque de Reims, précédant immédiatement le roi. Celui-ci, entouré de l’archevêque de Sens et de l’évêque d’Angers, était suivi du comte de Richemont qui offrait la main à la reine Marie, qu’accompagnaient ses dames, et le page portant la traîne de sa robe :

« Monsieur de Bretaigne, notre cher cousin, dit le roi au futur connétable, en considération des grands sens, industrie, prouesse, prudence et vaillance de vostre personne, tant en armes qu’aultrement, la prochaineté dont vous vous attenez et la maison dont vous êtes issu, ayant égard mesmement à ce que pour nostre propre faict et querelle avez exposé et abandonné moult honorablement votre personne à l’encontre de nos ennemis à la journée d’Azincourt, à laquelle avez vaillamment combattu, et jusqu’à la pruise de votre personne. Voulant ces choses vous reconnaître en honneurs, bienfaits et aultrement comme bien nous y sentons tenus, pour les causes devant touchées et aultres, à ce nous mouvant, vous faisons, ordonnons, establissons et constituons connestable de France et chef principal après nous, et sous nous, de toute notre guerre. »

Ce à quoi le connétable de Richemont répondit : « Nous remercions notre très cher vénéré seigneur, maître et cousin, le roi de France de la faveur qu’il nous veut bien octroyer et bien qu’ayons icelle peu mérité de notre fait, l’acceptons comme un engagement de le servir de tout notre pouvoir et jusques à la mort envers et contre tous, et devant tout, contre les ennemis de la France. »

Richemont ne tint pas longtemps ce serment prêté sur l’évangile. Dès les premiers mois de son commandement, il entra en lutte contre plusieurs des serviteurs du roi, fit enfermer et périr le sire de Giac, l’un d’eux, avec lequel Charles l’avait prié de se réconcilier, puis le comte de Beaulieu qu’il avait lui-même introduit au Conseil du roi. Un autre de ses obligés, la Trémoille, pour éviter pareil sort, dévoila à Charles VII les méfaits du connétable, l’accusa de trahison et finalement lui fit interdire l’accès de la cour. Chinon fut réoccupé par les troupes royales. D’ailleurs le connétable, peut-être innocent des fautes dont on l’accusait, n’avait pas été heureux dans les diverses rencontres qu’il avait eues avec l’ennemi ; les Anglais, reprenant l’offensive, s’avançaient sur la Loire.

Charles VII sans ressource, presque sans armée, convoquait à Chinon les États généraux, qui n’en pouvaient avoir que le nom, les représentants de quelques provinces seulement ayant pu atteindre la Touraine ; il obtenait d’eux un impôt de 400 000 livres.

Mais on ne put le lever que très partiellement dans les provinces restées fidèles, qu’on craignait de mécontenter ; la marche des Anglais vers la Loire semblait anéantir les courtisans de Chinon qui ne conseillaient rien moins au roi que d’abandonner le pays, de remonter sur Bourges, et s’il le fallait de gagner le Midi. Charles VII n’était pas l’homme des décisions énergiques ; encore tout jeune, puisqu’il avait à peine vingt ans quand il monta sur le trône, il semblait que la lutte qu’il avait dû soutenir contre son père et la malédiction de celui-ci avaient épuisé ses forces. Résigné à la défaite, hésitant même sur la réalité de ses droits au trône, déçu dans ses premières entreprises, puisque la confiance qu’il avait mise en Richemont avait réussi seulement à augmenter la rivalité de son entourage et à le priver de ses meilleurs serviteurs, il était sous l’entière domination de la Trémoille quand Jeanne d’Arc se présenta. C’était elle, en effet, qui, le 8 mars 1429, franchissait les portes du château, après avoir, non sans peine, obtenu une audience royale. Depuis quelques jours, son arrivée avait été annoncée à Charles VII. Voyageant depuis Domrémy jusqu’à Gien avec une extrême prudence, presque toujours de nuit, le pays étant sillonné de troupes bourguignonnes, Jeanne, en atteignant la Loire, avait déclaré de part et d’autre qu’elle allait vers le roi, chargée d’une mission céleste et le bruit en était venu rapidement à Chinon en même temps qu’on y avait reçu les lettres du sire de Baudricourt qui annonçaient la prochaine arrivée de la jeune fille. Jeanne avait fait halte, le 5 mars, à Sainte-Catherine-de-Fierbois, lieu de pèlerinage renommé, que Louis XI devait vénérer plus tard avec une ferveur particulière. C’est de là qu’elle avait envoyé en éclaireurs auprès du roi deux de ses compagnons, Jean de Metz et Bertrand de Poulengy, porteurs d’une lettre dans laquelle elle suppliait son seigneur et maître de la recevoir sans délai ; elle lui exposait qu’elle avait fait 150 lieues pour venir vers lui et lui offrir son secours ; qu’elle connaissait plusieurs choses pouvant l’intéresser, et elle s’offrait même pour prouver le caractère surnaturel de sa mission, à distinguer la personne royale au milieu de ses gentilshommes.

Après être restée en prière plusieurs heures devant l’autel de sainte Catherine, Jeanne reprit sa marche vers Chinon, qu’elle atteignit le lendemain dimanche 6 mars ; son voyage depuis Vaucouleurs n’avait pas duré plus de onze jours. Elle descendit au logis de la veuve de Régnier de la Barre, noble dame de bonne compagnie, qui demeurait, dit-on, proche l’église Saint-Étienne. Un historien moderne fait remarquer qu’elle arrivait à Chinon, d’où allait commencer sa mission, le dimanche que l’Église appelle « Laetare », du premier mot de l’Introït : « Laetare Jerusalem, et conventum facite omnes qui digilitis eam. » « Les prêtres, les religieux, les clercs versés dans les saintes Écritures, qui savaient la venue de la Pucelle, ceux-là, quand ils chantèrent dans les églises avec tout le peuple « Laetare Jerusalem », eurent présente à la pensée la vierge annoncée par les prophéties, suscitée pour le salut commun, remarquée d’un signe, qui en ce jour faisait son entrée humblement dans la ville. »

Cependant le roi avait tenu conseil au château pour décider s’il devait recevoir la Pucelle. Quoique inconnue de tous, elle était l’objet de toutes les conversations ; les bourgeois d’Orléans, déjà assiégés par les Anglais, ayant appris son passage à Gien et les promesses qu’elle avait faites de « bouter hors du pays » l’envahisseur, demandaient qu’on leur envoyât sans tarder ce secours inattendu ; le duc d’Alençon, qui sortait de captivité, accourait à Chinon pour interroger cette mystérieuse jeune fille ; Charles VII lui-même était ému. Mais des conseillers prudents ou astucieux, désireux surtout de ne rien changer à leur politique d’inertie, ne se souciaient pas d’introduire au milieu d’eux un nouvel élément de discorde. Eh quoi ! accueillir comme personnage de marque une enfant de dix-huit ans qui se disait inspirée de Dieu, une inconnue sur laquelle ce petit gouverneur de Vaucouleurs, Baudricourt, ne pouvait même donner aucun renseignement précis, c’était ouvrir la porte à tous les bons bourgeois, à tous les paysans plus ou moins désireux de donner, eux aussi, un conseil à leur maître, c’était peut-être même ouvrir la porte à la trahison ! Car rien ne prouvait que ce prétendu envoyé de Dieu ne fût pas une envoyée des Anglais, un espion, prêt à connaître les secrets du gouvernement royal, pauvres secrets, ou à pousser le roi dans quelque piège savamment tendu.

