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Extrait : "Il y avait cette nuit-là redoute à la viennoise chez la princesse de Metternich. Tout le monde en domino ou en camail vénitien – et masqué. Le masque était la grande attraction de cette fête et sa grande originalité : les bals costumés dans les salons de Paris ayant supprimé de nos jours ce point si essentiel de leur programme autrefois. La princesse de Metternich, qui se plaisait aux audaces, avait voulu ressusciter l'ancien usage."
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• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.
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Seitenzahl: 455
Veröffentlichungsjahr: 2016
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Il y avait cette nuit-là redoute à la viennoise chez la princesse de Metternich. Tout le monde en domino ou en camail vénitien – et masqué. Le masque était la grande attraction de cette fête et sa grande originalité : les bals costumés dans les salons de Paris ayant supprimé de nos jours ce point si essentiel de leur programme autrefois. La princesse de Metternich, qui se plaisait aux audaces, avait voulu ressusciter l’ancien usage, non sans un grain de malice à l’adresse de ceux-ci et de celles-là, et sa résolution avait mis en émoi toutes les cervelles du beau monde.
Il y a toujours un côté par où pèche l’esprit, c’est celui par lequel il n’est pas libre. Le caractère le plus ferme, la conscience la plus pure, la plus vive intelligence, ont un défaut de cuirasse, un talon accessible aux plus misérables attaques. Cette taie, touchée par un eunuque, par un perfide ou par un sot, abat les plus forts, trouble les plus honnêtes, hébète les plus spirituels. La piqûre est d’autant plus poignante qu’elle est plus petite et faite à une partie plus secrète de l’individualité humaine. Venant d’un bipède de votre espèce, en chair et en os, vous restez confondu, tout bon esprit que vous êtes, sous la pression de cette tenaille diabolique, vous vous laissez emporter par le démon à qui vous appartenez corps et esprit, et qui fait de vous ce qu’il veut. De là l’explication de l’attrait, presque universel, du bal masqué.
Chacun croit avoir son secret bien profondément enfoui dans les plis les plus reculés de son intelligence ou de son cœur, et le masque l’attire comme la lumière les phalènes, comme le vide ceux qui marchent sur le bord d’un précipice.
Là, dans cette foule, se trouve peut-être la bouche qui peut venir murmurer à votre oreille la syllabe maudite, la révélation vengeresse, le secret d’où dépend l’honneur ou la vie de ce que vous avez de plus cher. Il n’y a pas de mystère accompli dans les plus épaisses ténèbres, pas de secret tendre ou terrible, dit seulement au vent, à la mer, aux étoiles, qui ne puisse vous revenir là, dans un éclat de rire strident. C’est une sensation acérée et corrosive comme l’inconnu de la roulette, comme la veille d’un duel ou d’une bataille, mais aussi une sensation fascinatrice à laquelle on ne saurait résister.
Le monde parmi lequel se recrutaient les invités de la redoute de l’ambassade d’Autriche était un relief de plus pour cette sensation. Ce monde, plein de mystères, d’intrigues, de plaies secrètes, de hontes cachées, allait se retrouver entre soi dans les salons de l’hôtel de la rue de Grenelle, pouvant à l’ombre du masque satisfaire ses inimitiés sourdes, ses rancunes longtemps concentrées, et se déchirer impunément à belles dents, à travers la dentelle du loup de velours. C’était effrayant et à la fois excitant au possible.
Depuis plusieurs semaines, les journaux annonçaient à grand renfort de phrases cette fête exceptionnelle, stimulant encore à son endroit la fièvre qui s’était emparée des mondains. On promettait la présence chez la princesse ambassadrice d’augustes hôtes se mêlant à la faveur du domino et du masque, dans le plus strict incognito, à la foule des invités. Jugez dès lors de quelle imprudence ou de quel avantage pourrait être un propos !… On savait de plus qu’on retrouverait à l’ambassade une partie de la société du faubourg Saint-Germain qui boudait les Tuileries, mais coudoyait volontiers le monde impérialiste dans les salons de la princesse de Metternich, utilisant ce rapprochement officieux pour obtenir des faveurs, de l’avancement pour les siens, en place dans l’armée, la diplomatie ou le clergé ; pour négocier des mariages avantageux, – ou se faire acheter par quelque grasse sinécure sa présence aux chasses de Compiègne ou aux lundis de l’impératrice.
Comme la plupart des parvenus, les souverains d’alors étaient fort avides d’avoir des gens à titre retentissant autour d’eux et ne négligeaient aucun moyen de les attirer à la cour. Un gentilhomme de nom sonore venait-il à être ruiné, se montrait-il à bout de ressources, vite, selon les traditions de Napoléon Ier, les occupants du trône impérial lui tendaient la perche revêtue d’un habit de chambellan ou d’écuyer, ou bien enveloppée d’un contrat de mariage avec quelque riche héritière de la finance, honorée de la protection de Leurs Majestés. Dans les dix dernières années du règne, bien des membres les plus qualifiés de l’armorial avaient été amenés ainsi aux Tuileries ; et si l’empire avait duré, la majeure partie de cette noblesse de France, qui, plus tard, sous le gouvernement du maréchal de Mac-Mahon, devait se ruer avec tant de furia sur les fonctions publiques et les dignités, aurait fini par se ranger sous les ailes de l’aigle impérial.
Donc, il y avait redoute chez la princesse de Metternich, et l’empressement à s’y rendre avait été si vif, que dès onze heures du soir les salons de l’hôtel de la rue de Grenelle étaient encombrés d’une foule chatoyante, froufroutante et ronronnante à plaisir. En arrivant, les invités se démasquaient dans un petit salon spécial où ne se trouvaient que les maîtres de céans, désireux de s’assurer ainsi que pas un intrus ne s’était faufilé à leur fête ; puis, le loup de velours remis sur le visage, ils s’élançaient dans le tourbillon.