Regnault de Chartres développa ces arguments avec son habileté coutumière. C’était un des hommes les plus considérables du royaume : chancelier de France, archevêque de Reims, dévoué au roi, intéressé et avare même, il était d’une prudence qui frisait la pusillanimité. Ses avis étaient toujours écoutés avec déférence et trop souvent suivis. Pourtant en la circonstance l’instinct de Charles, guidé par les interrogatoires sommaires qu’il avait fait subir aux ceux compagnons de Jeanne, l’emporta ; il fut décidé qu’on recevrait la Pucelle, mais que le roi, pour éprouver sa clairvoyance, se dissimulerait au milieu de ses courtisans.

Le château de Chinon, qu’on a peine à reconstituer par la pensée, alors qu’il n’en reste plus que quelques murailles éparses entourées d’arbustes, quelques ruines dans un parc, dominait la colline, qui tombe à pic sur la ville. Le principal corps de logis de ce qu’on appelait « le château du milieu » était précisément le plus près du précipice sur lequel il était comme suspendu. Quand on visite aujourd’hui la salle, de taille très moyenne, à ciel ouvert, puisqu’il ne reste plus, ni toit ni solive d’aucune sorte, dans laquelle la tradition veut que Charles VII ait reçu Jeanne d’Arc, on a peine à croire que trois cents personnes aient pu s’y entasser. Hommes d’armes, gentilshommes, serrés, bousculés, bruyants, donnaient à cette réception un caractère plus populaire que royal. Cinquante torches, dit-on, éclairaient la salle assez basse, aux étroites fenêtres ogivales.

Le comte de Vendôme, grand maître de l’hôtel du roi, dépêché au-devant de l’arrivante, la vint chercher jusqu’à la tour de l’Horloge qui marquait l’entrée du château, comme elle la marque encore et l’introduisit dans la salle à laquelle on accédait directement du dehors par un perron de quelques marches. Tous avaient le regard fixé sur la porte et furent saisis de ce spectacle singulier ; cette paysanne, large et forte, à la poitrine bombée sous les effets d’homme, blouse de drap flottante descendant jusqu’aux genoux, coiffée comme les pages ou les valets de cheveux noirs retombant jusqu’au col, coupés tout autour régulièrement, taillés « en sébile » comme on disait alors, à moitié recouverts d’un petit chaperon simple et propret. On ne sait si cette femme masculine a arboré ce jour-là l’armure donnée par le sire de Baudricourt, haubert, lance, épée et dague. Mais elle marche fièrement ; le regard droit domine, la foule, se dirige d’abord sur l’estrade royale au bas de laquelle quelques seigneurs semblent l’attendre, puis se détourne. La Pucelle s’avance, fend les groupes qui s’écartent, marche, simple mais sûre d’elle, puis s’arrête devant un petit être cagneux, chétif, laid, aux yeux gris et troubles, au nez gros, à la bouche sensuelle, à demi recouvert d’un pourpoint usé : elle a reconnu, le rot dont elle n’a jamais vu l’image, dont on ne lui a sans doute pas fait la description, ce roi, qui marque, si mal qu’on ne peut le croire souverain du plus beau des royaumes, mais bien plutôt l’enfant abandonné de quelque gentilhomme ruiné ; l’aspect ne l’a point trompé, pas plus que les timides dénégations de Charles ; Jeanne, dans cette première rencontre, est déjà l’inspirée.

S’inclinant, et saluant, elle dit : « Gentil dauphin, j’ai nom Jeanne la Pucelle et vous mande le roi des cieux par moi que vous serez sacré et couronné à Reims, et serez le lieutenant du roi des cieux, qui est le vrai roi de France. » Elle a dit : « Gentil dauphin », car pour elle Charles ne méritera vraiment son titre de roi que lorsqu’il aura été consacré par l’Église à Reims selon la tradition presque millénaire, c’est pourquoi le sacre est un des points essentiels de sa mission ; l’autre, on le sait, est de ranimer la défense du territoire en courant au secours d’Orléans. Quoiqu’elle ait déjà, fait noter ces deux points dans la missive datée de Fierbois et envoyée au roi, elle veut achever sans plus tarder la conquête de cet esprit de Charles, qui reste si hésitant, si timide à son endroit ; elle lui dit donc assez bas pour que l’entourage n’entende pas qu’elle lui donnera, bonne réponse à certaine prière faite à la Vierge, puis elle tourne le talon et s’éloigne, laissant le jeune roi plus curieux, plus sympathique qu’à la première minute de l’entretien. Le bruit circule dans la salle parmi les courtisans qui se retirent que la Pucelle et le roi ont « un secret », et voilà Jeanne regardée d’un tout autre air dans la cour du château.

Jeanne ne descend plus en ville ; le roi la garde auprès de lui ; on ne saurait dire si c’est pour l’honorer, la faire surveiller, ou pouvoir lui demander quelques avis ; toujours est-il qu’il la fait conduire sous bonne escorte en une tour du château du Coudray. Celui-ci est mitoyen du château royal. Les constructions en sont peut-être antérieures ; elles ne sont séparées que par un fossé profond sur lequel est jeté un pont-levis ; des couloirs secrets courent également sous le fossé et font communiquer l’un à l’autre les deux groupes de bâtiments ; la tour où demeure Jeanne d’Arc, non moins authentifiée que la salle de la réception, est un des seuls vestiges à peu près conservés du Coudray, quant à sa base tout au moins. Car si l’on peut pénétrer dans une salle basse, plus cachot que salle des gardes, tant les meurtrières en sont étroites, si l’on peut monter dans l’épaisseur du mur par un escalier sombre et rapide, on arrive aujourd’hui sur une plate-forme à moitié défoncée dominée par un petit pan de mur : c’est tout ce qui reste de ce que dut être la chambre de Jeanne. La vue s’étend de cet observatoire sur cette riante vallée de la Vienne, onduleuse et légère, si harmonieuse en ses contours, si riche par sa terre brune et grasse, nourricière de centaines de générations heureuses et paisibles. Jeanne put y rêver à l’aise à sa mission à peine commencée, et se croire ramenée tout à coup par la toute-puissance de ses voix sur une des collines de sa Lorraine aimée.

Le roi l’avait confiée à la femme du gouverneur Guillaume Bélin, Anne de Maillé, noble dame dont on vantait la vertu, dans ce temps peu vertueux. Un enfant de quinze ans, Immerguet, devait lui servir de page, elle se plaisait en sa compagnie et le gardait tout le temps qu’elle n’était pas en prière. Mais elle priait et pleurait souvent, soit dans sa chambre, soit dans la chapelle toute proche. Cette chapelle du Coudray, dont il ne reste rien sinon la fondation enfouie sous terre (quelques recherches en mettraient aisément le sol à jour), était dédiée à saint Martin. L’archange saint Michel vint l’y visiter et lui apporter un réconfort dont elle avait grand besoin ; elle aurait voulu s’en retourner avec lui, dit la chronique, et pleura quand il eut disparu.

Le roi la faisait souvent venir en sa chambre pour l’interroger ; il comprenait mal cette inspirée dont l’assurance l’étonnait et peut-être l’agaçait, lui le timide et le pusillanime. Pourtant il avait confiance en sa mission depuis le jour où Jeanne lui rappelant la prière qu’il avait adressée à Sainte-Catherine-de-Fierbois, lui apportait la réponse : « Je te dis, messire, que tu es le vrai héritier du royaume et fils du roi. » Ainsi s’envolait la bizarre suggestion de Charles redoutant de n’être pas le légitime fils du roi défunt.

À chaque nouvel entretien, Jeanne pressait le roi de lui donner le moyen de remplir sa mission : quelques chevaux et quelques hommes d’armes pour l’accompagner vers Orléans. De la ville assiégée accouraient des émissaires réclamant l’appui du roi, et l’envoi de cette pucelle qui s’était vantée de faire lever le siège. Dunois, le célèbre bâtard d’Orléans, commandant les troupes royales, était le plus ardent à réclamer ce secours providentiel, sentant la ville prête à succomber. Charles ne se décidait pas. Un sien cousin, longtemps prisonnier des Anglais, le duc d’Alençon vint un jour appuyer les instances de Jeanne : « Soyez le très bien venu, lui dit celle-ci, plus on sera ensemble du sang de France, mieux ce sera. »

Finalement, le roi, conseillé par un temporisateur de son espèce, Regnault de Chartres, sans doute, décida que la Pucelle irait à Poitiers subir l’interrogatoire de savants docteurs en théologie. En vain objecta-t-elle que ce temps perdu pouvait être précieux pour combattre, que les munitions des Orléanais s’épuisaient et qu’elle arriverait peut-être trop tard, après ce long détour. Il fallut s’exécuter.

Poitiers était alors, avec Bourges, la résidence des corps constitués du royaume. Le Parlement, la chambre des comptes y tenaient leurs séances ; l’Université y comptait quelques membres échappés de Paris et ralliés à la cause de Charles VII. Ces clercs et théologiens étaient nombreux, ils se rassemblèrent à près de vingt pour interroger Jeanne : on sait le nom de plusieurs : Maître Jean Lombard, docteur en théologie ; Guillaume Lemaire, chanoine de Poitiers ; Gérard Machet, confesseur du roi ; Jean Rault, Mathieu Mesnage, Jean Maçon, le bénédictin Pierre de Versailles, l’abbé de Talmont, le dominicain Pierre Turlure, inquisiteur de Toulouse, Pierre Seguin, de l’ordre des Calmes, et d’autres encore.

Devant ces doctes personnages, que pouvait dire la simple pastourelle de Domrémy qui ne leur parût insuffisant ou enfantin ? « Quelle langue parlaient vos voix ? » demandait un Limousin balourd. « Une meilleure que la vôtre », répondit Jeanne. « Si Dieu veut délivrer le peuple de France de la calamité où il est, il n’est pas nécessaire d’avoir des gens d’armes », objectait Guillaume Aymery. « En nom Dieu, répliquait la Pucelle, les gens d’armes batailleront et Dieu donnera victoire. » Et elle ajoutait : « Je crois bien voir que vous êtes envoyés pour m’interroger. Je ne sais ni A ni B. »

Ces enfantillages pourtant les désarmèrent, car ils les sentirent dictés par l’assurance d’une femme forte selon l’Écriture, d’un esprit inspiré de Dieu. Les théologiens durent convenir que Dieu pouvait se manifester dans les œuvres d’une femme aussi bien que d’un homme, que l’appui qu’elle sollicitait était faible au regard des résultats qu’elle prétendait obtenir, et qu’on pouvait la laisser faire. « Je viens de la part du Roi des cieux, répétait-elle, pour faire lever le siège d’Orléans et conduire le roi à Reims pour son couronnement et son sacre », puis se tournant vers le greffier, elle lui dit : « Écrivez : Vous Suffort et Clasdas et la Poule (les trois principaux chefs anglais assiégeant Orléans), je vous ordonne de par le Roi des cieux que vous en alliez en Angleterre. »

Après trois semaines d’hésitation, de conciliabules, d’enquêtes menées jusqu’en Lorraine, d’examens particuliers relatifs à la moralité de la Pucelle, trois semaines qui lui parurent des mois, le roi autorisa enfin Jeanne d’Arc à courir défendre Orléans. Cependant, les préparatifs du départ durèrent encore plusieurs jours. Charles lui composa une sorte de petit état-major, dont le chef était Jean d’Aulon, maître d’hôtel et écuyer ; Louis de Contes, qu’elle avait déjà rencontré au Coudray, l’écuyer Raimond, les deux guides fidèles. Jean de Metz et Bertrand de Poulengy, enfin les deux frères de Jeanne, qui étaient venus la rejoindre à Chinon, Jean et Pierre. Un aumônier fut naturellement joint à cette petite troupe : ce fut le frère Jean Pasquerel. Le roi lui donna une armure de forme et de poids habituels, armure d’homme par conséquent que Jeanne porta toujours allègrement. La reine Marie, jeune et timide, prépara avec les dames de sa suite quelques linges pour l’héroïne ; elle surveilla la confection de l’étendard que, moyennant 25 livres tournois, Hauves Poulnoir a dessiné, l’étendard brodé au nom de « Jesus Maria », que Jeanne dit souvent « quarante fois plus chère que son épée ». Celle-ci pourtant avait une origine quasi mystérieuse : comme on présentait à la Pucelle une épée neuve et ferrée, elle la refusa et envoya chercher celle qu’elle désirait sous l’autel de Sainte-Catherine-de-Fierbois. On la trouva effectivement, mais couverte de rouille. Jeanne l’ayant frottée légèrement, la rouille tomba et l’épée reluisit.

Enfin, le 20 avril, Jeanne, accompagnée de sa petite escorte, prit le chemin de Tours : la cour la vit partir sans émotion, et bien peu parmi les archers du roi sollicitèrent la grâce de la suivre au combat.

Mais le peuple, plus croyant et plus enthousiaste, voyait déjà en elle la future libératrice du pays : les femmes, aux fenêtres, pleuraient en la voyant s’éloigner, tandis que les hommes applaudissaient et saluaient la vaillante fille. Quittant la vallée de la Vienne pour celle de l’Indre, s’arrêtant à Azay, où une forteresse du Moyen Âge occupait encore l’emplacement sur lequel Gilles Berthelot éleva au siècle suivant son délicieux château, un des joyaux de la Renaissance tourangelle, Jeanne fit à Tours son entrée solennelle le 25 avril. Quatre jours plus tard, secondée par une petite troupe de secours formée à Blois par les soins de la reine Yolande de Sicile, véritable chef du parti national, belle-mère de Charles VII, Jeanne introduisait dans Orléans un convoi de ravitaillement.

On sait avec quelle rapidité, quelle sûreté de coup d’œil la Pucelle sut distinguer le point faible de l’encerclement de la ville, et comment, dès le 8 mai, dix jours après son arrivée, elle obligeait les Anglais à en lever le siège.