On ne dansait pas ; – tout au plus quelques groupes risquaient-ils çà et là un tour de valse ; on causait aux sons de l’orchestre exécutant les meilleurs morceaux du répertoire dansant de Vienne. Le murmure des conversations, le bruissement des jupes de satin et de faille, se mêlaient aux accords des valses et des mazurkas. C’était un fouillis multicolore d’étoffes soyeuses, un mélange des dominos de toutes les époques et de tous les styles, à l’exception toutefois de l’horrible robe de chambre passée à l’état de domino classique à l’Opéra ; on percevait des petits rires étouffés sous la dentelle du masque, on entendait des oh ! d’étonnement ou des ah ! de terreur ; par-ci, par-là, on saisissait au passage des bribes d’entretien : « Vous êtes fou ? » ou bien : « Bredouille, mon cher ! » – « Vous avez beau dire, comtesse… » – « Et mon mari ?… » C’était encore, et cela un peu partout, cette même phrase qui semblait stéréotypée : « Avez-vous reconnu l’empereur ? » Et alors des réponses comme celle-ci : « Oui, c’est lui qui est là-bas en domino vert. » – « Mais non, je vous assure qu’il est en domino gris ; tenez, le voyez-vous causer avec ce domino de satin vert d’eau tout enguirlandé de fleurs de lis. » – « Oh ! ces fleurs-là, je sais qui les porte : c’est la duchesse de Bisaccia : – une protestation ou une enseigne, ad libitum. » – « Vous n’y êtes pas ; la fleurdelisée est l’impératrice : une façon de se mieux déguiser !… » – « Mais pas tant que cela : son père était carliste !… » – « Oh ! son père… » – « Vous, méchante langue, je vous reconnais : vous aviez un sautoir ancré d’azur sur votre berceau. » – « Voyez-vous ça, beau masque ! » – « Et l’archiduc ?… » – « Pour celui-là, pas difficile à dénicher ; la princesse Jeanne – ce domino caroubier qui n’en finit pas là-bas avec ses cheveux blonds dans le dos, – l’a accaparé dès son entrée et elle ne le lâchera qu’à la sortie. Vous savez si elle raffole des altesses !… »
On surprenait encore des bouts de dialogue dans ce genre. – « Où prenez-vous donc vos renseignements ? la marquise ne peut plus le souffrir ; elle est folle du prince de Galles… » – « Si une petite comtesse de ma connaissance était bien gentille, elle s’en irait d’ici sans en avoir l’air et viendrait souper avec son très humble serviteur au café Anglais… Masquée comme elle est, personne ne la reconnaîtrait. Ce serait si amusant !… » – « Promettez-moi d’avance que vous m’accorderez ce que je vous demanderai ? » – « Et en échange ?… » – « C’est elle, j’en suis certain. – Quel impair alors, mon bon, quel impair !… » – « Un bouquet de roses retenu par un nœud en diamants, qui ça peut-il être ?… Elle m’a donné rendez-vous après-demain, à cinq heures, chez Guerre, le pâtissier. » – « Tu attendras sous les choux – à la crème !… »
Cependant, tandis que les maîtres de céans circulaient seuls à visage découvert parmi leurs invités, une femme merveilleusement habillée dans un domino du plus pur style Marie-Antoinette, en soie mordorée changeante garnie de malines, s’était approchée d’un manteau vénitien à tournure de ténor de la Scala, et d’un ton où se révélait l’habitude d’être obéie à la parole, lui avait dit :
– Donnez-moi votre bras, je vous prie, monsieur le duc.
Le camail vénitien à ces mots eut un haut-le-corps de saisissement et arrondit le coude. Le domino y passa le bras ; puis, se penchant gracieusement près de la tête à cheveux noirs bouclés et à moustache en croc de son cavalier :
– La princesse a eu, dit-elle, une idée heureuse avec cette fête : sans ce masque jamais très probablement nous ne nous serions parlé.
– Croyez, madame, que je le bénis, puisqu’il me vaut cette haute fortune, répliqua le camail vénitien en s’inclinant.
– Et cependant vous vous adressez à une femme que vous considérez en ennemie, bien injustement d’ailleurs.
– Comment, madame ?…
– Oh ! je suis fixée sur ce point, continua le domino en secouant la tête ; je sais avec quelle légèreté on me traite dans votre monde, et pourtant sans moi où en seraient les intérêts qui vous sont le plus chers, les intérêts de l’Église ?… C’est moi qui ai voulu que mon fils fût filleul du pape ; c’est moi qui suis la sauvegarde la plus sûre du saint-siège, moi qui, en favorisant de toutes mes forces et par tous les moyens, les établissements religieux dans l’empire, arriverai à remplacer la France voltairienne de Louis-Philippe par une France catholique… Vous ne me tenez pas assez compte de tout cela, vous autres légitimistes !… Plus tard, vous me rendrez meilleure justice. – Si l’empire disparaissait, que deviendraient le pape, l’Église, que deviendriez-vous, vous-mêmes ? Après nous, c’est la République – il n’y a pas à s’illusionner à ce sujet. Vous avez le devoir de songer à cela, monsieur le duc, comme moi j’ai le devoir de songer à l’avenir de la France et de mon fils. Eh bien ! j’ai formé un grand projet et j’ai compté sur vous pour m’aider à l’accomplir : l’alliance de la vieille France royaliste avec la nouvelle France de l’empire. M. le comte de Chambord est sans postérité. Après lui, à qui vous rattacher ?… Je ne vous fais pas l’injure de croire que vous iriez aux héritiers de Philippe-Égalité… Alors, il n’y a que l’empire… Il faut qu’un jour vos enfants se serrent autour du trône de Napoléon IV et saluent en lui leur chef très chrétien.
Le camail vénitien, abasourdi par ce langage qui s’accordait si peu avec le milieu où il se produisait et les valses de Gung’I qui l’accompagnaient, ne savait trop quelle contenance tenir ; toutefois, flatté au fond de l’importance qu’on lui prêtait, fier d’avoir été choisi pour recevoir de telles confidences et curieux de connaître jusqu’où elles pourraient s’étendre, il répondit à son interlocutrice par quelques paroles engageantes, et celle-ci, l’entraînant dans un petit salon donnant sur le jardin de l’hôtel et dédaigné par la foule des masques, poursuivit l’entretien.
Tandis qu’il se continuait, un domino en crêpe de Chine vert pâle, rehaussé de bouquets de violettes, allait, furetant de groupe en groupe, scrutant le masque de celui-ci, écoutant le son de voix de celui-là, tantôt prêt à s’élancer, puis se reprenant au même moment avec un petit mouvement de dépit. La taille svelte de ce domino, la vivacité de son allure, décelaient une très jeune femme. On sentait en lui la grâce pimpante de la vingtième année, la témérité délicieuse de la femme qui tient encore de l’enfant gâté. Tout à coup notre domino s’arrêta derrière un manteau vénitien à la démarche pesante, au visage habilement dissimulé, et qui venait, une minute auparavant, de répondre quelques mots en allemand, avec un accent traînard, à une dame qui l’avait accosté. Vivement, le domino vert d’eau passa son bras sous celui du personnage en question et lui glissa à l’oreille ces mots :
– Sire, vous êtes mon prisonnier, et je vous préviens que je ne serai pas facile sur la rançon.
Ce que le domino aux violettes dit ensuite au manteau vénitien et ce qui lui fut répondu par celui-ci, vous le saurez plus tard. Pour le moment il nous faut suivre un jeune homme à la taille élancée, à la tournure élégante, qui quitte précipitamment les salons de la princesse, revêt à la hâte au vestiaire une ample pelisse doublée de fourrures, et au pas accéléré, se dirige derrière l’église Sainte-Clotilde où il aborde un petit coupé brun, d’une correction irréprochable, qui s’y trouvait en station. Penchant sa tête à la portière :
– Julia, c’est moi !… murmure-t-il à une femme vêtue de satin noir, et si bien encapuchonnée de dentelle qu’on pouvait à peine soupçonner son visage, qui se tenait blottie dans le fond de la voiture.