L’effet de cette victoire, la première, que, depuis plusieurs années, eût remportée le parti français, fut considérable dans tout le pays : l’espoir changea de camp, et à la cour même un frisson courut par les cœurs endurcis. Charles VII sembla se réveiller d’une longue torpeur et, suivi de ses conseillers, quitta Chinon pour se rendre au-devant de la triomphatrice. Malgré ce qu’en disent les historiens locaux, il ne semble pas que Jeanne revint jusqu’à Chinon, avec le roi ; elle ne devait pas revoir le vieux château des Plantagenets où elle avait salué pour la première fois Charles VII.

C’est en amont de Tours que le cortège de Jeanne rencontra celui du roi : « quand Charles aperçut celle à laquelle il devait la victoire, il lança son cheval en avant, attira la Pucelle, à cheval elle aussi, tout près de lui, puis ôtant son chaperon de laine l’embrassa affectueusement en faisant éclater une joie qui ne lui était pas habituelle ; et décida de faire grande chère » ; il publia dans les différentes communications qu’il dicta pour ses capitaines ou ses intendants, les hauts faits d’armes de la Pucelle, ne craignant pas de lui attribuer directement la victoire. C’est sans doute au tout proche château de Montil-les-Tours que Charles conduisit Jeanne avec sa cour, puis à Loches, où il devait par la suite fréquemment résider en tout autre compagnie ; et c’est à Loches, après avoir longtemps discuté avec la Trémoille, Regnault de Chartres, Christophe d’Harcourt et plusieurs autres, que Jeanne décida enfin Charles VII à entreprendre la périlleuse marche sur Reims.

 

Des années ont passé ; Jeanne, sa mission remplie, abandonnée par le roi et ses compagnons, est allée mourir à Rouen, martyre de la patrie, sous le bourreau anglais ; la lutte s’est poursuivie, inégale, sans suite, selon le bon plaisir du duc de Bourgogne appuyant tour à tour l’un ou l’autre des partis.

Finalement, le 12 novembre 1437, Charles VII avait fait son entrée à Paris et s’était senti roi. L’âge et l’expérience venus, il travaillait par lui-même à la réorganisation de son royaume, présidant ses conseils, soutenant ses conseillers dont plusieurs faisaient montre d’initiative heureuse et d’énergie : c’étaient Juvénal des Ursins, Robert le Macon, Guillaume Cousin, Étienne Chevalier, Pierre de Brézé… Il procédait à la réorganisation du Parlement et de l’armée, édictait les grandes ordonnances, la Pragmatique sanction de Bourges, convoquait fréquemment les États généraux. Tout en ayant recouvré la libre jouissance de son royaume, c’était toujours dans la région de la Loire qu’il préférait résider. Tour à tour à Loches, à Chinon, à Bourges, à Montil-les-Tours, il déployait peu à peu un certain luxe inconnu jusque-là, poussé sans doute à ces nouvelles dépenses par la dame de Beaulté, Agnès Sorel, qui exerçait sur lui une influence que d’aucuns ont dite excellente et d’autres déplorable. Attachée à la cour depuis 1444, sinon depuis 1432, comme on le disait naguère, en qualité de dame d’honneur de la reine, « Agnès Saurelle », dotée par la générosité royale de biens importants, en dépensait une bonne part en bienfaits généreux qui lui faisaient la réputation dans le peuple, et même auprès de nombreux courtisans, d’une providence au cœur innombrable. « Elle a toujours été de vie bien charitable, écrit le chroniqueur J. Chartier, large et libérale en aumônes, et distribuant du sien largement aux pauvres églises et aux mendiants. » Mais elle en réservait une part plus considérable encore aux riches atours dont elle aimait se parer. Elle fut la première à arborer des diamants presque aussi gros que ceux de la couronne, qui en était peu riche alors, à s’envelopper de fourrures qu’elle faisait venir à grands frais d’Allemagne et des pays scandinaves, à porter d’une façon presque habituelle des étoffes de soie. « En chrétienté, dit le chroniqueur Châtelain, n’avait princesse qui à hautement parée ne se fut tenue d’avoir été en tel état, portant queues un tiers plus longues que princesses de ce royaume, plus hauts atours qu’à demi, robes plus coûteuses. Elle avait un quartier de maison en l’hôtel du roy, ordonné, appointé mieux que la reine, plus beaux parements de lits, meilleure tapisserie, meilleur linge et couverture, meilleure vaisselle, meilleurs bagues et joyaux, meilleure cuisine et meilleur tout. »

Ce luxe excite bien « cent mille » murmures, mais la cour entière l’imite. La reine, toute timide et modeste qu’elle est, ne se laisse pourtant pas éblouir par la dame de « Beaulté », surnom qui provient tout aussi bien de sa personne que d’un domaine octroyé par le roi. Elle est plus richement vêtue, vers la fin du règne qu’elle ne l’était quand elle avait reçu Jeanne d’Arc ; elle s’est entourée d’une sorte de cour encore rudimentaire, mais dans laquelle on compte pourtant filles d’honneur, maîtres d’hôtel, pages, douze chapelains, y compris son premier aumônier Jean Barbedienne, un médecin, un astrologue, un peintre, plusieurs fous, un folet, le « petit cadet », et une folle, nommée Michon. Elle est entourée de toutes sortes de bêtes, chiens, cerfs, chevreaux, étourneaux, perroquets, outardes, marsouins. Chaque année la reine reçoit de son époux un cadeau de 1 400 écus : on sait même qu’en 1452, il lui envoie un fermail et une chaîne pour la nouvelle année ; aux enfants qui l’entourent des chaînes d’or, colliers, ceintures ; de même fait-il, à l’occasion des étrennes, de riches cadeaux au roi de Sicile, au comte du Maine, au duc de Bourbon, à Jeanne d’Écosse et à Jeanne de Laval, aux dames d’honneur et aux femmes de ses conseillers.

La garde du roi a augmenté dans de notables proportions : on compte à la fin du règne 25 archers du corps avec deux capitaines, 31 hommes d’armes, 51 archers de la garde écossaise avec un capitaine et 27 carabiniers allemands. Ils ne sont pas trop nombreux pour défendre les châteaux royaux contre des attaques possibles ; ce n’étaient pas, hélas ! de vulgaires malfaiteurs ou des ennemis de l’État dont le roi avait à redouter l’audace, mais d’un fils, « ce petit dauphin de Viennois » qui, considérant son père comme incapable et hypnotisé par une favorite, cherchait à emprisonner l’un et l’autre pour ceindre plus tôt la couronne ! « Sans la garde on eût osé bien davantage », avouait le futur Louis XI à l’un de ses favoris.

Chinon et Loches restaient, à la fin comme au début de règne, les résidences favorites de Charles VII ; aussi y retrouve-t-on les traces des séjours d’Agnès Sorel, comme on y avait noté celles de Jeanne d’Arc. Le roi avait fait construire pour la favorite le manoir de Roberdeau proche le château de Chinon, et un pavillon attenant à celui de Loches. Cette dernière ville, qui devait recueillir ses dépouilles, recevait la plus large part de ses libéralités.

Les religieux de la congrégation de Saint-Ours qui avaient élevé au treizième siècle cette superbe collégiale aux deux tours coniques couronnant la nef, dont on a pu dire qu’elle est « un édifice unique au monde, monument d’une étrange et sauvage beauté », avaient pour la dame de Beaulté de si grands sujets de reconnaissance qu’ils lui élevèrent un magnifique mausolée dans leur couvent, si magnifique et considérable que, sous le règne de Louis XI, ils se prirent à le regretter, et demandèrent à être déchargés de la garde de leur bienfaitrice : « Rendez l’argent alors », répliqua le nouveau roi peu suspect pourtant de complaisance pour la favorite de son père.

Le tombeau d’Agnès Sorel, que surmonte sa statue couchée, gardée par deux angelots et deux moutons, est maintenant exhibé dans une petite tour du château de Loches.

Si les successeurs de Charles VII vinrent quelquefois à Chinon et à Loches, ce ne fut qu’à de longs intervalles et pour peu de jours ; ils avaient fait choix d’autres demeures de prédilection ; c’est le sort commun aux châteaux de la Loire de n’avoir pu plaire à deux souverains se succédant ; il semblait que les préférences de l’un obligeassent l’autre à faire un choix différent.

PLANCHE ILa rencontre de Jeanne d’Arc et de Charles VII.

(D’après une reproduction de la tapisserie allemande dite « d’Azeglio ».)

Bibliothèque nationale ; Cabinet des Estampes ;

Hist. de France.

On y lit cette légende en allemand :

« Comment vient la Pucelle envoyée de Dieu au Dauphin dans sa terre. »

BIBLIOGRAPHIE

L. DE MONSTRELET, Chroniques. Journal d’un bourgeois de Paris ; Du FRESNE DE BEAUCOURT, Charles VII, son caractère. Charles VII et Agnès Sorel. Histoire de Charles VII (tome II) ; BOISMARTIN, Mémoire sur la date d’arrivée de Jeanne d’Arc à Chinon (dans le Bulletin historique-philosophique, 1892) ; BOSSEBŒUF, Jeanne d’Arc en Touraine ; BOISSONNEAU, Jeanne d’Arc à Tours ; G. DE COUGNY, Chinon et ses environs ; COHEN, Essais sur Chinon. Chinon et Agnès Sorel ; GRANDMAISON, Le tombeau d’Agnès Sorel à Loches ; E. GAUTHIER, Histoire du donjon de Loches ; BAILLERGÉ, Notes sur la citadelle du château de Loches.

Bibliographie commune à plusieurs chapitres

ARCHIVES NATIONALES : Orléanais. Comté de Blois, cartons K 1206-1212. Menus plaisirs. Prévôté. Officiers du roi. Hôtel, KK.93-100. Maison du roi, Of 1324-1342 ; A. FÉLIBIEN, Mémoire pour servir à l’histoire des maisons royales ; DU CERCEAU, Les Plus Excellents Bâtiments de France. Société archéologique de Touraine. Bulletins et Mémoires, passim ; CHABRUEL, Tablettes chronologiques de l’histoire de Touraine ; LOISELEUR, Les Résidences royales de la Loire ; HAVARD, Les Grands Châteaux de France (tomes III et IV) ; DE CROY, Les Châteaux de la Loire ; STORELLI, Notices historique sur les châteaux du Blésois ; G. EYRIÈS, Les Châteaux historiques de la France ; LEGRAND D’AUSSY, Vie privée des Français ; marquis DE LABORDE, Les Comptes des bâtiments, etc.

Louis XI au Plessis-les-Tours

L’histoire et la légende

« Le château était entouré de trois remparts extérieurs garnis de créneaux et de tourelles, de distance en distance, et notamment à tous les angles. Le second mur s’élevait plus haut que le premier et était construit de manière à commander celui-ci si l’ennemi parvenait à s’en emparer. Il en était de même du troisième qui formait la barrière intérieure. Autour du mur extérieur, on avait creusé un fossé d’environ vingt pieds de profondeur où l’eau arrivait au moyen d’une saignée qu’on avait faite au Cher, ou plutôt à une de ses branches tributaires. Un second fossé régnait au pied du second mur, un troisième défendait pareillement la dernière muraille, et tous trois étaient également de dimensions peu ordinaires. Tous les environs du château étaient, de même que la partie de bois qu’on venait de traverser, parsemés de pièges, de trappes, de fosses et d’embûches de toutes sortes qui menaçaient de mort quiconque oserait s’y hasarder sans guide ; il y avait sur les murs des espèces de guérites en fer, appelées nids d’hirondelles, d’où les sentinelles, régulièrement postées, pouvaient tirer presque à coup sûr contre quiconque, oserait se présenter sans avoir le signal ou le mot d’ordre qui était changé chaque jour. »

Ainsi sous le regard de Quentin Durward, sir Walter Scott a reconstitué en un décor romantique la demeure de Louis XI.À quelle source a-t-il puisé pour apporter à sa description ces détails précis généralement horrifiants, on l’ignore ; mais il en dut certainement beaucoup à sa féconde imagination. À le lire, on se représenterait le Plessis comme une forteresse du Moyen Âge bâtie sur une hauteur, dominant le pays, capable de soutenir un siège rigoureux, ayant quelque analogie avec Chinon, Loches ou Amboise. Or ce serait une complète erreur ; si curieux qu’il y paraisse, les principales défenses de Plessis-les-Tours consistèrent surtout dans la réputation formidable du souverain qui en avait fait sa demeure de prédilection, et qui ne l’habita avec quelque fréquence que lorsqu’il eut rétabli sur toute la France de l’Ouest l’autorité royale, n’ayant plus à craindre d’attaque féodale. Il suffit pour se convaincre de cette vérité de se rendre compte de l’état comparatif des lieux ; alors que les châteaux féodaux dominaient à pic les vallées, tels, pour ne citer que ceux de la région, Chinon élevé comme un nid d’aigle à cent pieds au-dessus de la ville, accessible seulement par une étroite rampe ; Loches couronnant de ses mâchicoulis et de ses donjons un promontoire surplombant l’Indre ; Amboise et Blois, construits sur de hauts rochers isolés taillés à pic au-dessus de la Loire, le Plessis n’est, quand Louis XI l’achète, le 12 novembre 1463, au prix de 5 500 écus, qu’une maison de plaisance appartenant à Audoïn Touchard de Maillé, son chambellan, située en plat pays, presque au confluent de la Loire et du Cher, à quelques minutes de Tours avec quoi on pourra communiquer secrètement par des souterrains qui seront, à chaque crue du fleuve, envahis par les eaux. En quoi cette demeure tente-t-elle le roi qui s’en rend acquéreur dès la seconde année de son règne, on se le demande en vain, car le site n’a rien d’enchanteur ; la forêt qui couvre la plaine empêche sans doute de voir la rivière prochaine ; ce ne sont plus les lointains horizons de Chinon qui s’étendent par-delà la Vienne sur les coteaux onduleux, ce doit être le calme, la retraite, l’isolement. De Chinon, d’ailleurs, il ne peut plus être question ; Louis XI méprise ouvertement tout ce qu’a aimé son père ; la femme, l’homme, le lieu que Charles VII a appréciés sont condamnés de ce fait par le petit dauphin de Viennois qui a vécu dix ans hors du royaume, en suscitant contre le roi toutes les difficultés, pour ne pas dire tous les crimes.