– Enfin !… répliqua la dame en avançant vivement le buste du côté de l’arrivant. Je commençais à désespérer de ma faction. Eh bien ?…
– Succès complet, ma chère, succès sur toute la ligne. Elle est venue, je l’ai vue et j’ai vaincu !…
– Ah ! mon petit Hubert, que tu es gentil, s’écria la dame en tapant joyeusement de la main le bras du jeune homme, qui s’était accoudé sur l’ouverture de la portière. Conte-moi vite ce qui s’est passé ?…
– Oh ! mon Dieu, c’est bien simple, répondit celui qui venait d’être appelé Hubert, en imitant l’intonation que Gil Perez donnait à cette phrase dans une pièce alors en vogue. Après pas mal de recherches infructueuses, de pistes faussement suivies, je suis arrivé à dénicher Lilas blanc. Pas fâchée de se dérober aux roucoulements d’un pigeon diplomatique sexagénaire, elle ne s’est pas fait prier pour accepter mon bras, et l’entraînant derrière un massif propice du jardin d’hiver, je lui ai tenu ce langage : Je sais qui vous êtes, comtesse, sachez à votre tour qui je suis : le marquis Hubert de Morannes, pour vous aimer et pour vous servir.
– Comment, c’est vous Hubert ? – Elle n’est pas si aimable que toi, Lilas blanc, elle supprime mon petit, – et moi qui croyais à du fruit nouveau !…
C’était dur, mais je n’avais pas de temps à perdre à la scène des reproches. Je crus plus sage de ne pas relever le mot…
– Mais du fruit nouveau, comtesse, répliquai-je, je vous en apporte et comme vous n’en attendiez guère !…
– Vraiment ! Que voulez-vous dire ?…
– Voilà la chose à grande vitesse…
Et je me mis à lui débiter mon chapelet, je veux dire ton chapelet, ma bonne Julia. Elle s’insurgea d’abord, cria à l’abomination de la désolation, m’administra comme preuves de conviction deux ou trois bons coups d’éventail, déclara que j’avais perdu tout sens moral et tout sens commun, qu’elle était désolée de m’avoir rencontré pour entendre de pareilles choses, et patati et patata. Sans broncher, je laissai tomber la grêle. Quand je m’aperçus que la tourmente mollissait :
– N’en parlons plus, comtesse, interrompis-je d’un ton dégagé ; je m’étais imaginé – triple sot, paraît-il, que je suis – que ma petite combinaison pourrait peut-être vous intéresser. J’ai fait fausse route et il ne me reste plus qu’à vous présenter mes excuses. Sous le masque on a le droit de tout entendre comme de tout dire. En ôtant votre loup vous oublierez ma bévue et du même coup, laissez-le-moi espérer, vous me donnerez l’absolution.
Elle eut un silence, puis d’un ton rasséréné :
– Voyons, Hubert, c’était donc sérieux votre folie ?…
– Puisqu’il est convenu qu’il n’en sera plus question.
– Vous pensez bien qu’une femme comme moi y regarde à deux fois avant de se lancer dans une pareille aventure…
– Je pense tout ce que vous voudrez, comtesse.
– Et puis j’ai beau n’en faire qu’à ma tête et me croire assez grande dame pour pouvoir me permettre impunément tout ce qui est mon bon plaisir, il y a des choses pourtant qui me semblent un peu bien énormes… Je sais bien que nos aïeules ne faisaient pas tant de façons en semblable occurrence et qu’elles riraient bien si elles voyaient mes scrupules. Ah ! elles entendaient la vie celles-là !… mais aujourd’hui si l’on porte un chapeau rose alors que tout le monde en porte un bleu, on crie au scandale !…
– Mais, remarquai-je, voyant qu’elle mourait d’envie de se rendre et qu’elle ne résistait plus que pour la forme, dans l’affaire en question, comtesse, qui pourrait crier haro ! puisque, sauf les intéressés, personne n’en saura mot.
– Oh ! si j’étais sûre du secret !… soupira-t-elle.
– Cette confiance m’honore, fis-je en m’inclinant.
Il y eut un silence d’une seconde, puis, prenant résolument son parti :
– Bah ! dit-elle, qu’importe ? Mon cher marquis, j’accepte votre proposition.
– Allons donc ! fis-je à part moi, tout heureux de ma victoire. Et immédiatement nous nous mîmes à combiner le plan nécessaire à l’exécution de nos projets. Je te passe les détails, ma bonne Julia, par respect pour mon impatience… et aussi par égard pour ton éventail, dont il ne resterait bientôt plus un morceau si je prolongeais encore ce récit.
La dame au coupé, en effet, dans la surexcitation où l’avaient mise les confidences du marquis, avait brisé son éventail sans même s’en apercevoir.
– Il a donc été convenu qu’à une heure du matin Lilas blanc quitterait les salons de la princesse sans crier gare !… Au lieu de prendre sa voiture, elle s’élancera en toute hâte dans mon coupé avancé à point pour la recevoir, et puis en route pour les Champs-Élysées !…
– Parfait, conclut Julia. Décidément, Morannes, tu es un grand diplomate !… Et maintenant, moi, mon petit, je vais filer pour tout préparer.
– Et moi, dit le marquis, en tirant du gousset de son gilet une montre qui s’y trouvait enfouie sans sa chaîne et en regardant le cadran à la lueur de la lanterne du coupé, il est une heure moins dix, je n’ai que le temps d’opérer. À tout à l’heure.
– À tout à l’heure, fit en écho Julia tout en baissant vivement la glace de devant de sa voiture pour donner un ordre à son cocher.
Immédiatement le coupé partit comme le vent, et, de son côté, Morannes, pressant le pas, reprit le chemin de l’ambassade. Au coin de la rue de Belle-chasse, il trouva sa voiture qu’il avait eu à l’avance le soin d’y faire poster, et, montant dedans, se fit reconduire à l’hôtel de la rue de Grenelle. Il avait à peine franchi les marches du perron et se présentait dans le vestibule, que Lilas blanc y entrait. En un clin d’œil, la comtesse fut installée dans la voiture, et Hubert prit place à ses côtés. Le cocher avait reçu ses instructions et prit la direction des Champs-Élysées.
La comtesse, qui avait laissé, en arrivant à l’ambassade, sa sortie de bal aux mains de son valet de pied, était en simple domino comme quelques instants auparavant dans les salons de la princesse.
– Vous devez avoir froid, comtesse ? lui dit Morannes, permettez-moi de vous couvrir. Et enlevant sa pelisse fourrée il la plaça en guise de couverture sur les genoux de sa compagne.
– Merci, mon cher marquis, fit la comtesse ; mais, voyez-vous, une femme qui s’amuse n’a jamais froid, et maintenant que le sort en est jeté je puis vous avouer que cette équipée m’amuse follement.
– Et pourtant m’avez-vous assez malmené tout à l’heure ? soupira Morannes en feignant un ton lamentable.