Quand Charles entra en agonie à Mehun-sur-Yèvre, Louis, aussitôt prévenu, n’attendit pas sa mort pour quitter Genappe où il s’était réfugié ; le 17 juillet, il pénétrait en France sous la protection du duc de Bourgogne. Il avait petite mine, le nouveau roi, pâle et ascétique sous une blouse de laine étriquée, entouré de « l’armée terrible et merveilleusement grande » du duc Philippe le Bon. « Tout ne vaut pas vingt livres, cheval et habillement de son corps », disait une vieille paysanne, le voyant passer en si piètre appareil. Louis laisse dire et faire ; il est pauvre, il laisse le duc de Bourgogne lui payer à Reims les frais d’un sacre somptueux, et lui mettre en tête la couronne comme doyen des pairs de France ; il le laisse, ce grand-duc d’Occident, entrer avant lui, en souverain dans sa bonne ville de Paris et lui en faire en quelque sorte les honneurs : il a pour lui le temps, ce grand régulateur des choses. Bientôt le faste du duc blesse, la simplicité du roi séduit ; mais, pas plus que Charles VII, son fils ne se sent en sûreté dans l’Île de France, trop proche de la Bourgogne ; c’est de Touraine qu’il gouvernera son royaume : si le nom du Plessis est particulièrement attaché à Louis XI par la double raison que ce fut sa demeure favorite et qu’aucun de ses successeurs ne l’imita en cela, il ne faut pas croire qu’il en fit jamais sa résidence exclusive. Les Valois furent de grands voyageurs et ceux d’entre eux qui n’allèrent point guerroyer au-delà des frontières se consolèrent en errant de château en château. Déjà Charles VII, en ses années de repos, avait constamment voyagé de Chinon à Loches, à Bourges, à Mehun-sur-Yèvre, à Meung-sur-Loire. Louis XI hérite de la même humeur vagabonde, et si l’on ouvre le recueil de ses lettres, on doit le suivre, en un mois pris au hasard, en cinq ou six résidences diverses : les trois premiers jours d’octobre 1470, il est à Amboise, puis jusqu’au 8 au Plessis ; les deux jours suivants à l’Île Bouchard, puis à Amboise ; du 12 au 18, il demeure au Plessis pour retourner les 19 et 20 à l’Île Bouchard, passer trois jours à Montreuil-Bonnin, trois autres à Saint-Antoine-de-la-Foucaudière, un à Loches, trois à Villeloin et revenir le 31 au Plessis.

Si les séjours au Plessis sont plus nombreux à la fin du règne, il est cependant certaines années où le château semble abandonné, telles 1481 et 1482 ; le roi y passe seulement un jour en novembre, cinq en mars, pour ne reparaître qu’en septembre. Entre temps, il a résidé deux mois à Thouars et, le reste de l’année, a parcouru son royaume.

Le voyageur qui visite Chinon et Loches peut, au milieu des ruines, en se basant sur la configuration du terrain, retrouvant les fortifications extérieures, reconstituer en esprit ces deux puissantes demeures. Les souterrains de Loches, le formidable donjon, l’aile qu’habita certains jours Anne de Bretagne, les murs branlants de Chinon d’où quelque pierre se détache au souffle du vent, évoquent l’image de Charles, de Jeanne, d’Agnès, ou des prisonniers qui gémirent dans ces catacombes. De Plessis-les-Tours que reste-t-il ? Rien ou moins que rien, un bâtiment décevant en sa banalité, tout de briques noirâtres, de style incertain, qu’on a peine à reconnaître sur quelques estampes fantaisistes ; le tout noyé dans la verdure d’un parc anglais isolé dans la plaine, ne correspondant dans ses limites à aucune de celles du domaine royal. Et pourtant dans ce bâtiment subsistant, flanqué d’une petite tourelle polygonale contenant l’escalier à vis, on identifie une vaste pièce aux murs nus, aux lourdes solives, au carrelage misérable avec la chambre où mourut Louis XI.

Combien plus curieuse, parce que demeurée plus intacte en ses parties essentielles, cette maison du village qu’on dit être celle du sinistre barbier, Olivier, lourde bâtisse aux pierres grises surmontée d’un toit élancé, que domine une tourelle carrée, ou cette autre dans le vieux Tours, au bord de la Loire, dite de Tristan l’Hermite, en brique celle-là, remarquable par son escalier à vis aux dispositions architecturales si curieuses, par son faîte à degrés, alors d’une hardie nouveauté, déjà presque Renaissance par ses arcades surbaissées, alors que celle d’Olivier avec son aspect massif est encore toute médiévale.

Montil-les-Tours, Plessis-du-Parc, Plessis-les-Tours, le nom varie avec chaque chroniqueur et chaque époque. Le premier est le plus ancien, le plus employé au début du règne de Louis XI, lors de l’acquisition du domaine, mais le second est bientôt préféré ; finalement, le Parc ayant disparu et non Tours, c’est le troisième que la postérité adopta.

 

Une première enceinte fortifiée, élevée au-devant du château face à la ville qu’aime le roi, est franchie par un pont-levis que dominent deux tours féodales, et qui donne entrée dans une large cour carrée, vraie cour de caserne. Ici sont en effet piqués tous les gardes du roi, dont un piquet toujours en armes, est prêt à répondre au premier appel. Ces gardes sont nombreux et de plusieurs nationalités : les Suisses, avec qui Louis est entré en rapport dès le règne de son père, n’occupent pas à l’avènement du roi et postes de confiance qu’on leur accordera par la suite, mais individuellement il s’en glisse plusieurs à la cour, sur qui Louis consent à se reposer. Quand, après la bataille de Morat, le 22 juin 1476, l’armée suisse eut vaincu celle des Bourguignons et que le roi crut que Charles le Téméraire était parmi les morts, il voua aux « seigneurs et communautés des anciennes ligues des Hautes Allemagnes appelées suisses » une telle reconnaissance qu’il déclara en prendre les troupes à son service, « afin que les dites gens de guerre de la dite nation qui sont de présent demeurants, ou viendront ci après demeurer en notre dict royaume, seront à nos gages et soldes. »

Il en vint ainsi 6 000 en 1477 ; puis une autre levée fut faite en 1480. Mais l’institution de la garde suisse ne date vraiment que des deux ordres de Charles VIII signés en 1496 et 1497.

Les gardes habituels de Louis XI sont des Écossais ; venus au nombre de 7 000 pour secourir Charles VII contre les Anglais, leurs ennemis héréditaires, ils avaient assuré la victoire de la France à Beaugé, et le roi, pour les remercier de leur appui, avait nommé le comte de Boucau, leur chef, connétable, puis s’était composé une garde écossaise, que Louis XI, après en avoir modifié la composition, développa et à laquelle il se confia. Il s’attacha d’ailleurs ses gardes par de nombreuses faveurs : en sus d’une haute paye, les Écossais avaient partout les prérogatives des gentilshommes, des armes riches, des écuyers, pages et valets pour les servir ; ils devaient accompagner le roi en tout lieu, l’assister à table dans les grandes cérémonies ; au jour du danger, ils combattaient avec ardeur et défendaient la personne du roi, qui à Montlhéry et à Liège notamment, eut à se louer de leur courage.

Pour pénétrer dans la seconde cour du château, plus petite que la première mais mieux gardée encore, on franchit un nouveau pont-levis et on passe sous un bâtiment sombre et bas reconstruit sans doute par le roi. À gauche, en retour, une petite aile contient les petits appartements royaux, trois pièces au niveau de la cour, trois au-dessus, celles mêmes qui existent encore. Mais devant les salles du bas, court une galerie vitrée, dans laquelle Louis XI aime à se promener seul, surveillant du coin de l’œil les allées et venues ; aussi la cour est-elle généralement déserte ; on passe d’un bâtiment à l’autre sans regarder de droite ni de gauche ; on baisse les yeux de peur de rencontrer ceux du roi, « cette divinité du Plessis, dit Commines, qu’on n’adore que par ambition et avec terreur » ; un Écossais, hallebarde au poing, monte la garde devant chaque porte de logis. À gauche de l’entrée, avant la chapelle qui les sépare des appartements intérieurs sont les salles de réception, toujours fermées – le roi est économe et simple de goûts. On les ouvre pour les réceptions d’ambassadeurs ou de princes : on admire alors quelques tapisseries de Flandre, des sièges couverts de velours, des lustres chargés de hautes bougies de cire, des torches flambant dans de grands candélabres d’argent.

À droite sont logés les serviteurs du roi, tous ceux qui composent sa petite cour, ses conseillers, qui, quand ils le peuvent, demeurent en ville, plus tranquilles ; plus loin, le pavillon du duc d’Orléans, cousin du roi, et son gendre, que Louis surveille avec une féroce jalousie.

Les autres côtés de la cour sont occupés par des galeries, des salles basses, cuisines, et réduits secrets ; les souterrains sont naturellement nombreux à une époque encore féodale, où on les utilise à la fois comme cachots, ou comme couloirs dérobés. De tous ceux qui durent exister, on n’en a retrouvé qu’un seul, à l’angle de la cour opposé à celui du bâtiment royal ; il est étroit et sombre, comme il convient, mais se trouvant presque au ras du sol, il ne donne pas l’impression de tombe que l’on éprouve en visitant par exemple les cachots de Loches.

Dans ce petit château où il se sent chez lui, et où ne s’évoque nulle image de Charles, des Bourguignons, ou des Anglais, Louis XI s’établit donc comme en un ermitage, d’où il gouverne pourtant son royaume et surveille l’Europe avec plus d’autorité que s’il eût occupé le Louvre. C’est en Touraine, tout autour de la Loire, qu’il groupe les forces vives de la monarchie ; Tours beaucoup plus que Paris est à l’abri des invasions, même des guerres civiles ; il rêve d’en faire sa capitale, tout comme Charles VII voulait la fixer à Bourges ; ses deux successeurs immédiats, Charles VIII et Louis XII, eurent sans doute la même intention sans oser la réaliser, c’est ce qui explique qu’un siècle durant les bords de la Loire aient abrité les plus belles demeures de la royauté.

Dans cet ermitage, le roi vit en ermite ; son costume très simple, étroit, d’une laine grossière, ne dissimule rien de sa petite stature ; la figure est laide, abîmée par un nez long et bossué, mais singulièrement animée par des yeux si vifs qu’on les dirait percés d’une vrille, dissimulés sous des paupières flasques qui plissent aux angles, donnant à la physionomie un air tantôt terrible, tantôt sarcastique quand elle veut être douce ; un chapeau bizarre, vieux, sale, l’abrite le plus souvent ; le bord de derrière en est relevé tandis que celui de devant retombe sur le front : « Le roi, dit Commines, avait son chapeau couvert d’images de vierge la plupart en plomb ou étain, lesquelles à tout propos, quand il venait quelques bonnes ou mauvaises nouvelles ou que sa fantaisie le prenait, il baisait, il se ruait à genoux quelque part qu’il se trouvât, si soudainement qu’il semblait plus blessé d’entendement que sage homme. »

Louis XI se croit un homme fort pieux ; de fait, sa dévotion envers le Christ et sa mère est active et bruyante ; il donne ou dédie à Notre-Dame la ville de Boulogne, multiplie les sonneries d’angelus en son honneur ; il la prie dans tous les sanctuaires, mais spécialement à Cléry : c’est à Notre-Dame de Cléry qu’il se voue corps et âme en maintes circonstances graves, dont il invoque le nom, tout en parlant affaires ; c’est à ses pieds qu’il vient prier avant la bataille de Montlhéry qui mit fin à la guerre du « Bien public » ; quand il revient de Paris, c’est encore à Cléry qu’il court rendre hommage à la Vierge ; dès cette époque, il décide de se faire enterrer sous le regard de sa Notre-Dame de prédilection. Aussi commence-t-il par lui reconstruire son sanctuaire : il approuve le plan d’une nouvelle basilique ; en 1472, un incendie retarde les constructions ; en même temps qu’il élève un autel à la Madone, il songe à son tombeau, charge Michel Colomb et Jean Fouquet des sculptures et des enluminures du monument ; plus tard, il confie à Conrad de Cologne, et Laurent Wrisse, domiciliés à Tours, le soin de faire sa statue à genoux devant la Vierge dans le délai d’un an, moyennant mille écus. Il implore du Souverain Pontife le titre de chanoine de Cléry que Sixte IV accorda du même coup à tous les rois de France à venir.

Avare pour tous, Louis n’est généreux que pour les églises ; il connaît le précepte de l’Évangile, et l’applique à sa façon, opprimant le peuple et doublant les impôts, mais offrant à l’église Saint-Martin de Tours une châsse sertie de croisillons d’argent pour y déposer les restes de l’apôtre des Gaules.

Sévère avec chacun, ou faussement bonasse, « le rusé compère » qu’il aime être, et qu’on a représenté visitant les paysans et prenant part à leurs peines, est surtout redouté des siens. Sa première femme, Marguerite d’Écosse, de qui il n’avait point d’enfants, était morte toute jeune, dédaignée, presque persécutée : « Fi de la vie, soupirait-elle, qu’on ne m’en parle plus. » La seconde épouse, Charlotte de Savoie, née après la mort de la première, ne fut guère plus heureuse ; volage, Louis le fut, jusqu’au jour où, devant le cadavre de son fils François, en 1476, il fit vœu « de ne jamais toucher à femme qu’à la reine ». Mais brutal, cruel, il le fut toujours. Jugeant sans doute toutes les reines sur le modèle de sa grand-mère Isabeau de Bavière, il avait le principe que les femmes doivent être écartées des affaires et même des lieux où elles se traitent, ce qui ne l’empêcha pas, à l’heure de la mort, de confier son fils à sa fille Anne. Charlotte de Savoie ne résida donc que par de courts intervalles au Plessis. Louis lui attribua Amboise comme habituelle résidence ; elle y vécut, surveillée comme une conspiratrice, dans la seule contemplation et pour le seul amour de son fils Charles, l’unique qu’elle conserva, souffreteux, malingre, toujours sous le coup de la maladie. Attiré plus par celui-ci que par Charlotte, le roi s’arrêtait souvent à Amboise, y faisait même, de-ci de-là, quelques séjours ; il s’intéressait à l’éducation de son fils, en ce sens qu’il la voulait rudimentaire, et capable d’endormir pour le plus longtemps possible la volonté, la virilité, l’énergie de son successeur éventuel. Le mauvais fils qu’il avait été lui-même n’imaginait des dauphins qu’en révolte contre l’autorité paternelle ; devant la douceur craintive du futur Charles VIII, il croyait à la fourberie.