– Bah ! il fallait bien vous donner le mérite de combattre avant de triompher… Dites donc, marquis, poursuivit la comtesse après une pause d’une minute, comme il est heureux que je ne vous aie pas écouté il y a deux ans lorsque vous m’honoriez de vos déclarations ! Si je m’étais brûlée seulement du bout de l’aile à la flamme que vous me montriez si ardente, nous ne serions pas ici côte à côte cette nuit. À présent vous m’auriez en horreur et moi je ne pourrais plus vous souffrir.
– Voilà, ce me semble, comtesse, un jugement un peu bien téméraire.
– Oh ! que non ! c’est la vérité même. En matière d’amour, le temps écoulé, on regrette bien souvent d’avoir cédé, on s’applaudit toujours d’avoir résisté à l’occasion et à l’herbe tendre. Si Ève avait demandé à réfléchir au serpent, je suis sûre qu’elle n’aurait pas croqué la pomme.
– Mais heureusement elle ne l’a pas demandé ; ses filles à leur tour font comme elle, et c’est, Dieu merci, pour nous autres, malheureux fils d’Adam !…
– Ah ! je vous engage à vous plaindre !…
– Vous avez raison, dit Hubert, je ne suis pas à plaindre en ce moment, et d’un mouvement rapide il porta la main de la comtesse à ses lèvres.
– Fi ! marquis, gronda-t-elle doucement, voilà que vous devenez banal !
– Que voulez-vous, comtesse, en votre présence je perds la tête. D’ailleurs, à qui ne la faites-vous pas perdre ? Voyez ce brave Saviloff ; l’avez-vous assez ensorcelé celui-là ?… Et cependant il passait pour invulnérable, et les plus séduisantes, les plus fines avaient dû y renoncer. Là où elles n’avaient rencontré que la neige vous avez su, vous, comtesse, trouver le volcan, et il flambe ferme ledit volcan ! À côté de lui, le Vésuve en éruption n’est qu’un feu de cheminée.
À l’évocation de ce nom de Saviloff, la comtesse avait eu un tressaillement et ce fut d’un ton légèrement nerveux qu’elle interrompit Morannes en lui disant :
– Je vous aimais encore mieux, marquis, banal comme tout à l’heure que jouant l’impertinent comme à présent. Vous croyez m’embarrasser avec vos histoires sur le prince Saviloff, vous avez tort. La passion qu’inspire une femme ne l’intéresse qu’autant qu’elle la partage, et serais-je ici, irais-je où je vais, si celle dont vous me parlez me tenait au cœur – ou simplement même à l’imagination. Je crois qu’au fond le prince Boris vous mystifie tous au club avec son amour à grand orchestre, et que le malin Slave doit bien rire dans sa moustache de l’émoi qu’il cause à ces fameux roués de Paris.
– Tiens ! tiens ! se dit en lui-même Morannes, disposé à prendre le change au jeu de la comtesse, il paraît que c’est plus sérieux chez elle encore que je ne croyais !
Et désireux de poursuivre l’enquête jusqu’au bout :
– Il y a cependant des faits, dit-il, qui s’inscrivent contre votre opinion, comtesse ; la rupture, par exemple, du mariage décidé entre Saviloff et mademoiselle Vera Deckendorf. Ce n’était point cependant là une union ordinaire. C’est sous les auspices du czar lui-même qu’elle avait été arrangée. Les deux fiancés semblaient destinés l’un à l’autre dès le berceau, et une alliance de cette importance, si accomplie en tous points, ne se défait pas pour le seul plaisir de s’amuser de la galerie.
– Mais qui vous assure, marquis, que cette alliance soit rompue ? reprit vivement la comtesse ; où en est la preuve ?…
– Dame ! les apparences y sont au moins furieusement, et c’est un bruit notoire dans la société russe.
– Si vous en êtes encore à croire les racontars de salon, mon cher Hubert, je ne vous reconnais plus, s’écria railleusement l’interlocutrice de Morannes. Vera Deckendorf sera princesse Saviloff, c’est moi qui vous le dis, et vous en serez pour vos frais de crédulité… Mais où sommes-nous ici ? continua la comtesse en abaissant à demi de son côté la glace du coupé et dans l’intention très évidente de créer une diversion. Nous avons dépassé le rond-point et je crois que nous arrivons… Voilà au moins une véritable suite de fête masquée et comme pas un des dominos de l’ambassade n’en connaîtra de pareille !… Vous êtes quelquefois bien insupportable, mon cher marquis…
– Oui, n’est-ce pas, interrompit Hubert, comme il y a un instant avec Saviloff…
– Mais il y a aussi de charmants moments à vous avoir pour camarade, poursuivit la comtesse sans avoir l’air de l’entendre et en lui tendant gracieusement la main.
À ce moment, le cocher fit entendre un retentissant : Porte, s’il vous plaît !… et la voiture s’engouffra sous la voûte majestueuse d’un hôtel particulier.
Lilas blanc était arrivée.
Il me faut vous dire maintenant quelle était cette comtesse de haute volée, connue sous le surnom de Lilas blanc, que traitait avec une si étrange désinvolture Hubert de Morannes, puis vous faire pénétrer plus avant cet Hubert lui-même, sur le pied d’une familiarité si parfaite, à la fois, avec la grande dame et Julia Farelli, la demi-mondaine.
Grande dame, la comtesse Josiane de Creuil l’était sans conteste par sa naissance, par son mariage et par le train d’existence magnifique qu’elle menait. Elle faisait partie du clan des Cocodettes, mais y occupait une place à part. Elle le dominait non seulement de toute la hauteur de sa beauté et de son intelligence, mais aussi de toute la hauteur de ses passions. Elle avait le vice souverain et superbe, et ce n’est pas elle qui, son bonnet lancé par-dessus les moulins, s’efforçait, à l’exemple de tant d’autres femmes de son monde, de le rattraper par la bride.
Grande et svelte, les cheveux châtain clair, elle avait la nuque ronde et volontaire qu’on remarque dans l’admirable buste de l’impératrice Poppée, au Louvre. Le nez était aquilin, mince et d’un dessin très net ; la bouche, petite, empruntait au pli légèrement prononcé de la lèvre supérieure une grâce altière, qui était pour elle un attrait de plus. Le front proéminent, plein et audacieux, venait confirmer chez elle la hauteur dans l’esprit, l’ironie froide et la volonté implacable que dénotait la bouche. Les yeux, d’un gris bleuté, abrités par des cils longs et fournis, rappelaient la teinte de l’Océan quand ses vagues profondes se confondent au loin avec l’horizon, par une belle journée d’automne ; ils étaient rendus plus saisissants encore par la façon délicieuse dont Josiane dépliait ses paupières, et dont aucune femme de cette époque – sauf peut-être l’impératrice Eugénie – ne semblait avoir le secret. Le port du cou, d’une distinction suprême, procédait de celui de la reine Marie-Antoinette, de même que les pieds petits, les mains longues et fines avec des doigts allongés en fuseaux, et les attaches du poignet, délicates, décelaient la grande race de la comtesse. Les épaules et les bras d’une ligne sculpturale, bien en chair, sans être empâtés par la graisse, complétaient l’aspect splendide de cette créature d’élite, l’incarnation parfaite de la femme de trente ans.
On avait surnommé Josiane Lilas blanc à cause de sa prédilection pour cette fleur, et elle avait accepté de bonne grâce le surnom. Non contente de faire entrer dans sa parure sa fleur favorite, elle timbrait son papier à lettre d’une branche de lilas traversant une couronne de comtesse, et souvent même il lui arrivait de déposer, en guise de carte de visite, sa fleur emblématique chez quelqu’une de ses relations. Le tout Paris des clubs, du Bois, des premières représentations, la connaissait sous ce surnom fleuri et le lui donnait familièrement. Très en vue par l’éclat de son existence, par le compte rendu presque quotidien que les journaux du high-life publiaient de ses faits et gestes, très attrayante par les aventures mystérieuses qu’on lui prêtait, par les hardiesses de conduite qu’on lui attribuait, elle était de ces femmes du monde qui semblent appartenir au public, tout comme les femmes de théâtre, et dont il estime absolument naturel de pénétrer la vie intime.
Artiste d’instinct et par éducation, la comtesse Josiane ne dédaignait pas d’attirer à elle ceux qui tenaient la plume et le pinceau ou même triomphaient devant la rampe. On portait à son actif un caprice d’imagination pour un poète et pour un comédien, et l’on insinuait qu’un portrait d’elle qui avait fait sensation au Salon n’était qu’un témoignage de gratitude inspiré par l’homme au peintre signataire du tableau.
Mariée à un gentilhomme de haute lignée, mais incapable de la comprendre, – abêti qu’il était déjà par la vie du club et de cabinet particulier – et qui, en fait de femmes, s’en tenait aux demoiselles à ceinture dorée, cultivées depuis sa sortie de la rue des Postes, – elle avait vite fait son deuil de ce rêve de toute jeune femme : l’amour dans le mariage, et n’avait pas assombri son foyer de ses pleurs et ses grincements de dents. Ne considérant son époux que comme une raison sociale dans le ménage, lui laissant toute liberté à condition qu’il lui rendrait la réciproque, elle vivait avec le comte sur le pied d’une bonne et aimable camaraderie qu’il appréciait très fort et qui lui faisait trouver son état conjugal une situation absolument enviable. « J’ai rencontré la femme qu’il me fallait, répétait-il souvent, et je suis le plus heureux des maris !… »
Elle, de son côté, paraissait la plus heureuse des femmes. Elle menait la vie à outrance, régnant sur tout un peuple d’adorateurs heureux de se soumettre à sa loi, marchant de succès en succès, fêtée, enviée, osant beaucoup parce qu’elle pouvait beaucoup oser, se moquant d’ailleurs du qu’en dira-t-on, et s’en tenant à sa devise : Ego sum qui sum. Tant pis pour ceux qui protestaient, pour les puritains qui s’effarouchaient, pour les médisants qui clabaudaient, elle ne s’inquiétait pas d’eux, elle ne se souciait que d’elle – et c’était assez.
Le vice chez Josiane, je l’ai dit, était grand seigneur et ne connaissait pas d’obstacle. Son caprice était sa loi et, pour satisfaire une fantaisie, elle brisait, sans la moindre hésitation, toutes les conventions. C’est ainsi qu’à plusieurs reprises, rendue méconnaissable avec art, elle avait osé affronter, elle, la femme de toutes les élégances et de toutes les aristocraties, les bals populaciers des boulevards extérieurs de Paris. Là, elle ne dédaignait pas de livrer sa taille de comtesse aux bras puissants de quelque gars de l’endroit qui, la serrant étroitement contre lui, l’entraînait dans le tourbillon du galop ou de la valse, et elle était radieuse des passions foudroyantes qu’elle inspirait à ses danseurs en cotte et en pantalon de velours, passions qu’elle laissait sur le trottoir en remontant, à la sortie du bal, dans la voiture qui l’y avait conduite. C’était pour cette grande blasée, vouée à l’adoration perpétuelle d’hommes brillants, titrés et riches, mais qui n’avaient jamais su faire parler ni son cœur ni ses sens, c’était un ragoût exquis et piquant, quelque chose de savoureux et d’inattendu comme la pipe des gardes suisses que fumaient les filles de Louis XV, comme le cornet de pommes de terre frites d’un sou que la duchesse de Berry, lasse des truffes de la table royale, envoyait chercher et qu’elle croquait avec délice.
Au rude contact de ces poitrines robustes et fumantes, aux compliments qui lui arrivaient tout pleins de désirs brûlants et d’ardeurs de la chair, je ne sais quoi d’inassouvi remuait en elle et ses tempes battaient à tout rompre. Les flots d’un sang chaud et tumultueux montaient du cœur à ses joues, et elle éprouvait une sensation dont l’âpreté même devenait une jouissance.
C’est une fantaisie de ce genre pour l’étrange et le nouveau qui la conduisait, cette nuit même, chez Julia Farelli et lui faisait déserter les salons de l’ambassadrice d’Autriche pour le boudoir de la courtisane. La comtesse Josiane se plaisait à ces contrastes et c’est vraiment pour elle que les extrêmes se touchaient.
Un jour, elle avait manifesté à Morannes son envie de se rencontrer avec la célèbre créature, qui régnait sur son monde comme elle sur le sien, et le marquis s’était empressé de porter l’expression de cette flatteuse curiosité à l’Italienne. Celle-ci, qui avait ses raisons pour accueillir avec enthousiasme la demande de la comtesse, avait répondu à Morannes qu’elle était aux ordres de son amie. Malheureusement, par suite de ces mille et un empêchements imprévus de la vie parisienne, la chose n’avait pas pu s’arranger immédiatement, et de là l’inquiétude manifestée par Julia sur l’issue des négociations qu’elle avait chargé le marquis de renouer à la fête de l’ambassade. Plus que jamais pourtant elle tenait à l’entrevue mise sur le tapis et sa joie avait été immense du succès remporté par Hubert.
Descendant d’une longue suite de preux, le marquis Hubert de Morannes, orphelin de bonne heure, s’était trouvé à sa majorité libre possesseur d’une soixantaine de mille livres de rente en terre. Son enfance avait été triste et sévère ; privé des affectuosités de la famille, des douces joies du foyer domestique, il n’avait guère connu, en fait de réjouissances, jusqu’à ses dix-huit ans, que les récréations édictées par les Pères du collège de sa province. Aux vacances, il sortait chez son tuteur, ancien officier de Charles X, démissionnaire en 1830, bien plus préoccupé de ses rhumatismes que de son pupille et dont toutes les instructions se résumaient à lui inculquer l’amour des princes légitimes et le mépris de ces misérables bourgeois qui avaient fait les journées de juillet et du même coup brisé le brillant avenir militaire qui l’attendait. Au reste, il laissait Hubert libre de courir les champs, de monter à cheval, de chasser comme bon lui semblait, et même de voisiner avec les châteaux bien pensants entourant son domaine. Là, le jeune marquis rencontrait de temps à autre quelques élégants, en rupture de Paris, pour villégiaturer sur les terres paternelles et se refaire au calme régime de la famille, et il n’avait pas assez d’oreille, alors, pour écouter tout ce qu’ils lui racontaient sur la capitale, ses pompes et ses œuvres, sur cette ville de féerie où le plaisir régnait du matin au soir et du soir au matin, sur cet Éden où toutes les femmes étaient jolies et où tous les hommes leur faisaient croquer la pomme.