Il avait marié sa fille aînée au sire de Beaujeu en qui il avait toujours trouvé un appui fidèle et sur lequel, vieillissant, il s’en remettait de l’avenir. Il aimait les avoir l’un et l’autre au Plessis, où il les appelait souvent. En avril 1464, il eut une seconde fille qu’il nomma Jeanne. S’étant aperçu, au bout de quelques jours, qu’elle était contrefaite, il s’empressa de la fiancer quand elle avait un mois à peine à son petit-cousin Louis d’Orléans, qui venait d’avoir deux ans. La naissance de ce prince du sang lui avait déplu ; il continuerait cette branche des Orléans, s’appuyant sur une puissante fortune et un domaine redoutable, celui de Blois ; du moins si ce mariage se réalisait, la race périrait avec lui : « Il me semble que les enfants qu’ils auront ensemble ne leur coûteront guère à nourrir », disait-il avec une joie mauvaise à un de ses compagnons. Tristes et longues fiançailles, qui furent un des épisodes les plus caractéristiques de la vie de Plessis-les-Tours : ces jeunes gens se fuyaient tout le jour et ne se donnaient la main que pour paraître devant le roi. Jeanne n’aurait pas eu de répulsion pour son joli cousin ; mais elle rougissait de se voir méprisée et imposée. Louis d’Orléans avait beau protester, il devait obéir s’il voulait éviter le cachot ; il eût souhaité se venger du roi ; mais il ne le put que sur l’innocente.

Louis XI avait d’ailleurs l’humeur volontiers matrimoniale ; il faisait pour ses courtisans la chasse aux plus riches héritières du royaume, lesquelles pour éviter la confiscation de leurs biens devaient se plier aux volontés du roi. Les conseillers intimes choisis dans la petite bourgeoisie n’étaient en effet guère riches : Louis voulait qu’ils tinssent tout de lui. Sa cour se composait de quelques personnages bien rentés, qui n’avaient le plus souvent du pouvoir que l’apparence : le chancelier, qui scelle les ordres royaux du grand sceau de France, a un traitement de 200 florins d’or ; le juge de l’hôtel, grand chef des fonctionnaires, dont la juridiction s’étend sur tous les officiers de la maison du roi, est l’ancêtre de notre ministre de l’intérieur : le secrétaire delphinal, premier notaire ou secrétaire du roi, et le trésorier, complètent ce qu’on pourrait appeler son conseil officiel.

Le grand maître de la maison royale est le sénéchal, qui surveille avec un soin jaloux toute la vie intime du palais, s’introduit dans les cuisines, et fait distribuer les plats devant lui ; il dirige les sept grands services de l’intérieur, paneterie, échansonnerie, cuisine, bouche, fruiterie, écurie et fourrière, lesquels comprennent des chambellans, autant de maîtres d’hôtel et de panetiers, huit échansons, autant de valets tranchants, de sommeliers, de valets de chambre, d’écuyers. C’est dans cette troupe de valets qu’il faut chercher les confidents du roi, ses hommes à tout faire, et le plus odieux d’entre eux : Olivier. Figure maintes fois décrite que celle du sinistre barbier, promu au rang d’exécuteur des hautes œuvres en même temps qu’ambassadeur extraordinaire pour les missions secrètes ; « ses yeux étaient vifs et pénétrants, écrit Walter Scott, en commentant Commines : quoiqu’il efforçât d’en bannir l’expression en les tenant constamment fixés à terre, tandis que, s’avançant avec le pas tranquille et furtif d’un chat, il semblait glisser plutôt que marcher dans l’appartement… » Originaire de Thielt, dans les Flandres, il s’était introduit on ne sait comment dans la maison royale, où son caractère sournois lui avait valu le surnom de Diable, ou Daim, le seul sous lequel il fut connu ; on avait cru l’adoucir en ne l’appelant plus qu’Olivier le Mauvais. De naissance fort commune, sa grande ambition, l’anoblissement, lui avait été accordée dès 1474 ; il fut fait comte de Meulan : « considérant les bons, grands, continuels et recommandables services qu’il nous a ci-devant et dès longtemps fait et continué de jour en jour, disaient les lettres patentes du roi, nous avons anobly nostre et cher et bien aimé valet-de-chambre Olivier le Mauvais et sa postérité née et à naître en loyal mariage ».

Dire à quelles intrigues Olivier fut employé, dans quel complot il s’immisça, quels secrets il saisit, combien de malheureux il conduisit à la mort, ce serait faire l’histoire même du règne ; partout on le trouve à côté du roi, et tout près d’eux on aperçoit deux figures, l’une sinistre et l’autre pateline qui complètent l’ensemble, le grand prévôt, Tristan, et le médecin favori Coitier. Celui-ci, franc compère, calme et habile, ne serait pas un méchant homme, au service d’un autre prince, mais c’est un ambitieux, sans scrupule, le seul homme que le roi craigne. Il use de son influence pour faire fortune, et c’est assez naturel. « Je sais bien qu’un matin vous m’enverrez où vous en avez envoyé tant d’autres, mais par la mort Dieu vous ne verrez pas huit jours après. » Et une telle menace suffit à lui faire pardonner toutes ses audaces. À chaque nouvelle maladie royale, il obtient un nouveau bénéfice : c’est la charge de premier président de la Chambre des comptes, la seigneurie de Rouvray, celle de Saint-Jean-de-Losne, avec le grenier à sel du même lieu, les seigneuries de Brussai près d’Auxonne, de Saint-Germain-en-Laye et de Triel, les produits du jardin et de la basse-cour du Plessis, l’office de concierge et bailli du château, les droits de geôle, bancs et étaux du marché : « En cinq mois, dit Commines, il lui donna cinquante-quatre mille écus comptants (qui était à la raison de dix mille écus le mois et quatre mille par-dessus) et l’évêché d’Amiens pour son neveu et d’autres offices et terres pour lui et ses amis. Ce dit médecin lui était si rude que l’on ne dirait point à un valet les outrageuses et rudes paroles qu’il lui disait. »

Il avait cependant à la cour quelques confrères qui auraient pu à certaines heures le supplanter dans la faveur royale, tel cet Angelo Cato, médecin, astrologue et théologien, qui se trouvait fort à point sur la route de Chinon en mars 1480 aux côtés du roi quand celui-ci fut frappé d’apoplexie. Cato agit en cette circonstance avec une telle habileté, ou, ce qui est plus vraisemblable, la première attaque du malade fut si bénigne que Louis XI put remonter bientôt à cheval et poursuivre son chemin. Mais le bienfait ne fut pas perdu : Cato reçut en 1482 l’archevêché de Vienne, riche prébende dont il toucha régulièrement les revenus, beaucoup plus qu’il ne put toucher le cœur de ses ouailles ; quand, après la mort du roi, il parut dans la vallée du Rhône, il y reçut un tel accueil qu’il s’empressa de repasser en Italie.