Hubert n’avait en tête que ce Paris enchanteur et diabolique, et il se promettait bien, dès qu’il serait son maître, d’y courir par l’express et d’y passer sa vie. Ce jour ne se fit pas attendre. Ses dix-huit ans étaient à peine sonnés que son tuteur, sous prétexte qu’il était armé de pied en cap pour « le combat de la vie » ; mais, au fond, pas fâché de se libérer de sa mission protectrice, le faisait bel et bien émanciper et le mettait en possession de sa fortune. Libre, riche le marquis mit immédiatement à exécution son rêve de collégien et partit pour les bords de la Seine. Accueilli à bras ouverts par ses connaissances de vacances, promptement initié par eux aux tours et détours de l’existence à grandes guides, aux divers articles du code du chic, il ne tarda pas à devenir une des individualités les mieux cotées du monde de la haute gomme.
La taille bien prise, d’une tournure naturellement élégante, brun avec un teint nacré, un sourire charmant, des mains blanches soignées, aux ongles polis, Morannes était fort séduisant et le type accompli de l’homme à femme. Montant à cheval, à merveille, habile à tous les exercices du sport, sachant manier l’épée ou tirer le pistolet d’une façon très présentable, il réalisait à point les conditions que le Paris du high life réclame pour ses premiers rôles. Il eut de grands succès au boulevard Haussmann comme au faubourg Saint-Germain et dans les deux mondes – le monde pour de vrai et le monde pour rire – des liaisons retentissantes lui conquirent une indéniable célébrité. Membre du Jockey et du Baby, habitué de la loge du Club a l’Opéra, toujours habillé avec une correction suprême, jouant cher et sachant perdre sans regretter ses billets, aimant les chevaux de prix et les femmes de même, habitant un appartement de garçon, mais en plein boulevard Malesherbes et avec un mobilier de deux cent mille francs, tout chez lui était marqué au coin d’un faste de bon goût et d’une élégance raffinée.
À l’époque où commence ce récit, il y avait plus d’une douzaine d’années que le marquis de Morannes menait sur ce pied la vie à Paris, et bien qu’il eût semé aux buissons du chemin les trois quarts de sa fortune, vendu de longue date ses domaines patrimoniaux pour les transformer en valeurs de Bourse de meilleur rapport, valeurs liquidées à leur tour le plus lestement du monde, il ne changeait rien à son allure. C’était toujours le même train, le même luxe, la même prodigalité de bon ton. De temps à autre, quelque malveillant poussait bien cette exclamation : « Où diable Morannes peut-il prendre l’argent qu’il dépense ?… » Mais le monde, qui n’aime pas à creuser les choses et se contente de la surface, de peur d’une découverte qui viendrait troubler sa quiétude, laissait l’interrogation sans réponse. On savait le marquis un homme plein de ressources et trop de son temps pour avoir le moindre scrupule à se mêler d’affaires de finance. Lié à la fois avec les gros bonnets de la Bourse et les notoriétés du monde aristocratique, il servait de trait d’union entre ceux-ci et ceux-là, facilitait la composition des conseils d’administration et, par les influences dont il disposait, amenait souvent, en un tour de main, la conclusion d’opérations importantes. Naturellement ces bons offices étaient reconnus par des commissions, qui, pour être dissimulées avec la plus extrême délicatesse, n’en constituaient pas moins un magnifique revenu à celui qui en était l’objet. En un mot, le marquis de Morannes avait mis en exploitation sa situation sociale et en tirait plus de rentes qu’à élever des lapins.
Ayant l’art suprême de faire entrer dans son jeu les femmes capables de l’aider à retourner le roi, à quelque monde qu’elles appartinssent, après l’ère des bonnes fortunes commençant à décliner pour lui, il s’ouvrait celle des amitiés fécondes et s’assurait ainsi de ne jamais rester en plan.
La connaissance faite maintenant avec la comtesse Josiane et son compagnon Hubert, entrons sans plus tarder à leur suite dans l’hôtel de Julia Farelli.
Le coupé de Morannes s’était arrêté devant un vestibule de bel aspect, dont les parois étaient revêtues de marbre de couleur sur lequel tranchait çà et là le feuillage vert de plantes exotiques émergeant de cloisonnés gigantesques ; d’un côté de la pièce, une vaste banquette à dossier en chêne noirci ; d’un autre, une table placée devant un fauteuil majestueux avec tout ce qu’il faut pour écrire et le plateau d’argent de rigueur pour présenter les lettres ou les cartes de visite ; sur le sol, un épais tapis rouge uni à large bordure noire. Au pied d’un escalier monumental, avec rampe en fer ouvragé, qui se dégageait à gauche de l’entrée du vestibule, une admirable statue d’Abyssinienne en marbre polychrome, signée Cordier, et tenant à la main un candélabre à dix branches, éclairait la pièce.
À l’arrêt de la voiture, un groom se précipita à la portière et l’ouvrit rapidement, tandis qu’un valet de pied accueillait sur le seuil du vestibule le marquis de Morannes et la comtesse. Domestique, maison, tout était d’une tenue parfaite en sa distinction qui frappa Josiane. En montant l’escalier au bras d’Hubert, elle ne put s’empêcher de lui glisser à l’oreille :
– Mais cela a très bon air ici !…
– Attendez, lui répliqua le marquis sur le même ton, vous n’êtes pas au bout de vos surprises.
Au palier du premier étage, où l’on remarquait deux bustes de Bacchantes plus grandes que nature, sur leurs piédouches d’onyx, de chaque côté d’une porte d’aspect seigneurial et richement sculptée, se tenait un huissier, habit, culotte et bas de soie noirs, qui, tournant un des boutons de la porte, introduisit respectueusement et sans les annoncer le marquis et la comtesse dans un petit salon qu’éclairait, autant que les lampes allumées sur des consoles, un grand feu flambant dans la cheminée.
À l’entrée du couple, une femme se leva vivement d’un canapé capitonné placé près du foyer et vint à la rencontre des arrivants. Sans lui laisser le temps d’ouvrir la bouche :
– Madame Farelli, dit à haute voix le marquis en la désignant à Josiane ; ma chère Julia, la comtesse Lilas blanc.
Par un mouvement dont l’extrême courtoisie en sa spontanéité n’échappa point à celle qui en était l’objet, Josiane tendit, à l’anglaise, la main à la maîtresse de céans, qui la serra doucement.
– Voici la présentation faite et bien faite, je m’en flatte, s’écria joyeusement Hubert en échangeant à son tour un amical shakehand avec la Farelli ; ma mission est maintenant remplie et je n’ai plus, je crois, qu’à me retirer pour vous laisser toutes deux en tête à tête, faire plus ample connaissance.
Tout en avançant un siège à Josiane :
– Avant de vous rendre votre liberté, mon cher marquis, répliqua Julia avec un accent italien très prononcé qui, dans sa bouche, devenait un charme de plus, je tiens à vous remercier du fond du cœur de l’attrayant honneur que vous me valez ce soir. C’était une fête très ambitionnée par moi, mais presque inespérée, de pouvoir connaître de près votre amie que j’admirais si fort de loin.
Josiane esquissa un sourire aimable en payement de ce compliment, dont l’intention mitigeait la banalité, et laissant Morannes répondre à celle qui l’avait prononcé, elle se mit à la considérer avec attention. Elle était vraiment splendide, cette créature, avec son type italien d’une beauté si voluptueuse, ses yeux noirs lumineux, son nez droit aux narines palpitantes, et ses lèvres d’un rouge vif laissant entrevoir des dents éblouissantes. Ses cheveux de jais étaient tirés lisses au-dessus de l’oreille et formaient sur le sommet de la tête une double natte en diadème. Le corps élancé était moulé dans une robe de satin paille à longs plis, et elle avait passé négligemment pour rester chez elle une casaque de chambre en crêpe de Chine cerise à broderies d’oiseaux chatoyants et de fleurs multicolores qui, bâillant aux mouvements qu’elle faisait, permettait d’apercevoir, par échappées, une gorge nacrée.
La Farelli, née dans la campagne romaine, était l’incarnation parfaite de ces courtisanes italiennes de la grande époque de la Péninsule, maîtresses de cardinaux ou de podestats pour remplir leur coffre et alimenter leur luxe, mais compensant ces amours officielles et à la glace, par d’autres amours tout enfiévrées, toutes brûlantes celles-là, pour quelque condottiere de belle mine ou quelque capitaine Phœbus aussi brillant que son nom sous son galant uniforme et n’ayant, comme tout bien, que sa prestance et son épée. Elle n’avait qu’un culte, sa beauté, qu’un but la satisfaction de ses passions, et pour arriver à ses fins elle ne chicanait pas sur les moyens. Malheur à qui se mettait en travers de ses désirs, malheur à qui détournait d’elle la proie conquise ou seulement convoitée. À défaut du poignard ou du poison, dont elle aurait joué sans plus de scrupule que ses aïeules du XVIe siècle, n’était la cour d’assises qui ne badine pas avec ce genre de fantaisie, elle trouvait, pour servir sa vengeance et contenter sa haine, des procédés à l’abri du Code, mais plus redoutables peut-être encore que ceux qu’il châtie, et sa perfidie native savait imaginer des tortures morales infiniment plus cuisantes que tous les supplices pratiqués par l’Inquisition.
Cette créature de chair et de sang qui tranchait si radicalement sur les poupées en sucre candi, formant le bataillon des « belles petites » du monde galant, avait fait sensation à Paris, et elle était à peine débarquée sur les quais empierrés qu’arrose la Seine, que son alcôve avait été cotée au taux le plus élevé auprès des clubs. Il lui avait suffi de se montrer pour avoir immédiatement hôtel, chevaux, diamants, et une liste civile qu’aurait enviée une reine. Elle se plaisait au faste qui l’entourait, parce qu’il cadrait avec sa personnalité rayonnante, et si elle amenait à flots l’or dans ses caisses, c’était moins pour cet or lui-même qu’elle ne songeait guère à thésauriser, – comme tant de ses pareilles, – que parce qu’il lui permettait de satisfaire ses prodigalités et l’aidait, au besoin, à acheter le contentement de ses vices. Amie sûre et serviable, d’ailleurs, elle avait tiré d’embarras avec autant de délicatesse que de discrétion, plus d’un clubman qui avait pris « la culotte » à la grosse partie et ne savait où donner de la bourse, et elle comptait autour d’elle des dévouements éprouvés. Nature toute de premier mouvement, – amour ou haine, – elle-même passionnait tous ceux qui l’approchaient. On l’adorait avec délire ou on la détestait avec frénésie. À personne elle ne demeurait indifférente.
Les deux femmes qui se trouvaient réunies dans l’hôtel de la rue Vernet se valaient chacune dans leur genre.
– Bonne nuit, mesdames, fit Hubert après avoir rendu à la Farelli la monnaie de sa politesse et en tirant par ces mots la comtesse de sa contemplation, et souvenez-vous que les gens vertueux… comme nous, aiment à voir lever l’aurore !
Cet adieu prononcé, le marquis laissa retomber – sur lui la lourde tenture qui masquait la porte et, regagnant sa voiture, se fit conduire au cercle de la rue Royale.
Lilas blanc et la Farelli étaient maintenant livrées à elles-mêmes.
Ce fut la courtisane qui la première rompit le silence.
– À présent que nous voilà seules, dit-elle, avec toutes sortes de caresses dans la voix, et qu’il est bien entendu qu’oubliant pour une heure qui nous sommes chacune, nous formons simplement un duo de curieuses… de nationalité différente, cherchant à se pénétrer l’une l’autre, deux camarades improvisées par une fantaisie mutuelle comme dans une rencontre de voyage, mais qui demain prendront une route opposée, voulez-vous bien que nous bénéficions tout de suite du programme convenu, il est l’heure de souper, – après un bal masqué, c’est de rigueur, – allons nous mettre à table !…
– Très volontiers, répondit Josiane en se levant de son siège et suivant son interlocutrice, qui lui montrait le chemin, elle traversa la pièce voisine, un grand salon de style Louis XV blanc et or avec – des tentures de soie bleu pâle sur laquelle de mignons amours brochés jouaient en se donnant la – chasse, elle se trouva dans un petit jardin d’hiver treillagé d’or, voluptueusement éclairé par des lampadaires dissimulés dans des massifs de verdure et de plantes rares, et dont la voûte fleurie était formée de camélias disposés avec art. En guise de gazon sur le sol, un tapis de moquette mousseuse – vert foncé ; comme bancs, des divans de peluche réséda larges et moelleux avec des coussins gigantesques. Dans un coin, au-dessus d’une vasque remplie d’eau odorante, une copie de la Source, d’Ingres, encadrée par des feuillages sombres et éclairée par un réflecteur invisible et disposé avec tant d’habileté qu’on pouvait croire à une apparition vivante ; ailleurs une Psyché en marbre dans l’attente de l’Amour, donnant une note blanche éclatante sur le fond ombreux du jardin. La table était toute dressée avec deux couverts et au milieu une merveilleuse corbeille de lilas blanc et sur des dessertes volantes et permettant de se servir soi-même, sans le secours des domestiques, se trouvait tout ce qu’il faut pour un souper de femmes – au palais délicat et qui s’attablent bien moins pour manger que pour avoir un prétexte à causerie.
– Mais c’est un décor de féerie, s’écria gaiement Josiane, à la vue de cette serre boudoir, et d’un coup de votre baguette magique, vous me transportez dans un jardin enchanté !…
– C’est votre présence seule, s’empressa de riposter Julia, qui prête un air de fête à ce petit bosquet. N’ensoleillez-vous pas tout autour de vous ?
Tout en faisant assaut de compliments mutuels, on s’était mis à table. La Farelli servait elle-même son invitée, attentive à lui verser le vin de Porto contenu dans des carafes à facettes et à montures d’argent richement ciselées, s’ingéniant à garnir son assiette des morceaux les plus délicats, séduisante et gracieuse au possible dans son rôle de maîtresse de maison. Les deux femmes devisaient, tout en mordant du bout des lèvres aux succulences étalées devant elles. La conversation, en commençant, s’était établie sur des riens insignifiants : la pluie et le beau temps, le froid et le chaud, les installations à Paris et les nouvelles pièces en vogue, langage incolore de gens qui ont à se dire les choses les plus intéressantes et qui prennent le chemin des écoliers dans l’espérance que le courage leur viendra pendant la route.
– Je dois lui paraître bien inepte, pensait la comtesse, en faisant tous ses efforts pour triompher de son embarras.
– Quelle idée doit-elle avoir de moi, se disait de son côté la Farelli, en me voyant ainsi troublée en sa présence ?…
Cependant, petit à petit, la glace avait fini par se rompre, moins par la volonté réciproque des deux convives d’en arriver à ce but, que sous l’influence des vins capiteux que leur poitrine en feu et leur gosier desséché par l’émotion invincible qu’elles ressentaient, leur faisaient boire à pleine rasade.
Après avoir épuisé le thème des couturières, énoncé leur goût à chacune en matière de modes, rappelé aimablement les toilettes entrevues sur l’une et sur l’autre un jour au Bois, un soir au théâtre, – toilettes réussies à miracle ! – elles en étaient venues à traiter des préjugés du monde et à les mettre sans pitié sous leurs pieds mignons. Le monde n’était qu’un sot et ses conventions n’avaient pas le sens commun. Si les femmes s’entendaient mieux entre elles et savaient revendiquer leurs droits, elles auraient bien vite fait de retourner l’opinion. Mais elles étaient trop timides, trop timorées, trop soucieuses du qu’en dira-t-on ?… Elles n’avaient pas assez le sentiment de leur force. Au fond, pourquoi ne jouiraient-elles pas des mêmes immunités que les hommes ! Ainsi quel feu et flamme ne jetterait pas le monde s’il apprenait le souper de cette nuit – et cependant Dieu sait le mal qu’elles faisaient ? – Il crierait à l’abomination de la désolation, au scandale éhonté, à l’écroulement de tous les principes !… Or, si au lieu de la grande dame c’était son mari qui soupait tête à tête avec la courtisane, non seulement ce même monde ne dirait rien, mais il trouverait la chose toute naturelle. En vérité, était-elle assez stupide, assez illogique la société ?… Aussi il fallait s’en moquer et ne faire qu’à sa guise. Tant pis pour ceux qui n’étaient pas contents !…
La conversation allait ainsi son train de-ci, de-là, par monts et par vaux, passant d’un extrême à l’autre, et devenue maintenant chaude et colorée, de froide et languissante qu’elle était au début.
La comtesse questionnait la courtisane sur les hommes de son monde, reçus à l’hôtel de la rue Vernet, et elle prenait un plaisir extrême à entendre les indiscrétions de la Farelli sur leur compte, à écouter les historiettes plus ou moins scandaleuses ou piquantes dont ils faisaient les frais. L’Italienne, heureuse de son succès, n’y mettait pas de réticences et c’était un déshabillage complet. Un racontar, comme les poules qui vont aux champs, en appelait un autre, et Josiane était tout oreilles au défilé des chapitres de cette histoire amoureuse du Paris élégant. Il y avait le cas du comte de G…, engageant sa croix d’honneur chez une couturière en vogue comme garantie du payement qu’il promettait des notes d’Antonia Varades ; il y avait celui de la marquise de T…, une héritière de la Bourse entrée, par la porte du mariage, dans le monde aristocratique grâce aux écus paternels, couvrant d’or et de diamants Ketty-Bijou pour qu’elle lui renvoyât de temps à autre son mari. À ces échéances-là, Ketty mettait à la porte le marquis sans autre forme de procès.
Et le gentilhomme, contrit et penaud, revenait chercher des consolations dans l’alcôve conjugale. Cela durait un temps, puis Ketty lui remettait la chaîne – jusqu’à conclusion d’un nouveau marché avec la marquise. Ketty-Bijou appelait cela « ses entractes ».
C’était encore la façon dont le baron de M…, ruiné à plates coutures par la grande partie du club, les courses et les demoiselles à ceinture qu’on dore, s’était refait au moyen d’un mariage avec la fille d’un maître de forges. Sa bonne étoile lui avait fait rencontrer aux bains de mer cette dot inespérée : notre décavé plut au père comme à la fille, parla mariage et fut écouté. Vint le chapitre des apports matrimoniaux :
– Je donne six cent mille francs de dot à ma fille, dit le père. Sans être exigeant sur la question d’argent, je ne veux pas d’un gendre absolument sans fortune. Qu’apportez-vous à votre tour ?…
– Deux cent mille francs.
– Placés comment ?
– Valeurs diverses au porteur.
– C’est peu, mais c’est assez. Vous allez partir pour Paris, dans trois jours je vous y rejoindrai et nous signerons le contrat.
Vous le savez, notre aspirant époux était tout à fait à la côte : il n’était pas jusqu’à son mobilier qui n’eût été jeté en pâture à ses créanciers. Il ne se décontenança pas pour si peu ; il partit pour Paris et s’en alla tout droit trouver celle qui l’avait aidé à croquer la majeure partie de son patrimoine. C’était une bonne âme. Il lui conta son cas ; elle s’y intéressa, et son appartement devint celui du baron. En le quittant, elle eut soin d’y oublier deux cents et quelque mille francs sur une table à jouer. La situation était sauvée.
M. de M… reçut son futur beau-père dans ce merveilleux réduit, l’y logea et le défraya de tout. Les deux cent mille francs furent soigneusement déposés chez le notaire du maître de forges. On signa le contrat, le mariage fut consommé au milieu du contentement général, et voilà comment le bataillon des cocodettes compta une recrue de plus en la personne de la baronne de M…
La Farelli conta bien d’autres histoires à la comtesse et l’initia à bien d’autres dessous de la société aristocratique d’alors. Josiane n’en revenait pas de la voir si au courant des tours et détours d’un monde où elle n’avait pas été nourrie. Secrets des intérieurs, plaies cachées des familles, scandales déguisés à grand renfort de stratégie, véritable état des fortunes, rien n’était un mystère pour la courtisane. De temps à autre. Josiane ponctuait la narration de son interlocutrice par de petits oh ! d’étonnement, des « est-il possible » ? de stupeur, l’excitant, par des points d’interrogation habilement posés, à marcher de l’avant et fouillant à fond le champ d’investigations ouvert devant elle.